Abstracts
Résumé
Dans cette intervention, je présente quelques aspects de mon travail de linguiste traducteur et interprète dans des contextes de santé auprès des peuples indigènes, notamment les Avá-Canoeiro et les peuples indigènes de l’Amazonie brésilienne. J’ai travaillé de 2014 à 2017, à la demande de la FUNAI et de la SESAI, en tant qu’accompagnateur des autochtones Avá-Canoeiro dans les hôpitaux. Les Avá-Canoeiro sont un peuple de contact récent avec un haut degré de vulnérabilité. J’ai essayé d’offrir un accompagnement sensible aux différences culturelles dans la conception de la santé et de la maladie, en faisant en sorte que mon rôle de traducteur-interprète tienne également compte des différences culturelles. Dans le contexte de la pandémie de COVID-19, j’ai eu l’occasion de fournir des services de conseil à la COIAB, en supervisant la traduction de documents sur la maladie, sur la violence aux enfants, aux adolescents et aux femmes, et sur la santé mentale des autochtones dans une vingtaine de langues autochtones de l’Amazonie brésilienne.
Mots-clés :
- Linguistique,
- Traduction,
- Interpretation,
- Peuples indigènes,
- Santé et maladie,
- COVID-19
Abstract
In this intervention, I present some aspects of my work in health care contexts as a linguist translator and interpreter with indigenous peoples, especially the Avá-Canoeiro and the indigenous peoples of the Brazilian Amazon. I worked from 2014 to 2017, at the request of FUNAI and SESAI, as a companion for Avá-Canoeiro indigenous people in hospitals. The Avá-Canoeiro are a people of recent contact with a high degree of vulnerability. I tried to offer a sensitive accompaniment to cultural differences in the conception of health and disease, making my role as a translator interpreter also accountable for cultural differences. In the context of the Covid-19 pandemic, I had the opportunity to work as a consultant for COIAB in overseeing the translation of materials on the disease, on violence against children, adolescents, and women, and on indigenous mental health into approximately twenty indigenous languages of the Brazilian Amazon.
Keywords:
- Linguistics,
- Translation,
- Interpretation,
- Indigenous peoples,
- Health and disease,
- COVID-19
Article body
Je tiens tout d’abord à saluer tous ceux qui me regardent. Bonsoir aux uns, bonjour ou bon après-midi à tous les autres. [l’entretien se déroule en visioconférence]. Je souhaite partager quelques considérations sur quelques aspects de l’approche linguistique de la santé et de la maladie. Après vous avoir donné quelques informations sur la linguistique de la santé et de la maladie chez les Avá-Canoeiro dans le contexte antérieur à la pandémie, je pourrai traiter le même thème pour d’autres peuples indigènes et dans le contexte de la pandémie.
Commençons par les Avá-Canoeiro. Il s’agit de deux groupes d’indigènes, comptant peu d’individus, ces deux groupes ayant survécu à des massacres. L’un vit aujourd’hui dans la zone du Bananal : ce sont les survivants d’un massacre qui a eu lieu au milieu du siècle dernier. Ils ont été contraints malgré eux d’entrer en contact avec la FUNAI dans les années 70 ; ils vivent à présent sur une terre indigène qui n’est pas la leur et connaissent une situation difficile, une situation de guerre, je n’entrerai pas dans les détails ici.
L’autre groupe est constitué par les Avá-Canoeiro du Tocantins : ils résident actuellement sur la terre indigène Avá-Canoeiro, située au nord de l’État de Goias. Les peuples indigènes sont nommés par référence au nom du fleuve auprès duquel ils habitent : nous parlons ainsi des Avá-Canoeiro du Tocantins car ils résident dans le bassin du fleuve Tocantins et des Avá-Canoeiro de l’Araguaia, l’autre groupe du Bananal, parce qu’ils habitent près du fleuve Araguaia, dans la région du bassin du fleuve Araguaia.
