Abstracts
Résumé
Pour qu’un effet spécial fonctionne dans l’esprit du spectateur, il faut que les différentes manipulations qui ont permis la création du plan truqué soient rendues invisibles, voire imperceptibles, et la finalité est de faire oublier au spectateur que ce qu’il voit à l’écran n’est pas authentique, que cela n’a pas été entièrement filmé d’une seule prise par une même caméra. Le principe de l’image composite est la fabrication d’une image en plusieurs fois et en plusieurs éléments, et c’est aussi l’un des fondamentaux des effets spéciaux depuis le début du cinéma jusqu’à aujourd’hui. Naviguant entre cinéma de prises de vues et cinéma d’animation, de Georges Méliès à BUF Compagnie, l’objet de cet article est d’étudier la création des images composites dans le domaine des effets spéciaux visuels cinématographiques. Comment permettent-elles de repousser les limites de la caméra, du budget, de l’espace-temps ? Qui sont les spécialistes au service de ces réalisations hors-normes, capables de mettre en images et de rendre crédibles les visions les plus impossibles d’un auteur ou d’un cinéaste ?
Mots-clés :
- Trucage,
- Effet visuel,
- Image composite,
- Compositing,
- Incrustation,
- Exposition multiple,
- Animation,
- Images de synthèse,
- Georges Méliès,
- Photoréalisme,
- BUF compagnie
Abstract
A special effect works in the mind of the spectator when the various manipulations that allowed the creation of the shot become invisible, even imperceptible. The spectator must forget that what he sees on the screen is not authentic, that it was not fully shot in one take or even by a single camera. Composite image is made from different visual elements, and it has been one of the areas of special effects from the early days of cinema until today. From live action cinema to animation techniques, from Georges Méliès to BUF Company, the object of this article is to study the creation of composite images in the field of movies special visual effects. Who are the specialists who work for these spectacular productions, capable of making believable images in the most impossible visions of an author or a filmmaker?
Keywords:
- Special effect,
- Trick films,
- Visual effect,
- VFX,
- Composite image,
- Compositing,
- Chromakey,
- Multiple exposure,
- Animation,
- CGI,
- Georges Méliès,
- Photorealism,
- BUF company
Article body
Introduction
Dans le champ des effets spéciaux cinématographiques, le compositing est la pratique consistant à mélanger dans un même plan au moins deux éléments visuels qui ont été filmés ou créés séparément, soit par superposition ou surimpression, soit par incrustation. Tel un puzzle, le plan composite doit, en règle générale, sembler homogène au spectateur, en dépit de l’origine hétérogène des images qui le composent. En effet, pour qu’un effet spécial fonctionne dans l’esprit du spectateur, il faut que les différentes manipulations qui ont permis la fabrication du plan soient rendues invisibles, voire imperceptibles, et la finalité est de faire oublier au spectateur que ce qu’il voit à l’écran n’est pas authentique, que cela n’a pas été entièrement filmé d’une seule prise par une même caméra. Le résultat doit donner l’illusion qu’il est le fruit d’une captation unique. Ce principe de fabrication d’une image en plusieurs fois et en plusieurs éléments est l’un des fondamentaux des effets spéciaux depuis le début du cinéma jusqu’à aujourd’hui[1].
Notre emploi du terme composite s’applique bien dans le domaine des effets spéciaux cinématographiques[2] à ce que Anne-Marie Duguet décrit comme « la fusion d’éléments qui ne sont plus séparables ni repérables en tant que tels, générant une image hybride, sans rupture, d’origine inconnue » (2002, 176‑77). Il renvoie à une image trompeuse qui s’est développée dès la naissance du cinématographe, en employant des techniques de différentes natures tout au long de son histoire, comme celles déjà utilisées par le magicien et metteur en scène Georges Méliès. Avant l’essor des technologies numériques, le compositing était réalisé soit grâce à des manipulations de la pellicule dans la caméra, à des caméras spécifiques (caméras bipack), ou des tireuses optiques (du type Truca). Le recours à ces machines était généralement combiné avec des procédés de superposition, de cache/contre-cache, de split screen ou de travelling matte (caches mobiles). Tous avaient pour objectif de mélanger différentes sources d’images en un résultat intégré, que nous considérons donc être l’image, ou plus précisément, le plan composite.
En considérant le concept de composite comme paradigme à la fois du spectacle cinématographique et de ses trucages, l’objet de ce texte est de questionner la fabrique des plans truqués par compositing dans les effets spéciaux visuels cinématographiques et son évolution de la naissance du cinéma jusqu’au XXIe siècle. Si le principe de l’image composite numérique prend en effet racine dans les premiers trucages par manipulation de la caméra et de la pellicule, comment en a-t-elle déterminé depuis toute l’orientation ? Comment le compositing, avec des processus de dissociation et d’unification, parvient et permet-il de rendre vraisemblables des mondes construits de toute pièce ?
Nous analyserons dans un premier temps le rapport de l’image composite au « vaste trucage » (Metz 1972, 187) du cinéma et, par définition, ce que détermine un effet spécial dans la création d’un film. Puis, en passant de l’effet spécial à l’effet visuel, de l’analogique au numérique, nous questionnerons l’image composite comme une image trompeusement homogène, et dont les frontières entre prises de vues réelles et animation sont de plus en plus poreuses. Enfin, nous nous intéresserons plus spécifiquement à la spécialisation de la fabrication des images composites dans les plans truqués numériquement, et l’évolution des outils, des pratiques et des métiers qui y sont liés au XXIe siècle.
