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La première partie de cet article s’occupe de présenter le magazine américain Vanity Fair (1913-) (ci-après VF) : il sera notamment question des circonstances de sa création en 1913, qui expliquent les raisons pour lesquelles ce mensuel se consacre à la modernité des arts en général ; de l’origine de son titre, qui justifie qu’on y parle aussi des faits de société et de la vie quotidienne ; et des caractéristiques de sa présentation et de son contenu, qui traduisent sa volonté de former le goût de ses lecteurs. La deuxième partie s’attache à montrer la prépondérance de la France dans tous les domaines couverts par la revue jusqu’en 1925. La troisième partie souligne l’émergence et l’ancrage de la culture américaine, réduisant fortement, dans les sujets abordés dans la revue, la proportion de ce qui vient d’outre-Atlantique. Qu’il s’agisse de la France ou des États-Unis, l’accent sera mis essentiellement sur le traitement des avant-gardes musicales, tout en resituant celles-ci parmi les autres domaines traités.

Présentation du magazine

Le magazine Vanity Fair a vu le jour suite à l’exposition internationale d’art moderne, l’Armory Show, tenue à New York du 15 février au 15 mars 1913, puis à Chicago et à Boston. La participation française est importante avec quelque 1 400 oeuvres illustrant les esthétiques symbolistes, impressionnistes, postimpressionnistes, fauves et cubistes (Kushner et Orcutt 2013 ; Lunday 2013 ; Musée d’Orsay 2013). Le retentissement est considérable ; tant les critiques féroces et acerbes des uns s’opposent à l’enthousiasme des autres. Cette exposition révolutionne les esprits : l’art américain trouve à se régénérer, la critique d’art s’émancipe, les galeries d’art moderne se multiplient à New York[1], les collectionneurs se tournent avec enthousiasme vers le marché français de l’art, et le Museum of Modern Art de New York voit le jour en 1929.

Le magnat de la presse Condé Montrose Nast (1873-1942), déjà propriétaire du magazine Vogue depuis 1905, et son ami Frank W. Crowninshield (1872-1947), actif comme critique d’art de l’Armory Show, comprennent qu’il existe un public intéressé par cet art moderne qui alimente les conversations. Ils lancent un magazine dont les quatre premiers numéros, de septembre à décembre 1913, portent le titre de Dress and Vanity Fair avec pour sous-titre : Fashions. The Stage. Society. Sports. The Fine Arts[2]. À partir de janvier 1914, le titre du magazine se réduit à Vanity Fair, mais la mode reste un thème très présent (et pas seulement dans les publicités) : le mensuel ouvre ses pages non seulement à l’art moderne, mais également aux autres domaines culturels, artistiques et sociaux de l’époque.

Plusieurs artistes français modernes ayant participé à l’Armory Show se retrouveront dans les pages du magazine : Henri Matisse, Constantin Brancusi, Marcel Duchamp, Francis Picabia, Paul Gauguin, Paul Cézanne, Puvis de Chavannes, Georges Seurat, Édouard Manet, Toulouse-Lautrec, Monet, Renoir, Braque, Picasso, et plusieurs autres[3]. Il n’est malheureusement pas possible de développer ici leur présence massive qui donne à voir leurs oeuvres dans des reproductions en couleur et dans des articles de fond.

Le titre du mensuel est emprunté au roman très populaire de William Makepeace Thackeray, Vanity Fair[4] : A Novel without a Hero (1848) qui dépeint la société anglaise de son époque de manière humoristique. Thackeray reprenait là une expression présente dans le roman anglais de John Bunyan, The Pilgrim’s Progress[5] datant de 1648 : Vanity Fair est le nom d’une ville excentrique, où les personnages se distinguent des autres par leur dialecte, la manière de s’habiller et leur refus de respecter les coutumes. Les caractéristiques principales de ces romans se retrouvent à l’identique dans le nouveau magazine qui, d’un côté, s’attache à décrire les caractéristiques de la société de son époque ; d’un autre côté, il se positionne comme le lieu même où se focalise la différence, à savoir la promotion de la modernité dans tous les domaines. Les lecteurs se sentiront eux aussi différents et flattés de se distinguer des autres.

De septembre 1913 à sa fusion avec Vogue en mars 1936, VF a publié 270 numéros que j’ai systématiquement dépouillés[6]. Je ne peux évidemment donner ici qu’un aperçu des articles consacrés à la musique et aux arts français, tout en soulignant la présence de plus en plus marquée — à partir de la seconde moitié des années 1920 — de leurs homologues américains.

Arrêtons-nous un instant sur la présentation du magazine, car elle permet, d’une part, de situer le niveau de critique qui y circule et, d’autre part, de percevoir son rôle de formateur de goût et d’opinion. Chaque numéro comprend une couverture en couleur sur papier glacé[7] de grande qualité artistique dessinée par les meilleurs illustrateurs de l’époque[8].

Ce magazine a pour vocation de s’adresser à un public aisé d’hommes et de femmes intéressés par les produits de luxe et l’actualité culturelle, principalement celle des mouvements modernes. En septembre 1930, une page publicitaire destinée à renouveler les abonnements utilise neuf fois le terme « nouveau » et quatre fois celui de « moderne », martelant ainsi les objectifs essentiels du magazine. Celui-ci joue sur ces deux concepts et les présente comme synonymes auprès de ses lecteurs. Or les nouveautés (celles qui sont à l’affiche) ne s’identifient pas nécessairement aux avancées modernistes (celles qui s’écartent de l’orthodoxie).