Comment donc en suis-je arrivé à m’intéresser aux questions linguistiques de la santé et de la maladie chez les Avá-Canoeiro ? J’ai eu et je maintiens un contact très fort, principalement avec les Avá-Canoeiro du Nord du Goias et j’ai eu l’occasion de travailler avec eux depuis 2012, à l’invitation de la FUNAI. Initialement, il s’agissait d’un travail de conseil linguistique : l’objectif était de comprendre un peu mieux la langue Avá-Canoeiro afin, d’une certaine manière, de faciliter le travail de la FUNAI auprès de ce peuple.
Il est important de noter que le contact avec les Avá-Canoeiro est récent ; outre la vulnérabilité de ce peuple et ce contact récent, rappelons qu’ils sont des survivants de massacres et qu’ils ont connu une réduction drastique de leur population : une communauté qui comptait auparavant entre 80 et 150 personnes a été réduite à 4 pour les Avá-Canoeiro du Tocantins et à 11 pour les Avá-Canoeiro de l’Araguaia.
Ce travail visait donc initialement à aider la FUNAI à avoir une meilleure communication avec les Avá-Canoeiro et à ce que ces derniers parviennent à mieux exprimer leurs désirs, leurs attentes, leurs besoins : ce fut un peu le sens de ce travail.
Mais, au fil du temps et dès les premières années, je me suis aperçu que la linguistique ne prenait pas en compte les aspects interactionnels indispensables à mes rapports avec les Avá-Canoeiro. J’ai eu besoin de comprendre un peu plus leur culture, de comprendre un peu plus la profondeur des traumatismes qu’ils avaient ressentis et ressentent toujours à la suite du massacre, de la période durant laquelle il étaient en fuite : celle-ci dura environ vingt ans pour les Avá-Canoeiro du Tocantins à partir du moment du contact et du post-contact, qui furent aussi des événements très difficiles à vivre pour eux.
Ce qui a toujours attiré mon attention dans mon histoire avec eux, surtout lors des 4 ou 5 premières années, c’était de situer mon identité : qui étais-je pour les Avá-Canoeiro et comment, eux, entraient-ils en relation avec moi, à partir de leur interprétation culturelle de qui est l’autre, de leurs catégories de l’autre.
Si j’ai tiré de mes observations quelque chose de très important, c’est bien de voir comment mon identité changeait à leurs yeux et comment cela esquissait leur manière de voir les autres personnes du monde ; j’ai lu des travaux d’anthropologie et d’autres domaines qui contribuèrent à mieux réfléchir sur ces questions ; je dirai tout à l’heure comment cela se rapporte à la santé et à la maladie.
Ainsi, dans un premier temps, j’étais considéré comme un sujet de moqueries, un motif à plaisanteries … Ils m’ont donné le surnom de mandioca (manioc), qui est précisémentcelui que les habitants de la région donnent aux Avá-Canoeiro, en référence à leur mollesse, à leur paresse, ce qui est un préjugé ancré dans notre culture vis-à-vis des peuples indigènes.
Dans un second temps, ils en vinrent à m’appeler par mon nom : ce fut le moment où ils parvinrent à comprendre ce que je venais faire. Au début, je disais des choses qui tombaient dans le vide, qu’ils ne comprenaient pas, c’est pourquoi ils m’appelaient « mandioca », peut-être à cause du sentiment d’insécurité qu’ils ressentaient et qui s’exprimait par le biais de la dérision.
Mais avec le temps, après plus ou moins un an de contact avec eux, ils en vinrent à m’appeler par mon nom ; j’avais retrouvé une identité dans mon inter-relation avec eux, j’étais devenu « Ariel ».
Ce qui est très intéressant, c’est qu’à partir de ce moment, ils ont essayé d’identifier les choses pour savoir qui j’étais. Bon, toi, tu es ici mais tu n’es pas lié à la FUNAI qui travaille avec nous ni à la SESAI, puis ils se sont mis à venir à Brasília, ils ont connu l’Université de Brasília, ils ont connu le Minhocão (le ver de terre), surnom que l’on donne au bâtiment qui abrite l’ICC (l’Institut de Sciences Sociales) où se trouve le laboratoire où je fais mes recherches et auquel j’appartiens, laboratoire des langues et littératures indigènes de l’Université de Brasília ; ils ont commencé à venir me chercher au Minhocão et à m’associer au Minhocão.