L’image composite comme « vaste trucage » du cinéma
Pour Le Trésor de la Langue française, les effets spéciaux, au théâtre, au cinéma, à la télévision ou en photographie, sont des interventions effectuées « au cours de la prise de vue ou au cours des différents traitements du négatif ou de l’épreuve positive ». Ce sont des « procédés employés pour attirer les regards ou forcer l’attention[3] ». Si l’on suit à la lettre cette définition, alors tout dans un film peut être considéré comme un effet spécial en soi. C’était déjà l’idée de Christian Metz lorsqu’il écrivait en 1971 que « le cinéma tout entier est en un sens un vaste trucage » (1972). Le principe même d’un film de fiction et de sa fabrication est de tendre à une forme de continuité apparente dans un espace perspectiviste alors qu’il repose sur un système de découpage et de fragmentation du temps et de l’espace, visuel et sonore, sur une surface en deux dimensions. C’est une pratique fondée sur la discontinuité, avec toute une série de constructions et de manipulations des différents matériaux filmiques qui s’opèrent sur le procédé de la décomposition (tournage) et de la recomposition (montage). Un film est donc, par essence, composite, car constitué de bouts d’images et de sons hétérogènes multiples qui, une fois articulés dans une logique de perspective, de narration et d’esthétique réaliste, deviennent des unités spatio-temporelles cohérentes et surtout intelligibles pour le spectateur, qui peut donc y croire en toute connaissance de cause grâce à la suspension consentie de l’incrédulité.
Cette nature composite du cinéma de fiction s’incarne comme la pratique fondatrice du spectacle cinématographique, de l’entertainment, dont Laurent Jullier a rappelé la signification littérale : celle de « tenir ensemble » (1997, 109) (fondée sur l’étymologie du terme français « entretenir »). On observe dans la conceptualisation et la fabrication du cinéma une forme complexe d’unification à l’apparente homogénéité et continuité, renvoyant aussi à la théorie d’Edgar Morin, pour qui la complexité serait un tissu (complexus : ce qui est tissé ensemble) de constituants hétérogènes inséparablement associés, qui pose le paradoxe de l’un et du multiple (2005, 21‑22).
L’image composite serait donc une image complexe, unie par la division – une image paradoxale qui implique dans un même espace à la fois une rupture et un raccord. Les fonds (arrière-plans) découpés et les interactions avec ce qui se passe devant (avant-plan) sont les garants de la recomposition d’un espace homogène et cohérent qui se présente sans coupure. Cet espace est fabriqué à partir de couches d’images qui se superposent, qui se complètent et qui s’effacent pour laisser place à d’autres. La narration d’un film de fiction mis en scène avec une esthétique réaliste (et donc dans un espace perspectiviste) se construit et se déconstruit aussi en imbrication avec ces couches d’images, et inversement. D’après Norman Klein :
[…] corps et espace sont scénarisés et respirent ensemble. Ils sont multiples […]. Tous ces fragments – corps, air, arrière-plans – produisent ensemble une histoire cohérente, un condensé « épique » sur le déclin ou la perte ; en d’autres termes, la perte de contrôle, la perte du passé, la perte de représentation. Il s’agit d’un composite en décomposition, qui change de forme à travers les dimensions, avec de nombreuses substances l’une dans l’autre[4].
(2004, 253)
Les trucages dans un film de fiction s’inscrivent eux aussi dans la nature composite du cinéma. En effet, un plan truqué, qui doit donner une apparence d’homogénéité en son sein, est lui-même un élément hétérogène au sein d’un film. Une part conséquente du travail de fabrication consiste alors à intégrer ce plan spécial dans la continuité́ filmique non spéciale, et donc, à nouveau, de créer un ensemble homogène à partir d’éléments hétérogènes (plans truqués, plans non truqués).
Afin de parvenir à un ensemble toujours plus cohérent et visuellement harmonieux, sans rupture avec la continuité apparente recherchée, les procédés de trucages vont sans cesse être démultipliés et perfectionnés, par la voie de la « spirale inflationniste des effets » (Hodak 2006) : le réel en tant que tel n’a jamais été suffisant aux yeux des spectateurs et des artistes ; sans cesse, il a fallu l’enrichir en lui ajoutant des couches d’effets en tout genre : « L’effet spécial apparaît alors comme un travail d’incrustation particulièrement complexe qui pousse le dispositif […] à un degré de sophistication supérieur » (Grimaud 2006).
Précisons que la « course aux effets spéciaux[5] » est présente dans les pratiques séculaires de représentations destinées à en mettre plein la vue. Le principe premier de l’effet spécial est d’impressionner le spectateur, de captiver et de diriger son regard et de le retenir dans la représentation en saturant son attention. S’y l’on voit bien ici le caractère spécial de l’effet recherché dans le trucage pour nourrir l’expérience du spectateur, il faut souligner une certaine nuance sur la spécialité de la fabrication de l’effet, du point de vue du professionnel qui en est à l’origine (qui peut être artiste, technicien, artisan, selon les époques et les modalités de production…). Georges Méliès, dans son texte « Les Vues cinématographiques », a expliqué que « lorsqu’il s’agit d’illusions […], l’invention, la combinaison, les croquis des trucs et l’étude préalable de leur construction demandent un soin tout spécial » (1907).
Attardons-nous sur la pratique de l’exposition multiple chez Georges Méliès et son recours au fond de velours noir, dont le trucage repose sur les propriétés photochimiques de la pellicule argentique. Lors de la prise de vue, sont impressionnés tous les éléments éclairés qui se situent dans le champ de la caméra. Les zones noires en arrière-plan, qui ne diffusent pas de rayons lumineux, ne laissent aucune trace sur la bande qui demeure alors transparente à certains endroits. Ces zones réservées, non impressionnées directement, offrent ainsi la possibilité d’une nouvelle prise de vues en rembobinant la pellicule et en filmant les éléments complémentaires du plan, et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’ensemble du plan soit achevé avec le développement du négatif. Il est primordial que les différentes couches de prises de vues (jusqu’à sept passes sur la même pellicule mettant en scène Méliès lui-même pour des films comme L’Homme-Orchestre en 1900 ou Le Mélomane en 1903) s’emboîtent parfaitement, car si elles ne coïncident pas, des zones floues et lumineuses ou des vides risquent d’apparaître rendant visible le trucage. Méliès réalise tous ses trucages sur le négatif original, il sépare les scènes complexes – à base de surimpression ou de fondu enchaîné –, des autres scènes plus simples grâce à un arrêt de caméra censé être imperceptible, avant et après l’effet, afin de ne pas risquer de gâcher la pellicule entière en cas d’effet raté ponctuellement : mieux vaut refaire une scène de surimpression que le film entier. À partir de là, la palette de techniques de Méliès devient riche et variée :
Un truc en amène un autre ; devant le succès du nouveau genre, je m’ingéniai à trouver des procédés nouveaux, et j’imaginai successivement les changements de décors fondus, obtenus par un dispositif spécial de l’appareil photographique ; les apparitions, disparitions, métamorphoses obtenues par superposition sur fonds noirs, ou parties noires réservées dans les décors, puis les superpositions sur fonds blancs déjà impressionnés (ce que tous déclaraient impossible avant de l’avoir vu) et qui s’obtiennent à l’aide d’un subterfuge dont je ne puis parler, les imitateurs n’en ayant pas encore pénétré le secret complet. Puis vinrent les trucs de têtes coupées, de dédoublements de personnages, de scènes jouées par un seul personnage qui, en se dédoublant, finit par représenter à lui tout seul jusqu’à dix personnages semblables, jouant la comédie les uns avec les autres. Enfin, en employant mes connaissances spéciales des illusions que vingt-cinq ans de pratique au théâtre Robert-Houdin m’ont données, j’introduisis dans le cinématographe les trucs de machinerie, de mécanique, d’optique, de prestidigitation, etc., etc. Avec tous ces procédés mêlés les uns aux autres et employés avec compétence, je n’hésite pas à dire qu’en cinématographie, il est aujourd’hui possible de réaliser les choses les plus impossibles et les plus invraisemblables.
