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« Virtuellement dans tous les secteurs du monde des affaires, il y a une demande accrue de logiciels nouveaux ou mises à jour qui améliorent la productivité du travail ou l’expérience du consommateur » (Cisco 2020).[1]

Figure 1

Photo : João Victor R. Burton (carquejo.fotografia), 2018.

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Le numérique consomme aujourd’hui autour de 5 % de l’énergie mondiale, contribue aux émissions globales de gaz à effet de serre à hauteur de 3,5 %, au rythme infernal de +6 %/an (Shift Project 2021). Cette consommation a doublé depuis 2007, ainsi que ses émissions. Aucun autre secteur n’a connu une croissance d’une telle intensité. Une étude issue de l’industrie des semi-conducteurs estime qu’au rythme actuel de la croissance de la puissance de calcul – du fait du ralentissement progressif des gains en efficacité énergétique, de la venue de la « barrière de Landauer » (1961) (dépense minimale d’énergie pour produire une « information », c’est-à-dire un changement d’état électronique) ainsi que d’autres facteurs – le numérique pourrait consommer avant 2070 l’équivalent de la totalité de l’énergie mondiale appelée en 2010. Les perspectives sont donc plutôt catastrophiques. Et encore n’évoquons-nous là que les consommations directes, car le numérique facilite aussi la croissance économique, dans les autres secteurs (Lange, Pohl, et Santarius 2020). En dépit de ces tendances connues de longue date, le sujet n’est devenu un problème public (Gusfield 2009) que depuis deux ou trois ans, suscitant une subite production de textes : Conseil National du Numérique français (CNN), Autorité de régulation des communications électroniques et des Postes (ARCEP), Sénat, Baromètre du numérique. Lors d’un « Tribunal des Générations Futures », conférence spectacle organisée à Institut-Mines Télécom Business School (2019) trois des cinq étudiants composant un jury tiré au sort ont jugé que le numérique était plus une menace qu’une solution, au regard de l’écologie.

Quelle méthode peut-on utiliser pour saisir la critique écologique du numérique ? Le cadre théorique sera emprunté au politologue James C. Scott, dont deux concepts sont centraux : les schèmes étatiques sont les catégories générales grâce auxquelles l’action est construite sous le point de vue de l’État (Scott 1998). Ils se donnent dans les déclarations publiques, dans la langue nationale, mais aussi dans les statistiques et rapports officiels, dans la mesure où « la statistique est, comme le montre l’étymologie, associée à la construction de l’État, à son unification, à son administration » (Desrosières 2000). Les rapports du Crédoc construisent ainsi un récit étatique, dans lequel nous voyons par exemple l’ADSL arriver, le micro-ordinateur se diffuser, l’Internet émerger, le smartphone s’imposer, de manière différenciée suivant les catégories socio-professionnelles, même si le point de vue reste assez macroscopique. Le texte public désigne la structure par laquelle passe l’interaction communicationnelle entre dominants et dominés (Scott 2008), imposant le respect d’un ordre. La force peut ponctuellement s’ajouter mais le but est d’abord d’en faire l’économie. Le texte définit une structure d’attente et de responsabilités. Il est fait pour impressionner, euphémiser et « dissimuler le linge sale du pouvoir ». Les dominés ne le contestent pas toujours de manière ouverte, ou s’ils le font, c’est sans forcément réussir à opposer un texte alternatif cohérent ; ils utilisent les interstices pour déployer des formes de résistance à basse intensité. C’est de ce concept de texte public que Michelle Dobré (2002) tire son concept de « résistance ordinaire », dans ses analyses de la consommation engagée. Une résistance qui peut venir de divers acteurs : ONG, entreprises, consommateurs ou institutions étatiques (telles que l’ADEME, l’Agence de la transition écologique, qui souligne la consommation croissante du numérique). À la manière de la lecture simondienne ou stieglérienne de la technique, la configuration de celle-ci rétroagit sur les schèmes étatiques. Ainsi, « le numérique » ou « les technologies de l’information » ne désignent pas la même configuration concrète, suivant les moments de l’histoire.

Selon ce cadre théorique, et sur le modèle de nos travaux interdisciplinaires antérieurs (Flipo et al. 2007, 2009, 2012), nous retraçons ici la genèse de la critique écologique du numérique, au travers du jeu de quatre acteurs principaux, qui agissent au moyen de ces schèmes étatiques : les autorités publiques, les entreprises, les ONG et « acteurs-charnière » organisés, et enfin les consommateurs, ces derniers étant beaucoup plus diffus, et moins organisés. Ces analyses sont tirées de l’étude réalisée il y a deux ans, avec quelques mises à jour (Flipo 2020). Le niveau d’analyse sera principalement français, sur fond d’Union Européenne et de mondialisation, c’est-à-dire de transnationalisation des chaînes de valeur et de diffusion d’un modèle de société : le développement à base de croissance. Nous proposons le concept « d’acteur-charnière » pour désigner des acteurs qui ont un faible poids économique ou politique (donc pas de position de pouvoir évidente), mais qui peuvent utiliser l’effet de levier de la mise à l’agenda publique pour provoquer l’évolution d’acteurs qui peuvent être beaucoup plus importants qu’eux, sur les deux critères de pouvoir évoqués, selon le concept de James C. Scott cité plus haut. Les ONG influencent la structure des choix des individus, dont le contrôle est si précieux pour les autres acteurs, pour avoir prise sur les masses.

À partir de là, trois moments peuvent être distingués dans la configuration du numérique. Le premier est celui des prototypes volumineux et onéreux, confinés à des applications spécialisées telles que la défense, la recherche académique ou le calcul (notamment la comptabilité) dans les grandes entreprises. Le second recouvre la diffusion de dispositifs électroniques dans l’ensemble de la société, sous une forme souvent ludique : ce sont les consoles de jeux des années 1980. Le troisième démarre dans les années 1970, mais ne se manifeste dans toute sa vigueur que dans les années 1990 : c’est le déploiement des « autoroutes de l’information », avec deux conséquences. La première est la reconfiguration de l’espace communicationnel, public et privé, dont la forme la plus visible est l’écran grand public (smartphones, PC portable, écrans de toutes sortes présents dans l’espace public). Elle est souvent comparée à la « révolution Gutenberg » (Eisenstein 2003). La seconde conséquence est la reconfiguration mondiale des chaînes de valeur, qui repose de plus en plus sur la commande numérique. Wiener (1949, 2014) avait déjà identifié ces deux fonctions centrales de la machine numérique : communiquer et commander. La commande numérique s’étend jusqu’au smartphone, par lequel chacun peut commander une pizza, un taxi ou l’exécution d’une action quelconque. Du reste, Internet, dans son concept, résulte de l’application à l’information du modèle de la logistique, d’où la commutation « par paquets » (Kleinrock 1961). La mise en question écologique arrive tardivement, au moment de la massification.