Il s’est alors passé quelque chose de très intéressant : alors que j’accompagnais les Avá-Canoeiro pour des séjours à l’hôpital, une aide-soignante, pour plaisanter, a demandé à l’unique homme de la tribu des Avá-Canoeiro du Tocantins qui avait survécu à la suite du contact, si j’étais son fils ; physiologiquement, nous n’avions pas beaucoup de ressemblance ; il se mit à rire, voyant bien qu’il s’agissait d’une plaisanterie et répondit : « Non, non, lui, c’est mon ami. ». Il parlait en portugais, il parlait un peu portugais, savait dire quelques mots. Cela m’a mis la puce à l’oreille et j’ai voulu comprendre quelle était la signification du mot « ami » dans la langue des Avá-Canoeiro et comment je pourrai mieux la saisir.
Là je suis tombé sur un article[1] très intéressant de l’anthropologue Uirá Garcia, un article de 2015, dans lequel il travaille sur la question de savoir comment les Awá-Guajá, une tribu du Nord du Maranhão, interagissent entre eux. Un aspect intéressant, c’est que leur langue appartient à la famille des langues tupi-guarani : elle a donc quelques similarités avec la la langue Avá-Canoeiro.
A partir de là, j’ai essayé d’interpréter, de comprendre ces questions en les rapportant aux Avá-Canoeiro et à partir de la langue Avá-Canoeiro et j’ai décelé des points très intéressants. D’un côté, il y a la question de la parenté : les Avá, la plupart du temps, inscrivent leurs relations entre eux en termes de parenté, ma mère, ma tante, mon fils, mon frère cadet, mon frère aîné et ainsi de suite. Mais quand ils ne sont pas liés par un lien de parenté, dans cette famille au sens large, ils vont avoir une relation avec l’Autre : ce peut être la relation du mari avec sa femme, ou celle du maître avec son animal domestique, ou encore celle qui lie celui qui a un pajé (sorcier-guérisseur) à un des proches de ce pajé. On sait que cette traduction des mondes qui est la fonction du pajé est fondamentale pour les indiens d’Amérique du Sud : Elle a quelques similitudes avec, par exemple, le chamanisme d’Amérique du Nord mais elle a aussi ses différences. Dans la relation que j’ai eue avec les Avá-Canoeiro, j’ai vu qu’ils se comportaient à mon égard davantage comme des pajés. Pourquoi ? J’ai essayé de comprendre comment ils catégorisaient les personnes. Les Avá-Canoeiro sont des Ãwa, des vrais représentants de ce peuple, et moi, je suis un Maila, de peau blanche, appartenant au même groupe que ceux qui, dans le passé, les ont tués et massacrés ; en conséquence, pour eux, avoir une relation avec moi, ce n’est pas avoir une relation avec des personnes comme eux, des gens comme eux, de la même nature qu’eux, c’est avoir une relation avec l’Autre, un Autre dans lequel je m’inclus. C’est une relation potentiellement tendue, potentiellement hiérarchique, dans laquelle entre beaucoup de ressentiment, un ressentiment présent dans leur mémoire, dans ce souvenir traumatisant de ces Maila qui les ont tous tués : c’est un discours qu’on retrouvait sans cesse dans la bouche de Matcha, l’un des Avá-Canoeiro les plus âgés. Elle disait que le blanc avait tout massacré, qu’il n’était plus rien resté, plus rien ; de fait, 7 survécurent au massacre, 4 survécurent pour vivre ensuite la période du contact.
J’ai alors essayé de comprendre ce que signifierait « ami » dans cette relation entre le pajé et moi, un proche du pajé et, dans ce cadre, j’ai compris que l’« ami » définissait une forme d’être et de vivre en mouvement avec quelqu’un. Alors quel rapport cela a-t-il avec le thème de la santé et de la maladie. Eh bien, c’est exactement quand je suis entré dans cette catégorie de l’« ami » pour les Avá-Canoeiro et par le biais de la langue Avá-Canoeiro que j’ai acquis plus de crédibilité pour les accompagner en milieu hospitalier. J’ai réussi à comprendre quels étaient leurs rapports avec les autres personnes, quels allaient être leurs rapports avec les médecins, les aides-soignants, les infirmiers, comment s’effectuerait ce passage entre un système de santé/maladie qui leur est propre vers un système que j’appellerais bio-médical, et quelle pourrait être ma contribution, dans cette fonction de traducteur de deux mondes touchant à la santé et à la maladie extrêmement différents.
