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Note 1 – Circonscrire la forme du fond I : le fond comme décor

Certaines œuvres appartenant aux arts vidéographiques et numériques entretiennent un rapport à la composition de l’espace iconographique somme toute assez classique. La référence plus ou moins volontaire à des stratégies d’agencement héritées de la Renaissance[1], voire, au contraire, des organisations symboliques des peintures religieuses du Moyen-Âge[2], mais également aux collages dadaïstes et surréalistes du début du XXe siècle, est plus particulièrement évidente dans nombre de productions faisant usage de techniques de « compositing », telle l’incrustation[3]. L’amélioration des outils de production électroniques et numériques semble faciliter et encourager les procédures de découpe et d’assemblage des médias visuels (images fixes et images en mouvement)[4] en privilégiant ce que Lev Manovich appelle le « montage spatial[5] ». Par la séparation technologique opérée entre l’objet de la représentation et le contexte spatial dans lequel celui-ci se situe, c’est un certain rapport entre forme et fond qui se rejoue ici, dans sa capacité à en fractionner les parties en vue de leur recombinaison dans une unité spatiale cohérente. Il suffit de penser aux œuvres d’artistes tels que Jean Christophe Averty (Ubu Roi, 1965), Nam June Paik (Global Groove, 1973) ou encore Samuel Bianchini (D’autant qu’à plusieurs, 2001), pour constater la façon avec laquelle elles disposent l’image dans un double processus d’isolement et d’agencement scénique de ses parties. Bien plus qu’un témoin indiciel du réel, l’image composite témoigne ici de sa bidimensionnalité structurelle et de sa façon toute particulière d’agencer les rapports spatiaux entre le fond (compris ici en tant qu’espace scénique et dramaturgique) et la forme (objets et personnages)[6].

La plupart de mes productions fonctionnent sous le mode du huis-clos. Même lorsque les espaces représentés figurent des lieux extérieurs, ils sont toujours appréhendés en tant que contextes scéniques limités. La fixité du plan est mise au service de la contextualisation spatiale de l’action, à la manière d’un décor théâtral peint ou d’une scène picturale d’un Fra Angelico ou d’un Masaccio. Le « fond » – partie de l’image représentant le lieu de l’action – peut être considéré, à première vue, comme un prétexte organisationnel, dans le sens où, comme dans les décors peints renaissants, la stabilité architecturale permet, par le jeu géométrique de la représentation perspectiviste, de fournir des coordonnées spatiales aux personnages des scènes représentées[7]. Par cela, il en autorise également la mise en relation (ce qui sera très important, nous le verrons, dans les stratégies de synchronisation rythmique des actions des différents sujets dans des œuvres telles que A Remake of Saló ou Ordinary Compulsions)[8]. Puis, outre cette fonction d’« étalon » géométrique, l’arrière-plan (ou « fond » contextuel) de l’image, en définit également la portée allégorique et symbolique.

Deux types de fonds sont identifiables : le premier, que nous pouvons qualifier de « naturel », est issu de la prise de vue réelle et directe du lieu de l’action (Gradiante, Point of Interest, Tempo Scaduto, Discursive Immanence…) ; le deuxième, que nous qualifions de « composite », nait de l’agencement, a posteriori, d’éléments graphiques de différentes natures et origines, extérieurs par conséquent au lieu de prise de vue des personnages mis en scène[9] (A Remake of Saló, Ordinary Compulsions). Bien que différents dans leur facture, ils présentent cependant des caractéristiques communes de structuration architecturale : agencement de « niches » locales permettant d’inclure et de situer les sujets de l’action ; constitution d’un espace scénique fixe et cohérent fournissant une unité diégétique aux personnages.

