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« Savez-vous que c’est grand tout un peuple qui crie ! »

Marceline Desbordes-Valmore, Pauvres fleurs (1839) (dans Desbordes-Valmore 1983)

Dans la plupart des langues européennes (Agamben 2002, 39), le terme « peuple » désigne aussi bien un ensemble qu’une partie de cet ensemble. La distinction des deux sens est bien connue.

Peuple se dit, d’abord, des individus, généralement rassemblés sur un territoire et auxquels des institutions publiques reconnaissent une existence politique (en ce sens, peuple se distingue de population, qui n’a pas de pertinence politique), alors que c’est du peuple même que celles-ci sont censées tenir leur légitimité. Ainsi parle-t-on du Peuple Français, de la nation ou de la patrie.

Peuple se dit encore d’un sous-ensemble, souvent exclu de la « politique », composé des miséreux, des gueux, des petites gens, des va-nu-pieds, mais des prolétaires aussi, et de tous les « corps besogneux » (Agamben 2002, 41) : le menu peuple.

Le corps politique, l’ensemble des citoyens, c’est-à-dire le peuple souverain, d’un côté ; de l’autre, la multitude dite « populaire ».

L’impossible concept

Or, en ses deux sens, peuple est « un signifiant vide » (Jambet et Lardreau 1978, 87). Il n’y a pas de peuple, au sens où jamais l’on ne le rencontre : « Personne n’a jamais rencontré le Peuple – ou alors comme certains disent qu’ils ont rencontré Dieu : c’est tout aussi incommunicable » (Jambet et Lardreau 1978, 86). C’est toujours tel ou tel individu que l’on rencontre, avec son lot de déterminations particulières qu’une histoire inscrit en lui, telles que la compréhension complète, c’est-à-dire infinie, de son concept, en est impossible. Comment, alors, un peuple, qui serait la sommation d’individus dont le concept aurait une compréhension infinie, ferait-il concept ?

Peuple ne saurait être un concept ; on est, en effet, incapable de rendre compte de sa construction. Il n’autorise aucune science, au contraire de classe, qui est une « abstraction scientifique », c’est-à-dire que, selon Guy Lardreau lisant Marx, « du point de vue de l’économie, c’est une fonction dans le mode de production » (Lardreau et Duby 1980, 133, 2013, 145), qui permet des calculs. C’est qu’il y a

un concept d’exploitation, par quoi prise est assurée sur un réel, pour qu’il devienne objet de calcul et d’algèbre : c’est ce qu’assure, par exemple, pour le mode de production capitaliste, le concept de plus-value. Par là, le concept de classe, à limiter sa pertinence à l’économique, peut apparaître comme une abstraction légitime de la science.

(Jambet et Lardreau 1978, 87)

Classe, exploitation, plus-value : autant de concepts au moyen desquels Marx accomplit l’idéal de la science classique, soit la mathématisation de la réalité, tandis que peuple n’assume aucune fonction autorisant des calculs – certainement pas d’un point de vue économique, ni même, en réalité, d’un point de vue politique.

Certains, pourtant, tentent encore de donner au peuple dignité d’un concept, afin d’en arracher quelque savoir par une grossière tentative de mathématisation : cela s’appelle le sondage et la statistique. Ou bien, en sa version un peu moins imprécise : l’élection, comme distribution de votes par laquelle l’on feint que le peuple se décompose en une somme d’individus et qu’une collection d’individus produise un peuple. Le maître-mot, alors, qui autorise ce processus n’est autre que celui de souveraineté, ou plutôt sa grimace par laquelle on attribue un semblant de volonté au peuple, puisque celle-ci se trouve divisible, aliénée et partagée dans la représentation : l’autre nom de ce semblant, où l’époque se contemple, est démocratie représentative. De la souveraineté comme autre nom du peuple, nous verrons ce qu’il en est.