Ce fut donc grâce à cette relation que j’ai eue avec eux, de cette relation entre eux plus un pajé, et moi plus un membre de la famille, et indirectement aussi moi plus un pajé que j’ai pu interagir avec eux et qu’a pu s’établir une relation saine, une bonne relation.
Je les ai donc accompagnés pour des traitements de pneumologie, de tuberculose pleurale, de cancers à différents stades, notamment un Tutawa, comme on l’a appelé après sa mort ; il est mort en 2017 ; je l’avais connu dès 2012 : nous échangions des idées, nous conversions, nous sortions pour des promenades ; nous étions tout le temps ensemble quand j’étais dans leur village ou quand, lui, venait dans d’autres lieux, à Goiânia, à Brasília : ce fut une relation très, très intéressante.
Là, dans ce cadre médico-hospitalier, j’ai pu appréhender plusieurs autres choses que je n’avais pas réussi à percevoir en terre indigène, à savoir comment s’exprimait cette question de la santé/maladie, ce qu’est être en bonne santé, ce qu’est être malade, quelles sont les causes possibles.
Et ce que je vais vous proposer maintenant, c’est un peu de ce que j’ai pu percevoir de mon interaction avec eux. Je ne prétends pas ici présenter leur système de santé/maladie dans son intégralité, d’autant plus que nous savons que, culturellement, la culture est actualisée à chaque génération et que les choses changent tout au long d’une génération, et qu’à tout moment, elles peuvent aussi changer, en fonction des expériences vécues.
Bon, une des choses qui a tout particulièrement retenu mon attention, ce fut l’importance accordée au froid et à la chaleur. Nous savons que cela est présent dans de nombreuses cultures humaines, cette importance donnée au froid et au chaud. Nous avons, par exemple, l’Ayurveda en Inde et beaucoup d’autres cultures en Europe où cette relation du froid et du chaud est importante, mais, chez les Avá-Canoeiro, j’ai trouvé quelque chose de très, très intéressant : pour eux, la chaleur est inhérente au corps humain et le froid, non. Cette différence est marquée linguistiquement dans la langue Avá-Canoeiro. A partir de là, si nous faisons un type d’activité qui augmente beaucoup la chaleur de notre corps, cela revient à être malade par excès de chaleur. Par exemple, si je vais travailler au champ toute la matinée, je vais devoir refroidir mon corps, par mesure thérapeutique pour équilibrer la quantité de chaleur dans mon corps : je vais, par exemple, aller prendre un bain à la rivière. Il est intéressant de noter que ce bain dans la rivière ne sert pas à se débarrasser des mauvaises odeurs, pour faire un parallèle avec notre bain, dans notre culture occidentale du Brésil. En l’occurrence, il s’agit davantage de réguler la température du corps.(12.26) D’un autre côté, le froid est dangereux. Celui qui cause le froid pour les Avá-Canoeiro, c’est le Tigamana, « l’esprit grand-père », le crocodile ; ce crocodile est une entité qui rentre dans le corps comme une sensation de froid ; le symptôme, la sensation de cet esprit, c’est le froid, mais un froid qui s’installe, qui ne se dissipe pas. Il cause, en plus du froid, une perte du mouvement, une paralysie. C’est différent, par exemple, d’une douleur musculaire qui a les symptômes du chaud et que l’on traite avec le froid. C’est différent d’une luxation qui, au toucher, reste enflée, ce qui est symptôme de chaleur et se traite avec le froid.