J’ai adopté ces deux caractéristiques organisationnelles dès la réalisation de mes premiers essais de compositions vidéographiques « poly-gestuelles »[10], réalisées autour de 2005. Gradiante et Incremento sont deux études produites en 2005 dans le cadre du post-diplôme A.R.I. (Atelier de Recherche Interactive) de l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs (E.N.S.A.D.) de Paris. Il s’agissait d’expérimenter la cohabitation de déploiements gestuels autonomes incarnés par plusieurs sujets, au sein d’un environnement spatial unitaire – sous la forme d’une mono-bande linéaire, pour Gradiante, et d’un dispositif interactif et génératif, pour Incremento. Dans les deux cas, le plan est fixe. Dans Gradiante l’action se situe en extérieur, à l’intersection de trois points de passages adjacents d’une passerelle. Chacun d’entre eux sera investi par trois personnages féminins (le même filmé à trois moments différents et dont les actions seront superposées en post-production) qui exécuteront des gestes minimaux : se lever, lever les bras, descendre un escalier[11]. Dans Incremento, l’action se déroule en intérieur, dans un hangar. Le plan accueille deux personnages (le même dédoublé), à gauche et à droite de l’image. Les deux parties du plan sont agencées de sorte à donner l’impression que les sujets exécutent simultanément leurs actions (ici, à nouveau une action simple : enlever, poser et mettre un t-shirt ; ceci s’effectuant entre les deux personnages). À la différence de Gradiante, la lecture de la vidéo n’est pas linéaire. Un dispositif d’analyse vidéo permet de lier la direction du regard du spectateur aux phases de déshabillage/habillage des deux personnages[12]. En dehors de ces temps de « contact » entre le spectateur et les sujets à l’écran, une articulation des mouvements individuels est générée en temps réel par un programme informatique[13].

Figure 1

Gradiante, vidéogramme, 2005.

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Ce sont ces traits structurels qui ont d’une certaine façon imposé les modalités d’agencement des images d’Incremento et de Gradiante. Premièrement, la cohabitation des mêmes personnages, dans une même durée, a nécessité de définir, pour chacun d’entre eux, un espace d’exécution délimité (effet de « niche »), leur permettant de ne pas déborder sur l’espace de déploiement de l’autre. Deuxièmement, le désir d’offrir un espace scénique unitaire, autorisant le partage de la même actualité diégétique, a nécessité d’imposer la fixité du plan, permettant le réagencement des parties autonomes de l’image enregistrées dans des temporalités différentes. À partir de ces premiers essais, ces modalités de formalisation du fond seront par la suite réinvesties dans une large partie de mes projets.

Note 2 - Circonscrire la forme du fond II : « acteurs » internes de l’image

Nombre de mes productions mettent en scène des arrière-plans issus de captures directes sur le réel. Le plus souvent ceux-ci sont employés dans leur intégralité, sans fractionnement interne de l’espace. Tempo scaduto[14] s’en différencie quelque peu par l’effacement, en post-production, du ciel. Ce procédé confère au décor un caractère volontairement factice, tout en gardant le réalisme des prises de vues initiales (des vues panoramiques de plusieurs quartiers de la ville de Palerme et de ses alentours). Celles-ci ont été réalisées en posant et en fixant la caméra face à la scène et en enregistrant pendant un temps plus ou moins long les actions qui s’y déroulaient. Ces actions sont de deux natures distinctes :

  1. des passants traversent le plan sans savoir qu’ils sont en train d’être filmés ;

  2. des figurants, participant sciemment au tournage, exécutent des actions prédéfinies en lien avec le scénario.

Dans la plupart des prises de vues, il a été difficile d’obtenir une image dépourvue de toute présence humaine. Le travail de post-production a permis de réaliser ceci en fusionnant, pour chaque plan, plusieurs fragments de l’image issus de différents moments des prises de vue initiales.

Une deuxième opération a consisté à circonscrire et à isoler les personnages présents dans le plan, que ce soit les simples passants (figurants involontaires du projet, mais me fournissant un ensemble varié et inattendu d’actions pouvant être intégrées au scénario, a posteriori), ou les comédiens. Dans les deux cas, l’isolement a été réalisé par le détourage de la zone d’activité de chacun des sujets pris séparément, afin d’obtenir une figure autonome pouvant, par la suite, être réintégrée dans la scène. Cette délimitation opérée directement sur la prise de vue initiale (composée du fond et des personnages) me permettait, par la même occasion, de réintroduire de façon naturelle chacun des « acteurs » au sein d’un espace cohérent, sans effets de découpe ou de décrochage entre la forme et le fond.

Figure 2

Tempo Scaduto, vue de l’installation, 2012.