Les domaines traités vont de la littérature à la mode, en passant par le théâtre, la poésie, le roman, la peinture, la sculpture, le dessin, la gravure, la danse et les ballets, la musique (celle-ci couvrant l’opéra, la comédie musicale, la chanson populaire, le jazz et les negro spirituals), la photographie, le cinéma, ainsi que tout autre spectacle de divertissement. La revue porte également sur les nouvelles technologies[9] (pianos automatiques, phonographes, gramophones, radio), les nouveaux moyens de transport (avions, voitures), la gastronomie, les sports (polo, tennis, golf) et les voyages touristiques — pratiques nouvelles s’il en est en ce début du xxe siècle. Le monde des idées, les premiers mouvements féministes, l’émergence d’une culture afro-américaine et d’autres changements de société y trouvent un écho. En revanche, les mondanités (mariages royaux) et les faits divers sont quasiment absents.

La politique n’est pas oubliée. Jusqu’au début des années 1920, la Première Guerre mondiale est omniprésente par des croquis réalistes ou humoristiques ou par les récits de ceux qui la font, notamment les musiciens (VF 1914c[10],[11]). À raison d’une dizaine d’approches par numéro qui sont entrecoupées d’informations culturelles, VF joue un rôle important en préparant les esprits à l’entrée en guerre des Américains. Signalons la présence de Saint-Saëns en juillet 1915 lors d’un concert de gala de Carmen au Metropolitan Opera, organisé par le magazine Vogue qui récolte 600 000 dollars pour aider les femmes parisiennes (VF 1915). À partir de 1922, plusieurs voix s’élèvent pour dénoncer le problème des réparations imposées à l’Allemagne. Trois ans plus tard, quelques esprits éclairés annoncent déjà le prochain désastre, et les textes de fond se multiplient. En 1932, les couvertures de Miguel Covarrubias caricaturant Mussolini et Hitler en disent long à côté de quelques rares articles laudatifs envers le régime nazi et celui de Mussolini[12].

Chaque sujet traité fait l’objet d’une mise en page efficace et attrayante : le texte lui-même assez court se répartit sur deux ou trois colonnes dépassant rarement une ou deux pages avec, si nécessaire, ses derniers paragraphes reportés en fin de volume parmi les colonnes de publicités. Une seule illustration pleine page ou quelques vignettes peuvent s’avérer suffisantes pour attirer l’attention sur une personnalité, un spectacle ou un événement. Aucune monotonie dans la disposition des images, qui se renouvelle à chaque nouveau sujet.

La majorité des thèmes ne font d’ailleurs l’objet d’aucun texte suivi : ce sont les photographies, les reproductions en couleur d’oeuvres d’art, les dessins humoristiques ou les caricatures (parfois des bois gravés ou des silhouettes) qui parlent d’elles-mêmes grâce à leurs légendes brèves, mais explicites[13]. Plus d’une quarantaine de titres différents occupent chaque numéro — on ne peut pas parler d’articles puisque certains sont dépourvus de texte — ; plusieurs abordent parfois un même sujet, c’est dire si les commentaires sont concis, voire inexistants : ils n’en sont pas moins percutants. VF peut se définir comme un magazine où le visuel prime sur l’écrit, mais où celui-ci est assuré par des personnalités de premier plan, comme on le verra bientôt.

L’organisation de la table des matières a évidemment évolué entre 1913 et 1936[14]. Plusieurs rubriques thématiques se maintiennent sans discontinuer sous des titres à peu près semblables : « Théâtre », « Monde de l’art », « Monde des idées », « Littérature[15] », « Poésie », « Humour et quiz », « Mode vestimentaire », « Célébrités du mois[16] » avec portraits photographiques assurés. La rubrique « Musique » n’est présente que dans les trois premiers numéros du magazine (septembre à novembre 1913), mais la musique elle-même est abordée dans le monde de l’art, celui de l’humour ou de la satire. De nouvelles rubriques voient le jour : « Cinéma » (1926), « Sports et jeux » (1931), « Nominés à l’oubli[17] » (1930), « Courrier des lecteurs[18] » (1930) et les « Entrevues impossibles[19] » croquées par Covarrubias (1932).

À l’intérieur d’un même numéro, les sujets ne sont pas regroupés par thème, mais dispersés sans hiérarchie : une page consacrée à une oeuvre d’art peut côtoyer une autre sur l’aviation ou la mode. Les titres mentionnés dans la table des matières, plus resserrés pour capter l’attention, sont souvent différents de ceux utilisés pour traiter le sujet. Ceux-ci s’articulent souvent en deux parties : un titre accrocheur avec un sous-titre en plus petits caractères ou en italiques (addition due à la rédaction) résumant le contenu. Il n’y a aucun numéro à thème : chacun d’eux se veut largement ouvert sur divers propos artistiques et sur une variété de sujets de société.

Les textes « sérieux » prennent place à côté de dessins léchés ou humoristiques, de caricatures ou de photographies et offrent ainsi différents niveaux de lecture. Les domaines plus élitistes (opéra, théâtre, littérature, musique classique) sont abordés par ces diverses approches ; il en va de même des domaines plus populaires (cabaret, music-hall, jazz, cinéma). Ce mélange de genres et de niveaux de lecture hisse ces domaines populaires à un niveau artistique, tandis que la « haute culture » devient accessible à un lectorat plus étendu.

Ce mensuel, abondamment illustré, compte à l’origine 168 pages pour se stabiliser à 118 pages (avec un cahier de 8 pages en plus ou en moins selon les cas). Les annonces publicitaires occupent une place prépondérante, car ce sont elles qui font vivre le magazine (les représentations en couleur coûtent très cher à l’époque) : 32 pages compactes avant même la table des matières du magazine, augmentées d’une dizaine de pages en fin de volume qui regroupe, à cet endroit, la fin des articles trop longs, comme je l’ai précisé précédemment. Les pages de publicité possèdent même leur propre table des matières !