Le peuple imaginaire

Le peuple est en ses deux sens purement imaginaire et, à ce titre, reçoit tous les prédicats imaginaires qui en permettent la totalisation :

ce qu’il est convenu d’appeler la droite n’en fera guère l’emploi qu’accroché au train d’autres signifiants vides, corrélats imaginaires manifestes du signifiant-maître : la France, la Nation, la Patrie, etc. Le discours trivial de la gauche bien-pensante égrènera les ratichonneries d’un rêve vertueux : le peuple est « généreux », « épris de liberté », franc comme l’or qu’il n’a pas, ce n’est pas le cirque qu’il demande, mais les roses.

(Jambet et Lardreau 1978, 87)

par où l’on voit que peuple en son premier sens s’entendrait plutôt de droite, plutôt de gauche en son second sens[1]. L’on peut lui attribuer tous les titres que l’on voudra, ils ne seront rien d’autre qu’une prédication fantasmée : l’unité du peuple, sa totalisation, consiste en ce que chaque sujet, se réduisant à un trait qu’il croit commun, s’inscrive imaginairement en lui – du reste, la « communauté », puisque le terme est désormais de mode, ne fonctionne pas autrement[2].

Imaginaire encore le trait qu’au peuple prête le révolutionnaire :

le révolutionnaire, s’il en use, le fera certes plus subtilement : le trait pertinent, alors, à faire Peuple, c’est l’oppression. Mais ce trait-là aussi est imaginaire. Cela ne veut certes pas dire qu’« il n’y a pas d’oppression » ! Mais qu’on n’est opprimé que pour autant qu’on se reconnaît comme tel, qu’on vient s’inscrire comme tel, dans le réseau des signifiants qu’à chaque époque la politique nous propose – et l’oppression n’est rien que cette inscription imaginaire .

(Jambet et Lardreau 1978, 87)

Le point est d’importance : dire un trait imaginaire, cela ne signifie cependant pas qu’il n’existe pas de quelque manière, mais qu’il n’est qu’à la condition qu’un sujet s’en reconnaisse pourvu. Ainsi l’on n’est opprimé qu’à la condition de s’affirmer opprimé. Cette reconnaissance, toutefois, peut être tue ou silencieuse, lorsque le rapport de forces lui est entièrement défavorable, jusqu’à ce que des individus, se reconnaissant ce trait d’union, effectivement s’unissent pour lutter contre cette oppression[3]. Peut-on vouloir libérer, malgré eux, ceux qui dans cette oppression ne se retrouvent pas ? On y reconnaîtra notamment l’humanitarisme et, en sa version militaire, la guerre pour instaurer la démocratie. Autrement dit, que cesse la prétention selon laquelle tel groupe (le prolétariat, les marginaux, les classes populaires, la jeunesse, ou tout autre sous-ensemble auprès duquel l’on se cherche un semblant de reconnaissance) en se libérant de l’oppression libérera l’humanité – où se lit toujours le même rêve religieux de son Salut !

Le paradoxe anti-matérialiste

C’est parce qu’il est un signifiant vide, recevant tout sens que l’on voudra lui donner, faisant lien imaginaire[4], que peuple est l’autre nom du consensus : que ce ne soit pas du même ensemble, ou du même sous-ensemble du peuple, que l’on parle, importe peu ; qui n’entend pas tel ou tel, de droite ou de gauche, parlant d’une même voix haineuse et pleine de morgue, user de ce signifiant comme figure du Maître, tout en parlant à la place du peuple pour mieux en taire la colère – « au nom de nous autres, les braves gens du peuple, je vous somme de céder, d’obéir, de vous soumettre… » ? Jamais au nom du peuple l’on n’aura autant cherché à domestiquer.

Car peuple est le signifiant-maître du refus de la dissension, est l’Un qui refuse de se diviser en Deux, mais en quoi tout Deux doit se résorber et retrouver la totalisation dont il n’aurait jamais dû sortir : par un curieux et ironique renversement, peuple est devenu le signifiant anti-dialectique par excellence, et donc anti-matérialiste ou, pour reprendre un terme que Guy Lardreau employa en un tract (Lardreau 2001), « spiritualiste »[5].

