Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique
Volume 14, Number 1, May 2013 L’imaginaire du Nord et du froid en musique : esthétique d’une musique nordique Guest-edited by Claudine Caron, Daniel Chartier and Caroline Traube
Table of contents (13 articles)
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Éditorial
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De la thermoception à la perception auditive : en quête de l’identité du son « froid »
Caroline Traube
pp. 9–15
AbstractFR:
La description du son peut prendre mille et un visages, de l’onomatopée à la métaphore. En musique, parmi les analogies fréquemment employées, on retrouve des descripteurs faisant référence à différentes modalités sensorielles : brillant, sombre (vision), rugueux, lisse (toucher), velouté, aigre (goût). La thermoception – la perception de la température via des récepteurs cutanés – n’est pas en reste puisque la chaleur du son est un attribut régulièrement utilisé par les musiciens pour décrire le timbre ou la qualité du son. Ainsi, le son « chaud » est un son à la fois rond, doux et ouvert, et le son « froid » est généralement de caractères métallique, brillant et mince. Dans cet article, nous présenterons une synthèse d’études sur la perception auditive et la sémantique du timbre qui ont investigué les descripteurs verbaux reliés à la chaleur ou à la froideur du son ainsi que leurs corrélats acoustiques. Nous tenterons également de présenter quelques hypothèses sur les origines multisensorielles de la perception de cette qualité sonore.
EN:
The description of sound can assume a thousand and one forms, from the onomatopoeia to the metaphor. In music, frequently-used analogies include references to a variety of sensory modes: brilliant, dark (vision); rough, smooth (touch); velvety or acid (taste). Thermoception – the perception of temperature via cutaneous receptors – is easily included in these sensory modes, as “warmth” is a common attribute used by musicians to describe timbre or quality of sound. Thus, a “warm” sound is at once round, soft, and open, while a “cold” sound is generally deemed to have a metallic, brilliant, and thinner character. This article provides a summary of studies on auditory perception and semantics of timbre that examine, in particular, verbal descriptors of warmth and coldness of sound and their acoustic correlations. The author also hypothesizes on the multisensory origins of perception of these sound qualities.
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L’évocation de la glace et du froid par le timbre de la flûte dans Icicle de Robert Aitken
Marie-Hélène Breault
pp. 17–24
AbstractFR:
Dans cet article, l’auteure, qui est à la fois interprète et chercheuse, présente une investigation heuristique de son propre processus d’interprétation du solo de flûte Icicle de Robert Aitken. Dans cette pièce, des techniques de jeu contemporaines permettent de produire diverses couleurs sonores évoquant, comme le titre le suggère, le froid, la transparence de la glace, sa cristallinité. Ces techniques sont analysées à partir d’une perspective ancrée dans la pratique interprétative et au regard d’un axe imaginaire de température du timbre instrumental. L’auteure traite aussi bien des techniques notées dans la partition et prescrites par le compositeur que de celles qui relèvent de ses initiatives comme interprète. Ces techniques sont d’abord classifiées selon des catégories établies par le pédagogue de la flûte Pierre-Yves Artaud (Artaud 1986), pour être ensuite évaluées selon les deux grands archétypes instrumentaux – voix et percussion – identifiés par Jean-Claude Risset (Risset 2004). L’analyse de ces techniques est doublée d’explications concernant la méthode de travail et d’appropriation de l’oeuvre utilisée par l’auteure, méthode qui intègre la qualification subjective du timbre instrumental et qui mise sur la créativité interprétative.
EN:
The author of this article, who is both a performer and a researcher, presents a heuristic investigation of her own interpretive process as applied to the piece for solo flute, Icicle, by Robert Aitken. Contemporary playing techniques enable a range of sound colours evoking, as the title of the work suggests, cold and the transparency of ice and its cristaline properties, and are analysed in relation to an imaginary axis of temperature corresponding to instrumental timbres. The author deals both with techniques that are notated in the score and with those that emanate from her own initiative as a performer. First, they are classfied according to categories established by the flute pedagogue Pierre-Yves Artaud (Artaud 1986), then submitted to an appraisal that conforms to two broad instrumental archetypes – voice and percussion – as identified by Jean-Claude Risset (Risset 2004). The analysis of these techniques is complemented by insights into the author’s work method involving her appropriation of the piece, and includes the integration of subjective qualifications of instrumental timbres that are based on personal interpretive creativity.