VF n’est pas seulement un magazine qui véhicule la modernité ; il s’ancre lui-même dans la modernité par sa conception révolutionnaire, par sa mise en page d’une grande efficacité et par ses techniques de marketing alors plus avancées que celles usitées en Europe. Avec un tirage mensuel de 69 000 exemplaires en 1917 et un maximum de 88 000 en 1935 (Hoffman 1979, 54), VF n’est certes pas un journal de grande diffusion, mais c’est la revue chic par excellence, d’un grand prestige. Son rédacteur en chef Frank W. Crowninshield est un homme du monde qui fréquente les milieux intellectuels et la haute société américaine[20] ; collectionneur d’art moderne français et d’art africain, ce journaliste distingué, né à Paris et dont le père avait dirigé l’American Academy de Rome, a su s’entourer de jeunes talents, dont plusieurs sont ou deviendront les meilleurs dans leur domaine respectif, que ce soient des écrivains[21] (Graydon, 2014), des photographes[22], des illustrateurs et caricaturistes ou encore des critiques musicaux. Parmi ces derniers se comptent des musicologues et des compositeurs : Olin Downes, L. Gilman, William J. Henderson, Ernest Newman, Gilbert Seldes, Max Smith, Virgil Thomson, Deems Taylor et Carl Van Vechten.

Présence prépondérante de la France dans VF

Isoler les données qui concernent la France, c’est faire fi des ambitions cosmopolites du magazine qui tient compte aussi des événements importants dans d’autres pays européens, mais leur évocation reste ponctuelle par rapport à Paris et à New York. Les articles sur la France sont écrits tantôt par des personnalités françaises, tantôt par des correspondants américains vivant à Paris, ou qui y ont vécu tout en y gardant des contacts. Rappelons que durant les années d’après-guerre, la communauté américaine y est très importante[23] (Lévy 2003) avec une proportion relativement restreinte d’écrivains, de musiciens, de peintres et de journalistes, majoritairement installés sur la Rive gauche qui, par leurs écrits, ont davantage laissé de témoignages que les hommes d’affaires de la Rive droite[24] (Green 2004).

Durant les Années folles, la France constitue tout à la fois le rêve, l’attraction et le modèle dans l’imaginaire américain (Brody 1988). Elle est omniprésente dans VF jusqu’au milieu des années 1920, puis se fait plus discrète ensuite[25]. Le propriétaire de VF, Condé Nast, et son rédacteur en chef Crowninshield sont eux-mêmes profondément francophiles. La vie parisienne, les moeurs et la mentalité françaises sont décrites dans de très nombreux articles, des photographies ou de simples caricatures : le Bal Bullier, le Grand-Guignol, les Folies Bergère, le Moulin rouge et les nuits parisiennes en général, les revues de music-hall, les villes de Monte-Carlo, Deauville, Antibes, le quartier américain (Montmartre en 1925, puis Montparnasse en 1928), la Foire de Neuilly, les Grands Boulevards, le Paris bohème et le Paris canaille, le Paris cosmopolite, le caractère typique des Parisiens[26] (1927). Bref, la Ville Lumière est décrite sous tous ses aspects, de même que les Parisiens eux-mêmes.

Plusieurs écrivains français agissent comme des correspondants attitrés durant plusieurs années ; leurs textes sont même parfois publiés en français. Citons notamment Colette (de 1924 à 1935), le diplomate écrivain Paul Morand (de 1922 à 1934) et Claude Anet (en 1929 et 1930). D’autres participent plus ponctuellement, comme Paul Valéry, André Maurois, Jean Richepin, Jean Rostand, Antoine de Saint-Exupéry, André Malraux ou encore Marie Laurencin. Leurs textes reflètent tantôt leur prose, tantôt leurs idées sur la vie parisienne. Envoyé par Clémenceau à New York en 1917 pour diffuser la culture française, Jacques Copeau s’y installe avec la troupe du Théâtre du Vieux-Colombier et a droit à plusieurs articles. Une poignée d’articles et de dessins humoristiques comparent la vie parisienne à la vie américaine entre 1916 et 1924.

Certains Américains expriment leur amour pour Paris, comme Ralph Barton (mai 1927) ou le compositeur Deems Taylor qui recourt à un joli néologisme en juin 1929 pour décrire la maladie Lutetiaphilia — c’est lui aussi qui, en cette même année, décrit New York comme le nouveau centre de la vie artistique. Deux ans plus tard, Donald Moffat souligne les vices et vertus du pays sous le titre « Francophilippic » (1931, 38).

La présence de la France se retrouve même dans les publicités, par exemple pour promouvoir des magasins français installés à New York (The Paris Shop of America, The Parisian Beauty House, la succursale du couturier Paul Poiret), les automobiles Renault, la compagnie de bateaux French Line (le Normandie ou l’Île de France), les transports ferroviaires, ou encore les récentes lignes de transport aérien.

La France musicale vue d’Amérique

Dans son tout premier numéro de septembre 1913, VF annonce clairement ses intentions de « vouloir traiter de tout ce qui touche au théâtre, à l’opéra et à la musique, tant aux États-Unis qu’en Europe[27] » (Dress and Vanity Fair 1913a, 15). Il faudra pourtant constater que l’opéra et la musique ne seront pas les sujets les plus abondamment mis en avant : les principaux sont le théâtre, la littérature et la peinture. Les arts plastiques et la littérature dominent, car par essence, ils peuvent s’appréhender sous forme de reproductions photographiques ou de textes, ce qui n’est guère le cas pour la musique, si ce n’est dans le domaine de la danse et des ballets. Ceux-ci occupent d’ailleurs une place primordiale au sein du magazine.