C’est que la notion buta sur ses propres ambiguïtés. Interrogé par Jean-Paul Sartre et Philippe Gavi sur les termes de peuple et masse, Benny Lévy, ou plutôt Pierre Victor puisqu’il parlait encore sous ce pseudonyme, les définit ainsi :

Chez Mao Tsé-toung, le peuple n’est pas une notion fixe, c’est l’ensemble des forces révolutionnaires à une étape donnée du processus. […] Peuple et masses, en fait, sont rigoureusement synonymes. La distinction qui est apportée par Mao Tsé-toung, c’est celle de « masse fondamentale » par rapport à l’ensemble du peuple. La masse des producteurs. […] Très souvent, on dit « les masses », et on veut dire « les masses fondamentales », c’est-à-dire les ouvriers et les paysans. Mais, en fait, le peuple révolutionnaire, l’ensemble des classes révolutionnaires en France sont plus larges que les seuls ouvriers et paysans[6]. Il y a, descriptivement, les petits commerçants, les petits artisans, et une très large fraction des classes intermédiaires intellectuelles .

(Gavi, Lévy, et Sartre 1974, 161‑62)

La formule est donc : le peuple = les masses fondamentales + les classes révolutionnaires dans une situation particulière (telle société à tel moment de son développement et à tel stade du processus révolutionnaire). Peuple et révolution, d’une certaine façon, ne font qu’un. En ce sens, la notion de masse, à propos de laquelle le terme de « forces », employé par Pierre Victor, indique la dynamique, se définit par l’activité, au contraire de foule, que Jean-Claude Milner (Milner 2009, 80 sq.) associe à la passivité. En tant qu’actif, le peuple se confond avec la masse révolutionnaire. Pierre Victor précise « à une étape donnée du processus », c’est-à-dire qu’une activité peut se résoudre en passivité, une masse devenir foule et ne faire plus partie, ainsi, du peuple (révolutionnaire), mais qu’aussi bien une passivité peut devenir activité, une foule masse. Comme le Dieu aristotélicien[7], le peuple est pure activité. Problème : ce qui le compose est instable, étant tantôt actif, tantôt passif. Le noyau de son activité est donc le partisan, qui est pure action :

L’hiver 69-70 aura été celui de la levée des nouveaux partisans. Leurs actions manifestent de leur force, et du formidable appui dont ils jouissent parmi les masses. Ils attaquent les perceptions et les supermarchés, ils séquestrent les flics. À la campagne ils pénètrent dans les préfectures et emmènent les préfets dans les fermes pour les confronter à la vérité.

(1970, 9‑10)

Une fois soustraits les éléments passifs, qu’est un peuple réduit aux seuls partisans ?

En outre, peuple – au sens du prolétariat, des masses – devait être ce qui tranchait entre exploités et exploiteurs, entre révolutionnaires et réactionnaires, mais le terme visa, à la fin des fins, l’unification, la co-extension des deux sens, le recouvrement de l’un par l’autre – ce que Marx nomma « dictature du prolétariat », ce qu’encore disait sans qu’on y prenne garde l’axiome de Mao en son intégralité « on a toujours raison de se révolter contre les réactionnaires ». De critère de lutte (lutte des classes, lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, lutte des opprimés contre les oppresseurs, des exploités contre les exploiteurs), il devint catégorie coercitive d’inclusion, et par là d’exclusion : « sois du peuple et tais-toi », mais aussi « sois du peuple ou tais-toi ».

