Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique
Volume 16, Number 1-2, Spring–Fall 2015 Transferts culturels et autres enjeux stylistiques
Table of contents (16 articles)
Les musiques franco-européennes en Amérique du Nord (1900-1950) : études des transferts culturels
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Sounding the Tricolore: France and the United States during World War ii
Annegret Fauser
pp. 9–21
AbstractEN:
During World War ii, French music found itself in a unique position in the United States. As the sonic embodiment of an Allied nation, it was nonetheless subjected to musical identity politics that drew on stereotypes of France as an elegant, cosmopolitan, and even effeminate culture whose products needed the transformation of US reception to toughen themselves up for the global war, fought both on the battlefield and through propaganda. I focus on three aspects of this complex story of cultural mediation: the reception and adaptation of Claude Debussy’s music, especially Pelléas et Mélisande; American cultural artifacts representing France, such as the 1943 motion picture Casablanca; and the role of French composers and performers in the United States during the war.
FR:
Pendant la Seconde Guerre mondiale, la musique française se trouvait dans une position unique aux États-Unis. Bien qu’elle donnât corps sonore à une nation alliée, elle était néanmoins sujette à une politique d’identité musicale influencée par des stéréotypes qui associaient la France à une culture élégante, cosmopolite et même efféminée dont les produits avaient besoin de la transformation apportée par leur réception américaine, afin de les endurcir pour une guerre globale qui se passait autant sur le champ de bataille que celui de la propagande. Je me concentre sur trois aspects de cette histoire complexe de médiation culturelle : la réception et l’adaptation de la musique de Claude Debussy, surtout son opéra Pelléas et Mélisande ; la production culturelle américaine représentant la France telle que le film de 1943, Casablanca ; et le rôle de compositeurs et musiciens français aux États-Unis pendant la guerre.
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Le magazine américain Vanity Fair (1913-1936) : vitrine de la modernité musicale à Paris et à New York
Malou Haine
pp. 23–37
AbstractFR:
De sa création en 1913 à sa fusion avec Vogue en 1936, le magazine américain Vanity Fair a pour vocation de parler de l’art contemporain européen et américain par de courts articles de vulgarisation, des photographies et des caricatures. Plusieurs domaines artistiques sont couverts : musique, danse, opéra, littérature, peinture, sculpture, arts graphiques, cinéma, photographie et mode. La France constitue tout à la fois le rêve, l’attraction et le modèle des Américains : elle reste omniprésente jusqu’au milieu des années 1920, puis cède la place aux artistes américains. Vanity Fair reflète plus particulièrement la vie culturelle à New York et à Paris, même si ses ambitions sont plus largement ouvertes sur l’Europe et les États-Unis. Dans la rubrique intitulée « Hall of Fame », il n’est pas rare de trouver un Français parmi les cinq ou six personnalités du mois.
La France est présente davantage pour ses arts plastiques et sa littérature. Le domaine musical, plus réduit, illustre cependant plusieurs facettes : les Ballets russes de Diaghilev, les ballets de Serge Lifar, les ballets de Monte-Carlo, les nouvelles danses populaires (tango, matchiche), l’introduction du jazz, la chanson populaire, les lieux de divertissements. Quant à la musique savante, le Groupe des Six, Erik Satie et Jean Cocteau occupent une place de choix au début des années 1920, avec plusieurs de leurs articles publiés en français.
Dans les pages de Vanity Fair, des critiques musicaux américains comme Virgil Thomson et Carl Van Vechten incitent les compositeurs à se débarrasser de l’influence européenne. John Alden Carpenter ouvre la voie avec The Birthday of the Infanta (1917) et Krazy Kat (1922), mais c’est Rhapsody in Blue de Gershwin (1924) qui donne le coup d’envoi à une musique américaine qui ne copie plus la musique européenne. À partir de là, la firme de piano Steinway livre une publicité différente dans chaque numéro qui illustre, par un peintre américain, une oeuvre musicale américaine.
EN:
Since its creation in 1913 until its fusion with Vogue in 1936, the US magazine Vanity Fair covered subjects related to European and American contemporary art through photographs, caricatures, and short articles aimed at the general public. Many artistic fields were covered: music, dance, opera, literature, painting, sculpture, graphic arts, cinema, photography, and fashion. At the time, France was very attractive to Americans—it was the dream, the model for contemporary art. This lasted until the mid-1920s, when the spotlight was ceded to let American artists shine. Vanity Fair particularly reflected the cultural life of New York and Paris, although it aimed at covering all of Europe and the United States. In the column entitled “Hall of Fame,” it wasn’t unusual to find someone from France among the five or six personalities of the month.