Ainsi donc, le froid qui peut venir du Tigamana, lui, requiert une thérapie par la chaleur, à l’aide de fumigations, de braises ou d’inhalations de fumées de pipe et, dans le cas du cancer, avec des formes alternatives pour expulser le Tigamana : c’est là que repose la grande attente des Avá-Canoeiro dans le traitement des Maila. De fait, les Maila disposent d’un hôpital grand et bien équipé : ils vont réussir à expulser le Tigamana de Tutawa. Ce ne fut pas le cas mais bien d’autres choses ont été rendues possibles : par exemple, une des thérapies qu’ils pratiquent est une thérapie par la chaleur, je veux parler de la radio-thérapie. La radio-thérapie n’est rien d’autre, en effet, qu’une exposition localisée à un type de rayons qui vont, d’une certaine manière, réchauffer l’intérieur de cette zone, permettant que les cellules cancéreuses ne croissent pas et que leur taille diminue. Ce qu’il ressentit comme symptôme, ce fut une brûlure. Ces rayons devaient passer dans la région de la gorge : l’action des rayons sur sa gorge lui fit l’effet d’une brûlure. Il avait ainsi l’assurance qu’il s’agissait d’une thérapie en cohérence avec son système à lui, dès lors que c’était le Tigamana qui était à l’origine de tout ce qu’il ressentait. Le mot cancer n’avait aucun sens pour lui : il était impossible qu’il eût un sens puisqu’il venait d’un autre système de conception de la santé et de la maladie. Même dans notre propre monde scientifique, quand on parle de cancer, on ne sait pas bien au juste ce que c’est. On dit qu’il y aurait plus de cent types de causes différentes, dérivées, très probablement, de la reproduction des cellules qui, au bout d’un certain temps, vont se reproduire avec un type de défaut : ces cellules qui ont une certaine forme acquièrent une autonomie à l’intérieur de notre organisme, se mettent à croître, à se développer et à se répandre à d’autres organes au point que cette tumeur qui se répand est appelée tumeur maligne.
Tutawa en arriva au stade ultime de son cancer et n’y survécut pas. Mais ma fonction, pendant tout ce temps-là, fut de tenter de faire le passage entre son système de santé/maladie à lui et celui, bio-médical, de l’hôpital. Cela a été nécessaire parce que l’apprentissage de la différence de conceptions n’aurait pas se faire en temps. Lui était déjà très affaibli par sa maladie et ce dont il avait besoin à ce moment-là, c’était de réconfort, à savoir n’être pas complètement coupé de sa culture ni de sa langue dans ce milieu étrange et anxiogène, plein de Maila qui le mettaient mal à l’aise puisqu’ils lui rappelaient le massacre passé.
En lien avec ce que je viens de dire et avec cette conception de la santé/maladie en relation avec le froid et le chaud dont je viens d’examiner quelques points, j’aimerais souligner quelques autres éléments qui, sur ce même thème et touchant les Avá-Canoeiro, me semblent très intéressants.
Nous avons dit que le froid était ce symptôme qui indiquait la présence du Tigamana à l’intérieur du corps. Ainsi, quand, par exemple, Tutawa était dans une infirmerie, dans l’attente d’une place pour une chambre – il était là dans une salle d’attente –- et cette infirmerie avec plus de dix personnes était un lieu doté d’un air conditionné très fort, eh bien, quelle était la conséquence de cette situation pour lui ? Lui donner le sentiment qu’il allait mourir d’une minute à l’autre : pour lui, cet air conditionné très fort ne venait pas d’une machine, il venait du Tigamana et comme le Tigamana était plus fort à l’intérieur de lui, la conséquence c’est qu’il allait mourir. Voilà un argument culturel que j’ai dû avancer auprès du personnel du secrétariat de l’hôpital pour obtenir qu’il soit transféré immédiatement dans une chambre, avant toutes les autres personnes qui étaient là en salle d’attente. Une donnée importante à cet égard, c’est que le SUS (Sistema Único de Saude, Système Unique de Santé) traite les indigènes sur un principe d’équité et prend en considération le fait que ce sont des peuples minoritaires, avec un degré de vulnérabilité important, différent de la population brésilienne classique, si je puis m’exprimer ainsi.