Jusqu’en 1930, les Ballets russes de Diaghilev y apparaissent près de 70 fois, majoritairement par des photographies. Dès son premier numéro, une photographie pleine page annonce la venue prochaine à New York de la prima ballerina Anna Pavlova (Dress and Vanity Fair 1913b). Jusqu’à son décès en 1931, cette danseuse russe est assurément la préférée du magazine, puisqu’on lui réserve au fil des numéros une vingtaine de photographies dans ses rôles majeurs, notamment lors de ses spectacles new-yorkais[28]. D’autres vedettes sont également mises à l’honneur, tels Vaslav Nijinsky, Tamara Karsavina, Lydia Lopokova, Michel Fokine, Vera Fokina et Felia Doubrovska, particulièrement lors de la tournée des Ballets russes aux États-Unis en 1916 (janvier à avril) et 1917 (octobre 1916 à février 1917), puis en Amérique du Sud en 1917 (juillet et août). Les Ballets russes sont aussi abordés via leurs décorateurs, Léon Bakst, Nicolas Roerich, Boris Anisfeld, Natalia Goncharova et Michel Larianov dont certains exposent à New York.

Quelques articles de fond sur la danse dépassent la représentation photographique : l’écrivain américain Frank Moore Colby s’interroge sur le rôle des critiques de ballets (1916), l’architecte Henry Rutgers Marshall examine la réunion de divers domaines artistiques qu’on y observe (1917), tandis que Maurice Tourneur retrace leur influence sur le cinéma (1919). La « russomania » touche New York[29] avec l’ouverture en 1923 du Club Petrushka, cabaret russe dont Nicolas Remisoff (1887-1979) peint les murs et habille les danseurs. Après la Révolution russe, plusieurs danseurs émigrent aux États-Unis et certains d’entre eux créeront leur propre troupe ou une école de danse. En 1922, VF déclare que Alexis Kosloff a transformé la ville de New York en capitale mondiale de la danse (McMullin 1922, 23). Isadora Duncan occupe à elle seule plusieurs tribunes.

D’autres compagnies européennes de ballet sont également illustrées : les Ballets d’Ida Rubinstein (1917 et 1921), les Ballets suédois (1923), ceux de Serge Lifar (1931), de Kurt Jooss (1934) ou encore les Ballets russes de Monte-Carlo (1934 et 1935).

VF tente de supprimer les cloisons entre les divers styles de danses : plusieurs pages offrent un assortiment de photographies ou de caricatures où ballet classique, danse contemporaine, danse rythmique, danse de salon, danse sur glace ou dans l’eau, danse orientale ou danse de groupes dans les revues de cabaret s’entremêlent à plusieurs reprises. Certes, ces danses peuvent aussi être examinées séparément : les danses rythmiques[30], les danses orientales ou les danses grecques anciennes sont plus largement prises en considération. Les danses nouvelles de salon ne sont pas oubliées. Le tango argentin n’a pas encore touché New York en décembre 1913, mais il est bien présent à Paris. VF l’introduit d’abord via deux articles non signés sur la tenue vestimentaire à adopter lorsqu’on le danse (Dress and Vanity Fair 1913d), puis par un article plus développé avec une pleine page des époux Castle en civil, connus pour leurs prestations à Broadway (James 1914 ; VF 1914a). En février 1914, c’est encore la mode qui sert de fil conducteur pour parler du tango (Davis 2008). Un correspondant (anonyme) à Paris a assisté, en présence d’un grand nombre d’Américains, à des exposés mondains sur le tango présentés par André de Fouquières et Jean Richepin (VF 1914b) ; c’est là un prétexte pour parler des grands couturiers parisiens. Les lecteurs découvrent aussi le flamenco (1917), le charleston (1926) et son successeur le black-bottom (1926) ainsi que la danse à claquettes (1935). À partir de 1930, VF accorde une plus large place aux danseurs et chorégraphes américains comme Martha Graham et Charles Weidman, puis souligne le développement de l’école du Ballet américain (1935) à New York avec George Balanchine.

Les chanteurs français de variétés ainsi que les vedettes du Moulin rouge, des Folies Bergère ou autres cabarets en tournée en Amérique sont présents dans VF, notamment Yvette Guilbert (VF 1919), Alice Delysia (VF 1921a), Yvonne George (VF 1922), Maurice Chevalier (cinq fois de 1928 à 1934), Mistinguett et Irène Bordoni (1924), Yvonne Printemps accompagnée de son mari Sacha Guitry en 1927. Mais les chanteurs de charme américains prennent le pas dans les années 1930, avec une pleine page illustrant quatorze d’entre eux en 1934.