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Le même procédé a été adopté dans Brise, projet vidéographique réalisé en 2015. La scène se déroule dans un espace industriel désaffecté. Quelques plans introductifs situent le lieu dans lequel aucune présence humaine est décelable au premier abord. Seule entité animant le décor : une brise, plus ou moins intense, venant secouer les arbustes présents à l’image. À 38 secondes du début de la séquence, un personnage féminin apparait à l’écran. Puis, un deuxième, apparemment le même, mais à un autre endroit du décor. Les deux sujets, fixes, immobiles, se font face. Un face-à-face, renvoyant d’une certaine manière à la tension propre au film de western, où l’immobilité permet de dessiner l’aimantation réciproque des regards sur le point de déclencher l’action et son irréversibilité. Or, les têtes n’ont plus de visages, effacés par une action en attente de dénouement et la brise qui semble en avoir soutiré les traits. Tout au long de la vidéo, le son du vent occupera l’entièreté des plans. Ces derniers ont subi le même traitement que dans l’œuvre Tempo scaduto, à savoir l’isolement, en post-production, du fond – réduit à une image fixe – et de certaines zones animées par le souffle du vent (comme indiqué précédemment, des éléments végétaux, puis, pour les corps, les cheveux autour des visages effacés). En découle une sorte d’effet « GIF[15] » obtenu par la coexistence de la fixité photographique et de la réitération d’un mouvement circonscrit au sein de l’image.

Nous retrouvons le même mécanisme dans le projet photographique et vidéographique Point of Interest, réalisé en 2015. Celui-ci interroge la manière avec laquelle une intention communicative, ou simplement relationnelle – entre deux personnages, par exemple – peut, d’une certaine façon, persister et être encore décelable après la disparition de l’un des deux sujets de la relation. En d’autres termes, que reste-t-il d’un regard et de son intentionnalité qui se verraient soudainement privés de leur objet ? Les clichés photographiques ont été travaillés de sorte que ne restent que quelques personnages isolés. La foule de baigneurs (il s’agit d’une prise de vue de la côte d’Opale) – initialement présente lors des prises de vues – a été partiellement effacée, l’arrière-plan a été à son tour reconstitué en post-production dans ses parties manquantes. Par ce processus d’effacement, de reconstitution et d’isolement, ne restent que des corps-acteurs solitaires dont les actions et intentionnalités, initialement dirigées vers d’autres personnages, restent dénouées d’objet. La vidéo aborde cela à travers un seul cliché photographique. Elle propose une déambulation continue et répétée au sein de l’image fixe. Or, l’image subit régulièrement des altérations et des trucages. Des personnages, initialement présents dans le plan, disparaissent pour laisser place au fond marin qui se trouve derrière eux. L’ensemble des corps et des actions se retrouvent graduellement isolés, avec comme seul décor : la mer et sa mélancolie prégnante.

Figure 3

Point of Interest, image numérique, 2015.

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Note 3 - Composer le décor a posteriori

En 2008, dans le cadre du projet d’œuvres connectées IN/OUT[16], je réalisais la vidéo générative A Remake of Saló[17]. L’œuvre se présente sous la forme d’un tableau vidéographique reposant sur l’enchaînement chorégraphié de plusieurs scènes inspirées du film Saló ou les 120 journées de Sodome, réalisé en 1976 par Pier Paolo Pasolini. Les personnages mis en scène s’animent à l’intérieur d’un huis-clos composé à partir d’éléments photographiques disparates. Chacun d’entre eux prend place dans ce décor artificiel de manière quasi autonome. Un programme informatique permet de définir l’avancement des actions de ces derniers, de manière isolée.

Dans cette œuvre, le rapport entretenu entre personnages et espace scénique est assez différent de celui existant dans les travaux décrits plus haut. Alors que dans ceux-là l’isolement des corps – ou parties animées du décor – est directement issu de leur détourage à partir d’une scène principale, dans laquelle ils seront ultérieurement réintégrés lors de l’étape de réassemblage, dans A Remake of Saló, au contraire, le fond, ou décor, a été composé successivement à l’enregistrement des personnages. Cela est clairement visible par la facture même de l’image du décor qui s’apparente à une composition en papier découpé. Par ce procédé, les personnages changent de statut s’approchant, par un certain effet de vignettage des silhouettes, à des figurines ou marionnettes automatisées[18]. Cette particulière impression de détachement entre corps et décor n’est pas sans rappeler la composition plastique du film Tango (1980) de Zbigniew Rybczynski duquel, par ailleurs, A Remake of Saló s’inspire volontairement.