Les autorités publiques entre organisation de la numérisation et croissance verte

Les politiques publiques sont marquées par un affrontement de longue date entre des positions de soutien aux industries de l’information (ainsi les rapports Kahn-Wiener (1968) ou Théry (1994)), et d’autres pour qui le secteur ne mérite pas tant d’investissement, économique ou politique – tel Robert Solow (1987) soulignant le manque de retour sur investissement de l’informatique – ou bien un investissement différent, comme le préconise le rapport de Jean-François Lyotard (1979). Ces positions s’inscrivent dans des traditions intellectuelles plus anciennes : saint-simonisme, socialisme, capitalisme, libéralisme (Mattelart 2001 ; 2002). Les industries elles-mêmes sont à la fois l’agent et le résultat de ces transformations controversées, dont les finalités sont tâtonnantes, en pratique, même si les grands objectifs demeurent inchangés. Audiovisuel, télécom et informatique sont des secteurs considérés comme distincts, pour l’ART, l’Autorité de Régulations des Télécommunications (1997). Ils désignent respectivement le domaine des ondes radio, celui des lignes de cuivre et un ensemble de machines isolées les unes des autres. Internet, né dans les années 1960 (Breton 1990 ; Turner 2012), n’est qu’un usage « émergent », mais « à encourager » (ART). Dans le rapport Théry (1994) la fibre optique fait déjà rêver, par son potentiel de débit ; les visites virtuelles (abbaye de Cluny) ou la réservation en ligne sont déjà mentionnées comme des « exemples » d’usages perçus à la fois comme inévitables dans un avenir proche et à encourager. Le phénomène est décrit comme « incontournable », « inexorable », l’émergence du multimédia est « irrésistible » ; l’évolution du téléphone vers le visiophone est « naturelle ». Des « places de marché professionnelles électroniques » verront le jour, ce qui impliquera également une « bataille mondiale pour la valeur ajoutée », pour laquelle la France et l’Europe « ont de sérieuses chances ». Le numérique est perçu comme complémentaire des autres médias, et non en substitution. Gérard Théry en attend « la fin de la pénurie d’information » et des gains de productivité sans précédent. La libéralisation n’est pas à craindre. Les politiques antitrust donneront naissance à de nouveaux conglomérats, ou renforceront les anciens : ainsi BT Group conserve 90 % de parts de marché sur son territoire d’origine, tout comme Nippon Telegraph and Telephone. L’ART (1997) comprend en effet « l’ouverture à la concurrence » en cours comme une internationalisation, c’est-à-dire une européanisation de la régulation, visant à faire naître des champions européens, susceptibles de tenir tête à l’industrie qui se développe aux États-Unis suite au démantèlement d’AT&T Corporation. La concurrence sert à l’équipement rapide des territoires (« compétitivité »). Liberté est laissée aux acteurs décentralisés d’accomplir une mission bien déterminée : augmenter la connectivité, à des coûts de production abaissés. L’ART a pour mission de s’assurer que ces buts ne sont pas perdus en route. Elle dit vouloir consulter régulièrement les consommateurs sur les résultats de sa politique, toutefois sans en préciser les modalités.

Le rapport Nora-Minc (1978) soulignait déjà le rôle de l’État dans la construction de la demande, afin d’offrir des débouchés aux entreprises nationales. L’ART avalise les méthodes utilisées par les entreprises pour construire les usages : non pas la formation d’un choix conscient et éclairé sur les implications collectives et de long terme, mais des offres promotionnelles qui totalisent entre 70 et 90 % des ventes. L’agence est alignée avec les perceptions dominantes de l’époque : l’ordinateur doit se diffuser ; il sera le point de passage de l’Internet, qui le rendra multimédia. En 2005, l’Autorité de Régulation des Communications Électroniques, des Postes et de la distribution de la presse (ARCEP) succède à l’Autorité de Régulations des Télécommunications (ART). La méthode diffère, mais les objectifs sont sensiblement identiques : plus de connectivité, plus de vitesse, une lutte contre la fracture numérique qui se confond avec l’extension des marchés à tous les citoyens. En 1995, le G7 annonce l’émergence d’une société de l’information globale, alors que l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) remplace le GATT (l’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce). Un multilatéralisme éclaté et contradictoire bat son plein : ce que signent les États au sommet de Rio en 1992 (Conventions climat et biodiversité) est peu compatible avec ce qui est encouragé par l’OMC. Le Sommet de Johannesburg sur le développement durable ne mentionne quasiment pas le numérique, tandis que les deux Sommets Mondiaux sur la Société de l’Information ne s’intéressent à l’écologie que de manière anecdotique (systèmes d’alerte ou d’information sur l’environnement). Le Sommet de Lisbonne, en l’an 2000, installe le mot d’ordre de « société de la connaissance », au sens large que Fritz Machlup (1971) donnait à ce terme (recherche, enseignement, médias, etc.). L’effondrement de la « bulle Internet » le 20 mars 2001 marque la fin d’un pari sur des « portails » généralistes alimentés par les industries existantes de l’audiovisuel, dont la fusion AOL-TimeWarner était le symbole le plus voyant. AOL dépose le bilan en 2015.

La critique écologique du numérique s’inscrit dans l’agenda des politiques publiques à partir des années 1990, donnant naissance à trois grandes directives européennes qui cherchent à en limiter les implications néfastes : l’EuP (conception des produits), la DEEE (déchets électroniques) et la RoHS (substances dangereuses). Elles débouchent conceptuellement sur l’institution d’un « marché unique vert » (Direction Générale de l’Environnement 2013), dont le Green New Deal s’inspire.

La directive EuP (Energy using Products - 2005/32/EC), devenue Ecodesign (2009/125/EC) adopte deux grandes stratégies : imposer des limites maximales de consommation d’énergie des produits, et normaliser les meilleures pratiques. L’effet le plus spectaculaire s’est produit dans le domaine de l’électroménager, avec l’étiquette-énergie : en quelques années, les pires produits (classés D, E ou F) ont cédé la place à d’autres produits plus efficaces (A, A+, A++), générant une baisse des consommations de l’ordre de 19 % de l’électricité (Ecofys 2014), avec une économie de 100 milliards d’euros à la clé. L’Europe estime pouvoir économiser le double, en guidant les investissements et les actes d’achat vers les produits « verts » et européens, faisant donc ainsi d’une pierre deux coups.