En termes foucaldiens, le peuple fonctionne comme l’une des procédures de raréfaction des sujets parlants et des discours (Foucault 1999), alors qu’il se donnait pour but l’exact inverse[8] : d’assujetti, il devint assujettissant. Mais il fonctionne encore comme instrument de pouvoir, ce au nom de quoi se peuvent exercer sur chaque sujet une surveillance totale et un dressement disciplinaire produisant une obéissance absolue : il est le signifiant-maître par lequel s’instaure un contrôle rigoureux et impitoyable des vies. En tant qu’il se donne comme objet de l’engagement (politique), il est l’injonction à ne pas penser[9] et à ne pas se révolter : le militantisme, dont ce fut à la fois toute la grandeur et l’horreur, se présentait, à cet égard, comme soumission totale et inconditionnée au peuple. L’affirmation peut faire hurler, mais nous la maintenons. À condition de bien l’entendre : non qu’il n’y ait pas eu des révoltes du peuple, pour le peuple, au service du peuple, par le peuple, etc. Bien plus : il y en eut d’admirables et il faut espérer qu’il y en aura d’autres. Mais l’injonction à se soumettre au peuple, trop souvent, n’est rien d’autre que l’injonction à se soumettre au Parti, à l’engagement politique, aux élections, et à tout accepter au nom du Peuple, car le Peuple est tout ce qu’il doit être, pour reprendre l’expression rousseauiste à propos du Souverain. En d’autres termes : injonction à obéir et à céder sur tout, de sorte que l’on a toujours tort de se révolter contre le peuple. Peuple, en tant que totalisation spiritualiste, est négation de l’axiome « On a toujours raison de se révolter », à condition de n’en pas retenir la seconde partie « contre les réactionnaires ». Dit autrement : la révolte au nom du peuple est rarement révolte non seulement contre ce monde-ci, mais encore contre la forme-Monde même.

Il faudra donc toujours maintenir cette exigence : « ne pas céder sur la pensée » (Lardreau 1980, 41) ; ou encore : être matérialiste.

Le bris du désir du sujet et la volonté générale

Peuple est le signifiant sur lequel vient se briser le désir du sujet, par où sa singularité se trouve réduite à peau de chagrin : « ainsi, oui, face au sujet, broyé, dessaisi de tout droit et de lui-même, ce signifiant vide, d’autant plus despotique qu’il est plus vide : le Peuple » (Jambet et Lardreau 1978, 91). L’on se souvient, en effet, de la thèse de Freud dans Le malaise dans la culture : la culture non seulement domestique la vie sexuelle, mais encore cherche à l’exclure, en la ramenant au seul impératif de reproduction de l’espèce (Freud 2007). Tandis que l’amour restreint le lien social à deux individus, c’est-à-dire le dissout – en quoi il est ennemi du peuple –, la culture, elle, intègre les hommes dans la communauté la plus large possible, inhibant la sexualité, afin de transformer l’amour entre deux individus en amitié plus vaste, c’est-à-dire en une société. Comme exigence du lien entre les hommes, elle doit les faire céder sur leur désir. Mais c’est un mal nécessaire, dit Freud, en ce que la culture a pour but de limiter l’agressivité, la pulsion de mort, en liant libidinalement les individus, c’est-à-dire en transformant l’amour sexuel exclusif en amitié inclusive et extensive.

Peuple est l’autre nom de la culture, ou plus exactement est l’une des formes d’extension de la culture, par laquelle un lien imaginaire est tissé entre des sujets, pour les faire céder sur leur désir singulier. Avec le peuple il y va du même procès que Guy Lardreau repérait avec la notion politique (et non plus le concept économique) de classe :

Or, pour qu’un sujet soit susceptible d’une inscription politique, on doit lui supposer quelque chose qui fait qu’il peut se totaliser avec d’autres, c’est-à-dire exister comme 1+1+1+1, tous les sujets étant interchangeables, et on voit bien dès lors qu’un « intérêt de classe », c’est ce qui permet, précisément, d’effacer le désir du sujet.

(Lardreau et Duby 1980, 135, 2013, 146)

De même, l’intérêt général, au nom du peuple, biffe le désir du sujet.