(1907)
La surimpression et le fond noir[6] envahissent son œuvre à partir d’Un homme de têtes (1898) et donneront lieu comme dans ce dernier à de nombreux dédoublements (L’Illusionniste double et la tête vivante et L’Homme-Orchestre en 1900 ou Le Mélomane en 1903) et démembrements (Le Cake-walk infernal, 1903). Méliès s’amusera aussi des changements de tailles de personnages, combinant dans une seule image des géants et des nains dans Le Voyage de Gulliver à Lilliput et chez les géants (1902).
Le « soin tout spécial », pour reprendre les termes déjà cités de Méliès, accordé à la conception des trucs de cinéma souligne leur qualité à réaliser des images qui ne pourraient être capturées telles quelles par un appareil d’enregistrement. On observe déjà avec Méliès ce caractère spécial des trucages par rapport à la normalité de la simple prise de vues. Le terme générique d’effet spécial désigne donc la famille des techniques qui permettent de fabriquer une image que l’on ne peut pas obtenir par un simple filmage d’un événement. Elles sont utilisées pour repousser les frontières normales de la caméra, du budget, de l’espace-temps, en vue de mettre en image les visions d’un auteur et/ou d’un cinéaste en ayant recours à des spécialistes de ces réalisations hors-normes.
L’animation de l’image composite numérique, de l’effet spécial à l’effet visuel
Les techniques de trucage à l’origine de l’image composite demeurent toujours spéciales pour les professionnels du cinéma et peuvent être utilisées pour produire des effets différents sur le spectateur : soit un effet véritablement spécial qui sidère, par son caractère spectaculaire, le regard et l’esprit du spectateur ; soit un effet banal (Hamus-Vallée 2016) de l’ordre de l’imperceptible ou de l’invisible, que le spectateur n’est pas capable de deviner.
Depuis Méliès, deux familles de trucages se sont développées : - Les effets spéciaux (SFX)[7] proprement dits, qui recoupent les effets physiques filmés tels quels par la caméra, enregistrés en direct sur un plateau de tournage (pyrotechnie, animatronique, cascades, modèles réduits, maquillages…).
- Les effets visuels (VFX)[8], anciennement nommés « trucages optiques », qui sont produits soit par manipulation de la pellicule dans la caméra (expositions multiples, « in-camera matte shot ») ; soit devant la caméra avec des fonds noirs ou colorés, des caches/contre-caches, des rétroprojections ou projections frontales, des miniatures avec réserve noire comme le matte painting ; soit en postproduction (en laboratoire sur des machines spécifiques et dorénavant en numérique dans des studios équipés en logiciels dédiés, comme nous le verrons dans la partie suivante). Les effets visuels sont des images qui, en raison de limites pratiques, économiques ou éthiques, ne peuvent être obtenues directement ou uniquement sur un plateau, à travers l’utilisation de technologies de manipulation d’images optiques et numériques au moment de la postproduction du film. Même si les effets visuels sont réalisés en postproduction, leur mise au point débute dès la préparation de la production et le tournage d’éléments spécifiques en prises de vues réelles est indispensable pour leur concrétisation en postproduction.
Les principes de l’exposition multiple et du jeu de la non-impression immédiate de réserves noires lors du tournage (les fonds et les caches), sont restés grosso modo les mêmes tout au long du développement technique des effets visuels. Si les deux plans au minimum qui doivent être associés ont été correctement préparés et tournés en respectant une homothétie géométrique et photographique, alors le résultat pourra former un tout vraisemblable. Comme nous l’avons vu, la première manière de combiner deux images dans le but d’en créer une seule et unique est certainement celle d’employer un fond de velours noir dans l’arrière-plan, ou un cache devant l’objectif de la caméra. On retrouve des traces de cette pratique bien avant les films de Méliès, dans les spectacles lanternistes – par le biais des superpositions de projections. Avec les pionniers du cinématographe comme Méliès, c’est à travers l’adaptation des techniques d’illusion de la photographie truquée (exposition multiple) et des spectacles de magie (fonds noirs), auxquelles ils étaient bien souvent initiés, que l’idée d’une vue illusionniste fabriquée à partir de plusieurs images aux diverses origines masquées, va considérablement se développer. Ce sera tout d’abord le cas dans les films à trucs caractéristiques de la cinématographie-attraction (Gaudreault 2008), puis ensuite dans les films de science-fiction et fantastiques, les films historiques ou dramatiques, comme Citizen Kane, dont les plans sont majoritairement composites (Carringer 1985, 82 & 99).
Évoluant au gré des innovations technologiques (sensibilité des pellicules, perfectionnement des éclairages, essor des caméras bipack, généralisation de la couleur, arrivée des formats larges, etc.), les techniques de caches se sont développées et adaptées au fil du XXe siècle, notamment grâce aux procédés de « caches mobiles » ou travelling mattes[9] et aux tireuses optiques spécialisées dans les trucages (« Truca »), puis au XXIe siècle avec les outils numériques et les logiciels spécialisés. L’image composite réalisée en postproduction analogique (tireuse optique et banc-titre) ou numérique (stations et logiciels spécialisés) demeure, d’une certaine façon, le lien entre les techniques et les possibilités esthétiques et narratives employées dès Georges Méliès et celles nées des nouvelles technologies. Pour Maurice Bessy, la tireuse optique employée en France, nommée Truca, a entraîné la disparition de truquage au profit du terme trucage (1951, 89).