La directive DEEE instaure une Responsabilité élargie du producteur (REP) qui oblige le « metteur sur le marché » (le fabricant) à éliminer son produit dans les règles ; dans ce but il peut le faire lui-même ou mettre en place des éco-organismes qui structurent les filières de récupération et d’élimination, tel que Recyclum pour les lampes. Ce schème étatique (Scott 1998) a des effets organisationnels majeurs, puisqu’il est généralisé en Europe pour toute sortes de produits (véhicules, batteries, etc.). Il est même considéré comme sans réelle alternative. Il permet « d’internaliser les externalités » et d’organiser une concurrence entre entreprises vers des produits « plus verts ». Celui qui traitera au coût le plus bas l’emportera. Mais le dispositif fonctionne mal, pour des raisons que nous avions déjà pointées (Flipo, Boutet, et Deltour 2006), et qui sont aujourd’hui corroborées par l’International Resources Panel (2013). Le conflit entre l’intérêt des entreprises (baisser les coûts) et la mission des éco-organismes (traiter au mieux, qualitativement, et donc au plus cher) est patent. Le consommateur est dubitatif face aux promesses « vertes », venant de la part des entreprises dont l’intérêt en ce domaine est jugé peu fiable. Seuls 13 % des Européens ont pleinement confiance dans le fait que les produits « verts » causent effectivement moins de dommages que les autres (European Commission 2013, 62). Le « mieux » qualitatif sur le plan écologique est difficile à vérifier. Il s’objective moins dans le jugement d’un consommateur, libre d’acheter ou non, que dans des effets diffus sur l’environnement. Le fait que les solutions illégales d’élimination des déchets réduisent le coût d’élimination de l’ordre de 70 % (Magalini et Huisman 2018) crée une incitation économique forte, en sens contraire de celui qui est attendu. De fait, seuls 35 % des déchets arrivent dans les registres, les autres 65 % étant recyclés de manière non-conforme, non-triés ou exportés (Mihai et al. 2019), contrevenant à la Convention de Bâle qui interdit l’exportation de déchets toxiques. Même en Europe, là où la législation est la plus stricte, le téléphone portable n’est recyclé de manière convenable qu’à 10 ou 15 % (Comité Economique et Social Européen 2019). Le déchet est fortement marqué par le statut social (Lhuilier et Cochin 1999), la qualité de l’objet possédé indiquant une appartenance de classe. Les produits neufs achetés par les classes supérieures sont récupérés usés par les classes populaires qui, à défaut, achètent des copies bon marché. L’observation vaut à l’échelle mondiale. 500 containers partent des États-Unis chaque mois vers Lagos (Mihai et al. 2019) où les traitements par les classes défavorisées sont peu écologiques, même si les directives RoHS et RoHS2 ont réduit ou interdit les éléments les plus toxiques. Les pays en développement ne se laissent pas toujours faire : la Chine a mis en place des mesures luttant contre l’entrée de déchets (règlement National sword), ce qui a poussé la majorité des détenteurs de ces déchets à s’orienter vers les opérateurs français compétents pour ce traitement, saturant ainsi la capacité de certaines unités de tri (ADEME 2019b).

Allonger la durée de vie ou réemployer les objets numériques n’est pas une simple affaire, comme en témoigne la diversité des causes de l’obsolescence (Légifrance 2015b,art.99) : réparation impossible, faute de pièces détachées ou de service après-vente inaccessible ; incompatibilité de l’objet avec le système technique dans lequel il s’insère ; obsolescence esthétique (« ringardisation ») ; usure ; produit devenu non-conforme d’un point de vue réglementaire (ADEME 2012) ; réseau insuffisant de réemployeurs ; frontière floue entre déchet et produit réutilisé ou réutilisable, générant des difficultés juridiques ; concurrence avec les produits neufs bas de gamme (ADEME 2017) ; coût de la réparation, etc. Cette diversité de raisons ici énumérées rend presque superflu le fait de vouloir « programmer » l’obsolescence, au sens, condamné par la loi, de « réduction délibérée de la durée de vie d’un produit pour en augmenter le taux de remplacement » (Légifrance 2015a). Pousser à un usage éphémère par l’une des nombreuses raisons légales suffit déjà amplement. C’est le rôle des promotions et autres subventions croisées, du jeu sur la distinction sociale, bref, des techniques ordinaires de vente dont l’ART ou l’ARCEP reconnaissent entièrement l’efficacité. Parler « d’économie circulaire » ou « d’écoconception » recouvre en outre des réalités très diverses, suivant qu’il s’agit de recyclage matière, d’allongement de la durée de vie, etc. La directive DEEE ne distingue même pas le réemploi du recyclage matière. La Feuille de route française sur l’économie circulaire (2018) est également orientée vers le recyclage matière, même si un strapontin est réservé au réemploi.

L’intégration de la dimension écologique conduit à des solutions orientées principalement vers l’efficacité, et non la sobriété, à de rares exceptions près. L’efficacité désigne un moindre usage de matière et d’énergie, pour assurer la disponibilité d’un fonctionnement, et donc la pérennité d’un usage. Quant à la sobriété, elle mettrait en cause l’usage. Le débat continue donc d’être structuré suivant les catégories que nous avions relevées autour de 2010 : d’un côté le « green IT » (numérique « vert », c’est-à-dire « plus vert » que ce que le numérique aurait pu être (Flipo et al. 2009)) et de l’autre le « IT for green » (numérique pour l’environnement). Ainsi, pour le Conseil National du Numérique, « le numérique sobre […] c’est d’abord celui qui réduit la propre empreinte environnementale de sa conception – des infrastructures, des produits et des services – jusqu’à sa fin de vie » (2020) ; c’est aussi le numérique au service de la transition écologique et sociale, ce qui passe notamment par l’agriculture connectée. Le Green New Deal s’appuie également sur ces deux piliers, qui excluent donc la sobriété.