En 2011, je réalisais le diptyque vidéo Ordinary Compulsion, dans le cadre du cursus de formation du Fresnoy – Studio national des arts contemporains, de Tourcoing. Je reprenais par la même occasion le système de composition adopté dans A Remake of Saló. L’œuvre se compose de deux vidéos sonores synchronisées. L’une, au format homothétique, met en scène, à partir d’un plan fixe, cinq sujets aux prises chacun avec une compulsion qui lui est propre : se laver les mains, ouvrir et fermer une porte, mettre et enlever des vêtements, se gratter, vérifier son environnement. Ils en sont d’une certaine manière les allégories. Dans la deuxième vidéo, au format plus réduit, est représenté un seul personnage qui incarnera, à partir d’un enchaînement de plans serrés, la totalité des compulsions apparues graduellement dans le premier écran.

Figure 4

Ordinary Compulsions, vidéogramme de la première vidéo, 2011.

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Si nous nous arrêtons sur la structuration du décor de ce dernier, nous constatons qu’il possède une organisation proche de celle adoptée par A Remake of Saló. Il s’agit d’un espace fictionnel qui entretient une relation symbolique avec les personnages, ainsi que les objets et le espaces investis lors de l’exécution de leurs compulsions. Le décor, absent lors de l’entrée du premier sujet, apparaîtra graduellement au fil de l’intervention des autres figures, comme pour signifier le lien intime qui existe entre leurs gestes et l’espace qui les environne. Ainsi, c’est par la nécessité d’une manipulation – par exemple celle d’une porte et de sa poignée – que celle-ci apparaîtra comme un élément d’un décor théâtral[19] qui aura ici comme seule fonction celle d’être ouverte et refermée. Il en va ainsi pour le lavabo, qui glissera latéralement dans la scène avant l’entrée du personnage féminin qui en manipulera le robinet.

Et c’est précisément par l’organisation modulaire des composantes du décor et de ses objets que cette mécanique interne de l’espace a pu être réalisée.

Note 4 – Automatisation corporelle, synchronisation sonore et particularisation kinésique

Le détachement plastique et parfois procédural (par l’intermédiaire de la programmation informatique) entre le décor et les figures corporelles, autorise le traitement individualisé de ces dernières. Dans les œuvres faisant usage de processus interactifs et/ou génératifs (A Remake of Saló, Tempo scaduto, Le trouble d’Argos, Discursive Immanence), les corps des personnages, et parfois leurs parties internes (c’est le cas de Discursive Immanence, dont il sera question dans la prochaine partie), sont traités de manière isolée, à la façon d’une marionnette ou d’un automate.

Cette individualisation des sujets, ainsi que de leurs gestes, permet également leur rattachement à des activités de calculs informatiques qui en contrôlent le mouvement de manière à chaque fois autonome. Le programme joue ici le rôle d’horlogerie interne permettant :

  • soit d’activer un geste simple dans son intégralité – c’est le cas des personnages de Tempo Scaduto, dont les moments d’apparition sont actualisés en temps réel par le programme, mais dont les gestes s’exécutent de manière linéaire et complète ;

  • soit de générer des micro-variations posturales à l’intérieur de déploiements gestuels plus amples – tel est le cas pour l’œuvre A Remake of Saló, dans laquelle le programme vient émietter, fragmenter, « glitcher », de manière à chaque fois individualisée, leurs actions.

Dans ces différents cas de figure, le son joue un rôle décisif dans ce principe d’autonomie et de particularisation. Dans une très large partie des pièces qui viennent d’être évoquées, les gestes des personnages sont toujours synchronisés à des sons de même durée[20]. Dans les œuvres programmatiques, les modules de traitement gestuels activent à la fois les mouvements visuels et les événements sonores qui leur sont liés. Cette liaison son-geste-image permet de produire trois effets particuliers :

  • premièrement, celui de renforcer la localisation des personnages de la scène, en leur attribuant des événements sonores spécifiques ; dans A Remake of Saló, par exemple, cela permettra de dissocier, au sein de la profusion gestuelle et musicale, la particularité de chacun des complexes posturaux des corps individuels, tel qu’on pourrait l’appréhender au sein d’un orchestre dans lequel on identifierait le lien entre geste et expression sonore de l’instrument (ceci est également valable pour Ordinary Compulsions) ; dans Tempo Scaduto, cette liaison son-personnage, permet d’en suivre le déplacement au sein du décor, et parfois d’en localiser la présence avant d’en percevoir l’image ;