Le développement des outils numériques a par ailleurs appuyé la fusion de deux approches cinématographiques : celle des trucages et celle de l’animation, qui pourtant ne faisaient qu’une au début de cinéma. Ces deux univers « ont tendance à se mêler de plus en plus » (Denis 2007, 191), bien que les techniques d’animation utilisées pour concevoir les effets visuels ne le sont pas pour elles-mêmes, comme une finalité en soi, mais comme un moyen pour parvenir à une parfaite intégration dans un même plan des éléments issus de la prise de vues réelles et générés par ordinateur (CGI)[10]. Ainsi, avec l’arrivée du numérique, l’image composite associant animation et prises de vues réelles a inscrit sa pratique dans celle plus spécifique des effets visuels, mettant au même niveau animation et prises de vues réelles, l’un et l’autre s’incrustant et fusionnant sans rupture apparente. Le caractère hybride du cinéma spectaculaire du XXIe siècle – où il devient parfois de plus en plus ardu de distinguer un film de prises de vues réelles d’un film d’animation photoréaliste composé à 100 % de CGI – s’inscrit de plus en plus comme une voie esthétique à part entière, à l’image de films comme Avatar (James Cameron, 2009) ou Gravity (Alfonso Cuarón, 2013) chacun majoritairement composé d’éléments CGI : 60 % pour Avatar et 80 % pour Gravity.
Le terme image composite – qui tend à se généraliser dans le discours portant sur l’esthétique du cinéma – désigne ces images formées d’éléments différents, parfois disparates, obtenues le plus souvent par l’usage des technologies numériques (photographies numériques, logiciel de traitement d’images, modélisation, motion capture, etc.) auxquelles viennent s’ajouter les prises de vues réelles. Les films ayant recours à cette imagerie sont de plus en plus nombreux, jusqu’à investir largement le champ du cinéma d’animation qui semble se trouver à un véritable tournant de son histoire technique et esthétique.
(Jean 2006, 15)
On retrouve par ailleurs des formations et des spécialistes du compositing autant destinés au secteur de l’animation que des effets visuels de films (cinéma, télévision, publicité, etc.), mais aussi du jeu vidéo. Quel que soit le support et la destination, le principe est toujours le même : avec le compositing, plutôt que « d’incruster ensemble des images vidéo de sources différentes, nous pouvons maintenant composer des couches d’images en nombre illimité » (Manovich 2010, 290).
Avec les outils numériques, les métiers des effets visuels et ceux de l’animation ont convergé. En France, du point de vue professionnel et institutionnel mais aussi des formations, l’animation et les VFX ne forment qu’une seule et même branche, les entreprises et les artistes/techniciens spécialisés étant analysés sous un même secteur d’activité. Les artistes de l’animation et ceux des VFX partagent certaines pratiques et compétences, certains logiciels – même si la réalisation d’un effet visuel possède ses propres règles, qui ne sont pas celles d’un film d’animation. Les graphistes travaillant dans le secteur de l’animation et des VFX représentent cependant des métiers très différents qui ont parfois pour seul point commun de travailler sur ordinateur à la fabrication d’un plan truqué. Parmi les VFX artists, certains peuvent être polyvalents et touche-à-tout, en 3D ou en 2D, d’autres au contraire peuvent être très spécialisés dans un domaine précis. Schématiquement, les principaux métiers sont :
- le lighting artist, qui est en charge d’éclairer un plateau virtuel contenant le décor et les personnages modélisés en 3D ou incrustés en prises de vues réelles ;
- le matte painter, qui construit un espace en 2D ou en 3D pour prolonger un décor réel ;
- le tracker, qui repère les mouvements de caméra produits sur le plateau pour ensuite les appliquer aux parties créées numériquement ;
- le rotoscopeur, qui découpe image par image la forme d’un acteur devant un fond vert par exemple, nécessitant une incrustation dans un autre espace (et qui, pour différentes raisons, ne peut pas être obtenu « automatiquement » avec un fond vert) ;
- le compositeur (compositing artist) qui réunit tous les éléments visuels en plusieurs couches afin de former une seule image homogène. Il homogénéise la lumière et le grain des différentes sources d’images utilisées. C’est un travail complexe et méticuleux qui permet d’assurer la cohérence visuelle du film et que nous allons détailler dans la prochaine partie de notre étude.
Dans les autres métiers spécialisés (autant en VFX qu’en animation), citons aussi les concepteurs et animateurs des foules numériques (crowd artists), les spécialistes des textures, des vêtements, des cheveux et fourrures… et parfois des FX (effets spéciaux), puisque les effets spéciaux, dans l’animation 3D, désignent les éléments touchant aux questions de particules, comme le feu, les poussières, les nuages, la fumée, les impacts d’explosions… Évidemment, les métiers se déploient aussi en fonction des technologies, et nous pouvons aussi ajouter les professionnels de la motion capture, par exemple, dans cette liste des spécialistes des effets visuels numériques pouvant se croiser sur des projets alliant prises de vues réelles et animation.
La particularité esthétique du rapprochement de l’animation et des VFX dans la pratique numérique est bien souvent le caractère invisible, voire imperceptible[11], des effets dans les plans truqués : il faut viser le photoréalisme, et donc la confusion la plus totale entre la prise de vues réelles et la simulation des images de synthèse. Ce sont des plans truqués qui construisent, d’un point de vue diégétique, un monde réel de référence, et qui proposent au spectateur un jeu de tensions narratives, d’attractions et de concordances sensorielles entre les parties qui la composent (Garcia 2009, 125). C’est la notion de durée présente qui va déterminer la croyance des spectateurs en la réalité potentielle suggérée par ces images spectaculaires. Les représentations d’univers diégétiques reposent donc autant sur une logique temporelle et spatiale, que sur des valeurs sémantiques et esthétiques :
[…] le réalisme d’une image composite peut dépendre de sa concordance esthétique avec une mise en scène par définition inscrite dans la durée, cette durée est aussi garante d’une certaine économie du fantastique dans laquelle la plasticité des frontières entre le « réel » et le « virtuel » diégétiques est étroitement liée à l’évolution, dans le temps, de l’articulation entre deux types d’images : les images filmées et les images algorithmiques.