Jusqu’au début des années 1920, ce sont quelques opéras français programmés à New York et leurs interprètes (Maurice Renaud, Édouard de Reszké ou Victor Maurel) qui sont à l’honneur. Il arrive parfois que le compositeur soit également présent. C’est le cas, par exemple, de Gustave Charpentier en 1914 lorsque son opéra Julien se trouve à l’affiche du Metropolitan Opera (Smith 1914). La programmation d’Oscar Hammerstein est nettement plus orientée vers les oeuvres françaises lorsqu’il ouvre, en 1913, sa nouvelle salle[31] : il annonce Carmen de Bizet, Thérèse de Massenet et Aphrodite de Camille Erlanger ; il envisage aussi les oeuvres du répertoire : Roméo et Juliette, Louise, Thaïs, Manon Lescaut, Faust. Maurice Renaud et Marthe Chenal y sont engagés pour la saison (Briscoe 1913, 90). De son côté, le Century Opera House offrira au public des oeuvres françaises chantées en anglais : Thaïs, Manon, Werther, Cendrillon, Le Jongleur de Notre Dame et Don Quichotte de Massenet ; Samson et Dalila et Henri viii de Saint-Saëns ; Louise et Julien de Charpentier (ibid., 92). Chanter les opéras en anglais est une revendication forte à cette époque ; aussi met-on en évidence les cantatrices qui s’y prêtent (Dress and Vanity Fair 1913c). Par la suite, VF ne suivra plus que le répertoire du Met.

Il arrive que VF consacre à la musique davantage qu’une simple illustration ou une photographie. On y trouve, par exemple, une réflexion intéressante de William J. Henderson sur les styles nationaux des opéras où Debussy s’oppose à Puccini et Rimsky-Korsakov (1914) ou encore lorsque Pitts Sanborn constate la disparition des opéras français du répertoire des salles américaines tout en soulignant leurs qualités (1919).

Dans le cas des opéras français, VF informe des nouveautés montées sur la scène américaine qui, soulignons-le, ne s’identifient nullement à la modernité. Rappelons que les nouveautés sont celles qui sont à l’affiche, tandis que le vocable de modernité s’applique au contenu avant-gardiste des spectacles.

Satie, le Groupe des Six, Cocteau et Stravinsky

La musique savante française n’occupe certainement pas la première place dans le magazine, mais elle n’en est pas moins présente. Par exemple, en 1915, William J. Henderson identifie les compositeurs européens qui s’écartent des traditions ; à côté d’Arnold Schoenberg, d’Erich Korngold, d’Alexander Zemlinsky, d’Erich Wolff et de Jean Sibelius se trouvent, toujours selon l’auteur, deux Français qui reflètent cette avant-garde : le premier, Florent Schmitt, pour la Tragédie de Salomé et le Quintette en si mineur qui ont récemment été entendus pour la première fois en Amérique et qui ont fortement impressionné le public[32] par leurs lignes mélodiques sinueuses se déplaçant par degrés chromatiques. Le second, Ernest Fanelli, pour avoir présenté son poème symphonique Thèbes (1912) à Gabriel Pierné qui le fit entendre à Paris et dont l’écriture, souligne encore l’auteur, anticipe celle de Debussy[33] (Henderson 1915).

De 1918 à 1924, Erik Satie, Jean Cocteau et le Groupe des Six apparaissent plus de 20 fois dans les titres de VF et reflètent quasiment à eux seuls la musique française (Davis 2000 ; Haine 2016). Leurs portraits finissent par être familiers aux lecteurs de VF. En mars 1918, Satie est présenté par Carl Van Vechten[34] comme le « maître du rigolo », un « extrémiste français de la musique moderne[35] » pour la musique composée pour le ballet Parade de l’année précédente (Van Vechten 1918, 57). Satie est aussi la figure marquante de l’année 1921. Il est cité parmi les célébrités du mois de mai (VF 1921b) ; il signe deux articles de sa main traduits en anglais, l’un sur les critiques (1921a) — avec un dessin du compositeur par Picasso —, l’autre sur le Groupe des Six (1921b), tandis que Paul Rosenfeld revient en détail sur chacun des Six en novembre (1921a). Le mois suivant, ce même Rosenfeld analyse Socrate et d’autres oeuvres de ce « farfelu de la musique moderne [...] qui se révèle un poète sérieux et serein[36] » (1921b, 46). Par la suite, trois autres articles portent encore la signature du maître d’Arcueil : un éloge à Stravinsky (Satie 1923) et deux autres publiés en français : aphorismes sur la musique et les animaux (1922a) et réflexions sur la musique et les enfants (1922b). Un autre texte de Satie sur Debussy ne sera pas publié (Orledge 2000). En juillet 1922, le jeune George Auric signe un texte consacré à Satie et l’esprit nouveau (Auric 1922), reprenant ainsi l’expression que Apollinaire avait appliquée aux poètes en 1918. Toujours en 1922, Tristan Tzara cite Satie parmi les « dernières fermentations du dadaïsme[37] » (1922b, 51) pour un texte publié par le compositeur dans Le Coeur à barbe, revue éphémère qui ne connut qu’un seul numéro en avril 1922.

Quant à Cocteau, VF le qualifie de « poète futuriste[38] » dès 1916 (Van Saanen, 49). L’année suivante, en septembre, il signe lui-même un texte sur Parade (1917), puis un autre sur l’esprit comique qui imprègne les arts (1922a[39]). Deux textes supplémentaires reproduisent ses propres écrits ; l’un traduit en anglais des aphorismes du Coq et l’Arlequin (1922b) et l’autre, publié en français, reproduit les dialogues des Mariés de la Tour Eiffel (1923). Ces derniers font l’objet d’une analyse approfondie par Edmund Wilson Jr. (1922). Lors de la tournée des Ballets suédois en Amérique, VF reproduit encore, en janvier 1924, six autres photographies des Mariés qui font suite à un texte présentant les diverses facettes de l’art de Cocteau (Bell 1924). Le magazine suivra encore les autres réalisations de Cocteau : sa pièce Antigone (VF 1923b), ses productions graphiques (Cummings 1925a) et cinématographiques (Sachs 1932).