France was represented mostly through its fine arts and literature. The musical field, despite being smaller, represented many different styles: Diaghilev’s Ballets Russes, Serge Lifar’s ballets, Monte-Carlo’s ballets, new popular dances (tango, matchiche), the introduction of jazz, popular songs, and entertainment halls. As for classical music, the Groupe des Six, Erik Satie, and Jean Cocteau were featured prominently at the beginning of the 1920s, with many articles published in French.
In Vanity Fair, American music critics like Virgil Thomson and Carl Van Vechten encouraged American composers to liberate themselves from their European influences. John Alden Carpenter paved the way with The Birthday of the Infanta (1917) and Krazy Kat (1922), but it was Gershwin’s Rhapsody in Blue (1924) that launched an American musical style that ceased to imitate Europe. From then on, the piano company Steinway purchased a page in every Vanity Fair issue featuring an American musical work illustrated with a piece by an American painter.
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Within the Quota de Cole Porter et Charles Koechlin : la francisation du jazz américain
Jacinthe Harbec
pp. 39–50
AbstractFR:
Créé à Paris le 23 octobre 1923 par les Ballets suédois de Rolf de Maré, Within the Quota a été commandé en vue de la tournée américaine prévue pour le mois suivant. Ayant comme toile de fond les péripéties d’un immigrant suédois arrivant à New York, le ballet se déroule sur une musique jazz composée par Cole Porter et orchestrée par Charles Koechlin. Or, lors de la représentation new-yorkaise en novembre 1923, F. D. Perkins du New York Tribune affirme que le jazz de Porter contient plus de traces stylistiques de Darius Milhaud que celles de George Gershwin. Installé à Paris depuis 1919, Porter révèle-t-il ainsi dans sa partition des transferts stylistiques issus de son nouvel environnement musical ? Jusqu’à quel point l’orchestration de Koechlin concourt-elle à « franciser » l’écriture de cette oeuvre américaine ?
Cet article vise notamment à démontrer l’imprégnation d’éléments propres à la musique française moderne au coeur de l’écriture jazz de Porter. Dans cette démonstration de la francisation du jazz, il est question d’abord des traits jazzistiques de Porter, puis de l’orchestration de Koechlin en prenant en compte la partition manuscrite pour trois pianos de Porter. L’étude se penche ensuite sur la facture « francisée » de la musique de Porter sur les plans mélodiques et harmoniques. Celle-ci révèle que même si Porter met l’accent sur des sonorités jazzistiques par l’usage de notes bluesées et de rythmes fortement syncopés, la partition Within the Quota regorge d’éléments empruntés à des compositeurs français qu’il fréquente à partir de1920.
EN:
Premiering on October 23, 1923, with Rolf de Maré’s Ballets suédois, Within the Quota was commissioned for the American tour, which was planned to start the following month. Recounting the adventures of a Swedish immigrant arriving in New York, the ballet is set to music composed by Cole Porter and orchestrated by Charles Koechlin. Interestingly, after the New York production in November 1923, F. D. Perkins of the New York Tribune claimed that Porter’s jazz was closer to the style of Darius Milhaud than that of George Gershwin. Is Porter, who had settled in Paris in 1919, articulating stylistic elements of his new musical environment through his score? And to what extent does Koechlin’s orchestration contribute to the “Frenchification” of this American work?
This paper specifically aims to demonstrate that Porter’s jazz style is infused with elements of modern French music. The demonstration of this Frenchification of jazz will examine, firstly, jazz traits in Porter’s music, then Koechlin’s orchestration by taking into account Porter’s manuscript score for three pianos. The study will then focus on the “Frenchified” form of Porter’s music on melodic and harmonic levels. This article concludes that, despite the fact that Porter emphasizes a jazz sound by making use of blue notes and strongly syncopated rhythms, Within the Quota is overflowing with features borrowed from the French composers Porter had been associating with since 1920.