(Garcia 2009, 129‑30)
Comme l’avait déjà souligné Lev Manovich dans Le Langage des nouveaux médias, en prenant comme exemple Jurassic Park (Steven Spielberg, 1993), la vraisemblance et la spectacularité des images composites dépendent du contexte dans lequel elles s’inscrivent, c’est-à-dire dans la vue d’ensemble du film. Les images de synthèse se soumettent avant tout aux prises de vues réelles (2010, 371). Les images numériques, initialement « parfaites », sont retravaillées, dégradées, amoindries, normalisées au moment du compositing, pour que la « greffe » avec les prises de vues réelles, et avec la narration, soit la plus efficace possible. Les effets ne sont pas invisibles (au contraire, tout est fait pour qu’ils soient vus)[12], mais la greffe, elle, l’est. Bien que Jurassic Park soit une révolution tant technologique qu’esthétique, le discours de fond suggère cependant que les images générées par ordinateur appartiennent à un « passé révolu » (Manovich 2010, 371), celui d’un photoréalisme affecté et réduit à la représentation du réel auquel nous a habitués le cinéma analogique, et à des conventions narratives classiques encore nécessaires pour rendre le film cohérent aux yeux du spectateur. Et, depuis la sortie de Jurassic Park, cette esthétique du photoréalisme semble toujours être la norme dans le cinéma spectaculaire du XXIe siècle, usant – voire abusant – des images de synthèse.
La composition numérique représente une avancée qualitative dans l’histoire de la simulation visuelle, car elle permet la création d’images en mouvement de mondes inexistants. Les personnages de synthèse peuvent se déplacer dans des paysages réels ; inversement, des acteurs réels peuvent se mouvoir et agir dans des environnements de synthèse. À la différence des combination prints du XIXe siècle, qui imitaient la peinture académique, les composites numériques simulent le langage établi du cinéma et de la télévision.
(Manovich 2010, 291)
Le compositing VFX ou l’effet visuel spécialisé
Le compositing numérique, défini par Thomas Porter et Tom Duff, deux scientifiques salariés de la compagnie Lucasfilm (1984), désigne le « processus consistant à combiner un certain nombre de séquences d’images en mouvement, et parfois de photos, en une seule séquence, à l’aide de logiciels spéciaux comme After Effects (Adobe) (Manovich 2010, 267) ».
Dans le domaine des effets visuels, au moment de la postproduction, les superviseurs et les graphistes spécialisés dans le compositing VFX (qui peuvent être nommé compositeur, opérateur compositing ou compositing artist) sont en charge du rendu final d’un film qui comporte des VFX, pour parvenir à des plans harmonieux. Ils s’assurent de maintenir la continuité et l’uniformité des différents plans qui le composent, et des différents éléments visuels qui vont composer chaque plan en eux-mêmes.
Dans un premier temps, il s’agit de récupérer les éléments visuels qui ont été filmés en prises de vues réelles pour nettoyer les traces visibles de leur fabrication (effacer des câbles, des perches, etc.), ceux tournés en fonds vert ou bleus pour les « détourer » (rotoscopie et tracking) et ceux fabriqués en postproduction (animation 2D ou 3D). L’intégration des éléments se compose en passes multiples auxquelles sont ajoutées des effets ajustant l’éclairage et l’ambiance même du ton des plans qui composent une séquence (lighting et rendering), voire des éléments 3D ajoutant des effets spéciaux à ce même plan (brume, pluie, étincelles, poussière ou d’autres types de particules) ou même des mouvements de caméra virtuelle pour éviter des images trop statiques et donner de l’amplitude aux différents plans truqués[13]. Grâce au compositing et au tracking, il est possible de combiner un mouvement de caméra réelle et un mouvement de caméra virtuelle pour associer dans un même plan et dans une même continuité des éléments tournés en prises de vues réelles et des éléments en CGI ; l’espace virtuel peut comporter des éléments en 2D, des éléments en 3D, passer d’un élément à un autre grâce au compositing, qui permet de tout mélanger, qui accepte des éléments de toutes natures, « voire des éléments de nature multiple : images de synthèse numérique, images photographiques, fixes, animées, textures photographiques plaquées sur des objets modélisés en synthèse » (Touche 2009).
Les spécialistes du compositing sont des artistes polyvalents, qui doivent répondre aux exigences du réalisateur ou du superviseur VFX en termes de créativité et d’efficacité, tout en s’appliquant à ce que leur travail passe inaperçu au regard du spectateur, afin que ce dernier ne ressente pas de différences entre les plans truqués et les plans non truqués, entre les éléments en prises de vues réelles et ceux en infographie.
Originellement développée par la société Discreet Logic, Flame a été l’une des premières solutions de trucages numériques (logiciel et station) à permettre la fabrication de plans truqués par ordinateur, au début des années 1990. Le Flame artist est le graphiste formé à Flame et spécialisé dans le trucage d’images par compositing. Repris par la société Autodesk, leader mondial du rachat de logiciel 2D/3D, le logiciel Flame est toujours développé avec des propriétés et des performances très avancées, bien que des logiciels de compositing concurrents, comme Nuke (The Foundry) ou After Effects (Adobe), se soient ancrés avec succès dans le domaine cinématographique. Le Flame artist est un graphiste toujours recherché et reconnu pour son expérience, notamment dans le secteur du film publicitaire qui exige plus de réactivité que ne peuvent proposer les autres logiciels de compositing.