Des entreprises largement en phase avec les autorités publiques

Si le numérique est facile à identifier à ses débuts, une difficulté importante émerge au cours de la dernière des trois périodes évoquées en Introduction, du point de vue des schèmes étatiques. Elle réside dans l’identification du « secteur numérique ». D’abord limité aux seuls ordinateurs, les machines numériques envahissent bientôt tous les secteurs de l’activité. Une voiture autonome, est-ce une automobile ou un service numérique ? L’inadéquation des catégories statistiques à l’endroit du numérique est l’une des réponses au « paradoxe de Solow[2] » dans le débat. C’est l’une des raisons qui a poussé à la révision de la Nomenclature des Activités Françaises (NAF), en 2008. En ce qui concerne le numérique, la NAF propose aujourd’hui en France les catégories suivantes : les fabricants (composants électroniques, équipements de télécommunication, ordinateurs, supports magnétiques et optiques), le commerce (de gros ou de détail), les services TIC (programmation, réparation de produits électroniques, télécommunications). Le secteur représente 111 000 entreprises (694 000 salariés), 90 % dans les services. Le syndicat Syntec, qui regroupe une large partie des acteurs, offre un point de vue très différent. Il voit quatre catégories d’acteurs : les Entreprises de Service du Numérique (ESN), les sociétés de conseil en technologies, les éditeurs de logiciel, les acteurs du web. Les ESN regroupent des entreprises de quasiment tous les secteurs (automobile, aviation, bâtiment, etc.), à la différence des « sociétés de service en ingénierie informatique » (SSII), dont la dénomination est désormais abandonnée. La diversité des membres du syndicat indique que les industries ont une représentation du numérique bien différente de celle que l’on peut trouver dans les chiffres clé du numérique 2018, où le « numérique » reste compris à la manière des SSII, comme synonyme de technologies de l’information et de la communication (TIC) : il regroupe des industries de l’aéronautique, de l’automobile, du ferroviaire ou encore de l’énergie. Le Syntec indique que le numérique est moins un secteur qu’une composante de toutes les branches économiques. Le 21 juin 2021, il laisse d’ailleurs la place à Numéum, qui ambitionne de représenter l’ensemble de « l’écosystème numérique » français, intégrant en son sein TECH IN France, ancienne Association française des éditeurs de logiciels et solutions Internet.

Quatre secteurs ou dimensions peuvent être considérés comme plus spécifiquement décisifs dans le numérique, puisque les autres utilisent leurs services : les télécommunications (acheminement de l’information), l’informatique (traitement de l’information), l’audiovisuel (dimension cognitive) et la logistique (commande). L’idée « d’Internet physique » du Canadien Benoit Montreuil (2014) rejoint ici cette observation de Pascal Lamy (2011), ancien directeur de l’OMC, suivant laquelle les deux innovations principales à la base de la mondialisation sont l’Internet et le conteneur. Ce secteur couvre aussi bien la logistique externe aux entreprises (fret, etc.) que la logistique interne (chaînes de montage), le tout formant ces « chaînes de valeur globales » évoquées par le rapport Théry. La logistique inclut l’automatique, qui incarne l’autre propriété de l’information mise en avant par Norbert Wiener (1949, 2014) : la commande. Cette fonction de commande représente probablement la moitié du poids de l’écosystème numérique, suivant les chiffres de la Fédération Française des Télécommunications ou de la CNUCED (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement) (2019), dans la mesure où nombre de grandes plateformes sont avant tout des outils logistiques (Amazon, Airbnb, Uber, Gorillas, etc.), qui orientent des flux de personnes et de matière. La répartition du chiffre d’affaires du secteur en 2019 indique donc qu’Internet n’est pas simplement un « nouveau canal » pour l’audiovisuel, comme le pensait le rapport Nora-Minc. Les contenus audiovisuels ne représentent que 250 milliards, à l’échelle globale, sur un total de 4 300. Les trois gros marchés, qui servent donc tout autant à commander qu’à communiquer, sont les terminaux (1 400 milliards), les télécoms (1 350) ou l’Internet (650 milliards, en très forte croissance) (Little et Télécoms 2019). Cette répartition en quatre secteurs correspond au jeu d’acteurs mis en scène et régulé tant par l’ARCEP que par l’État. Ce sont des filières qui disposent de leurs représentants.

La fameuse « ubiquité » numérique permet la commande et la coordination en « temps réel » (ou « juste-à-temps », en langage toyotiste) sur de vastes distances, y compris en ce qui concerne le numérique lui-même. Le territoire français n’abrite qu’une petite partie des opérations nécessaires pour produire ces outils : les services, les logiciels et les matériels (Xerfi 2019a). La France importe donc par exemple une grande partie du matériel qu’elle utilise : 20 millions de smartphones par an, 4,5 millions de téléviseurs, et 2 millions d’ordinateurs (dans l’ordre : HP, Lenovo, Asus, Dell). Ce marché est dominé par quelques géants étrangers, principalement étasuniens (Dell, Apple, HP, IBM) ou asiatiques (Samsung, Lenovo, Huawei, Acer, Asus) (Statista 2019). Cisco, HPE et Dell sont les trois plus gros équipementiers du Cloud, depuis la fusion de Dell avec EMC en septembre 2016 pour 67 milliards de dollars. La France est davantage présente sur le logiciel, et la diversité des activités indique ce que recouvre la « numérisation de l’économie » au sens de la CNUCED. Les leaders du logiciel sont Dassault Systèmes (deuxième éditeur de logiciels derrière l’allemand SAP), Criteo (publicité), Ubisoft (jeux), Sopra Steria (conception de SI dans divers domaines), Murex (trading et finance, calcul de risque), Cegid (gestion immobilière, RH et expertise-comptable), Cegedim (bases de données dans le domaine de la santé, fondée en 1969) et Infoprodigital (plateformes de prospection de clients, propriétaire notamment de L’Usine Nouvelle et de L’Usine Digitale). Le secteur est en forte croissance (10 %/an) et peine à recruter (Xerfi 2019b). Il est toutefois quatre fois moins important que celui des télécommunications. Ce dernier secteur n’a cessé d’investir massivement pour accélérer les débits, réduire le temps de latence ou faciliter les usages nomades grâce aux transmissions radio. Quatre grandes entreprises dominent le marché (Bouygues, Free, Orange, SFR) et le régulateur s’assure que tel soit bien le cas, afin d’assurer une dynamique et une créativité. La presse et l’audiovisuel représentent une portion congrue, du point de vue du chiffre d’affaires du numérique, mais essentielle dans la mesure où elle joue un grand rôle dans le contrôle du texte public (Scott 2008), et donc de la commande… des individus. Le secteur a été profondément transformé par la numérisation, à tous les niveaux, du cinéma à la presse en passant par l’Éducation nationale. Globalement, le pronostic d’Eric Fottorino (Le Monde 2010) suit celui de Nora-Minc : les supports sont plus complémentaires que substitutifs. J.-N. Jeanneney y voit l’opportunité d’une expérience enrichie (2015). Un grand changement réside toutefois dans le fait que le monomédia (« tout-numérique ») permet aux géants étasuniens du numérique d’avoir un accès direct aux foyers, rejouant en quelque sorte la bataille des portails qui n’en finit pas de se recomposer.