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Catherine Urner, Charles Koechlin and The Bride of God
Christopher Moore
pp. 51–61
AbstractEN:
Developing upon recent studies by Barbara Urner Johnson and Robert Orledge, this article examines the pedagogical relationship and musical collaborations between French composer Charles Koechlin and his American student and lover, Catherine Urner. Drawing on the unpublished manuscripts of their most important collaborative work, the symphonic poem The Bride of God (1924-1929), this article traces the chronology and nature of their collaboration, outlines the work’s narrative structure, and argues that Urner’s input was more important than has been previously claimed. The article also highlights elements of Urner’s compositional style and techniques and shows that while she may have been indebted to Koechlin’s musical and aesthetic influence throughout the 1920s, when their intimate relationship ceased, she was compelled to explore new compositional paths. Ultimately, this article offers a preliminary sketch of Urner’s musical trajectory throughout the 1920s and early 1930s as well as the important roles that Koechlin assumed in her musical development.
FR:
Prenant appui sur des travaux récents de Barbara Urner Johnson et de Robert Orledge, cet article se propose d’examiner la relation pédagogique et les collaborations musicales entre le compositeur français Charles Koechlin et son élève et amante américaine, Catherine Urner. Se concentrant sur les manuscrits inédits de l’une de leurs plus substantielles collaborations musicales, le poème symphonique The Bride of God (1924-1929), cet article trace la chronologie de la composition de l’oeuvre, décrit sa structure narrative, et suggère que l’apport d’Urner a été plus important que ce qui a été proposé jusqu’à présent. Cet article décrit aussi des éléments du style compositionnel d’Urner et montre que même si elle avait été influencée par Koechlin durant les années 1920, elle a exploré d’autres pistes compositionnelles après leur rupture. En somme, cet article offre une esquisse préliminaire de la trajectoire musicale d’Urner durant les années 1920 et 1930 ainsi que du rôle important de Koechlin dans le développement de celle-ci.
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Un pianiste français face au public américain : les trois tournées de Raoul Pugno (1897-1906)
Fiorella Sassanelli
pp. 63–76
AbstractFR:
À partir de 1894 et jusqu’en janvier 1914, année où il meurt à Moscou au cours d’une tournée, le pianiste Raoul Pugno a voyagé à travers le monde en messager et en ambassadeur de l’art français. Le 17 novembre 1897, il débute à New York, à la salle Waldorf Astoria avec le violoniste Ysaÿe. Le 10 décembre 1897, ses débuts avec orchestre au Carnegie Hall, où il joue le Concerto de Grieg, révèlent aux Américains la grandeur musicale et humaine de cet artiste à l’image fort différente du virtuose séduisant et aux cheveux longs, mais attachant de par son enthousiasme unique pour la musique et par l’exubérance de son tempérament latin.
Pugno visite les États-Unis en trois occasions, de novembre 1897 à mars 1898 pour des concerts à New York et Chicago ; d’octobre 1902 à janvier 1903 ; de novembre 1905 à mars 1906, quand il traverse les États-Unis d’est en ouest jusqu’au Canada. Cet article traite de la triple aventure américaine de Pugno à travers la presse américaine et la correspondance du pianiste avec ses collègues et amis. C’est un récit à deux niveaux : le point de vue du pianiste parisien aux États-Unis, mais surtout celui des Américains qui nous racontent leur réception de la musique européenne, du jeu pianistique de Pugno, de son image, mais aussi de l’école française de piano et de la musique française. Les lettres du pianiste témoignent de son succès, mais aussi des difficultés et des déceptions qui marquent son rapport avec la société américaine. Les commentaires de la presse tracent un changement presque radical de la réception. Au cours de huit ans et demi, la presse surmonte une certaine méfiance suggérée par son aspect d’homme « normal » et, au moment du troisième et dernier départ de Pugno pour la France, elle salue le pianiste avec une vive admiration. Face à lui, les critiques laissent même suspendu leur jugement sur l’école française de piano, qui ne jouit pas chez eux de la plus haute considération.
EN:
From 1894 until his death in January 1914 while he was on tour in Moscow, pianist Raoul Pugno travelled around the world as a messenger and ambassador of French art. On November 17, 1897, he performed his American debut at the Waldorf Astoria in New York, in a concert with violinist Eugène Ysaÿe. On December 10 of the same year, he had his debut with orchestra at Carnegie Hall, playing Grieg’s lone piano concerto. With seductive virtuosity and long, flowing hair, he showed himself to the American audience to be an artist of grandeur, both musical and human, who was appealing because of his unique enthusiasm for the music and his exuberant Latin temperament.