Autre point extrêmement important : le concept de chaud et de froid s’applique aussi à ce que l’on consomme. Il y a des choses que l’on va réchauffer pour les consommer et cela fait partie du traitement et d’autres que l’on consommera froides et cela fait aussi partie du traitement. Par exemple, l’eau. Ils ont un contact avec l’eau de la rivière tout au long de leur vie : c’est une eau courante, une eau plutôt fraîche. Il est souvent arrivé que, quand Tutawa était à l’hôpital et que je n’étais pas là, on m’informe, à mon retour, qu’il n’avait pas bu d’eau. C’était très inquiétant car il prenait de nombreux médicaments et s’il ne parvenait pas à s’hydrater, cela allait affecter ses reins, son foie, ses intestins, son estomac ; c’était une situation extrêmement délicate qu’on ne pouvait laisser se dégrader. Or je me suis aperçu qu’il y avait de l’eau qui restait, mais qui restait à température ambiante, laquelle, en milieu hospitalier, dans les chambres, n’est pas une température fraîche mais plutôt tiède. C’était donc une eau qu’il ne consommait pas parce qu’elle n’était pas bonne, qu’elle était mauvaise, qu’elle n’allait pas avoir de bons effets pour lui.
Alors, ce que je fis, ce fut soit d’aller chercher de l’eau glacée d’un distributeur qui se trouvait à proximité, soit de demander, après en avoir parlé avec le nutritionniste, qu’au moment des repas, on lui apporte de l’eau glacée avec des glaçons, et cela, tant que durerait son hospitalisation. Ce genre d’attention à sa propre conception de la santé et de la maladie dans ce contexte hospitalier fut extrêmement importante, pour justement lui apporter ce minimum de réconfort dont il avait besoin pour soigner la maladie qu’il avait, que ce soit la maladie que les médecins disaient qu’il avait, soit la maladie qu’il considérait, lui, avoir. Ainsi, ces points sont très, très importants.
Je passe maintenant, pour notre réflexion, à une considération sur les peuples amazoniens dans le contexte du COVID. On sait que la COVID-19 est une maladie qui a pour symptômes la fièvre, la perte de goût et qui peut causer des diarrhées, en pensant ici au cadre initial classique du début de l’année 2020. Et un des symptômes de la fièvre est le froid à tel point que le mot pour dire froid en Avá-Canoeiro est le même mot que pour dire la fièvre. Le symptôme y est reconnu.
J’ai eu l’occasion de travailler pour la Coordination des peuples indigènes de l’Amazonie brésilienne[2] à Cuiaba au début de 2021. Ce fut une expérience très intéressante, une mission d’appui et de soutien à la traduction de documents sur la COVID-19, les mesures de prévention et de traitement de la COVID-19, sur la santé mentale dans le contexte d’isolement imposé par la pandémie et aussi sur les violences domestiques pendant la pandémie. Ce fut une expérience très importante, car l’enjeu était, si je puis dire, d’orienter la traduction de ces matériaux de manière sensible, tant au plan linguistique – les différences linguistiques de chacune des langues indigènes avec le portugais quand il s’agit d’exprimer des concepts ayant trait à la santé et à la maladie – et tout aussi bien du point de vue culturel s’agissant des propres concepts relatifs à la santé et à la maladie.
Mon rôle, en l’occurrence, n’était pas de faire la traduction mais de superviser la traduction que les indigènes allaient faire dans leur propre langue en vue d’une diffusion auprès de leurs propres communautés. Ce fut un travail passionnant et exigeant. Le principal défi fut d’essayer de traduire et de concevoir une version de ces documents qui puisse transmettre une information accessible sur les produits que l’on utilise pour le nettoyage. De fait, le concept d’hygiène, d’hygiénisme n’est pas un concept universel ; pas plus que la conception du sale et de la saleté n’est universel ; l’importance de se laver les mains, pourquoi se laverait-on les mains ? La notion même de microbe est quelque chose qui, dans notre propre tradition scientifique, ne sera rendu possible, tangible qu’avec l’apparition du microscope : c’est quelque chose qui a à peine trois cents, deux cent cinquante ans, rien de plus que cela. Ainsi pouvoir identifier ces maladies et leurs causes, c’est aussi pour nous quelque chose de très récent.