Face à la question des implications écologiques du numérique, l’industrie numérique réagit d’abord par le déni, à de rares exceptions près. En 2007, nous montrions combien les entreprises ont freiné la mise en place de la directive DEEE, estimant qu’elle nuirait à la compétitivité et posant diverses exigences (Flipo et al. 2007). Une étude ultérieure conforte ces résultats (Flipo et al. 2009). L’examen des documents produits par les entreprises montre qu’une mise à l’agenda public s’esquisse quand le consultant spécialisé Gartner (2007) calcule que le numérique représente alors 2 % des émissions globales de gaz à effet de serre, autant que l’aviation. La comparaison fait mouche, elle est reprise dans la presse spécialisée. À l’époque, divers engagements ont été pris, d’autant qu’au niveau hexagonal l’événement coïncide avec le Grenelle de l’Environnement au terme duquel divers secteurs industriels ont été rappelés à leurs devoirs écologiques (Flipo 2008). Très vite toutefois, le secteur contre-attaque et se présente avant tout comme un pourvoyeur de solutions. En effet, dès 2008 la Global e-Sustainability Initiative (GeSI), une coalition d’entreprises industrielles, publie un rapport qui reconnaissait que le numérique pollue, certes, mais que mettre l’accent sur cet aspect est très réducteur, dans la mesure où le numérique est aussi l’outil permettant de faire gagner jusqu’à 5 fois sa propre empreinte, en facilitant la transformation des autres secteurs (2008). La GeSI a réitéré et amplifié ses promesses (2015) : dans son rapport, elles s’élèvent à 10 fois le gain de sa propre empreinte. En 2020, 12 ans après le premier rapport de la GeSI, l’état des lieux est le suivant : le numérique n’a rien fait gagner du tout en termes de résultat net ; sur le plan écologique, il a plus facilité la croissance de la consommation qu’il ne l’a allégée (Lange, Pohl, et Santarius 2020). Le discours de la GeSI (2019) a d’ailleurs changé : il appelle à ce que le numérique se donne « des buts ». Cependant, la même année, le GSMA (association des industriels autour du mobile) persiste et signe, affirmant toujours que le numérique pourrait faire gagner jusqu’à 10 fois sa propre empreinte (2019). Quant au Green New Deal, il semble reprendre ces promesses sans même les vérifier (Flipo 2021).

L’industrie a cependant évolué dans son attitude, par rapport aux directives européennes. Ses représentants disent désormais les soutenir. Ils critiquent les engagements volontaires qu’ils défendaient au départ, au motif qu’ils ne sont pas fiables et qu’ils favorisent les comportements de passager clandestin, au détriment d’une vraie évolution du secteur. Il faut dire que ces réglementations ont fait école, sur les principaux marchés du numérique (Chine, États-Unis). Depuis que l’enjeu est devenu un problème public, de nombreuses entreprises se sont mises à afficher des objectifs ambitieux : Microsoft veut être neutre en carbone d’ici 2050, IBM dit recycler l’essentiel de ses serveurs, etc. Et les annonces sont parfois soucieuses de leur crédibilité, par exemple quand elles s’adjoignent la garantie de tierces-parties, tel le programme Science Based Targets, soutenu par Global Compact de l’ONU, le World Resources Institute et le WWF. Pour autant les chiffres sont souvent peu documentés, et peu séparés de la communication commerciale. Toutefois, dans les meetings organisés par l’industrie, les positions du GeSi inspirent désormais la méfiance, le sérieux a changé de côté. Ainsi cet événement, au cours duquel chacun a pu constater que le triomphalisme numérique n’était plus de mise. De nombreuses solutions mises en avant sont gagnantes sur le plan économique, telles que les économies d’énergie. La question demeure alors de savoir ce que deviendront les économies ainsi réalisées : en effet, si elles sont affectées ou « reversées » au profit de la croissance d’autres consommations, alors le bilan ne sera pas positif. Et c’est bien ce qu’il s’est passé, comme le montrent par exemple les chiffres globaux d’émissions de gaz à effet de serre, ou bien l’article de Lange et ses collègues (2020), qui nous explique que globalement, la consommation d’énergie augmente en raison des technologies de l’information et de la communication.

Pouvait-il en être autrement ? Toutes ces promesses comportent toutes la même déficience. Elles théorisent la possibilité d’usages « écologiques » mais ne théorisent pas les conditions sociales et économiques de leur institutionnalisation effective. Les rapports du GeSI excluent explicitement toute considération pour « l’effet rebond » (concept qui désigne le fait qu’un effort écologique soit plus que compensé par d’autres effets (Gossart 2015)), mais ils admettent dans le même temps que les promesses faites ne peuvent pas être tenues sans la mise en place d’un cadre contraignant du côté des consommateurs, ce qui revient à reporter la responsabilité sur les acteurs publics et sur les consommateurs. Or, dans le même temps, les membres du GeSI font tout leur possible pour qu’aucune réglementation n’entrave l’expansion illimitée des usages. Nous sommes donc devant un cas de greenwashing, au sens du Code de Communication de la Chambre de Commerce Internationale :

Allégation dans laquelle il est fait référence, de façon explicite ou implicite, à des aspects environnementaux ou écologiques relatifs à la production, à l’emballage, à la distribution, à l’utilisation/consommation ou à l’élimination des produits […] doit être conçue de manière à ne pas profiter abusivement de l’intérêt des consommateurs pour l’environnement ou exploiter leur éventuel manque de connaissance sur l’environnement.

(2018, chap. D,art.1)

Les entreprises mettent en avant des « cas d’usage » supposément vertueux, tout en poussant pour que d’autres usages adviennent. Cette attitude contradictoire n’est pas affrontée, alors qu’elle est à l’origine de cet « effet rebond » qu’elle impute ensuite aux autorités publiques, ou plus encore à un consommateur réputé libre de ses choix.

Des ONG ou « acteurs-charnières » mettant l’accent sur l’efficacité

On ne s’intéresse qu’aux ONG écologistes ici, par manque de puissance empirique de recherche. Elles sont déjà assez nombreuses, principalement Greenpeace, France Nature Environnement, le Bureau Européen de l’Environnement, ECOS et Ifixit. Nous examinons brièvement la position des syndicats de travailleurs. Pour faire bonne mesure toutefois, soulignons que le monde des ONG et des « acteurs-charnière » est très divers, une partie poussant au développement du numérique sans se soucier de leur contrepartie écologique (Tréguer 2019). Ce qui intéresse, c’est le potentiel de coopération hors-marché à grande échelle et les « communs numériques », dont Wikipédia est l’exemple le plus fréquent. La suppression des contraintes physiques est souvent mise en avant. Pourtant, le jugement est bien expéditif. Le sociologue Dominique Wolton (1997), qui joue un rôle central dans l’étude de la montée du numérique à la fin des années 1990, le décrivait comme transparent, léger, immatériel, soft, instantané, propre et sans nuisances, de là peut-être, disait-il, un lien avec l’écologie. Cet auteur dénombre pourtant 30 à 40 millions de PC connectés dans le monde, ce qui, à 500 W l’unité, fait déjà 15 à 20 tWh – soit presque 10 % de la consommation électrique française de l’époque[3]. Manuel Castells (1998) évoque un post-industrialisme caractérisé par l’information, sans aucune référence aux enjeux écologiques ou matériels du numérique. Des livres plus récents, tels que celui de Dominique Cardon (2019), ne font toujours aucun lien avec l’écologie. Et l’on pourrait multiplier les citations du même type par dizaines, dans les ouvrages les plus autorisés sur le sujet.