Pugno travelled to the United States three times: from November 1897 to March 1898 for concerts in New York and Chicago; from October 1902 to January 1903; and from November 1905 to March 1906, when he travelled across the United States from east to west, and up to Canada. This article discusses Pugno’s three American adventures through accounts from the American press and the pianist’s correspondence with friends and colleagues. It is a double-layered story: the Parisian pianist’s point of view in the United States, but, more importantly, that of the Americans who tell the story of the reception of European music, of Pugno’s pianistic style, his look, the French school of piano, and French music in general. The pianist’s letters expound upon his successes, but also upon the hardships and disappointments that coloured Pugno’s relationship with American society. The comments in the press show a radical change in his reception. Over eight and a half years, the press overcame its suspicions about his “ordinary” looks—when he left for France the third and last time, the press sent him off with admiration. Thanks to him, critics also suspended their opinions on the French school of piano, which previously were not held in very high regard.
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Le Hot Club de France des années 1930, un modèle de diffusion et de promotion du jazz
Anne Legrand
pp. 77–84
AbstractFR:
Depuis le débarquement des troupes américaines en France en 1917, le ragtime puis le jazz vont confirmer leur statut de musiques à la mode dans le milieu culturel parisien des années 1920. Durant la décennie suivante, un groupe de jeunes gens âgés de 18 à 20 ans va créer une association qui deviendra une structure étonnamment solide, capable de promouvoir le jazz en France par l’organisation de concerts, la création d’autres clubs en province, la publication de la revue Jazz Hot et d’autres ouvrages sur le jazz, ainsi que par la création du label Swing. Par ses initiatives, le Hot Club de France va devenir rapidement l’association de référence pour promouvoir le jazz aussi bien en Amérique du Nord qu’en Europe. Des liens se créent avec les acteurs de l’histoire du jazz de l’Amérique du Nord comme Helen Oakley ou Marshall Stearns pour la création de Hot Clubs américains et celle de la Fédération internationale des Hot Clubs. L’activité du Hot Club de France influencera la réalisation des projets d’acteurs de l’histoire du jazz outre-Atlantique comme John Hammond, Alfred Lion et Francis Wolff.
EN:
Ragtime and jazz became further established as fashionable music in the Parisian cultural scene of the 1920s as a result of US troops landing in France in 1917. Over the next decade, a group of young people, between the ages of 18 and 20, created an association that became a surprisingly solid support, able to promote jazz in France through the organization of concerts, the creation of clubs outside the capital, the creation of the label Swing, and the publication of the magazine Jazz Hot as well as books about jazz. Through these initiatives, the Hot Club of France would quickly become the leading association to promote jazz in both North America and Europe. Links were created with North American jazz specialists like Helen Oakley and Marshall Stearns to found American Hot Clubs and the International Federation of Hot Clubs. The activities of the Hot Club of France influenced the projects of figures of American jazz history like John Hammond, Alfred Lion, and Francis Wolff.
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À quelle France rêvent les musiciens québécois durant la première moitié du xxe siècle ?
Marie-Thérèse Lefebvre
pp. 85–96
AbstractFR:
L’histoire des relations politiques et culturelles entre le Québec et la France a fait l’objet de nombreuses études et plusieurs d’entre elles ont été consacrées à l’analyse des discours qui ont imprimé dans l’esprit des Québécois une certaine image de la France : celle de l’Ancien Régime, une France monarchique, catholique et conservatrice admirée par la majorité des intellectuels de cette première moitié du xxe siècle ; ou celle de la Troisième République, une France républicaine, laïque, libérale et moderne, à laquelle se sont identifiés une minorité de Québécois de la même époque. On est en général assez bien renseigné sur l’allégeance des uns et des autres à travers leurs écrits.
On connaît cependant beaucoup moins le point de vue de la France sur le Québec. Les réflexions des intellectuels et artistes français au sujet du Québec semblent, à tout le moins, plus discrètes. Au-delà des observations générales publiées par les artistes français suite à leurs rencontres avec les Québécois installés en France ou suite à leur retour de tournées en Amérique, que pensaient réellement les musiciens français des Québécois croisés en France ou au Québec ? En a-t-il déjà été question dans leur correspondance ?
On souhaite donc explorer ici la nature des échanges dans les milieux musicaux, français et québécois, liens qui nous semblent teintés de quelques méprises. Admiration d’un côté, indifférence, de l’autre ? Alors que la France dirige son regard vers les États-Unis, le Québec regarde directement la France. Cette équivoque soulève cette question : à quelle France rêvent les musiciens québécois ? Pour y répondre, nous étudierons l’évolution du regard des uns et des autres au cours de l’entre-deux-guerres, puis la transformation des mentalités au cours des années 1940.
