Abstracts
Résumé
L’image composite telle qu’on l’utilise aujourd’hui depuis l’émergence de l’image appareillée et fixée, et en particulier depuis la propagation des technologies numériques appliquées aux images, se définit comme un objet visuel homogène composé à partir d’éléments hétérogènes. Or dans cet article, est questionnée l’idée d’un compositage effectué en temps réel. Dans ce type particulier de compositage, contrairement à un assemblage réalisé à partir de sources qui ne sont pas co-présentes, il y a constante coexistence des éléments hétérogènes assemblés, créant une expérience du composite qui peut à tout moment devenir image (capture d’écran ou photographique ou vidéographique). Il ne s’agit donc plus uniquement d’image composite, mais d’expérience du composite. Pour étayer ce propos, cet article propose de comparer trois types de projections qui produisent du composite dans l’espace réel, créant une réalité mixte, pour ensuite revenir sur la notion de composite et en dégager son caractère matériel. Puis est analysée, à travers une analogie avec la technique industrielle du moulage par projection, la manière dont l’imbrication d’images se produit dans l’espace-écrin.
Mots-clés :
- compositage,
- projection,
- vidéo,
- art,
- expérience,
- support,
- image
Abstract
The composite image as it is used today since the emergence of mediatic image, and in particular since the propagation of digital technologies applied to images, is defined as a homogeneous visual object composed from heterogeneous elements. However, in this article, the idea of a compositing carried out in real time is questioned. In this particular type of compositing, unlike a combination made from sources which are not co-present, there is constant coexistence of heterogeneous elements assembled, creating an experience of the composite which can at any time become an image (capture of screen or photographic or videographic). It is therefore no longer just a question of a composite image, but of the experience of the composite. To support this point, this article proposes to compare three types of projections that produce composite in real space, creating a mixed reality, to then come back to the notion of composite and identify its material character. Then is analyzed, through an analogy with the industrial technique of projection molding, the way in which the nesting of images occurs in space.
Keywords:
- compositing,
- projection,
- video,
- art,
- experience,
- medium,
- image
Article body
Aujourd’hui l’image composite est partout. Elle est certes omniprésente dans les productions médiatiques de masse (publicité, cinéma, séries, etc.) mais elle se manifeste aussi dans les médias sociaux comme Instagram et Snapchat sous forme de filtre de réalité augmentée ou par la possibilité d’annoter, de modifier un contenu photographique. Les images sont ainsi aujourd’hui fréquemment agrémentées, commentées par le biais de filtres autant que d’émoticônes. L’image et son commentaire ont alors de moins en moins d’espace séparé ou second. Il est possible d’adjoindre à l’image, dans une quasi-immédiateté, de l’information. Dans ce cadre, l’image composite est souvent conversationnelle[1], elle fait état de l’expérience située de l’individu et son immédiat retour réflexif sur cette expérience dans le but de la partager. Ainsi dans cet article, je partirai d’une définition du composite non plus attribuée à l’image mais à une expérience du réel, directement augmentée par des images.
J’aurai dans cet article une approche matériologique de la notion de composite. En effet les objets que je vais aborder sont bien en définitive des images, mais leur fabrication n’est pas composite au sens traditionnel du terme. L’image composite telle qu’on l’utilise aujourd’hui depuis l’émergence de l’image appareillée et fixée, et en particulier depuis la propagation des technologies numériques appliquées aux images, se définit comme un objet visuel homogène composé à partir d’éléments hétérogènes. Or dans cet article, je parlerai du compositage[2] effectué en temps réel. Dans ce type particulier de compositage, contrairement à un assemblage réalisé à partir de sources qui ne sont pas co-présentes, il y a constante coexistence des éléments hétérogènes assemblés, créant une expérience du composite qui peut à tout moment devenir image (capture d’écran ou photographique ou vidéographique). Il ne s’agit donc plus uniquement d’image composite, mais d’expérience du composite. C’est de cette question dont je parlerai ici à travers la comparaison de trois types de projections qui produisent du composite dans l’espace réel, créant une réalité mixte. Après avoir brièvement décrit ces trois types de projections, je reviendrai sur la notion de composite pour en dégager son caractère matériel. Puis j’analyserai à travers une analogie avec la technique industrielle du moulage par projection la manière dont l’imbrication d’images se produit dans l’espace écrin.