La notion de peuple, cependant, engage des conséquences plus importantes encore que celle de classe : par l’intérêt de classe, il y va en effet d’une inscription de l’individu dans un groupe où il se trouve avec tout autre individu interchangeable, en tant qu’il s’efface comme sujet au profit de l’intérêt de classe ; au contraire, par la volonté générale dont est doté le peuple, il n’y a plus même de sujet, fût-il interchangeable. C’est la critique qu’à Rousseau adresse Guy Lardreau, en rousseauiste lui-même (il importe de souligner, pour ne pas croire que cette critique ait vocation à réhabiliter Locke ou toute autre théorie de « l’individualisme possessif », selon l’expression de Macpherson), voyant s’y dessiner une « politique totalitaire » (Jambet et Lardreau 1978, 88). Reprenons, en effet, l’analyse qu’il propose[10] du Contrat Social (soulignons qu’elle se focalise sur le seul livre I – les autres livres nuanceraient en partie le propos : ainsi du livre II, au chapitre 7, qui énonce l’impossibilité même d’instituer un peuple). Le peuple est identifié par Rousseau au Souverain, puisqu’il a pour essence l’intérêt général, ce qui le conduit à lui attribuer une

existence personnelle [avec] un sentiment, un sûr instinct, des besoins et des désirs, un corps même, un œil en tout cas, comme les cyclopes, dont on dit qu’il voit juste. Une volonté qui n’est ni la vôtre, ni la mienne, ni celle de qui que ce soit, ni la somme de nos volontés particulières, pas même la somme des volontés particulières en ce qu’elles auraient de général […], une volonté qui ne peut être référée qu’à Lui, et le constitue proprement comme personne[11].

(Jambet et Lardreau 1978, 87‑88)

Supposer au Souverain – au peuple – une volonté qui lui est propre, c’est lui attribuer tous les traits d’une personne et une existence ; dire qu’il existe, c’est lui attribuer une volonté, qui ne saurait se réduire à l’addition des volontés particulières des membres qui le composent[12], car la volonté générale est indivisible et le Souverain n’est pas composé de l’addition des individus qui, en contractant, en ont pourtant fait advenir l’existence.

D’où l’affirmation de Rousseau selon laquelle « le Souverain, par cela seul qu’il est, est toujours tout ce qu’il doit être » (Rousseau 2011, I, 7). Conséquence : rien n’est supérieur au Souverain, rien donc ne l’oblige, et, si chacun s’engage à son égard, lui-même ne saurait contracter avec lui-même, ni s’engager à l’égard des particuliers. Autrement dit : toute révolte se trouve par là interdite, puisqu’elle apparaîtra comme revendication égoïste, expression de l’intérêt particulier, négation de la volonté générale, reniement de soi comme membre du Souverain. La conséquence est double : d’une part, « quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre » (Rousseau 2011, I, 7) ; de l’autre, le Souverain – le Peuple – voue à une vie aux marges, sinon à la mort[13], celui que l’on n’aura pas obligé à être libre, celui qui se sera soustrait à la contrainte de la volonté générale. Guy Lardreau en tirait la conclusion:

Le caractère incontrôlable du Souverain se double ainsi de son droit, de son devoir à contrôler le sujet, à le surveiller, à interdire que son désir ne vienne contrer la volonté générale […]. On tremble de penser à ce que cela suppose d’une incessante surveillance de la vie.

(Jambet et Lardreau 1978, 89)

Ce qui se perd dans la volonté générale, très clairement, c’est le désir singulier du sujet, parce qu’il est traqué, réduit au silence et sommé de céder en tout à la maîtrise du peuple. La vie, en ce qu’elle a de plus intime, fait alors l’objet d’un contrôle permanent et exigeant une transparence absolue, tel – c’est l’idéal qu’il formule – qu’il ne laisse au sujet aucun moment de solitude où il puisse se confronter à ses propres misères – ce que Guy Lardreau nomme « la société sans chiottes ».

Mais le contrat introduit une division au sein de chacun, entre l’individu obéissant, et le membre du souverain commandant. Comme particulier, l’individu est sujet, c’est-à-dire assujetti au Souverain ; comme membre du Souverain, il contracte avec les autres particuliers, et donc avec lui-même. Cette division nous permet de comprendre l’affirmation de Rousseau, selon laquelle

le Souverain n’étant formé que des particuliers qui le composent n’a ni ne peut avoir d’intérêt contraire au leur ; par conséquent la puissance Souveraine n’a nul besoin de garant envers les sujets, parce qu’il est impossible que le corps veuille nuire à tous ses membres, et nous verrons ci-après qu’il ne peut nuire à aucun en particulier.