EN:
The history of political and cultural relations between Quebec and France has been the subject of numerous studies, several of which have been devoted to the analysis of discourses that have imprinted a double image of France in the minds of Quebecers. Either the image of the “Ancien Régime,” a monarchical, Catholic, and conservative France admired by the majority of intellectuals in the first half of the 20th century; or the model of the Third Republic, a republican, secular, liberal, and modern France, with which a minority of Quebecers from the same period identified. In general, we are fairly well informed about the allegiance of both groups through their writings.
However, much less is known about France’s views on Quebec. The thinking of French intellectuals and artists about Quebec seems to be, at the very least, more reserved. Beyond the general observations published by French artists following their meetings with Quebecers living in France, or following their return from tours in America, what did they really think of the Quebecers they met in France or Quebec? Has it ever been mentioned in their correspondence?
We therefore wish to explore the nature of the exchanges in French and Quebec musical circles, which seem to be tainted with some misunderstandings. Admiration on one side, indifference on the other? As France directed its gaze toward the United States, Quebec was staring at France. This ambiguity raises the question: which France did Quebec musicians dream of? To answer this question, we will study the evolution of the views of both groups during the interwar period, followed by the transformation of mentalities during the 1940s.
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L’enseignement musical québécois à travers le prisme de la France : apprentis musiciens canadiens-français à Paris (1911-1943)
Marie Duchêne-Thégarid
pp. 97–111
AbstractFR:
Pendant l’entre-deux-guerres, les pouvoirs publics et les pédagogues français s’efforcent d’attirer à Paris les élèves musiciens étrangers considérés par Henri Rabaud, directeur du Conservatoire, comme les « plus utiles propagateurs de la culture française ». Signe de cet intérêt, la fondation et le développement de l’École normale de musique et du Conservatoire américain de Fontainebleau, écoles dédiées à l’accueil de musiciens étrangers, coïncident avec ceux de l’Association française d’action artistique (AFAA), organisme chargé de la diffusion, à l’étranger, de l’art français.
Le transfert culturel que les autorités françaises tentent ainsi d’orchestrer semble rencontrer, au Canada français, un écho particulièrement favorable. La première moitié du xxe siècle représente, pour la vie musicale québécoise, une période d’essor marquée par la fondation de nombreuses institutions et par la naissance d’une filière de migration estudiantine. Encouragés par les pouvoirs publics québécois à compléter leur formation en France, les futurs musiciens professionnels se confrontent, à Paris, aux modèles esthétiques, pédagogiques et institutionnels qui, à leur retour, nourrissent le « développement de l’art musical » que la création en 1911 du prix d’Europe appelle de ses voeux.
L’examen des archives de l’AFAA et des principales écoles parisiennes de musique invite à relire le développement que connaît l’enseignement musical au Canada français à la lumière des ambitions françaises en matière de diplomatie culturelle. Ces sources gardent en effet la trace des mesures adoptées en France pour faciliter le séjour parisien des apprentis musiciens canadiens-français ; elles renseignent aussi sur les tentatives d’ingérence françaises dans les débats qu’occasionne, au Québec, la fondation d’un établissement d’enseignement de la musique à vocation nationale. Ces archives alimentent enfin une étude prosopographique qui recense les élèves canadiens-français inscrits dans les institutions parisiennes, retrace leurs trajectoires et évalue l’efficacité de la stratégie française à leur retour au Québec.
EN:
During the Interwar period, French public authorities, along with educators, attempted to draw foreign music students to Paris, as they were considered to be “the most useful propagators of French culture,” according to Conservatoire de Paris director Henri Rabaud. As a proof of this interest, the École normale de musique and the Fontainebleau American Conservatory (schools that were dedicated to welcoming students from abroad) were founded and developed at the same time as the Association française d’action artistique (AFAA), an organization in charge of spreading French art abroad.
The cultural transfer that French authorities were trying to implement seemed to find a positive response in French Canada. The first half of the 20th century saw a boom in Quebec’s musical life, characterized by the founding of numerous institutions and the development of migration networks for students. Encouraged by Quebec public authorities to complete their education in France, professional-musicians-to-be travelled to Paris and were confronted with aesthetic, pedagogical, and institutional models which, once they returned, provided the “development of musical art” that the Prix d’Europe was established for in 1911.