Projeter, imbriquer des images dans l’espace physique
Pour évoquer le phénomène de compositage en temps réel, je partirai de ma propre pratique. Celle-ci consiste à projeter des images en mouvement préalablement filmées dans un espace urbain ou périurbain, en étant moi-même en mouvement. À pied ou en voiture, je balade un pico-projecteur dans les rues, sur les routes, sur les façades et les trottoirs, partout où je trouve un espace propice à la révélation de l’image, au gré de mes pérégrinations. En filmant ces superpositions, on obtient des images vidéo dans lesquelles les formes s’imbriquent dans un espace en trois dimensions, épousant les formes de celui-ci et subissant les variations de l’environnement de projection, en particulier lors d’expérimentations nocturnes dans le milieu urbain. S’ajoute à cela la possibilité de filmer ces projections en mouvement, ce qui induit un nouveau paramètre de variabilité du visible et du lisible. On étudiera les différents problèmes que pose cette pratique et ses effets sur la perception. De fait, le dispositif fait apparaître des frictions dans la fusion, des dis-jointements dans l’imbrication, il s’opère dans la temporalité un délitement des images produisant un compositage précaire, labile, évanescent.
Cette pratique s’inscrit dans le champ du cinéma expérimental sans pour autant en venir. Je n’ai jamais travaillé avec l’argentique en cinéma, et peu avec la bande magnétique. En revanche, le photomontage numérique via un logiciel comme Photoshop, ou bien le montage vidéo avec Premiere Pro sont des opérations que j’effectue depuis longtemps, en parallèle de la pratique de la peinture et du dessin. La superposition de plusieurs images m’a toujours beaucoup intéressée et attirée, pour la rencontre plastique que cela permettait.
C’est donc une certaine idée de l’image composite qui m’a amenée à mettre en place ce protocole qui fonctionne par imbrication et par projection. Bien que rien n’y soit calculé – il s’agit d’un bricolage entre deux appareils numériques dont le degré de maîtrise est très relatif – ce protocole émerge d’un contact soutenu avec les logiciels de production d’image numérique, prédominés par la logique de la sélection et celle de la composition (Manovitch 2010). Par ailleurs, le fait que les images sont projetées en temps réel et à même l’espace physique renvoie à deux autres formes de projection qui sont de l’ordre du programme : la réalité augmentée et le vidéo mapping ou mapping 3D. Je ne pratique pas ces deux techniques ; cependant il me semblait intéressant de les convoquer, afin de questionner la nature de l’image composite en temps réel dans ces trois contextes différents à partir d’une considération sur la matière.
La réalité augmentée se définit comme « une technique qui superpose à la réalité sa représentation numérique actualisée en temps réel » (« Réalité », s. d.). On peut donner l’exemple des filtres sur les applications comme Instagram ou Snapchat, ou bien celui de l’application ludique Pokémon Go qui a transformé les espaces physiques en véritables terrains de jeu pour une chasse virtuelle de Pokémons, en temps réel… Ici l’imbrication composite ne se fait pas dans l’espace mais sur l’écran du smartphone, cependant l’expérience du composite ne peut se faire que dans le contact immédiat entre un espace et ce qui y est indexé.
Le mapping 3D ou mapping vidéo est « une technologie multimédia permettant de projeter de la lumière ou des vidéos sur des volumes, de recréer des images de grande taille sur des structures en relief, tels des monuments, ou de recréer des univers à 360° » (« Mapping vidéo » s. d.). Le vidéo mapping peut s’appliquer sur des objets de grande taille comme de petite, il se base sur une modélisation de l’espace sur un logiciel qui vient ensuite calculer la forme que l’image doit prendre pour donner l’illusion qu’elle adhère au volume sur lequel elle est projetée, de sorte que l’objet support semble être modifié, animé, par les images.
Pour donner un exemple de ce type de production, on peut évoquer le projet Omote de Nobumichi Asai, qui combine à la fois l’utilisation d’un logiciel de reconnaissance faciale (face tracking) et de mapping vidéo. Le visage, en mouvement, devient le support d’une vidéo-masque qui s’adapte à toutes les variations : la projection devient une seconde peau de lumière, et agit comme un trompe-l’œil donnant l’impression de modifier la surface (Asai 2014).