  • deuxièmement, celui de rendre présent à la conscience du spectateur chacune des étapes du mouvement exécuté par les personnages ; le son permet de faire littéralement « grincer » le geste en entrainant avec lui l’attention du regardeur-auditeur vers les micro-variations kinesthésiques des sujets ; par le son, l’image et la particularisation gestuelle gagnent en matérialité ; dans Gradiante, par exemple, cela permet d’obtenir une sorte d’effet de « synchrèse » (Chion 2005) continue où chaque coupure opérée dans la continuité gestuelle, en étant doublée d’un événement sonore de même durée, cristallise les différents micro-mouvements posturaux en une multitude d’unités sensorielles synesthésiques sonores-gestuelles ;

  • troisièmement, l’harmonisation, au sens musical du terme, des activités gestuelles des personnages, lorsque ceux-ci se retrouvent dans un même espace d’action ; cela est valable pour A Remake of Saló, mais également pour Ordinary Compulsions ; ici, après une phase d’introduction des personnages, ils finissent par être animés par un ensemble de variations rythmiques synchronisées entre-elles ; en découle une polyrythmie gestuelle dans laquelle les énergies kinésiques des sujets à l’écran communiquent, de manière extracorporelle, partageant un même champ intensif, organisé de manière organique.

Le programme, par l’actualisation et l’altération simultanée des gestes et des sons, introduit chaque personnage dans un processus d’autonomisation et de rigidification ; il en mécanise les corps, en leur imposant, par la même occasion, une temporalité machinique qui en contraint le mode d’existence biologique.

Dans la sphère représentative, ce rapport entre machinerie et affectation du déploiement gestuel n’est pas nouveau. Les premières images animées par des procédés de mise en mouvement cycliques tels que le Phénakistiscope (1832) de Joseph Plateau, ou le Zootrope (1834) de William George Horner et Simon Stampfer, nécessitaient déjà une mécanisation de l’action corporelle en vue de sa mise en boucle parfaite. Un effet de vignettage découlait déjà de l’isolement du personnage, souvent décontextualisé d’un décor englobant, et de l’action exécutée. La création de « geste clos » – où l’image de fin précédait logiquement celle du début de la boucle – était nécessaire à sa réitération. Tel le rouage d’une machinerie, le mouvement répondait aux impératifs tayloristes d’une action à la fois réduite à son minimum et extrêmement efficace. La temporalité machinique, imposée dans le cas présent au corps et à ses gestes, était celui de la pleine concordance entre action, effort, et résultat. Au contraire, les processus de traitement électro-numérique nous engagent dans des temporalités beaucoup plus réduites, produisant une déstabilisation, voire une déconstruction des possibilités d’action gestuelles et de leur efficacité, en privilégiant le temps court et ce que Gilles Lipovetsky désignerait sous le mot « présentéisme » :

À partir des années 1980 et surtout 1990, un présentéisme de seconde génération s’est mis en place sous-tendu par la mondialisation néolibérale et la révolution des technologies de l’information. Ces deux séries de phénomènes se sont conjuguées pour « comprimer l’espace-temps », survolter les logiques du temps court.

(Lipovetsky 2004, 61)

Nous retrouvons cette « compression de l’espace-temps » dans les pièces citées plus haut (plus spécifiquement dans Gradiante, A Remake of Saló et Ordinary Compulsion). Une esthétique qui n’est pas sans rappeler (l’inspiration est bien-sûr volontaire et assumée) des œuvres telles que Modell 5 (1994-95) du groupe Granular Synthesis[21], ou Passage à l’acte de Martin Arnold (1993). Dans ces œuvres, la synchronisation son-image, loin de mettre en lumière l’exécution entière des mouvements effectués par les différents personnages, en souligne au contraire l’émiettement procédural. Le temps machinique et électro-numérique impose son mode d’existence discontinu et infra-biologique. Le geste n’est plus, car il laisse place à l’électrification du mouvement par sa dissémination en une série de micro-mouvements discontinus et sans intentions. Et c’est bien là le problème, car comme l’indique Laurence Louppe, « le geste à une intention, une vie, alors que le mouvement peut aussi résulter d’un automatisme humain que de n’importe quelle animation d’un objet ou d’un mécanisme » (2004, 105). La synchronisation son-image est alors révélatrice d’un corps aux prises avec un temps de l’hyper-éléctrification, « glitché » à l’extrême, à la fois en hyper-mobilité et dans l’impossibilité d’un déploiement kinésique.