Depuis la fin des années 2000, pour la fabrication des films cinématographiques ou des séries télévisées au nombre volumineux de plans truqués en 3D en 2K, 4K et en stéréoscopie, le logiciel de compositing Nuke est majoritairement utilisé de par sa polyvalence et ses nombreuses fonctionnalités, notamment son système d’interface et de système nodal (nodes) qui rompt avec le principe de calques (layers) utilisé par ses principaux concurrents, comme After Effects[14]. Ce système le rend beaucoup plus adapté aux effets 3D dans lesquels tous les éléments sont reliés les uns les autres par des nœuds sous une forme d’organigramme, qui permet d’articuler des transformations sur un ou plusieurs plans simultanément. Plus puissant et plus souple dans la fabrication des effets visuels en 3D, Nuke est aussi reconnu pour la maniabilité et la qualité de la composition et des rendus d’environnements 3D (avec des effets de brume et d’éclairages qui semblent traverser toute la profondeur du plan), avec la technique du deep compositing qui reconsidère la pratique du compositing en volume (et non plus en surface), par un traitement de pixels en profondeur, c’est-à-dire correspondant à l’axe z, en plus de ceux des axes x et y. Créé en 1993 au sein du studio hollywoodien d’effets spéciaux Digital Domain (cofondé par James Cameron), Nuke a été racheté en 2007 par la société londonienne The Foundry. Le recours quasi généralisé à ce logiciel à travers les studios du monde entier a drastiquement transformé la pratique des effets visuels, délaissant une approche artisanale et intuitive de leur fabrication afin de privilégier la pure technique et un usage mondialisé et normalisé dans l’industrie des effets visuels. Plusieurs sociétés à travers le monde peuvent ainsi travailler sur un même film – voire sur les mêmes plans d’un film – sans rupture technologique ni incompatibilité matérielle, au détriment néanmoins d’une forme d’uniformisation esthétique qui se répand de film en film et qui ne plaît pas forcément à tous. Pierre Buffin, directeur de la société BUF Compagnie, a ainsi choisi justement de se distinguer de cette globalisation technique et esthétique dominée par quelques logiciels en défendant une vision à contre-courant de la logique industrielle actuelle, comme il l’a expliqué dans un article-portrait paru dans Libération en 2017 :
« Je vais être un peu prétentieux, mais en gros, aujourd’hui, toutes les sociétés d’effets spéciaux du monde utilisent le même logiciel. Il n’y a plus qu’un fabricant. Nous sommes les seuls avec notre propre logiciel. Cela nous coûte cher, car il faut le développer, le maintenir à jour… mais cela nous permet d’avoir une image un peu différente des autres. Cela nous donne une identité. » Qu’il a du mal à franchiser : les sociétés installées ont déjà un logiciel, et les sociétés qui se créent veulent « le logiciel d’ILM », celui des Star Wars. Autour de BUF, le paysage des effets spéciaux s’uniformise, mais lui, avec sa différence, reste bien seul.
(2017)
La société BUF Compagnie, l’une des doyennes d’effets numériques encore en activité en France, fondée en 1984 par Pierre Buffin, est aussi l’une des dernières au monde à travailler sur sa propre suite de logiciels maison. Bcolor est ainsi son outil interne de compositing nodal, ce qui ne l’empêche pas d’œuvrer sur des productions nationales et internationales majeures[15]. La particularité technique et artistique de BUF est de travailler sur l’ensemble d’un plan truqué avec une approche davantage pluridisciplinaire et artisanale que ses concurrents, ce qui la distingue dans l’industrie mondiale des effets visuels en incarnant la french touch des VFX, à l’image des maisons françaises de haute couture et de luxe. En effet, Pierre Buffin a toujours refusé que BUF devienne un studio au sens industriel du terme, afin de privilégier la qualité à la quantité, en s’investissant dans peu de plans – mais des plans complexes, avec une forte valeur ajoutée de recherche visuelle, que ce soit pour les longs métrages de cinéma, les séries télévisées, le domaine de la publicité ou celui du vidéo-clip. La société peut prendre en charge des effets visuels classiques d’incrustation, comme beaucoup de sociétés de postproduction dans le monde, mais elle est surtout (re)marquée par ses trucages graphiques très inventifs visuellement issus de la direction artistique de Pierre Buffin, la polyvalence et l’adaptabilité de ses graphistes, superviseurs et son technical director, et l’indépendance de ses outils.
Dans les années 1990, les logiciels étant peu nombreux, les studios développaient leurs propres outils, à l’image de BUF. Dutruc, par exemple, était le logiciel interne de retouche numérique et de compositing de feu la société française de VFX Duboi. Pendant les années 1990 et le début des années 2000, les sociétés de VFX accordaient beaucoup d’importance à la branche recherche et développement. Depuis, hormis BUF, les studios de VFX ont arrêté d’investir dans le développement de logiciel maison, préférant recourir à des outils comme Nuke.
Les logiciels d’étalonnage[16] comportent aussi des outils qui se rapprochent du compositing VFX. Si l’étalonneur dispose d’outils puissants, un cinéaste ou un chef opérateur peut lui demander d’aller toujours plus loin dans son propre travail, qui empiète parfois sur celui du compositeur, et inversement. Certains superviseurs des effets visuels engagent donc parfois une négociation avec le directeur de postproduction (qui distribue le budget – et donc les tâches à effectuer – aux uns et aux autres). Si le metteur en scène demande au montage des « retouches beauté » (beauty work), par exemple, pour que soient enlevés des boutons, ou des cernes sous les yeux d’un acteur, la parole du directeur de postproduction va être dominante puisqu’il décide si cette retouche s’effectue par compositing ou à l’étalonnage. Le superviseur peut alors donner son avis, expliquant que telle retouche peut certes être refaite à l’étalonnage, mais que le compositing permettrait de le faire plus rapidement et facilement.