Greenpeace se saisit du numérique en 2005 par la campagne www.greenmyapple.com (site web désactivé), en détournant le slogan de la marque (« think different »), qui prend l’entreprise au mot et montre qu’Apple est une industrie aussi polluante que les autres. L’ONG met ensuite en place un classement des marques, suivant un ensemble de critères tirant approximativement dans le même sens que les directives européennes, en les durcissant petit à petit, d’année en année. Greenpeace ne s’appuie que sur des données publiques, avec l’argument que les promesses ne doivent pas être faites à Greenpeace, mais au public. L’organisation enquête également sur le devenir des déchets électroniques, créant l’événement. Greenpeace (2009, 7) appelle à passer à « l’électronique verte », affirmant « qu’il est possible de fabriquer des produits propres et durables, qui peuvent être mis à jour, recyclés ou mis au rebut de manière sûre, sans finir comme déchet dangereux dans le dos de quelqu’un ». L’organisation fait pression sur les directives européennes qui sont alors en révision : DEEE et RoHS. Elle scrute les produits dangereux, la consommation d’énergie, le cycle de vie, le plastique recyclé, ainsi que l’effort dans la production et la transparence des données, et constate une amélioration continue (Delsol 2008). Elle indique aussi le score du meilleur produit possible. Le classement s’étend par la suite aux entreprises de services numériques. Greenpeace (2012) attire également l’attention sur les centres de données, le cloud, avec une comparaison qui vise juste : le secteur du numérique, s’il était un pays, serait le troisième consommateur mondial d’électricité, derrière la Chine et les États-Unis.

France Nature Environnement a joué un rôle clé dans la transposition de la directive DEEE (Flipo et al. 2012). L’association se mobilise contre les écrans publicitaires numériques et sur la feuille de route du gouvernement sur l’économie circulaire – qu’elle juge très timide en matière de réemploi – le principal acquis étant la promesse d’un indice de réparabilité. FNE est membre d’une plateforme spécialisée sur la normalisation, ECOS (European Environmental Citizens Organisation for Standardisation). Cette ONG estime par exemple que les ordinateurs pourraient durer 10 ans au lieu de 5 (2020). Les pannes les plus fréquentes sont répertoriées ; dans l’ordre : l’écran, le clavier, la mémoire, la batterie, le chargeur, les ports de connexion, le châssis, l’interface tactile (pad); et l’électronique arrive dans les derniers. Le classement Ifixit sert de repère : HP arrive premier, Microsoft dernier. L’ONG réagit aussi au Plan d’Action Européen en matière d’économie circulaire : elle souligne que le secteur du numérique n’est pas assez ciblé. ECOS (2019) critique le référentiel de la directive EuP, au motif qu’il ne prend pas assez en compte les aspects de la matière, la réparabilité, ou l’évolutivité des produits. La documentation ECOS (2017) descend très loin dans les détails techniques de fonctionnement : types de LED à utiliser, nécessité de tester le PC avec son logiciel, niveau de résistance aux chocs, etc. L’ONG souligne l’importance de la surveillance des marchés : accessibilité et fiabilité de l’information, certitude du cadre légal, amendes, name and shame et compensation du consommateur en cas de non-conformité des produits (ECOS 2018).

FNE est également membre du Bureau Européen de l’Environnement, la plateforme commune des associations écologistes au niveau européen. Le BEE salue le Plan d’Action pour l’Économie Circulaire de l’Europe comme « la proposition la plus ambitieuse et détendue qui ait jamais été formulée pour réduire les impacts environnementaux et climatiques de nos produits et activités économiques » (2020), mais critique la volonté de concilier croissance économique et réduction de l’empreinte écologique, alors que rien de tel ne semble possible selon le rapport de l’année précédente (2019). Consultées sur le Green New Deal, les ONG européennes soutiennent plutôt le processus (2017), en dépit de difficultés mineures, même si la directive va principalement vers l’efficacité énergétique, l’économie de matière et le recyclage, et non vers la sobriété, ni le réemploi (Bundgaard, Remmen, et Zacho 2015). Le BEE demande une évaluation de l’efficacité des politiques publiques, une information claire et incontestable sur les produits, y compris dans la communication entre entreprises. L’ONG théorise une fonction push and pull (2018, 5) : bannir les mauvais produits, diffuser les nouveaux produits par les labels et l’achat public, avoir une influence mondiale. La coalition Cool Products (2014) a été construite dans ce but. Les Amis de la Terre (2012) en sont membres et se distinguent en attirant l’attention sur l’obsolescence programmée. L’ONG constate ce que nous avions signalé en 2009 : les distributeurs accusent les fabricants d’obsolescence accélérée et vice-versa. L’usage de subventions croisées, largement utilisées à ce moment-là, est pointé du doigt. La campagne de Bouygues Telecom est dénoncée : « Bouygues Telecom, le seul opérateur qui vous permet de changer de smartphone tous les ans ». Les logiciels sont mis en cause dans leur propension à réduire l’espérance de vie des objets. En 2018, l’association lance le Guide éco-citoyen de la réparation, qui note les grands distributeurs (Amazon, Carrefour, etc.) sous l’angle de la réparabilité de leurs produits électriques et électroniques. Amazon – qui exploite les travailleurs, encourage le gaspillage et la guerre des prix, tirant la qualité vers le bas – est pris pour cible (Les Amis de la Terre 2020). En 2020, l’association sort un rapport sur les dangers de l’agriculture « 4.0 », cette dernière essayant de se faire passer pour « verte ».

Les syndicats se positionnent peu sur l’écologie, encore moins sur l’écologie du numérique : nous n’avons rien trouvé à ce sujet. Sur le site de la CGT, l’environnement est une entrée secondaire. Le document général de cadrage au sujet du « développement humain durable » met en avant l’enjeu de la propriété publique et de la réindustrialisation sans plus de précision, là où les ONG écologistes alignent des pages de détails, jusque sur le type de lampe à utiliser dans les écrans. Le numérique, côté syndical, est envisagé sous l’angle social, dont l’institution centrale est le contrat de travail. Le motif premier de l’inquiétude, ce sont les « travailleurs du clic » ou les salariés « ubérisés », ramenés au « tâcheronnage » qui était en vigueur au XXe siècle ; ou encore le fait que les plateformes numériques, étant extraterritoriales, cherchent à échapper aux lois françaises. Les syndicats voient également la question écologique comme un moyen de culpabiliser le consommateur, c’est-à-dire le travailleur, notamment les plus démunis, à qui les efforts sont demandés, au motif qu’ils sont nombreux ; cela, alors que les modes de vie des plus riches ne sont pas questionnés. C’est un peu injuste pour les ONG écologistes, qui s’adressent aux fractions du public consommateur dont elles arrivent à attirer l’attention, pour le mobiliser plus que pour le stigmatiser.