Note 5 – Autonomie des parties internes du corps : visage et main automate

Dans Discursive Immanence[22], portrait interactif réalisé en 2018, l’attachement des gestes et des parties autonomes du corps (visage et main) aux modules programmatiques subjacents nous rapproche encore plus de l’idée de marionnette-automate. L’œuvre met en scène Immanence, personnage oraculaire et énigmatique avec lequel le spectateur est amené à communiquer au travers d’un boitier-interface qui permet d’en accueillir la voix. Grace à un système d’analyse et de reconnaissance vocale, la parole du spectateur est captée, permettant de créer une situation dialogique entre lui et le personnage à l’écran.

Discursive Immanence reprend la figure classique du portrait (entendue sous sa forme picturale) : un personnage, cadré au niveau du buste – et, dans ce cas précis, assis derrière une table[23]. Pour renforcer l’emprunt au domaine pictural, j’ai privilégié le format vertical. La tête est le point central de l’image autour de laquelle se noue la relation d’empathie entre le spectateur et Immanence. Comme pour Portrait One, portrait interactif de Luc Courchesnes (1990), la fixité et la frontalité du personnage permettent d’instaurer une situation de « co-présence[24] » entre les deux interlocuteurs. Une main, disloquée et légèrement déportée du corps, prend des notes lorsque le spectateur le/la sollicite, ou lui répond. Cela atteste, à certains égards, que la parole de celui-ci est réellement entendue et considérée par le personnage à l’écran.

Figure 5

Discursive Immanence, vidéogramme, 2018.

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À la différence des projets précédemment abordés, dans lesquels l’autonomie des parties de l’image touche chacun des corps dans leur intégralité, ici cette individualisation affecte plus précisément les composantes internes du personnage mis en scène – plus particulièrement son buste. À la manière d’un automate, plusieurs parties de son corps sont dissociées afin qu’elles soient animées de manière isolée. Le visage et la main droite (à gauche de l’image) possèdent chacun une modalité d’existence propre, correspondant, pour chacune d’entre-elles, à une chronologie différente dans l’échange dialogique entre le spectateur et Immanence. Alors que, comme cela vient d’être souligné, la main est principalement mise en mouvement par la voix du spectateur (activité de prise de note), l’apparition, ainsi que la fixation et l’animation labiale de la face, s’effectueront, quant à eux, en réponse à la première phase d’énonciation. Au niveau programmatique, ces deux composantes corporelles sont reliées à deux modules distincts :

  1. un système d’analyse vocale pour la main ;

  2. un générateur discursif pour les visages actualisés et l’activation labiale. Leur expression visuelle, au niveau figuratif, fait état, par ce fait, de l’activité subjacente du dispositif d’interaction et de ses rouages algorithmiques.

Lors de la prise de vue, cet isolement des unités corporelles a exigé que l’image soit pensée et envisagée telle une surface en attente de sa propre fragmentation. Pour ce qui est de l’avant-bras, je souhaitais obtenir un effet de membre disloqué. Non coupé ou lacéré, mais simplement déboité et dissocié du corps. Pour ce faire, il m’a fallu obtenir, lors du tournage, deux variantes de la même disposition frontale du sujet. Tout en maintenant le même positionnement du buste, un léger déport de l’avant-bras a permis de réaliser deux images semblables pouvant être recombinées en post-production. En ce qui concerne la face, l’image initiale a été préalablement nettoyée de ses attributs (yeux, nez, bouche), afin d’obtenir une surface lisse sur laquelle pourraient être incrustés l’ensemble des visages incarnés par Immanence. Ceux-ci sont au nombre de neuf, mais, par un effet d’accumulation rapide, le spectateur a l’impression d’être face à un ensemble plus important de visages potentiels. Afin d’obtenir un visage cohérent et stable au fil des actualisations successives des diverses identités d’Immanence, il a fallu opérer un étalonnage géométrique et un réajustement des traits faciaux de divers sujets préalablement filmés. Ainsi, le nez et les sourcils, rendus fixes en post-production, ont servi d’étalon aux visages qui ont pu de cette façon être alignés sur une charpente commune – seuls les yeux et la bouche étant animés par le programme informatique.