The archives of the AFAA and the main music schools in Paris invite a reinterpretation of the development of music education in French Canada in terms of French ambition and cultural diplomacy. Indeed, they show records of measures adopted by France—put in place to facilitate the Parisian sojourns of young Quebec music students—and provide information on French attempts to interfere in the debates around the creation of a national school of music in Quebec. These records provide the source material for a prosopographic study that takes a census of Quebec students registered in those institutions, tracks down their paths, and measures the efficiency of the French strategy once they return to Quebec.
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Saint-Saëns, Debussy, and Superseding German Musical Taste in the United States
James R. Briscoe and Chloé Huvet
pp. 113–119
AbstractEN:
In an interview published in the October 21, 1908, issue of the Boston Transcript, Debussy had been asked to comment on American musical life. He remarked, “The distinction of a country like [the United States] is that it imbibes from all sources... it is less German bound than are the countries who hear little or no other music through chauvinism or antipathies.” This paper examines the roles of Camille Saint-Saëns (1835-1921) and Claude Debussy (1862-1918) in driving such a modernist evolution. Saint- Saëns performed with and conducted the New York Symphony in 1906, including his symphonic poem Le rouet d’Omphale and playing solo piano in his Africa, Fantaisie pour piano et orchestre. He thereafter appeared in both Chicago and San Francisco, and critics could already hear the modernist aesthetic in formation. When conductor Frederick Stock, a stalwart champion of French music, led Prélude à “L’après- midi-d’un faune” in Chicago in December 1908, the symbolist dimensions of the new music were grasped by both critics and audiences, and Paul Rosenfeld wrote: “We should look to France for the latest gospel [of the new musical advancement] […] Claude Debussy has broken through the limitation of the old, and shall we say he has found new musical dimensions?” Contemporaneously, the premiere of Pelléas et Mélisande in New York dramatically impressed the new hearing on American audiences. To be sure, anti-German feelings after 1910, brought with the Great War, promoted such a shift from the aesthetics of the Gilded Age, but the new French music had itself led the way since just after 1900. By 1923, Carl Van Vechten, in Music after the Great War, wrote, “It is not from the German countries that the musical invention of the past two decades has come. It is from France.”
FR:
Dans une entrevue publiée dans l’édition du 21 octobre 1908 du Boston Transcript, Claude Debussy répond à une question concernant la vie musicale aux États-Unis. Il déclare : « La caractéristique distinctive d’un pays comme [les États-Unis] est qu’il s’imprègne de toutes les sources […] il est moins tourné vers l’Allemagne que les pays qui n’écoutent que peu ou pas d’autre musique, que ce soit par chauvinisme ou par antipathie ». Cet article examine les rôles de Camille Saint-Saëns (1835-1921) et de Debussy (1862-1918) dans l’évolution des goûts musicaux américains vers le modernisme. Saint-Saëns a dirigé le New York Symphony en 1906, avec au programme son poème symphonique Le rouet d’Omphale, en plus de jouer Africa, Fantaisie pour piano et orchestre avec la même formation. Il s’est ensuite produit à Chicago et à San Francisco, et les critiques pouvaient déjà témoigner de sensibilités artistiques nouvelles, modernes. Frederick Stock, grand défenseur de la musique française, dirige Le prélude à « L’après-midi d’un faune » à Chicago en décembre 1908. Les aspects symbolistes de cette nouvelle musique n’échappent pas au public et aux critiques ; Paul Rosenfeld écrit : « Nous devrions nous tourner vers la France pour trouver le dernier évangile [du nouvel avancement musical] […] Claude Debussy s’est défait des chaînes des conventions anciennes, et pourrions-nous dire qu’il a atteint de nouvelles dimensions musicales ? » Au même moment, la première de Pelléas et Mélisande à New York a marqué au vif la nouvelle écoute. Bien sûr, les sensibilités antigermaniques d’après 1910, résultats de la Première Guerre mondiale, ont facilité un changement d’esthétique durant l’âge d’or aux États-Unis, mais la nouvelle musique française elle-même avait pavé la voie depuis le début des années 1900. En 1923, Carl Van Vechten écrit dans son ouvrage Music after the Great War : « L’invention musicale des deux dernières décennies ne vient pas de l’Allemagne. Elle vient de la France ».