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Du silence et des bruits : le Nord est silencieux
Daniel Chartier
pp. 25–34
AbstractFR:
L’imaginaire du Nord, de l’hiver et du froid se déploie en un système de signes qui forme un ensemble cohérent posant une relation variable avec le réel. Certaines formes évoquent cet imaginaire par le biais de la figuration ou de la description, alors que d’autres – la poésie, l’art abstrait et la musique – s’en servent plutôt comme d’une structure sémantique qui permet de se dégager de tout renvoi concret à la géographie ou au climat. Lorsqu’elle se voit intégrée à la narration, la musicalité littéraire du monde froid pose problème : elle surgit dans un imaginaire où est valorisé non la sonorité, mais le silence. Dès lors, la « musicalité » du Nord et de l’hiver, du moins du point de vue de la littérature, apparaît comme un contrediscours : elle devient bruit, fracas et grincements dans l’univers horizontal du silence. Le silence compte parmi les caractéristiques premières de l’imaginaire du Nord : il s’insère dans un réseau de signes autour de l’immensité, du froid, de la neige, de la blancheur, de l’horizontalité, de l’éternité et de l’absence de repères, bref autour d’un lieu défini par la culture occidentale comme celui d’une absence humaine. L’objectif de cet article est d’étudier, dans un corpus représentatif de l’imaginaire du Nord constitué de quelques centaines d’oeuvres littéraires, le rôle que joue la sonorité dans le système de signes de l’imaginaire du Nord et de l’hiver, de manière à proposer une typologie du silence, des sons et des bruits du monde froid, tel que le pose la littérature. Cette étude permet ainsi d’apporter une perspective différente au rapport entre le Nord, la musique et la musicalité, tel que ces dernières sont reprises dans un autre genre, discursif et écrit.
EN:
The imagined North, winter and cold can be apprehended as a system of signs forming a coherent whole whose relationship with reality may vary. Certain creative forms evoke this imagined North through figures or descriptions, while others, such as poetry, abstract art, and music, employ a semantic structure that frees the concept from all concrete reference to geography or climate. When it is integrated into a narrative, however, a certain literary “musicality” that relates to the “cold world” is problematized, for it is then characterized by an imaginary world of silence rather than of sonorities. This being said, from the literary point of view, this “musicality” of the North and of winter translates as a counter-discourse to the horizontal universe of silence and is represented by noise, clashing, and grinding. But silence remains at the forefront of the imagined North and is part of a network of signs that convey immensity, cold, snow, whiteness, horizontality, eternity, disorientation, in short, a place defined in Western culture as devoid of human presence. Using a representative corpus of a few hundred works of literature that deal with the imagined North, the aim of this article is to examine the role of sonority within a system of signs that characterize imagined North and winter, and to propose a musical typology of silence, sounds, and noises for the “cold world” whose parallel is found in works of literature. This study will also open up new perspectives on the relationship between the North, music, and musicality, such as they are conceived of in another genre – literature – that takes shape through discursion and the writing of words.
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Entendre le Nord et le froid dans le texte dramatique. Étude du « paysage audible » dans Floes de Sébastien Harrisson et Roche, papier, couteau… de Marilyn Perreault
Julie Gagné
pp. 35–41
AbstractFR:
En s’inspirant de la conception multisensorielle du paysage d’Alain Corbin, l’auteure réfléchit dans cet article à la manière dont le texte dramatique véhicule le « paysage audible » du Nord et du froid. Si, dans Floes, le Nord est le lieu d’un silence audible que le bruit des glaces, le vent et la voix, caractérisée par un souffle bref en raison du froid, en viennent à habiter, le rapport à l’absence ou au trop-plein de mots est intériorisé par les personnages de Roche, papier, couteau.... Dans les pièces de Sébastien Harrisson et de Marilyn Perreault, l’écho se fait mémoire de la parole et amplifie la violence alors que la répétition des composantes acoustiques créée une temporalité gelée et circulaire. La mise en relief des éléments sonores et rythmiques utilisés par les deux dramaturges pour évoquer un (Grand) Nord froid permet de définir ce que les imaginaires du Nord et du froid donnent à entendre.
EN:
Inspired by Alain Corbin’s multisensory conception of landscape, in this article the author reflects on the ways in which dramatic texts convey the “audible landscape” of the North and of cold. In Floes, the North is a place of audible silence that is progressively invaded by the noises of ice, wind, and a voice whose shortness of breath appropriately conveys the cold, while in Roche, papier, couteau…, characters internalize their relationship with the absence or surfeit of words. In these dramatic works respectively by Sébastien Harrisson and Marilyn Perreault, the memory of words is echoed, amplifying violence, while the repetition of acoustic components creates a feeling of frozen, circular time. By examining the sonic and rhythmic elements used by these two playwrights to evoque a (Great) cold North, we are able to better define how the imagined North and cold might actually sound.