Réalité augmentée, mapping vidéo et projection en mouvement sont trois manières de créer du composite par la projection en temps réel sur des objets qui nous amènent à penser la notion de composite au-delà de l’image. En effet, c’est finalement à des objets et des espaces que la notion de composite va s’appliquer. De sorte qu’afin de poursuivre notre réflexion, une recherche sur la polysémie du terme composite s’avère particulièrement enrichissante.
La notion de composite, au-delà de l’image
La notion de composite, si elle est utilisée depuis plusieurs années pour définir des images composées, grâce aux technologies numériques, d’éléments de différentes natures, s’applique d’abord a priori à des matériaux mais également à l’architecture. Ainsi l’ordre composite est une continuation des trois ordres grecs, ionique, dorique et corinthien. Concernant les matériaux, la définition du composite est la suivante :
Un assemblage d’au moins deux composants non miscibles (mais ayant une forte capacité de pénétration) dont les propriétés se complètent. Le nouveau matériau ainsi constitué, hétérogène, possède des propriétés que les composants seuls ne possèdent pas.
(« Matériau composite » s. d.)
Il est particulièrement intéressant de souligner que le matériau composite se forme à partir d’éléments non miscibles, ce n’est donc pas un alliage dans lequel les deux matériaux fusionnent mais un assemblage dans lequel les composants continuent à exister par eux-mêmes : un tout dans lequel l’hétérogène persiste. On a créé des matériaux composites pour améliorer la qualité de la matière dans le but d’une certaine utilisation industrielle (comme le filtre Instagram à reconnaissance faciale modifie le visage pour lui apporter de nouvelles caractéristiques). La fabrication d’un matériau composite se décompose ainsi : « matrice + renfort + optionnellement : charge et/ou additif. Exemples : le béton armé = composite béton + armature en acier, ou le composite fibre de verre + résine polyester » (« Matériau composite » s. d.).
On note la décomposition entre matrice et renfort : une base fixe qui vient être augmentée d’un autre matériau. En quoi cette définition peut-elle faire écho au compositage en temps réel en jeu dans les trois techniques évoquées ?
Il est d’abord nécessaire de rappeler que les logiciels de traitement d’image simulent la matière. Si elle n’est a priori pas en jeu dans la projection vidéo ou dans l’addition d’information sur un écran, l’imaginaire matériologique est à l’œuvre dans la production numérique et en particulier dans le compositage. Déjà dans un logiciel comme Photoshop, les outils proposés – pinceaux, doigts, gomme – permettent de mélanger les pixels ; l’outil tampon de multiplication, utilisable pour créer une image composite, permet de coller dans la matière de l’image un peu de « pâte » de l’image reprise. Ces logiciels simulent la manipulation de la matière de l’image en s’inspirant des pratiques traditionnelles du dessin, de la peinture et même de la sculpture.
Cette manipulation qui donne l’impression d’intervenir dans la matière de l’image alors même qu’il s’agit d’un calcul de déplacement et de multiplication de pixels est particulièrement intéressante à analyser dans la série Le Chant des algorithmes d’Éric Watier (2009). Dans cette série, l’artiste a récupéré des images de photographies argentiques numérisées qui ont pour point commun de contenir une présence humaine. En utilisant l’outil « contenu pris en compte » du logiciel Adobe Photoshop, il commande l’effacement de ces figures. Nulle autre action de sa part que d’activer la programmation, qui peine à combler le vide créé par ces fragments d’images à effacer. Le logiciel duplique et imite le contexte environnant les personnages, de sorte que se crée une image étrange, visiblement modifiée mais sans que l’on sache réellement ce qui a été retiré. S’ensuit une image augmentée de calcul mais qui apparaît diminuée. Sommes-nous dans un cas limite d’image composite ? Peut-être pas, mais ce genre d’exemple permet de saisir plus radicalement le traitement qu’effectuent les algorithmes sur l’ensemble des images numériques et ce, même avant un quelconque traitement post-production.