Et davantage qu’en complément
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Fanny Hensel, compositrice de l’avenir ? Anticipations du langage musical wagnérien dans l’oeuvre pour piano de la maturité de Hensel
Laurence Manning
pp. 121–132
AbstractFR:
Cet article met en lumière les aspects innovateurs de la musique pour piano de Fanny Hensel née Mendelssohn-Bartholdy (1805-1847). Si plusieurs auteurs ont déjà abordé son style musical, indépendant de celui de son frère Felix Mendelssohn-Bartholdy, personne ne s’était encore penché sur le côté avant-gardiste du langage de la compositrice. Le présent article propose une première étude globale des éléments de sa musique pour piano qui annoncent le romantisme tardif, notamment par l’observation d’extraits de la Sonate en sol mineur (1843), du cycle Das Jahr (1841) et du Lied pour piano en mi bémol majeur (1846), dont l’analyse permet d’effectuer des rapprochements inédits sur le plan des textures, de l’harmonie et du caractère cyclique avec la musique de Richard Wagner, plus particulièrement avec certains passages des opéras Tannhäuser (1845) et Das Rheingold (1853-1854).
EN:
This article sheds light on the innovative aspects of the piano music of Fanny Hensel, née Mendelssohn-Bartholdy (1805-1847). Despite the fact that many authors have already discussed her musical style, independent from her brother’s, the avant-garde aspects of her works have yet to be thoroughly explored. This article is the first comprehensive study focusing on elements of Hensel’s piano music which foreshadowed late Romanticism. The analysis of excerpts from the Piano Sonata in G Minor (1843), the Das Jahr cycle (1841), and the Lied in E Flat Major (1846) will bring out unprecedented parallels with Richard Wagner’s music, especially regarding textures, harmony, and the cyclic forms of operatic works like Tannhaüser (1845) and Das Rheingold (1853-1854).
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Une caractéristique stylistique de l’Intelligent Dance Music : ambiguïté et rupture rythmiques chez Aphex Twin
Anthony Papavassiliou
pp. 133–146
AbstractFR:
La musique d’Aphex Twin, souvent décrite comme un lieu où l’excès (Danielsen 2010) côtoie la rupture (Hawkins 2007), n’avait jamais fait l’objet d’analyses poussées sur le plan du rythme. Le style d’Aphex Twin appartient au courant de l’Intelligent Dance Music (IDM), généralement décrit comme un courant où les artistes adoptent une démarche expérimentale (Butler 2006) pour produire des oeuvres destinées à l’engagement du corps et de l’esprit. Nous avons analysé les principales oeuvres d’Aphex Twin appartenant à la période distincte (1995-2001) pendant laquelle lui et de nombreux autres artistes d’IDM ont produit des ensembles microrythmiques (communément nommés drills). L’objectif était de comprendre comment est organisé le rythme et de quelle manière le microrythme interagit avec lui. Parmi les oeuvres analysées figurent « Windowlicker » (1999), décrite par Hawkins (2007, 46-47) comme une oeuvre dissymétrique aux rythmes « captivants », ainsi que « To Cure A Weakling Child » (1996) et « Cock/Ver10 » (2001) ; dans notre démarche, nous avons suivi une méthodologie conçue pour l’étude du rythme dans l’IDM. Nous avons observé un discours rythmique mettant l’emphase sur des stratégies de groupement dissymétrique créant, d’une part, des situations souvent ambigües rythmiquement, et, d’autre part, un contexte favorable à la tension rythmique. Celle-ci est souvent accompagnée par l’augmentation du nombre des syncopes et des permutations rythmiques et peut résulter en un déphasage variablement important du flux rythmique. Ces différents effets altèrent, à différents degrés, la perception métrique et perturbent l’effet d’entraînement. Les ensembles microrythmiques enrichissent le rythme et densifient la structure métrique tout en formant des gestes musicaux. Ils participent, d’une certaine manière, à l’ambiguïté rythmique de par leur constitution, basée sur une périodicité intermédiaire entre les fréquences du rythme et celles des hauteurs. Si leur présence reste caractéristique de l’IDM de la période étudiée, ils peuvent jouer un rôle dans le groupement des ensembles rythmiques sans toutefois agir comme des éléments de poids.