Les ONG ont un rôle de mise à l’agenda de problèmes publics (Maxwell T. Boykoff et J. Timmons Roberts 2007). Elles ne sont pas seules : citons notamment le réseau « Green IT » (électronique verte) autour du site Greenit.fr en France, et d’autres organisations similaires à l’échelle européenne, ou encore de la Fondation Internet Nouvelle Génération (FING). L’écoconception est fortement mise en avant, ainsi ce livre blanc sur l’écoconception des services numériques qui donne des exemples spectaculaires, tels qu’un site web dont le poids a été divisé par 11 (AGIT 2017). L’utilité des objets analysés (dont une chaussette connectée) n’est pas questionnée, l’effet rebond n’est pas abordé, ni la question sociale. Implicitement, l’usager est un membre des classes moyennes et supérieures, qui correspond au profil des rédacteurs de ces études. C’est également le cas d’EcoInfo, un acteur ancré dans le monde académique mais avec la vocation de formuler des expertises. Arrivé récemment, mais au bon moment, et doté d’un fort pouvoir d’influence au sein des grands corps de l’État (Nocenti 2019), le Shift Project (2018) a joué un rôle central dans la mise à l’agenda de la thématique. Sa position est de « tirer parti de nos capacités d’analyse pour construire et utiliser un système numérique qui, en ramenant sa consommation de ressources matérielles et énergétiques à un niveau compatible avec les contraintes environnementales, préserve ses apports sociétaux essentiels ». Les mouvements et la littérature technocritique, tels que l’association Pièces et Main-d’Oeuvre ou le journal La Décroissance, en appellent plutôt à faire sans numérique. La limite principale du Shift Project réside en ce qu’il n’analyse pas vraiment la construction des usages. Il n’explique pas comment le numérique a pu « s’imposer » dans la vie quotidienne, comme le constate le Crédoc (2019), le centre de recherche sur les modes de vie.

Des consommateurs ventriloqués et dépossédés de leur capacité de décision

Les consommateurs sont un acteur très particulier : partout évoqué, il s’agit d’un acteur diffus et comme ventriloqué par tous les autres, qui parlent en son nom. Pour les autorités publiques, le consommateur et le citoyen sont l’origine et la destination dernière de toutes les politiques et directives, puisque nous sommes formellement en démocratie. Pour les entreprises, le consommateur est le citoyen libre et informé qui manifeste une « demande » à satisfaire, par de la nouveauté, des avancées technologiques, des prix bas et, de manière plus marginale, de l’écologie. Pour les « acteurs-charnière », le consommateur – qui est aussi le citoyen – n’est ni libre, ni informé. S’il l’était, alors ses choix seraient bien différents, puisque ce même consommateur se soucie d’écologie. La littérature scientifique sur la consommation prend acte de ces tensions sous la forme du value-action gap ou attitude-behaviour gap (Young et al. 2010) : l’écart entre les préférences ou valeurs affichées par les consommateurs, et leurs choix concrets. Autrement dit, si les sondages montrent que les consommateurs sont attachés à protéger la nature, leurs choix concrets indiquent plutôt le contraire. Cette littérature ignore assez largement la dimension sociale de la consommation, ou alors pour la réduire à des questions de préférences ou d’ostentation, dans une version très frustre des thèses de Veblen (1978). Elle sert d’appui au Green New Deal et au push and pull évoqué par le BEE et illustré par l’étiquette-énergie : informer les consommateurs pour les guider vers les produits « verts », faire évoluer le marché vers la décarbonisation et en faire un levier de transformation mondiale. Les nudges (littéralement « coup de pouce ») sont particulièrement valorisés dans cette approche (Thaler et Sunstein 2008; Singler 2015).

C’est pourtant passer sous silence la question de l’espace public ou de la structure normative des sociétés, notamment sous l’angle des classes sociales – soit, dans la version libérale, que le niveau de vie soit considéré comme reflétant le mérite (Audard 2009) ou que les inégalités servent à attiser la concurrence[4], soit, dans la version socialiste et marxiste, qu’elle reflète l’exploitation d’une large partie de la population par une minorité. Cette structure normative s’incarne dans les schèmes étatiques, donc le texte public au sens de Scott, et dans les contestations ou contournements dont ils font l’objet ; ce qui donne une dimension collective à la consommation, à de multiples égards, ne serait-ce que parce que les biens et services sont produits à grande échelle, ce qui suppose une certaine standardisation des pratiques. Ce sont les modes de vie, qui s’incarnent dans des marchés comportant des segments dédiés à des publics spécifiques, inventés avec le marketing au tournant des XIXe et XXe siècles pour rendre la demande plus prévisible (Cochoy 1999). Du fait des inégalités, la question de l’équité est centrale, en matière de verdissement des modes de vie, comme l’attestent en particulier les sondages de l’ADEME (2019a). Les sondés sont convaincus à 55 ou 60 % « qu’il faudra modifier de façon importante nos modes de vie pour empêcher l’accélération du changement climatique ». Et à la question « si des changements importants s’avèrent nécessaires dans nos modes de vie, à quelles conditions les accepteriez-vous ? », la réponse qui vient largement en tête est la répartition équitable des efforts (50 %), devant l’idée qu’ils restent modérés (12 %), que ces changements soient compensés par d’autres avantages (9 %), qu’ils soient décidés collectivement (« avoir son mot à dire », 14 %) ou enfin, une acceptation inconditionnelle (14 %). Ces attentes normatives sont évacuées de l’approche value-action gap, qui gomme ce « linge sale » du pouvoir évoqué par James C. Scott. Cette dimension est tout particulièrement absente des nudges, mis en avant par Eric Singler, dont aucun ne se montre à la hauteur des réductions d’empreinte écologique qui seraient nécessaires pour « sauver la planète », comme il le prétend. Le cabinet Carbone 4 a tenté d’objectiver ce fait, en matière de gaz à effet de serre : la marge de manœuvre accessible à l’échelle individuelle ne dépasse guère 25 % des réductions requises pour diviser par quatre les émissions (2019, 5). Le reste dépend de décisions collectives qui régulent le contexte d’action, notamment en ce qui concerne la configuration des infrastructures. À son tour, Carbone 4 n’indique pas les intérêts qui seraient contrariés, si les politiques s’attaquaient sérieusement à ce qui agence le contexte et génère les situations de lock-in, c’est-à-dire de contrainte sur les choix : ce seraient précisément ces intérêts industriels qui rendent le consommateur responsable de la situation.