Trois autres musiciens du Groupe des Six ont droit à une reconnaissance : Milhaud est cité parmi les célébrités du mois d’avril 1923 (VF 1923a) pour son ballet L’Homme et son désir et, huit mois plus tard, pour La Création du monde[40] (Seldes 1924b). VF annonce ainsi sa venue prochaine aux États-Unis pour une série de concerts et de conférences. Germaine Tailleferre figure parmi les cinq Français présents sur le sol américain en février 1927, mais il est vrai qu’elle est alors mariée au caricaturiste américain Ralph Barton, collaborateur occasionnel de VF. En décembre 1928, Arthur Honegger est qualifié de chef de file du Groupe des Six pour son Pacific 231 et Le Roi David et, évidemment, il est mentionné dans VF alors qu’il entreprend une tournée de concerts aux États-Unis avec son épouse Andrée Vaurabourg[41] (VF 1928).

Parmi les compositeurs français ou exerçant sur le sol français, Igor Stravinsky occupe, lui aussi, une place de choix. Il apparaît d’abord croqué (ainsi que Cocteau) par Paul Thevenaz (Van Saanen 1916), puis peint par Robert Delaunay (Tzara 1922a). Lorsque Tristan Tzara survole les nouveautés artistiques en Europe en 1922, il mentionne Mavra de Stravinsky (1922a ; 1922b). Satie en fait l’éloge (1923). En 1923, l’originalité de sa musique et sa contribution aux Ballets russes classent l’auteur du Sacre du printemps parmi les célébrités du mois d’octobre. L’année 1925 est riche en articles divers le concernant : en février, Ernest Newman se présente comme le seul à le critiquer, n’hésitant pas à parler de « médiocrité » pour Feu d’artifice (1925, 45). Deux mois plus tard, Virgil Thomson le mentionne parmi les compositeurs les plus représentatifs de la musique moderne aux côtés de Satie et de Schoenberg (1925a). Le caricaturiste Covarrubias le croque avec six autres personnalités du monde musical (1925). Deux ans plus tard, une photographie pleine page du compositeur souligne son retour au classicisme dans Oedipus Rex (VF 1927). Le 22 avril 1930, la première new-yorkaise du Sacre du printemps dans la chorégraphie de Léonide Massine (avec Martha Graham dans le rôle principal) sous la direction de Leopold Stokowski à la tête du Philadelphia Orchestra est considérée comme un événement majeur ; il est vrai qu’au même programme se trouve aussi Die glückliche Hand de Schoenberg (VF 1930). La venue prochaine de Stravinsky aux États-Unis est saluée à deux reprises dans la page des célébrités, en octobre 1923 et en février 1935, où cette fois, il est photographié avec son fils Sviatoslav, lui aussi musicien.

Maurice Ravel n’a droit à aucun article de fond[42], mais il figure deux fois parmi les célébrités du mois : d’abord en juillet 1923, parce que son Heure espagnole est jouée au Covent Garden et, comme on le souligne, parce qu’il a écrit la meilleure musique de chambre de l’époque et qu’il est capable de traduire dans une seule valse les rumeurs discordantes de la modernité. Ensuite en juillet 1927 lors de sa première visite aux États-Unis : il est alors décrit comme la personnalité la plus importante des compositeurs français contemporains.

Arrêtons-nous d’ailleurs un instant sur cette rubrique des célébrités où figure une centaine de Français, dont 20 musiciens, en raison souvent de leur présence prochaine à New York ou parce que leur musique y est jouée : André Messager (nov. 1918), Yvette Guilbert (janv. 1919 et août 1924), Erik Satie (mai 1921 et 1924), Maurice Ravel (juill. 1923 et juill. 1927), Darius Milhaud (mars 1923), le Groupe des Six (juin 1923), Igor Stravinsky (oct. 1923), Serge Koussevitsky (juin 1924), Jean Wiener (juin 1924), Germaine Tailleferre (févr. 1927[43]), et Pierre Monteux (août 1927). Après cette année 1927, seul Igor Markevitch (oct. 1932) sera cité. Il y avait aussi les artistes des Ballets russes : Léon Bakst (mars 1920), Michel Fokine (avril 1921), Nijinsky (oct. 1921), Nijinska (nov. 1922), Anna Pavlova (déc. 1923) et Diaghilev (oct. 1928).

L’apport de Debussy est à peine évoqué (Henderson 1914), alors que celui de Berlioz est développé lors du 50e anniversaire de sa mort en 1919. Remarquons au passage que sur l’ensemble des numéros, c’est le seul article qui soit consacré à un compositeur français du passé. L’auteur estime qu’il a introduit de nouveaux rythmes et des accords jamais encore entendus ; il lui reconnaît la paternité d’une nouvelle couleur orchestrale (Harriott 1919, 31).

À côté de Satie, Cocteau et les Six, rares sont les autres compositeurs français abordés dans VF[44] : Vincent d’Indy, qui n’est certes plus à la pointe du modernisme dans les années 1920, est le sujet d’un texte en 1923 (Rosenfeld 1923). L’année suivante, il livre lui-même ses souvenirs sur César Franck (d’Indy 1924).

D’autres compositeurs européens font l’objet d’arrêts sur images dans VF, dont Richard Strauss (déc. 1913 et autres), Serge Rachmaninov (mars 1919), de jeunes compositeurs italiens (1920, 1921 et 1923), Ignace Paderewski (avril 1921), Anton Bruckner (janv. 1922), Mahler (mai 1922), trois compositeurs post-straussiens en novembre 1922 (Walter Braunfels, Erich Wolfgang Korngold et Arnold Schoenberg), Béla Bartók (1923), Arnold Schoenberg (1925), Manuel de Falla (1925), Ernst Křenek (1928) et Paul Hindemith (1930).