Mais revenons à la projection. Sur un logiciel comme Photoshop, le compositage se produit par calques, c’est-à-dire par couches. Comme l’explique Lev Manovich, un objet composite est modulable : on peut naviguer parmi ces couches pour avoir telle ou telle composition, mais aussi fixable : on dit qu’on aplatit l’image. Dans l’imaginaire des logiciels de compositage, une image n’est pas une feuille sur laquelle s’inscrivent des formes (comme pour la photographie ou le cinéma argentique) c’est une pile de couches qu’on vient écraser, fondre, fusionner en une seule et même matière. Dans la pratique de projection sur objets (mapping ou non) ce phénomène de calque/couche s’exporte dans l’espace réel. Le calque ici devient la projection elle-même. Or une des techniques utilisées dans l’industrie, notamment pour les composites contenant de la résine, s’intitule le moulage par projection simultanée. Cette technique est utilisée pour réaliser notamment des piscines, coques de bateaux, campings cars.
Les matériaux sont projetés de façon simultanée sur un moule et une matière qui les absorbe. Dans ma pratique comme pour le vidéo mapping, c’est bien d’un moulage de l’image par projection sur des objets dont il s’agit. L’ensemble, dans l’expérience spectatorielle, donne l’impression que les éléments : architecture ou objet + image projetée, ont fusionné. Dans mon protocole qui inclut une capture vidéo du phénomène, cette capture fusionne les deux éléments pour créer une image composite, sans intervention informatique. Ainsi pourrait-on s’amuser à dire que réaliser un compositage en temps réel sur un espace physique procède du même mode opératoire que la fabrication d’une piscine en matériaux composites.
Bien que cette comparaison puisse faire sourire, son but est de faire le lien avec les processus industriels, de pointer un imaginaire commun entre la production industrielle appliquée aux objets et la production d’images numériques : la plasticité et la modularité.
L’image composite, comme le matériau composite, est un appareil, dans le sens où elle est préparée. Du latin apparare qui signifie préparer, la notion d’appareil est polysémique : il est intéressant de rappeler qu’elle s’utilise à la fois dans le champ de la mécanique ou de la technologie et dans celui de la cuisine : l’appareil à génoise, appareil à soufflé, etc. De même, une forme inusitée car vieillie révèle le lien entre appareil et apparat : « Ensemble des apprêts (en particulier la tenue, la toilette, etc.) qui contribuent à donner à une personne une apparence extérieure généralement très favorable » (« Appareil », s. d.). Ainsi l’appareil, vocable utilisé par plusieurs théoriciens dont Walter Benjamin, Vilém Flusser, Pierre-Damien Huyghes ou Jean-Louis Déotte, renvoie aussi bien à des questionnements techniques que cosmétiques. Cet aspect préparé est d’autant plus sensible dans le compositage en direct, comme pour le mapping. En effet pour réaliser un mapping, il faut au préalable modéliser l’espace sur lequel l’image va se loger, il y a donc nécessité de simuler cet espace, si l’image semble prendre naturellement forme dans un espace pour composer un objet homogène malgré l’hétérogénéité, c’est parce que l’espace a été converti et traduit par le logiciel de mapping, ce n’est finalement pas l’image qui vient se loger dans l’espace mais l’espace qui est encodé pour permettre de produire une illusion de fusion.
Le mapping comme la réalité augmentée ajoutent ou modifient le sens d’un objet en l’augmentant à partir de ses caractéristiques propres. Si l’image ou l’information viennent se mouler à même la matérialité de l’espace tangible, c’est pour mieux virtualiser celui-ci, le rendre spectaculaire, magique ou idéal… Cependant il existe une autre manière de se lover dans l’espace tangible en montrant un composite en train de se faire et donc de se défaire, et par là, sortir d’une logique industrielle tout en l’interrogeant.
Expérimenter le composite au hasard des rencontres : pour que le support fasse événement
Dans son livre Le langage des nouveaux médias, Lev Manovich identifie plusieurs périodes de composition, en distinguant une logique du montage propre aux pratiques pré-numériques et une esthétique de la continuité émergeant dans les années 1990.