Le son joue ici encore un rôle prépondérant dans la matérialisation des mouvements présents au sein de l’image. En ce qui concerne la main, un léger bruit de griffonnage permet à celle-ci de gagner en consistance. Bien que discret, il atteste du contact entre le stylo et le papier lors de la prise de note. En tant qu’écho sonore, dans l’espace réel, de l’activité ayant lieu dans l’espace scénique de l’écran, il est en quelque sorte le témoin « concret » de l’interaction en train de se construire entre le spectateur et le lieu de la représentation, par l’intermédiaire d’Immanence. Cette relation son-image est encore plus étroite entre l’activité labiale et la vocalisation. Lorsque Immanence répond au spectateur, l’un des visages se fixe à l’écran et devient l’interlocuteur privilégié pendant un temps de parole plus ou moins long. Le module de génération vocale agit à la fois, de façon synchrone, sur l’activation des paroles et sur la mobilité de la bouche du personnage.

Cette liaison très étroite entre les deux événements – la voix et l’activité labiale – générés en temps réel lors de la prise de parole d’Immanence, confère au personnage un certain naturalisme expressif, tout en soulignant l’artificialité par une mécanisation évidente du mouvement et par la facture synthétique de la voix.

Conclusion

La pratique du « montage spatial » (Manovitch 2010, 552)., adoptée par nombre d’artistes contemporains utilisant les technologies de production électro-numériques (M. Krueger, J.-L. Boissier, S. Bianchini, R. Lozano-Hemmer, N. Clauss…), semble renvoyer à une fascination, plus ou moins consciente, pour des agencements plastiques proches de ceux que nous retrouvons dans les théâtres de marionnettes et les espaces miniaturisés, auxquels s’ajoutent les recherches autour des automates et de la mécanisation du mouvement[25] (J. Vaucanson, P. Kinzing et D. Roentgen, P. Jaquet-Droz). Comme eux, certaines œuvres numériques, qui plus est programmatiques, procèdent par la séparation d’éléments autonomes en vue de leur assemblage et animation au sein d’un plan unitaire, souvent clos et fixe, caractérisé par une cohérence de lieu. La pratique, parfois conjointe, du compositing et de la programmation informatique, facilite grandement ce type de formalisation, engageant un traitement isolé du « fond » contextuel de la scène représentée et des parties internes qui l’habitent (corps et objets), le plus souvent traitées et animées de façon individuelle, comme pourrait l’être une marionnette d’un théâtre miniature.

De la même façon, mon approche plastique de ce type de configuration relève bien-sûr de la fascination pour des contextes scéniques à l’« effet frontière » saisissant (Ehrhart 2018). Mais, dans le même temps, l’articulation entre ce que nous pouvons qualifier d’« espaces composites » et l’animation autonome des personnages mis en scène, renvoie également à une réflexion plus large sur la manière dont les technologies électro-numériques affectent les modalités d’existence des corporéités individuelles. Les sujets mis en scène dans l’ensemble des projets décrits ici sont des sujets problématiques. L’effet d’isolement opéré par le détourage de ces derniers et leur attachement, parfois, à un processus informatique individualisé et externalisé, ainsi que l’altération, dans certains projets, de leur déploiement postural, renvoie à un corps en manque de prise avec son espace environnant et avec les corps qui y cohabitent. Les sujets, bien que synchronisés à un temps commun d’existence au travers de processus d’écriture harmonisés – linéaires ou programmatiques – et intégrés dans des espaces unitaires, se caractérisent également par leur manque de communicabilité et d’échange d’intentionnalités réciproques. Une perte d’intentionnalité directement abordée dans Point of Interest, mais qui se révèle sous différentes formes dans l’ensemble des œuvres analysées. C’est là que se situe peut-être le paradoxe de cette pratique procédurale de séparation entre sujets internes de l’image et contexte spatial englobant : à la fois, désir d’orchestration et d’harmonisation des parties, et mise en œuvre d’une esthétique du corps-automate, mécanisé, isolé et ramené à sa solitude structurelle.