Émergence de la musique américaine

Je voudrais également aborder brièvement ici l’émergence de la musique américaine dans VF sans toutefois développer cet aspect, connu par ailleurs (Oja 1994 ; Oja 2000). Il est pourtant essentiel de souligner que la musique américaine finira pas évincer la musique française au sein du magazine (Haine, à paraître). Jusqu’au milieu des années 1920, la musique vernaculaire américaine y est peu présente, à l’exception notable des comédies musicales et du jazz (Cronkite 1961).

Un des premiers articles sur le jazz évoque la fièvre qui a saisi Paris en 1920 (VF 1920). En 1922, dans un texte très intéressant qui traite de transculturalité, Edmund Wilson Jr. examine l’influence du jazz à Paris et celle de l’Amérique sur la littérature française (Wilson 1922). Contrairement aux Ballets russes, le plus souvent abordés par des photographies, le jazz bénéficie de plusieurs articles écrits par des intellectuels américains : Samuel Chotzinoff retrace son développement (1923) ; Gilbert Seldes en souligne les caractéristiques l’année suivante (1924a) ; le poète John Peale Bishop analyse son introduction dans les comédies (1924) ; le chanteur de jazz Al Jolson retrace ses racines (1925) ; le compositeur Virgil Thomson (1925b) et le chef d’orchestre Paul Whiteman (1926) analysent son expansion. Le jazz trouve un écho particulièrement soutenu dans VF.

Quant à la musique classique américaine, la représentation de l’opéra Madeleine au Met en 1914 fait dire au musicologue Sigmund Spaeth que Victor Herbert (1859-1924) est digne d’être considéré comme le principal compositeur américain de son époque (Spaeth 1914). L’année suivante, Charles L. Buchanan déplore l’absence de musique proprement américaine, car il estime que la plupart des compositeurs copient leurs homologues européens (1915). En 1917, Carl Van Vechten est lui aussi sévère envers la musique américaine qu’il trouve « pesante[45] », mais il suggère aux compositeurs de puiser dans le ragtime (comme le font Louis A. Hirsch, Edward B. Claypoole et Irving Berlin dans les comédies musicales) au lieu de composer des symphonies dans un style désuet (Van Vechten 1917).

John Alden Carpenter semble avoir compris le message avec The Birthday of the Infanta (1919), qualifiée de « meilleure musique de ballet depuis Pétrouchka[46] » (Taylor 1922), et surtout Krazy Cat (1922) qui emprunte des rythmes et des airs au jazz. La culture noire afro-américaine traverse d’ailleurs tous les arts avec le mouvement de la Harlem Renaissance. Un leitmotiv s’impose : trouver l’inspiration sur Harlem River et non sur le fleuve Arno (Van Loon 1922). En septembre 1923, un groupe de huit compositeurs américains, tous âgés d’une trentaine d’années, sont photographiés avec un titre qui les qualifie de modernistes : Leo Sowerby, Emerson Whithorne, Leo Ornstein, Frederick Jacobi, Arthur Walter Kramer, Edward Royce, Deems Taylor et Louis Gruenberg (VF 1923c). Nous savons aujourd’hui que certains réussiront mieux que d’autres et qu’ils ne suivront pas tous la même évolution.

Mais le véritable coup d’envoi de la musique américaine, selon VF, est donné en 1924 par Rhapsody in Blue, « la pièce de musique sérieuse la plus raffinée à ne jamais être née en Amérique[47] », comme le souligne le critique Samuel Chotzinoff (1924, 28). L’année suivante, Carl Van Vechten reconnaît le mérite de George Gershwin d’avoir combiné le jazz à la musique sérieuse (1925). En mars 1925, le critique Gilbert Seldes écrit un article de fiction sur le premier opéra jazzy américain qui serait créé en 1935 et dont le compositeur serait évidemment Gershwin ; l’auteur va jusqu’à imaginer des comptes rendus de presse enthousiastes (Seldes 1925) — remarquons la date tout à fait prémonitoire de cette fiction, puisque Porgy and Bess sera créé cette année-là.

Un tournant important s’opère alors dans VF : plusieurs articles incitent les compositeurs à produire une musique libérée du modèle européen. Dans plusieurs domaines, souligne-t-on, l’Amérique réussit déjà mieux que l’Europe : en architecture[48], dans la publicité, l’athlétisme et les comédies musicales. Tout est mis en oeuvre pour secouer les consciences et exhorter les artistes à se surpasser dans tous les domaines. En 1928, un quiz de cent questions incite le lecteur à évaluer son degré de patriotisme et veut ainsi promouvoir la conscience américaine (Americanus 1928[49]).

En musique, Virgil Thomson mène la campagne pour une musique nationale en se servant de titres accrocheurs : « Le futur de la musique américaine : Pourquoi notre pays tarde à produire une école nationale de composition[50] » (1925c, 62) ou encore, le mois suivant, « Au coeur de la musique faite en Amérique : Pourquoi nous devrions jouer plus qu’un saxophone dans le concert des nations[51] » (1925d, 21). Pour sa part, Deems Taylor s’éloigne de l’admiration pour les Ballets russes et prône une production nationale (1929).

La musique proprement américaine, en l’occurrence George Antheil, Deems Taylor, John Alden Carpenter, sans compter les compositeurs de comédies musicales, sera alors de plus en plus présente dans VF à un point tel qu’au début des années 1930, on ne parle plus beaucoup de musique française. Cette évolution va de pair avec l’intensification de la vie musicale américaine : émergence des troupes de ballets américains et développement des orchestres symphoniques. Au titre donné par Chotzinoff à un de ces articles (« L’invasion de l’Amérique par de grands musiciens[52] »), la rédaction ajoute alors un sous-titre triomphant : « Nous nous retrouvons soudainement gardiens de la culture musicale mondiale[53] » (Chotzinoff 1925, 25).