La composition des années 1990 est au fondement d’une esthétique tout autre, caractérisée par la fluidité et la continuité. Désormais, les éléments fusionnent et les frontières sont effacées plutôt qu’accentuées. Au montage dont dépendaient les anciens médias, les nouveaux médias substituent désormais l’esthétique de la continuité. La coupe d’un film est remplacée par un morphing ou un composite numérique.
(2010, 393)
Ainsi, dans l’hétérogénéité spécifique du composite, le continu est de rigueur. Dans mon travail cette continuité est clignotante, et laisse apercevoir sa part fictionnelle, les éléments de l’expérience composite peuvent s’identifier séparément, mais sont liés par la temporalité filmique. Les images composites que je crée en projetant en mouvement et en filmant cette projection sont d’une autre nature que le mapping vidéo ou les techniques de réalité augmentée. L’espace n’est pas et ne peut pas être modélisé, la cohérence n’est pas créée par le moulage anticipé d’un volume qui va moduler l’image, mais par la présence d’un cadre qui énonce la présence de l’image, et la continuité filmique qui permet, malgré les ruptures fréquentes, de produire une immersion. La continuité est permise grâce aux types d’images projetées, ce sont des images-flux, des trajets en plan séquence, où persiste un sujet (comme c’est le cas pour La Passante ) et/ou un type de cadrage. De la sorte, même si on perd de temps à autre la visibilité de l’image projetée, le repère se retrouve immédiatement après car il n’y a pas eu de coupe ni de rupture. Je joue ainsi sur une certaine prévisibilité de ce qui est donné à voir.
Il est également possible de travailler sur une mise en abîme du feuilletage de l’image : ainsi dans Travel Street View , c’est la vitre d’un train qui a été filmée et re-projetée sur des vitrines dans la rue ; or, le reflet de la vitre du train offre déjà une image en couche qui se module selon les variations de lumière qui révèlent des strates dans l’image. Se joue alors une confusion des imbrications d’images liées au reflet et de celles produites par la projection.
Dans mon travail, la continuité est également permise par la présence du cadre créé par la projection. Celui-ci annonce l’image en tant que telle, et son imbrication dans un fond qui la déborde. La persistance d’un cadre définissant l’espace de compositage est essentielle, pour obtenir cette continuité, j’utilise un subterfuge simple : la caméra est posée sur le vidéo-projecteur, ainsi les deux appareils ont globalement le même angle de projection et reproduisent la même perspective, le rectangle de l’image reste ainsi lisible même si la surface de projection n’est pas plate.
La projection, une image qui éclaire : révéler la matière
L’image dans ce contexte ne vient pas couvrir d’un « cyber derme homogène au réel » (2013) comme c’est le cas de la réalité augmentée selon l’expression de Pascal Krajewski, mais au contraire révéler, par la projection lumineuse, les objets sur lesquels elle se moule, elle les met en lumière. Cependant en même temps qu’elle éclaire ces objets, elle peut rendre leur lisibilité difficile, selon le type d’images projetées en mouvement qui brouillent plus ou moins leurs surfaces, ils sont alors à la fois vus comme objets et comme écrans. En ce sens, la projection est comparable à un parasite car comme l’explique Marion Hohlfeld dans l’introduction d’un ouvrage sur le sujet, Parasite(s). Une stratégie de création, le parasite « au sein d’un milieu favorable […] exploite les interstices et les espaces vacants mettant au jour […] les propriétés souvent inaperçues du lieu dans lequel il s’inscrit » (2010, 11).
Ainsi pour faire retour sur la question de la matérialité, la projection mobile permet, par la variabilité même de son support d’incarnation, de profiter des différentes textures qu’elle rencontre. J’ai pu faire l’expérience de ce phénomène de façon encore plus radicale lors d’une performance dans un espace d’exposition aux Aubais dans le Gard en 2016. Il s’agissait d’une visite filmique : en prenant le rôle du guide, j’ai parcouru l’espace d’exposition plongé dans l’obscurité, munie d’un vidéo-projecteur qui seul produisait de la lumière sur les murs et les toiles en superposant d’autres représentations sur les toiles de l’artiste Adrien Lecuru. J’avais préalablement filmé le commissaire d’exposition, Gilles Jacinto, chercheur et praticien de danse contemporaine, dans les locaux de l’université Jean-Jaurès. On le voyait ainsi déambuler sur les toiles de l’artiste qu’il avait invité à exposer, une manière de rendre hommage au travail de commissariat qui reste peu visible dans les expositions. La projection permettait aussi de saisir la texture picturale et le sujet représenté et de les mettre en rapport avec la matière du mur sur lequel la toile est accrochée. Là aussi cette projection produisait une continuité entre des matières qui sont distinctes physiquement mais aussi symboliquement.