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The Aurora borealis harmony as structural design in Eduard Tubin’s ‘Northern Lights’ Piano Sonata No. 2
Edward Jurkowski
pp. 43–48
AbstractEN:
The Estonian Eduard Tubin’s (1905-1982) second piano sonata, subtitled the “Northern Lights Sonata,” represents a significant turning point for the composer. Written between February and October in 1950, the sonata contains attributes that become hallmarks of Tubin’s mature style—namely, a highly concentrated compositional structure, an enriched, tonally ambiguous harmonic design, and the use of cyclically repeating theme groups. The subtitle of the composition comes from Tubin himself. Specifically, he noted that the work’s opening eight-note harmony represents the programmatic depiction of the whirling flashes from the northern lights he witnessed in Stockholm during 1949. In this article, I trace the various transformations of the Aurora borealis harmony in the second piano sonata and identify its role as a vital structural element of the composition. Following a descriptive assessment of the work’s three movements, I end by identifying some fascinating relationships between the piano sonata and other works by Tubin from this time period.
FR:
La deuxième sonate pour piano de l’Estonien Eduard Tubin (1905-1982), nommée « Northern Lights Sonata », marque un point déterminant dans la carrière du compositeur. Écrite entre les mois de février et octobre 1950, l’oeuvre recèle des qualités qui seront reprises par la suite et qui seront caractéristiques du style mature de Tubin : structure compositionnelle extrêmement serrée, conception harmonique ayant une tonalité ambigüe et utilisation cyclique de groupes thématiques répétés. Le sous-titre de « Northern Lights Sonata » est de Tubin lui-même ; d’ailleurs ce dernier précise que les huit premières notes de l’harmonie dépeignent, tel un poème symphonique, les éclats de lumières tourbillonnantes qu’il a pu observer à Stockholm en 1949. Dans cet article, l’auteur retrace les différentes transformations de cette harmonie de « aurore boréale » dans la deuxième sonate pour piano de Tubin, lui attribuant un rôle structurel vital dans la composition. Après une évaluation descriptive des trois mouvements, il identifie des liens fascinants entre cette oeuvre pour piano et d’autres compositions de Tubin issues de la même période créatrice.
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The human and the physical in Debussy’s depictions of snow
Michael Oravitz
pp. 49–54
AbstractEN:
This article explores Debussy’s musical engagement of the topic of snow in two representative works for piano, “Des pas sur la neige” from Préludes, Book I and “The Snow is Dancing” from Children’s Corner. In the analysis of “Des pas,” a narrative is put forth based on the interpretation of the work’s opening short-long rhythmic figure as a representation of contact with a frozen, encrusted surface followed by an immediate collapse of that frozen surface and contact with the ground underneath. As the work’s protagonist engages in walking meditation to confront a troubling memory, a state of contemplation is achieved whereby the musical portrayal of the footsteps are momentarily suppressed in strategic portions of the work designed to portray recollection, as Steven Rings (2008) has noted. In my analysis, I argue that the closing measures’ portrayal of footsteps is shifted into binary alterations of two notes, D and G, in steady quarter notes, so as to illustrate the protagonist’s emergence from an off beaten path to a more trodden one. In “The Snow is Dancing,” Debussy shifts focus from that of human emotion to the actual physical properties of snow. Interestingly, the snow is anthropomorphized nonetheless into dancers. I trace shifts in rhythm, line and register, and engage gestures of motion to illustrate Debussy’s compositional approach to both gravitationally suspending and animating wind-driven snowflakes.
FR:
Cet article explore l’approche musicale de Debussy en ce qui a trait au thème de la neige dans deux de ses oeuvres pour piano : « Des pas sur la neige », tirée du premier livre des Préludes, et « The Snow is Dancing », de la suite Children’s Corner. L’analyse de « Des pas dans la neige » dégage une description narrative fondée sur une interprétation de la figure rythmique iambique initiale (brève-longue) comme étant représentative d’un contact avec une surface gelée et encroûtée, suivi de l’effondrement immédiat de cette surface et le contact avec le sol qui se trouve en dessous. Au fil de la méditation ambulante du protagoniste sur un souvenir troublant, un état de contemplation s’installe et la description musicale des pas est momentanément interrompue à des moments clés afin de mieux dépeindre, comme l’affirme Steven Rings (2008), le souvenir en question. L’auteur de cet article allègue que les mesures conclusives de l’oeuvre, évoquant des pas au moyen d’alternances binaires des deux notes ré et sol au rythme constant de la noire, illustrent la sortie du protagoniste d’un sentier peu foulé vers un sentier battu. Dans « The Snow is Dancing », Debussy met l’emphase sur les propriétés physiques de la neige elle-même plutôt que sur les émotions humaines. La neige subit quand même un antropomorphisme pour s’incarner en danceurs. Ainsi, l’auteur illustrera les décalages de rythmiques, mélodiques et des registres à travers l’oeuvre. L’auteur démontre les stratégies de composition qu’utilise Debussy pour créer une impression de suspension et d’animation de flocons de neige poussés par le vent.