Pour eux, il s’agissait d’appliquer au traitement du COVID-19 des pratiques sur lesquelles ils travaillaient déjà – tous pratiquent, par exemple, l’usage de bains, de tisanes, de rituels que le pajé accomplit dans les maisons ou sur les personnes – et en même temps, en parallèle, il fallait insister sur l’importance de s’isoler, de porter un masque, de ne pas aller à la ville, ou bien, en cas de nécessité, qu’une seule personne y aille et pas plus, d’observer tous les symptômes de la COVID et de placer en isolement toute personne qui les présenterait, mesure essentielle pour éviter la diffusion de la maladie. Il était des plus important de diffuser ces informations : nous savons que dans ces zones les plus reculées du Brésil, je pense notamment aux villages indigènes de l’Amazonie brésilienne, l’information, à cause des distances, a du mal à parvenir.
Le fait que les indigènes eux-mêmes aient diffusé l’information auprès de leur propre communauté fut quelque chose d’inédit, de fondamental, les indigènes assurant la communication de ces informations pour leur communauté. Ce fut un travail passionnant qui se déroula sur deux mois et demi. En collaboration avec eux, j’ai pu aider à penser comment conceptualiser ces instruments, ces outils, cette documentation si éloignée de leur univers, comment expliquer ce qu’est un masque, ce qu’est un alcool, l’alcool en gel ; il y a déjà des communautés qui utilisent le mot alcool pour se référer aux boissons alcoolisées. Ainsi, si on utilise, par exemple, le même mot, il se pourrait qu’ils veuillent boire l’alcool à 70 degrés, ce qui est impossible et leur ferait du mal. Ainsi, toutes ces nuances sont extrêmement importantes et doivent être prises en considération.
Concluons cette présentation, en réitérant l’importance d’un traitement différencié et spécifique des communautés indigènes. Différencié par rapport au traitement encadré et classique que l’on observe pour la population brésilienne en général ; différencié donc pour les peuples indigènes. Mais aussi spécifique à chaque ethnie : au Brésil existent plus de 300 ethnies – il est fondamental, quand on réfléchit au fonctionnement de notre système de santé, de s’efforcer à saisir ces différences et à comprendre leur validité. Cela doit être pris en considération et intégré au traitement qu’ils vont recevoir. Cela est prévu dans la Constitution mais l’inscription dans la loi ne garantit pas que cela soit mis à exécution.
Il est important que des personnes, indigènes ou non, connaissent ces différences culturelles relatives à la santé et à la maladie, ces questions linguistiques dans l’expression de la santé et de la maladie, pour qu’il y ait un minimum de dialogue venant soutenir leur droit à vivre. Car c’est bien de droit à la vie dont nous parlons, surtout s’agissant d’une pandémie à laquelle, dès la première vague, la majorité des anciens n’ont pas résisté. En effet, il nous a fallu trois mois pour penser la planification stratégique de lutte contre la COVID, tout cela par négligence. Le prix payé par les peuples indigènes a été spécialement élevé : ceux qui conservent la culture et la langue dans leur version la plus authentique, ce sont les anciens, ce sont les chefs – mais ce sont eux qui ont disparu quand la pandémie a touché le Brésil. Coupable négligence.
Je voulais exposer ces éléments de réflexion et vous remercier de l’occasion qui m’a été donnée de le faire – et je reste disposé à vous apporter tout éclaircissement que vous jugeriez nécessaire.
Appendices
Note biographique
Ariel Pheula
Docteur en linguistique à l’Université de Brasília, en 2017 il a également étudié à l’Université de Michigan (PDSE/CAPES), sous la direction de la professeur Sarah G. Thomason. Il a mené des recherches sur la langue Avá-Canoeiro, appartenant à la famille Tupi-Guarani et pratiquée dans des régions de Goiás et de Tocantins, dans le Centre-ouest et dans le Nord du Brésil, respectivement. Sa thèse s’intitule « Contributions pour la Connaissance de l’Histoire de la Langue et de la Culture Avá-Canoeiro »
Notes
-
[1]
Garcia (2015), Sobre o poder da criação: parentesco e outras relações Awá-Guajá.
-
[2]
La COIAB
Bibliographie
- Garcia, Uirá. 2015. « SOBRE O PODER DA CRIAÇÃO: PARENTESCO E OUTRAS RELAÇÕES AWÁ-GUAJÁ ». Mana 21 (avril):91‑122. https://doi.org/10.1590/0104-93132015v21n1p091.