Dans certains projets, le travail en postproduction sur les visages et/ou les corps de certains comédiens ou comédiennes dépasse la « simple » retouche beauté pour tendre à de la chirurgie plastique numérique, notamment de rajeunissement (de-aging). Des sociétés spécialisées prennent en charge ces tâches très particulières de compositing, bien souvent sous contrat de confidentialité, quand l’effet doit rester imperceptible aux yeux des spectateurs. Alors, tels des scalpels numériques, les outils de compositing beauté, qui peuvent être complétés par des scans complets et précis des vedettes, combinent des effets de maquillage, de chirurgie plastique, de modelage musculaire, de restauration de cheveux, de travaux dentaires et de dermatologie, le tout, sans toucher à l’intégrité réelle de la chair et de la peau[17]. La société Lola VFX se distingue pour ce type de tâches depuis 2004 dans le milieu de l’industrie cinématographique hollywoodienne, que ce soit pour des effets imperceptibles, mais aussi spectaculaires, quand le de-aging devient un enjeu narratif. Citons notamment L’Étrange Histoire de Benjamin Button, réalisé par David Fincher en 2008, dont la particularité de son héros est de vieillir à l’envers, et où l’une des scènes les plus bouleversantes est celle où Benjamin, à un âge déjà avancé (entre cinquante et soixante ans), incarné par un Brad Pitt qui a alors quarante-deux ans, apparaît sous la forme d’un jeune homme d’une vingtaine d’années, naturellement radieux, tel que l’on pouvait le découvrir dans Thelma et Louise (1991). Nous pouvons aussi citer comme exemple plus récent le blockbuster Captain Marvel (2019), où Samuel L. Jackson joue son personnage récurrent de la franchise Marvel, Nick Fury, dans une intrigue située au milieu des années 1990 et non pas dans les années 2010. Il ne s’agissait pas d’inscrire le personnage rajeuni dans une scène de flashback, pour seulement quelques plans, mais de le suivre sur toute la durée du film. Le superviseur des effets de LOLA et son équipe ont travaillé à partir de trois apparences dans la filmographie de Jackson qu’ils aimaient particulièrement : Die Hard 3 (1995), Le Négociateur (1998) et Sphere (1998). Depuis quelques années, Lola se voit concurrencer sur le terrain du rajeunissement par d’autres sociétés leaders de l’industrie des effets visuels, comme Weta ou ILM, qui utilisent des techniques de performance capture associées à un double du comédien entièrement reconstitué en images de synthèse[18].
À mesure que les logiciels et les sociétés de VFX se perfectionnent, et au moment où le tournage en tout numérique facilite la retouche et le traitement des images en postproduction, le besoin en graphistes spécialisés grandit sans cesse. Alors que les professionnels, à la fin des années 1990 et au début des années 2000, étaient plutôt polyvalents, la multiplication des outils et le découpage des tâches, totalement repris du cinéma d’animation, encouragent une spécialisation des équipes, dirigées par des superviseurs et encadrées par des leads spécialisés.
Pour répondre aux besoins d’une production et d’un réalisateur, le superviseur des effets visuels doit planifier et organiser l’ensemble des plans truqués et choisir les personnes appropriées, et répartir le travail au sein de son équipe de graphistes. Selon les projets, doit-il remettre la conception de l’ensemble d’un plan, voire d’une séquence entière, à un seul graphiste très polyvalent (comme c’est le cas encore dans certaines sociétés, comme BUF, ou dans des projets aux plans truqués peu nombreux ou peu complexes) ? Ou bien confier à des spécialistes très pointus des tâches complexes mais répétitives sur des fragments d’images ? Au-delà du « qui va faire quoi ? », et « de quelle manière ? », la question porte surtout sur le « en combien de temps ? ». Le superviseur d’effets visuels, qui suit généralement un projet de A à Z et qui a assisté au tournage, a forcément une vision globale par rapport à un graphiste embauché pour une tâche spécifique, dans un espace-temps donné.
Il y a également un équilibre à trouver entre les idées et volontés artistiques des compositeurs VFX sur le rendu d’un film et les idées et volontés artistiques du réalisateur, et les exigences techniques du superviseur des effets visuels. Un réalisateur porte son projet, son univers, mais les effets visuels ne sont pas non plus son métier. Il doit guider la réalisation de ces images spéciales qu’il ne peut lui-même filmer, il doit déléguer ce travail et faire comprendre ses intentions, son imaginaire, à d’autres personnes à qui il doit faire confiance. Ce dont il a besoin, afin d’être sûr que ses visions et intentions soient bien comprises, c’est avant tout d’un traducteur, incarné ici par le superviseur des effets visuels. Ce dernier doit savoir transformer de l’abstrait en concret, c’est-à-dire communiquer une sensation, une envie, un feeling du réalisateur, en des demandes précises à une équipe de graphistes, et notamment au compositing artist, qui doit à son tour élaborer une idée artistique dans un cadre technique précis. Le compositeur doit déduire une façon de fabriquer, en essayant de se mettre à la fois à la place du superviseur et du réalisateur.
Pour Sébastien Rame, l’un de ses meilleurs souvenirs de compositeur (avant qu’il ne devienne lead compo puis superviseur des effets visuels), fut la rencontre avec un réalisateur qui était directement venu le voir, alors qu’il devait compositer un plan où apparaissait la lune par une fenêtre :
J’ai discuté pendant une heure avec le réalisateur sur ce que cette lune symbolisait. Pour moi ça a été un déclic, j’ai vraiment compris à quel point le métier pouvait être intéressant : il y avait mille façons d’incruster cette lune, de manière réaliste ou non. Savoir que le réalisateur, à ce moment-là du film, donnait une réelle signification poétique à ce plan, et comprendre et mettre en image sa sensibilité, j’ai trouvé ça passionnant. Après bien sûr, il y a parfois des périodes où l’on est obligé de travailler sur des séquences très lourdes et techniques, où l’artistique doit être mis de côté. Il faut accepter ces deux facettes du métier[19].
(2015, 78)
Conclusion
D’hier à aujourd’hui, les effets spéciaux sont fondamentalement l’art du compositing. Ils sont des couches superposées dans l’espace, ou le temps. […] La plupart de ces effets composites ont évolué en dehors des trucs de films au tournant du siècle, avec Méliès en particulier[20].
(Klein 2004, 215)
Les « deux facettes » du compositing, le technique et l’artistique, sont bien inhérentes à toute la création cinématographique depuis Georges Méliès. Depuis les années 1990, le compositing VFX correspond à une étape clé dans la finalisation des plans truqués en postproduction, réalisée par des graphistes au sein de sociétés spécialisées, au moyen de logiciels comme Flame ou Nuke. Mais bien avant de définir une pratique très spécifique de l’industrie des effets visuels numériques, le compositing est une pratique décrite dans les ouvrages techniques anglais depuis la première moitié du XXe siècle, pour définir les trucages cinématographiques ayant recours aux fonds noirs, aux caches/contre-caches, aux travelling mattes, aux tireuses optiques, avant d’être supplantées par les logiciels spécialisés à partir des années 1990.