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Composer une musique nordique ?
François-Hugues Leclair
pp. 55–62
AbstractFR:
La dimension nordique a toujours occupé une place centrale dans mon imaginaire, les images les plus présentes dans ce réseau de symboles étant l’espace, la rudesse des éléments, en particulier du vent et du froid, de même que les dimensions du silence et de la solitude. La manifestation musicale de ces qualités hivernales est étudiée dans l’analyse détaillée du Solstice d’hiver, pour sextuor de flûtes, ainsi que dans un panorama de mes oeuvres à caractère nordique : choix des textes en lien avec l’hiver à la source de l’inspiration ; choix de timbres instrumentaux fréquemment associés au froid ; utilisation de modes de jeu contemporains pouvant évoquer le vent glacial, l’espace boréal ; rudesse de certaines sonorités ; instillation du silence dans la composition ; évocation de l’espace dans les distances entre les différents plans sonores ; création d’ambiances empreintes du mystère lié à la solitude humaine face à l’immensité du paysage.
EN:
A nordic perspective has always occupied a central position in my imagination, conjuring an array of symbolic imagery such as open spaces, harshness of elements — in particular the wind and the cold — as well as various dimensions of silence and solitude. The musical manifestation of these wintry qualities is subjected to an analytical examination of Solstice d’hiver for flute sextet, and of a range of my other compositions that display a nordic character. These manifestations include my choice of texts relating to winter as a source of inspiration: choice of instrumental timbres frequently associated with cold; use of extended instrumental techniques that can depict the sounds of icy winds and northern expanses; the harshness of certain sonorities; instilling silence in the composition; evocation of space through the range that separates sound structures; creation of a mystery-filled atmosphere recreating the perspective of human solitude within the immensity of the landscape.
Gagnante du concours de conférences de la SQRM
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Les logiques du fonctionnement du discours esthétique chez les paysans du Salento. Une exégèse inachevée ?
Flavia Gervasi
pp. 63–71
AbstractFR:
Une fréquentation prolongée et intense entamée depuis 2008 avec un groupe restreint d’anciens chanteurs paysans du Salento, au sud de l’Italie, nous a persuadée qu’ils possèdent une esthétique de leur chant, bien que celle-ci ne soit jamais explicitée et que cette esthétique reflète un système de pensée en lien avec leur vie agricole. Nous sommes toutefois consciente du fait que dégager une conception, un système de pensée qui relève de l’esthétique, en absence d’un discours direct qui porte sur cette dimension et en absence de théorisation constitue une entreprise complexe. Notre étude se concentre alors sur l’observation et l’analyse d’attitudes linguistiques – tautologies, tentatives d’échapper aux questions du chercheur, etc. – qui, bien qu’apparemment lointaine d’un discours esthétique direct, cache un système de pensée relié à la dimension endogène du beau et du plaisant.
EN:
Beginning in 2008, the author spent an extensive and intensive period of time with a small group of peasant-singers from Salento, in the south of Italy. The experience convinced her that these persons had developed an aesthetic conception of their singing practice even though they had never articulated it as such, as it reflected modes of thought linked to their agricultural work. Aware of the challenges and complexities of effectively identifying such an aesthetic approach in the absence of any discourse or theoretical framework having a direct bearing on the matter, the author focuses her study on observations and analysis of linguistic attitudes. Such issues as tautologies or attemps to evade the researcher’s questions – which would appear to be foreign to a direct aesthetic discourse — are deemed by the author to dissimulate a system of thinking that is in fact related to an endogenous dimension of the beautiful and pleasing.
Comptes rendus
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Monique Desroches, Marie-Hélène Pichette, Claude Dauphin et Gordon E. Smith (dir.), Territoires musicaux mis en scène, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2011, 419 p. ISBN 978-2-7606-2246-3
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Marcia J. Citron, When Opera Meets Film, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, 324 p. ISBN 978-0521895750
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Jean-Nicolas de Surmont (dir.), « M’amie, faites-moi un bouquet… » : Mélanges posthumes autour de l’oeuvre de Conrad Laforte, Les Archives de folklore, n° 30, [Québec], Presses de l’Université Laval, [La Malbaie], Éditions Charlevoix, 2011, 331 p. ISBN 978-2-7637-9527-0
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Elaine Keillor, piano, Sons du Nord : Deux siècles de musique canadienne pour piano, Quatre disques compacts, Gala Records, GAL-108, 2012