Ces propriétés plastiques des espaces rencontrés sont saisies dans la captation filmique et peuvent être réinvesties dans une nouvelle projection. Dans Travel Street View, j’ai ainsi re-projeté la capture d’une projection, mettant en abyme l’expérience des images et du déplacement. Ce protocole de création est aussi un moyen de rendre compte de l’espace : les couches peuvent devenir visibles. Par exemple, dans ce travail de mise en abyme de projection, j’ai pu profiter de la présence d’une grille de chantier pour décomposer le rayon lumineux, l’image apparaît alors flottante, clignotante, fantomatique.
Vilém Flusser énonce qu’une « tentative de définition étymologique du concept d’appareil permet d’établir cet “être-prêt-à” propre aux appareils, cette rapacité qui est la leur » (1996, 23‑34). Ici le compositage en temps réel produit par ce protocole de projection en mouvement est une expérience ouverte aux aléas de l’environnement, contre la capture rapace des appareils/programmes, c’est un faire-avec, une écologie de l’occasion qui fondent ces projets plastiques. Ainsi d’une certaine manière, dans ces reprojections filmées on expérimente le composite dans son dépliement, contre un aplatissement de l’image composite, une fusion qui se déploie dans un temps hors (traitement) numérique[3].
Appendices
Notes
-
[1]
L’image conversationnelle est une expression d’André Gunther (2014).
-
[2]
J’utilise ce terme selon la définition qu’en donne Damien Beyrouthy dans son article dans un souci de cohérence de la publication (2021).
-
[3]
Dans le sens où il n’y a pas de traitement en postproduction, le composite n’est pas le produit d’une manipulation informatique.
Bibliographie
- « Appareil ». s. d. CNRTL [en ligne]. https://cnrtl.fr/definition/appareil.
- Asai, Nobumichi. 2014. « OMOTE, real-time face tracking & projection mapping ». https://vimeo.com/103425574.
- Beyrouthy, Damien. 2021. « Habiter le trouble : Potentialité des images à l’ère du tout composite ». Sens public. https://sens-public.org/articles/1579/.
- Flusser, Vilém. 1996. Pour une philosophie de la photographie. Paris: Circé.
- Gunthert, André. 2014. « L’image conversationnelle ». Études photographiques [En ligne], nᵒ 31 (avril). http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/3387.
- Hohlfeldt, Marion, et Pascale Borrel. 2010. « Le parasite ou l’art de faire fortune ». In Parasite(s) une stratégie de création, L’Harmattan. Paris.
- Krajewski, Pascal. 2013. L’art au risque de la technologie : le glaçage du sensible. L’Harmattan. Vol. 2. Ouverture philosophique. Paris.
- Manovitch, Lev. 2010. Le langage des nouveaux médias. Traduit par Richard Crevier. Les Presses du réel. Dijon.
- « Mapping vidéo ». s. d. Wikipédia, l’encyclopédie libre. Consulté le 4 juin 2020. https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Mapping_vid%C3%A9o&oldid=171668299.
- « Matériau composite ». s. d. Wikipédia, l’encyclopédie libre. Consulté le 31 mai 2020. https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Mat%C3%A9riau_composite&oldid=171492030.
- « Moulage par projection simultanée ». s. d. Wikipédia, l’encyclopédie libre. https://fr.wikipedia.org/wiki/Moulage_par_projection_simultan%C3%A9e.
- « Réalité ». s. d. Le Robert [en ligne]. https://dictionnaire.lerobert.com/definition/realite.
- Watier, Éric. 2009. « il n’y a pas d’images rares ». ericwatier.info. http://www.ericwatier.info/textes/il-ny-a-pas-dimages-rares-3/.