Naviguant entre processus de reproduction, de représentation et de reconstruction, entre cinéma de prises de vues et cinéma d’animation, mais aussi processus de simulation avec le développement de l’infographie dans les images cinématographiques, cet art du compositing a toujours visé le même objectif depuis les films de Méliès : nourrir l’imaginaire et dépasser la simple captation de bribes de réel par l’appareil de prises de vues, tout en proposant une forme d’impression de réalité dans le résultat final, à travers l’esthétique du photoréalisme.
Là où Méliès était seul dans la réalisation de ses films et trucages, c’est maintenant une industrie complexe, avec des équipes spécialisées et hiérarchisées, qui en assure la fabrique. On observe cependant sur 120 ans de création la même quête de plaisir dans le regard du spectateur, et le désir d’artistes de « réaliser les choses les plus impossibles et les plus invraisemblables » mais de la manière la plus vraisemblable possible (1907).
Appendices
Notes
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[1]
Voir notamment Réjane Hamus-Vallée et Caroline Renouard, Les Effets spéciaux au cinéma. 120 ans de créations en France et dans le monde (2018).
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[2]
Par « cinématographique » est compris ici tout ce qui touche au cinéma comme industrie culturelle, aux œuvres de prises de vues réelles comportant des effets spéciaux visuels spectaculaires ou invisibles, allant des documentaires, aux séries télévisées, aux vidéo-clips ou aux films publicitaires ou institutionnels.
-
[3]
Définition en ligne : https://www.cnrtl.fr/definition/effets/substantif
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[4]
Citation originale : « […] body and space were scripted and breathing together. They are a multiple […]. All these fragments–bodies, air, background–make a coherent story together, a condensed ‘epic’ about decay or loss; in other words, the loss of control, the loss of the past, the loss of representation. It is a composite in decay, shapeshifting across dimensions, many substances into each other. »
-
[5]
Voir notamment Emmanuel Grimaud, Sophie Houdard, Denis Vidal, « Artifice et effets spéciaux » (2006).
-
[6]
D’abord indissociables (pour permettre une surimpression opaque), les deux termes se différencient par la suite, pour évoquer le fondu enchaîné – surimpression d’un autre type, qui se pratique sur l’image entière.
-
[7]
SFX : abréviation de special effects.
-
[8]
VFX : abréviation de visual effects.
-
[9]
Dont le principe fonctionne sur l’effacement d’un fond uni (noir, blanc, ou coloré, notamment bleu) devant lequel jouait un comédien lors d’un tournage en studio, puis son remplacement par un arrière-plan donnant l’illusion d’un plan filmé en extérieur, sans démarcation lumineuse ou surimpression visible. Voir le procédé détaillé dans Richard Rickitt, Special Effects, The History and Technique (2007, 58).
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[10]
CGI : Computer Generated Imagery.
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[11]
Voir Christian Metz, Trucage et cinéma (1972).
-
[12]
Afin de ne pas porter à confusion, précisons que nous ne nous inscrivons pas ici, volontairement, dans la pensée des « trucages visibles » et des « trucages invisibles » de Metz ; bien que, le trucage invisible corresponde chez Metz à un trucage certes invisible mais surtout perceptible (« on perçoit sa présence, car on la “sent”, et que ce sentiment est même réputé indispensable, dans le code, à une juste appréciation du film », Christian Metz, « Trucage et cinéma » (1972)).
-
[13]
Voir la fiche métier du CNC, « Qu’est-ce que le compositing VFX ? » basé sur un entretien avec Solen Collignon, Graphiste-Lead Compositing. En ligne : https://www.cnc.fr/cinema/actualites/questce-que-le-compositing-vfx_1119531
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[14]
Superposition des calques les uns sur les autres, auxquels sont appliqués différents types d’effets, de traitements, de masques, de transformations, etc.
-
[15]
Voir la filmographie complète sur le site internet de la société : https://buf.com/vfx/
-
[16]
Alors que l’étalonnage photochimique ne permettait que des harmonisations colorimétriques globales (un peu plus de vert, de rouge ou de bleu dans toute l’image), l’étalonnage numérique, qui s’est déployé en France en parallèle des effets visuels, à la fin des années 1990, autorise des retouches au cœur même de l’image. Les outils numériques permettent de sélectionner certaines zones de l’image et d’appliquer des changements colorimétriques ou de luminosité à cette seule zone, par exemple.
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[17]
Ils sont généralement utilisés pour :
affiner les traits,
supprimer des traces de cellulites ou de masse graisseuse mal placée comme un double menton, une bedaine, poignées d’amour ou culotte de cheval,
lisser le teint en supprimant pattes d’oie, cernes et boutons ou les signes d’un rhume,
harmoniser la carnation et la musculature,
blanchir les dents,
rafraichir le regard après une nuit trop courte ou un repas trop copieux et alcoolisé,
voire littéralement opérer un « coup de jeune » pour montrer une star pleine de vie et au sommet de sa carrière, accompagné d’un « plan comm’ » soulignant sa beauté naturelle et son hygiène de vie exemplaire…
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[18]
Concernant WETA, Ian McKellen pour son personnage de Gandalf a ainsi été rajeuni dans la trilogie Le Hobbit (2012-2014) pour correspondre à son physique d’avant Le Seigneur des anneaux (2001-2003), et Will Smith a été « cloné » dans Gemini Man d’Ang Lee (2019), avec comme référence son physique dans les deux premiers Bad Boys (1995-2002). ILM s’est distingué avec The Irishman (2019), de Martin Scorsese, rajeunissant Al Pacino et Robert de Niro d’une trentaine d’années pour la première moitié du film.
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[19]
Entretien avec Sébastien Rame, paru dans Réjane Hamus-Vallée et Caroline Renouard, Superviseur des effets visuels pour le cinéma.
-
[20]
Citation originale : « Then and now, special effects are fundamentally the art of compositing. They are layers superimposed in space, or in time. By space I mean matte backgrounds; by time I mean substitutions. These composites also split the screen, inserted miniatures, mattes, moving mattes, glass shots, use double exposure, dissolves, fades, masks in velvet. Most of these compositing effects evolved out of the trick films at the turn of the century, Méliès in particular. »
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