(Rousseau 2011, I, 7)

Si Rousseau passe sans distinction de « sujet » à « membre », du passif à l’actif, pour affirmer que jamais le Souverain ne peut nuire à l’un de ses membres, c’est que le Souverain ne peut avoir d’intérêt contraire au particulier, en tant que le particulier est divisé à la fois en membre – ou, plus exactement, en souverain, puisque le Souverain ne saurait se diviser – dont la volonté générale est celle même du Souverain, et en sujet, soumis à cette même volonté. Mais cela suppose l’existence – imaginaire – de la volonté générale (ou de l’intérêt général), qui elle-même suppose l’existence du Souverain, qui elle-même suppose la volonté générale, etc. Le Souverain ne peut avoir d’intérêt contraire au particulier, parce qu’en réalité il ne connaît aucun particulier et que le particulier ne le constitue qu’à se nier comme particulier.

Le sujet, n’obéissant à la loi qu’en tant que souverain il s’est donnée, est dit autonome. Certes… En réalité, que dit Rousseau ? Que celui qui refuse d’obéir à la volonté générale, c’est-à-dire celui qui se renie comme membre du Souverain, on le forcera, pourtant, à être libre ; et le forcera « tout le corps » : qu’est donc ce corps qui reste entier, après soustraction ? Qu’est-ce qu’un corps qui reste entier, à mesure que s’y soustraient des sujets ? Quelle est la limite ? La volonté d’un corps composé seulement de quelques membres peut-elle se dire encore générale ? L’autonomie n’en est pas une, mais est, au contraire, une véritable hétéronomie :

cet homme concret, de chair et de sang, qui va être contraint, c’est en effet son double éthéré, idéal, lui-même comme Peuple, qui va le contraindre, le torturer, le soustraire. Voilà où est le leurre de l’autonomie : le sujet qui donne la loi et celui qui la reçoit ne sont pas identiques.

(Jambet et Lardreau 1978, 90)

car c’est toujours l’individu, cet homme-ci avec sa volonté particulière, propre, qui se soumet à la loi et que l’on force à se soumettre à la loi, sans que jamais il ne coïncide avec le sujet législateur qu’il est supposé être. Sujet clivé dont on devine aisément le douloureux déchirement.

Plus encore : de ce que jamais l’on ne rencontre le Peuple, mais de ce qu’il n’est qu’un signifiant vide, l’on peut toujours en son nom parler. Mieux (ou pire) :

Il se saisit d’un homme, d’un groupe d’hommes […]. Et ils ne seront en effet ni des « délégués », ni des « représentants », au sens que les théoriciens de la démocratie avaient donné à ce terme, qui supposait qu’au peuple, somme d’individus, s’appliquent effectivement les règles du calcul, chaque corps, sans subtilité comptant pour une âme ; mais, si l’on veut, représentants mystiques, comme de leur Dieu l’étaient les rois thaumaturges, oints eux aussi, et comme eux guettant non les mandats d’en bas mais les signes d’en haut. Guide, Pilote, Timonier, et le Parti, chair de la chair et sang du sang, notre époque l’a appris dans l’horreur qu’elle se réalisait, la volonté générale.

(Jambet et Lardreau 1978, 91)