Une manière tout à fait insidieuse de promouvoir l’art américain est exploitée par la firme de pianos Steinway à la fin des années 1920 : soutenue par le slogan de la marque — « Steinway : L’instrument des Immortels[54] » —, la publicité met également en valeur une oeuvre musicale américaine contemporaine peinte par un artiste américain contemporain[55]. Les tableaux de cette série intitulée « Steinway Collection » sont reproduits les uns après les autres dans les numéros de VF — moyen publicitaire efficace pour créer l’attente. Citons entre autres Rhapsody in Blue peint par Earl Horter (mars 1928) ; The King’s Henchman de Deems Taylor par Newell Convers Wyeth (aussi en mars 1928) et Through the Looking Glass, également de Taylor, par Frank McIntosch (nov. 1928) ; ou encore Colonial Song de Percy Grainger par Everett Henry (janv. 1929).

Ces publicités réalisent donc une triple promotion : celle des pianos Steinway, celle des musiciens américains et celle des peintres américains. D’ailleurs, au sein de VF, l’attitude vis-à-vis de la littérature et l’art plastique américains est identique : leur promotion s’intensifie, tandis que la place réservée aux arts européens décroît considérablement. Remarquons aussi que les reproductions d’oeuvres d’art français dans le magazine ne sont plus le reflet de l’évolution artistique de l’époque ; ces anciennes reproductions publiées durant la décennie précédente deviennent, sous forme d’affiches séparées, l’enjeu d’une opération commerciale et non plus d’une promotion artistique.

Conclusion

Sous son aspect glamour, VF est loin d’être une revue frivole et superficielle. Ni revue intellectuelle ni feuille populaire, ce magazine mondain, élégant et sophistiqué, n’a pas d’équivalent actuel. Peut-être se situe-t-il à la croisée de Connaissance des Arts et du Magazine littéraire (pour leurs contenus), auxquels on aurait ajouté l’humour à la fois dans le ton et dans les images. Il s’adresse sans aucun doute à ces descendants des Four Hundred, cette élite sociale new-yorkaise de la fin du xixe siècle ainsi qualifiée par Ward MacAllister.

La répétition de sujets identiques au sein d’un même numéro et dans des numéros successifs ainsi que leur approche variée — photographies, dessins, caricatures, articles de fond et aussi publicités — sont des vecteurs efficaces pour façonner le goût et sensibiliser l’opinion, voire peut-être même la manipuler. Interviewer des personnalités, publier leurs écrits et leurs photographies donnent l’illusion de proximité aux lecteurs : à l’époque, ces techniques journalistiques sont révolutionnaires.

Un des points forts du magazine est probablement son humour et son ironie destinés à divertir[56] : la force de ses caricatures, ses saynètes piquantes et perspicaces, ses crayons incisifs, mais légers, son humour toujours aimable et rarement caustique parviennent à croquer la réalité de l’époque par des instantanés nettement plus porteurs que de longs discours. VF a joué un rôle non négligeable dans la propagande de la modernité[57], d’abord française, ensuite américaine par une incitation sans cesse présente, dès le début des années 1920, à s’émanciper de l’influence européenne. Dans la musique, le modernisme venu de France joue un rôle non négligeable dans l’émancipation de la musique américaine (Oja 2000[58]).

Toutefois, en ce qui concerne la musique, cette modernité est sélective, limitée à quelques figures prépondérantes de part et d’autre de l’Atlantique, alors que dans les domaines de la littérature (y compris le théâtre) et les arts visuels, l’échantillonnage des artistes et de leurs oeuvres est nettement plus étendu. Le niveau de critique n’est pas spécialisé ni approfondi : il est à l’image du magazine, celui d’une vulgarisation intelligente et attrayante. Un atout majeur : ce sont des personnalités de premier plan qui signent les textes.

Le public de VF se veut à la mode, dans tous les sens du terme. Par la variété des sujets mis côte à côte, le magazine s’adresse non pas à une élite intellectuelle, mais à une élite aisée qui se pique d’être au courant de toute nouveauté artistique. Culture et vie quotidienne, sujets sérieux et divertissements sont étroitement entremêlés ; il en va de même pour les articles de fond, les quiz et les jeux. Le magazine s’adresse tout autant aux hommes qu’aux femmes, et les publicités en tiennent compte.

Les nouveautés artistiques et la modernité[59] sont les éléments moteurs du magazine avec une mise en page dynamique, une modernité dans le langage (Banta 2011), des collaborateurs — écrivains, critiques et dessinateurs — de premier plan dont la renommée donne du crédit au magazine. Certes, quelques opinions s’avèrent réactionnaires, tels Aldous Huxley (1929) et Ernest Newman (1928). Les barrières tombent entre les différents genres de musique, entre culture savante et culture populaire, ce qui est également l’attrait de la musique américaine débarrassée de ses modèles européens. La culture populaire, présentée comme « moderne », incite sans doute ses lecteurs à la pratiquer, que ce soient les danses de salon ou le jazz, ou encore les sports, la mode vestimentaire et les technologies nouvelles[60]. VF témoigne de ces changements rapides dans la société américaine entre la Première Guerre mondiale et le krach économique.

VF apparaît comme un formidable formateur de goût et d’opinion auprès du public américain durant le premier tiers du xxe siècle. Elle a surtout servi de relais outre-Atlantique pour la diffusion de la culture française.