Les changements à grande échelle étant dépendants de l’équité, l’approche suivant le « coup de pouce » ne débouche que sur des évolutions incrémentales de faible ampleur, souvent compensées par l’effet de structures inchangées ; ainsi, on baisse la température de la maison, mais celle-ci continue de grandir et de s’éloigner des centres qui permettraient de se passer de l’automobile. Avoir une maison plus petite, gagner moins d’argent… bref, ce qui fait la frugalité, la sobriété ou la « consommation durable forte » (Lazaric, Oltra, et GRECOD 2012) n’est pas de l’ordre des nudges, mais d’un changement dans les structures matérielles et normatives des sociétés industrialisées. Le Marché Unique Vert cherche également à se couler dans la structure sociale héritée, à quelques mesures redistributives près, sans la remettre en cause. En ne relevant pas ce fait, les ONG écologistes font ici preuve de l’aveuglement usuel qui est le leur, lié à leur spécialisation sectorielle ; de même, les syndicats peuvent délaisser l’écologie. Les ONG ne peuvent toutefois pas être confondues avec les tenants des nudges. Loin du « paternalisme libertaire », elles s’appuient sur une critique des stratégies des entreprises et des élites, accusées de trahir les intérêts de l’humanité ou de la planète (Ollitrault 2008) pour des motifs divers : corporatisme, profit à court terme, nationalisme, etc. Il reste que leur prise est relativement limitée, notamment sur l’évolution des modes de vie.

Les agences de régulation jouent-elles au moins au bénéfice des consommateurs ? L’ARCEP se définit comme « impartiale », ce qui renvoie au fait de ne prendre parti pour aucun des acteurs en présence (Rosanvallon 2008). C’est bien le cas, mais de manière limitée. L’agence évoque ses relations avec la Commission Nationale Informatique et Libertés (CNIL), l’Autorité de la concurrence, le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) et l’Agence nationale des fréquences (ANFR), mais nullement avec les consommateurs, les syndicats, ou les ONG. Autrement dit, si elle ne prend parti pour aucune des entreprises présentes, elle ne se soucie pas pour autant d’intégrer d’autre point de vue que celui de ces acteurs-là. Or, ils ont des intérêts communs évidents, à commencer par le fait de pousser le consommateur à consommer, à s’équiper, à des fins de compétitivité du territoire aussi bien que d’assurer un marché intérieur dynamique susceptible de servir de base arrière à la transnationalisation des champions français (Flacher et Jennequin 2007). Si l’ARCEP est « impartiale », c’est au sens d’un égal soutien aux « marchés pertinents », sur lesquels les produits peuvent être considérés comme interchangeables ou substituables (Commission Européenne 1997). L’agence se soucie des consommateurs, oui, mais à la manière du Crédoc : pour que le consommateur consomme ce qu’il est bon qu’il consomme. La parenté avec le paternalisme libertaire est bien plus forte que dans le cas des ONG, qui sont plutôt contestataires de ce point de vue. L’ARCEP n’a donc besoin de la participation éclairée ni des consommateurs, ni des associations de consommateurs, ni des syndicats de travailleurs. Invitée dans un colloque sur la croissance, l’innovation et la régulation, l’association UFC-Que Choisir se montre très critique envers la politique de concurrence, jugée illisible et ne répondant pas aux besoins des consommateurs, notamment les plus modestes (ARCEP 2011). Ses propos sont ignorés par les participants : l’essentiel est que le pays s’équipe, en masse, et vite ; seul le souci d’aider les moins équipés trouve grâce dans l’échange, et cela sans doute moins par souci d’équité que de compétitivité.

Les associations de consommateurs telles l’UFC Que-Choisir ne sont guère mobilisées sur la question écologique. Elles se contentent en général de tester les produits sous l’angle de leur conformité et de leurs performances – à la manière de la FNAC – sans aller plus loin. Les téléphones reconditionnés ou simples (non-smart) ne sont pas problématisés sous l’angle de la consommation durable, quoiqu’on désigne par ce terme. L’association a bien quelques actions isolées mais ni l’écologie ni les conditions de travail ne sont intégrées dans l’analyse, qui raisonne implicitement en termes d’usager type, statistique, pas plus soucieux d’écologie que la moyenne. Même son de cloche du côté de l’Institut National de la Consommation, ce qui n’empêche pas quelques excursions hors périmètre habituel, tel un Hors-Série « Antigaspi » (n°131S), dont le souci premier reste quand même le porte-monnaie. Le Bureau Européen des Unions de Consommateurs (BEUC) est nettement plus soucieux de l’écologie, avec des positions assez largement en phase avec celle du Bureau Européen de l’Environnement. Quand les syndicats s’intéressent à la question toutefois, ils adoptent une attitude qui n’est pas forcément éloignée de celle des associations écologistes : en 2019, l’Indecosa a organisé un séminaire sur la consommation et le climat, comptant parmi les invités Isabelle Autissier, du WWF.

Conclusion

La critique écologique du numérique prend donc une forme diverse suivant le point de vue des acteurs considérés. Les autorités publiques s’alignent sur une position de croissance verte, qui est aussi celle du Green New Deal, en dépit de son incohérence. En effet, comment poursuivre en même temps la croissance et la réduction de l’empreinte écologique ? Le rapport déjà cité (European Environmental Bureau 2019) rappelle que rien de tel ne s’est jamais produit nulle part. L’Europe elle-même reconnaît que si la baisse de la consommation d’énergie s’est arrêtée sur le continent, c’est, par ordre d’importance, en raison de la croissance économique, de la fin momentanée des hivers chauds, de la décroissance tendancielle des gains en efficacité énergétique (notamment dans le transport aérien), de la forte croissance d’utilisation des SUV et enfin, de l’ajustement réalisé suite à la fraude aux normes d’émissions sur les véhicules (+30 % !) (Commission Européenne 2019). Les 100 milliards économisés sur le numérique, au titre de l’efficacité écologique, ont alimenté la croissance, tout simplement : c’est à nouveau le message conclusif de l’étude de Lange et ses collègues (2020). Le Green New Deal parie de plus sur un secteur numérique fantasmé, qu’il imagine pourvoyeur de solutions écologiques, alors qu’il investit massivement d’abord et avant tout pour lever les freins à la croissance de la production et de la consommation. Les ONG demeurent peu critiques à ce sujet. À part les Amis de la Terre, on ne trouve pas de campagne virulente contre les investissements numériques. La crise du Covid a engendré des effets encore difficiles à mesurer. Si elle a élargi des pratiques telles que la visioconférence, elle a aussi montré les limites du « tout distanciel » que certains appelaient de leur vœux.