Le texte de Rousseau se prête lui-même à cette critique. Deux citations du livre II suffiront : « la volonté générale est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique : mais il ne s’ensuit pas que les délibérations du peuple aient toujours la même rectitude. On veut toujours son bien, mais on ne le voit pas toujours : Jamais on ne corrompt le peuple, mais souvent on le trompe, et c’est alors seulement qu’il paraît vouloir ce qui est mal » (Rousseau 2011, II, 3) ; « Ce n’est point à dire que les ordres des chefs ne puissent passer pour des volontés générales, tant que le Souverain libre de s’y opposer ne le fait pas. En pareil cas, du silence universel on doit présumer le consentement du peuple » (Rousseau 2011, II, 1). Ce que semble contenir la première affirmation, c’est une séparation entre la volonté générale, qui est toujours droite, et le peuple, qui ne l’est pas. L’on dira qu’il faut distinguer la fin et les moyens. Mais que signifie ce « souvent on le trompe » ? Qui trompe le peuple ? De quel type de tromperie s’agit-il ? C’est donc que la cause de l’erreur n’est pas interne au peuple, mais externe : toujours innocent, le peuple, alors, ne se trompe jamais – on retrouve l’identification du peuple et du souverain –, mais il est trompé. Qu’est-ce à dire ? Soit que la volonté générale n’est pas toujours droite en elle-même – solution que refuse Rousseau, puisque par définition, elle ne saurait errer ; soit qu’il est quelqu’un qui la peut gauchir, autrement dit que le peuple ne suffit pas à être le Peuple, ou encore qu’un individu ou un groupe d’individus peut être saisi par le Peuple, de sorte que la volonté particulière de quelques uns vaudra pour la volonté générale. Ce que confirme la seconde citation, qui franchit un pas supplémentaire : non seulement la voix du Peuple – car, s’il est une personne, il a une voix – peut parler à travers un autre qui la pervertit, mais encore le silence du peuple, en ce cas, vaut consentement et accorde à une volonté particulière valeur de volonté générale.

Mélancolie du « sans-peuple »

L’une des raisons de l’échec de la Gauche Prolétarienne, le réel sur quoi elle buta, n’est-elle pas l’impossibilité que les deux sens du terme se recouvrissent, que le peuple se fît Peuple et que le Peuple se fît peuple ? Car le mot importait plus que tout : que l’on pense au titre du journal de la GP, La Cause du Peuple. Du Peuple l’on ne fait la rencontre que de la même manière, incommunicable, que l’on rencontre Dieu, disait Guy Lardreau. La GP ne s’est-elle pas fracassée sur ceci que, cherchant le Peuple (la majuscule, cette fois-ci, s’impose) comme d’autres cherchent Dieu, elle n’en pouvait faire que l’expérience « spirituelle » ou bien ne jamais le trouver ? Le Peuple avait double fonction[14] : de chaque sujet extirper – le purifier de, pourrait-on même dire – tout égoïsme, c’est-à-dire anéantir le Moi ; être, en tant que dépositaire du véritable savoir, ce qui se pense et me pense en moi sans moi[15], une sorte d’inconscient, de Sujet qui parle en moi sans moi, mais être aussi comme cet Autre qui fait que l’individu est clivé – Autre auquel le révolutionnaire s’adressait, butant toujours cependant sur l’autre imaginaire. Il pouvait, dès lors, y aller d’une sortie de soi : une extase.

Si la GP, donc, buta sur ce réel, c’est non seulement que jamais elle ne pouvait rencontrer le peuple – sinon dans une expérience mystique –, mais encore que c’était déjà sans doute ailleurs – mais plus en France – que se jouait, nouant ses deux sens, le destin de cette notion. Certains peut-être se trouvèrent alors un peuple, dont ils firent l’expérience comme celle d’un Absolu – c’en est toute la beauté – et qui de nouveau, néanmoins, aura été figure du Maître.

Jean-Claude Milner parle de « nobles mélancoliques, chevaliers errants du symbolique » (Milner 1983, 61) à propos de ceux qui, refusant la compromission avec l’imaginaire, avec le semblant, avec la vie telle qu’elle va, cherchent à toucher au Réel. La mélancolie est la rançon de ne s’être pas encore trouvé un peuple, car elle ne dit rien d’autre qu’un « nous ne sommes pas d’ici » : elle exprime le refus des syntagmes dominants, des « c’est la vie », des « il faut vivre avec son temps », ou encore des « c’est comme ça, et puis c’est tout » et des « il faut bien vivre[16] ». Elle est le prix à payer, lorsque l’on ne renonce pas à la pensée. Elle exige l’âme, puisqu’âme et pensée se réciproquent, comme refus de la résignation au Monde et comme point de résistance. Par où, toujours, l’on retrouve Platon.