EN:
Often described as coming from a place where excess (Danielsen, 2010) meets disruption (Hawkins, 2007), Aphex Twin’s music has never been the subject of extensive rhythmic analysis. His style belongs in the Intelligent Dance Music (IDM) category, a style usually described as being led by artists who bring an experimental approach (Butler, 2006) to producing works designed to engage both the body and the mind. We analyzed the main works Aphex Twin released between 1995 and 2001, the period during which he and many other IDM artists created microrhythmic sets, commonly called “drills.” Our goal was to understand how the rhythm is organized and how the microrhythms interact with it. Among the analyzed works is “Windowlicker” (1999), described by Hawkins (2007, 46-47) as a dissymmetric work made with captivating rhythms. We followed a dedicated analysis methodology developed for the rhythmic study of IDM to analyze “To Cure a Weakling Child” (1996) and “Cock/Ver10” (2001). We observed a rhythmic interchange that emphasized dissymmetric grouping strategies that created situations that were often rhythmically ambiguous, as well as a favourable context for rhythmic tension. The latter is often expressed through an increase in the number of syncopations and rhythmic permutations, leading to a significant shift of the rhythmical flow. These effects alter, in varying degrees, the perception of the work’s metric structure and disrupt entrainment. Microrhythmic sets enrich the rhythm, densify the metric structure, and form musical gestures. They are more than likely to play a role in rhythmic ambiguity due to their construction, based on intermediary periodicities between rhythm and pitch frequencies. Since the microrhythmic sets were a significant characteristic of IDM during the period studied, they can play a role in the grouping of rhythmic structures without being significant elements.
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Le langage musical d’Auguste Descarries (1896-1958) : le point de vue d’un compositeur chargé de l’achèvement de son Quatuor pour violon, alto, violoncelle et piano
Aleksey Shegolev
pp. 147–161
AbstractFR:
Peu d’études ont été jusqu’à présent consacrées à la vie et à l’oeuvre d’Auguste Descarries. Depuis quelques années, on assiste à une renaissance de la musique de ce compositeur canadien, malheureusement tombé dans l’oubli depuis sa mort, en 1958. Les efforts de sa famille ainsi que de l’Association pour la diffusion de la musique d’Auguste Descarries (ADMAD) favorisent aujourd’hui sa réhabilitation. C’est grâce à l’ADMAD que j’ai découvert une oeuvre pleine de charme et d’expressivité néoromantique : il s’agit du Quatuor pour violon, alto, violoncelle et piano, une pièce inachevée que l’Association m’a demandé de terminer, et qui est au coeur de mon propos dans cet article. Dans un premier temps, est dressé un bref portrait du contexte socioculturel complexe dans lequel Descarries a reçu sa formation musicale à Montréal, puis à Paris auprès de musiciens d’origine russe ; sont évoquées aussi les difficultés associées à son retour d’Europe dans une société québécoise en crise. Dans un deuxième temps, est analysé le manuscrit de son Quatuor pour en relever les différents thèmes et établir des analogies entre son écriture et celle des compositeurs qui l’ont influencé. Enfin, sont énumérées les étapes principales de la démarche qui m’a permis de terminer l’oeuvre. Ce travail met en évidence la nécessité de valoriser la contribution d’Auguste Descarries au patrimoine musical canadien et de rendre ses oeuvres disponibles aux interprètes et aux chercheurs.
EN:
This article is among the first ever to be written about the life and work of Auguste Descarries, a French-Canadian composer from the first half of the 20th century. The past few years have seen a modest renaissance of Descarries’s music. Following his death in 1958, his music was unfortunately forgotten. Today, due to the interest of his family, and to the great efforts of the Association pour la diffusion de la musique d’Auguste Descarries (ADMAD), his work can now be heard again. It is a result of ADMAD’s work that I had the pleasure of discovering Descarries’s charming and highly expressive neo-romantic music. I have experienced his music first-hand because I was asked to complete one of his unfinished chamber works: the Quartet for Violin, Viola, Cello and Piano. Following a careful analysis of the complex socio-cultural context in which Descarries was trained, and later worked, as a musician, the article focuses on the practical steps that I had to follow in order to complete his piece. It emphasizes the necessity to valorize the contribution of Auguste Descarries to Canada’s musical heritage and make his work available to musicians and scholars.
Comptes rendus
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Jacinthe Harbec et Marie-Noëlle Lavoie (dir.), Darius Milhaud, compositeur et expérimentateur, Paris, Vrin, 2014 (coll. « MusicologieS »), 288 p. ISBN 978-2-7116-2527-7
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Monique Desroches, Sophie Stévance et Serge Lacasse (dir.), Quand la musique prend corps, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2014, 390 p. ISBN 978-2-7606-3380-3
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Brian Christopher Thompson, Anthems and Minstrel Shows: The Life and Times of Calixa Lavallée, 1842-1891, Montréal-Kingston, McGill/ Queen’s University Press, 2015, 522 p. ISBN 978-0-7735-4555-7