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Dire qu’aujourd’hui nous sommes dans une civilisation de l’image est devenu un cliché. Cependant, le caractère banal de cette déclaration ne la rend pas pour autant inexacte. Et peut-être est-ce précisément cette banalité qu’il faut penser parce que le rôle de l’image est fondamental dans la constitution du tissu social. Parler d’images en général, comme si toutes étaient issues de la même espèce, ne fera pas avancer notre enquête ; il est essentiel, au contraire, de convenir que les images sont toujours singulières. Un des enjeux critiques devant le flux incontrôlable des images, est alors d’établir – en-deçà du concept générique qui désigne une abstraction (l’« image ») et au-delà de la particularisation extrême qui rend impossible la théorisation – une taxonomie provisoire (heuristique) afin de penser concrètement le mode opératoire des images avec lesquelles, en tant qu’organismes vivants, nous cohabitons en symbiose absolue.

Ainsi, il est possible de classer les images en fonction de leurs espaces de circulation : religieuses, de presse, publicitaires, artistiques, etc. Nous pouvons les catégoriser, aussi, grâce aux formes établies par les genres artistiques traditionnels : paysage, portrait, nature morte, etc. D’autre part, nous pouvons prendre en compte la distinction basée sur les technologies de production, à l’instar de Vilém Flusser : images artisanales et images techniques. Gilles Deleuze, pour sa part, différencie les images selon leur relation avec le temps : images fixes, images en mouvement, images-mouvement et images-temps. Par ailleurs, certains auteurs distinguent les images à partir du rapport qu’elles établissent avec le monde : ainsi Philippe Dubois nous parle des images-trace et des images-fiction. Nous ne devons pas oublier, en outre, les célèbres images opératoires dont le concept est développé par Harun Farocki. Il est clair que cet effort classificatoire peut continuer indéfiniment et devenir délirant.

Cependant, malgré ce risque, les efforts classificatoires ont une puissance épistémique : ils nous permettent de parcourir le territoire exploré afin de repérer des nuances, des aspects et, grâce à cela, ils nous offrent la possibilité de le penser de façon déterminée afin de mieux nous y orienter. Ainsi, en prenant la typologie comme méthode de pensée, nous pourrions, peut-être, sortir du cliché de la civilisation de l’« image ». Au cours des pages suivantes, nous nous confronterons donc à cette banalité à travers l’analyse de deux espèces d’images (et de leurs sous-espèces) qui se sont imposées dans les débats durant les dernières années : les « images composites » (concept qui désigne un mode particulier de production de l’image, donc sa dimension ontologique et génétique, l’avant l’expérience de l’image) et les « images pensives » (concept qui indique un effet sur les spectateurs lors de la réception de l’image, donc sa dimension performative et pragmatique, l’après l’expérience de l’image). La question qui guidera notre réflexion est de déterminer s’il existe une façon particulière de « composer » les images afin qu’elles obtiennent la puissance de « donner à penser[1] ».

Notes sur l’exercice de la pensée

Avant d’entrer dans le cœur de notre problématique, il est utile de dessiner une caractérisation provisoire de la dynamique cognitive (et existentielle !) qui se déclenche lors de la mise en œuvre de ce que nous appelons « penser ». Il est tout d’abord pertinent de distinguer l’exercice de la pensée de celui de la réflexion. Ce dernier exprime l’activité intellectuelle développée dans des conditions « normales » : c’est-à-dire, l’acte cognitif exercé consciemment et volontairement par un individu sur la réalité. Nous réfléchissons, par exemple, pour décider d’acheter une baguette ou un croissant, ou pour voter plutôt à gauche qu’à droite. Mais, nous réfléchissons aussi lorsque nous nous demandons quelles sont les relations entre les « images pensives » et les « images composites ». Au-delà de ses contenus et de sa complexité, la réflexion se déroule toujours selon la logique de la représentation : notre entendement (le sujet) pilote un raisonnement qui, effectué à partir d’un ensemble de catégories épistémiques et des règles logiques, vise à comprendre un phénomène de la réalité (l’objet). Cette compréhension se traduit dans une explication (théorie) qui, sous la forme d’un argument symbolique (verbal ou numérique), devient un savoir partageable.

La pensée, au contraire, se déclenche quand l’individu est confronté à « quelque chose » qu’il est incapable de reconnaître et de situer dans son ordre de représentations. Ainsi, le mouvement de la pensée exprime plutôt ce qui se passe lors de l’échec de nos actes de cognition. En ce sens, affirment Gilles Deleuze[2] et Michel Foucault (1966, 523‑546), la pensée émerge du résultat de la rencontre avec un événement imprévu qui vient du « dehors » et qui nous frappe avec la force propre à ce que nous ne sommes pas capables de catégoriser. Dans ses études sur l’image cinématographique, Deleuze appelle cette expérience le « noochoc ». Quand il arrive, le monde perd sa forme établie en tant que réalité objective (déterminée) et, en se fracturant, il s’ouvre et devient signe (indéterminé). Face à cette expérience de « dissonance cognitive », involontaire et contingente, l’individu est forcé de devenir, dit Deleuze, une sorte d’égyptologue afin de (re)construire le sens et la valeur que le monde ne lui montre plus par lui-même. En conséquence, ce qui « donne à penser » c’est la rencontre avec une dimension de la réalité qui se présente à nous, paradoxalement, encore comme « impensée » (mais, pas comme « impensable » !).

Cette brève comparaison montre, nous dit Martin Heidegger, que notre état normal et moral est de ne pas penser (1973, 24). Nous réfléchissons beaucoup, bien sûr, mais nous pensons rarement. Exercer un travail continu de la pensée serait une contradiction performative parce que l’existence humaine deviendrait impossible. Cela ne doit pas nous surprendre car pour préserver le monde connu et contrôlé ou « qualifié véridiquement[3] » selon Friedrich Nietzsche, il faut éviter, précisément, les rencontres avec les situations qui nous entraînent vers le dehors de la représentation. Grâce à cela, nous surmontons l’incertitude (et la frayeur) que comporte une réalité non codifiée, ouverte par la pensée. Afin de satisfaire cette demande de stabilité, la culture occidentale a développé différents dispositifs (institutionnels, discursifs, pratiques, techniques, linguistiques, etc.) destinés à capturer les dimensions incertaines de la réalité dans des ordres du savoir et du pouvoir préalablement établis – c’est-à-dire destinés à conjurer les flux, les forces, les intensités qui coulent « en dessous », comme le fleuve d’Héraclite, de nos formes brillantes (Deleuze et Guattari 1972)[4]. Parmi les stratégies modernes de « contre pensivité » il faut placer, comme l’a affirmé Flusser, le dispositif technique de la photographie (2004)[5].

La photographie comme dispositif « contre pensif »

Les images ont toujours fonctionné comme des éléments essentiels dans les processus psychologiques et sociaux menés par l’être humain afin d’« assimiler » ses expériences du monde (Tisseron 2008). Ce rôle a pris un élan incroyable avec l’invention de la photographie parce que les caractéristiques ontogénétiques de l’image technique (iconicité, indicialité et mécanicité) l’ont légitimée en tant que représentation fidèle de la réalité. Sur ce sujet, André Rouillé affirme :

[…] contrairement aussi au dessin, à la peinture, ou aux images de synthèse, la photographie-document veut entièrement référer à une chose sensible matérielle existante préalablement, à une réalité étrangère, dont elle se fixe pour programme d’enregistrer la trace et de reproduire fidèlement l’apparence. Cette métaphysique de la représentation, qui se fonde autant sur les capacités analogiques du système optique que sur la logique d’empreinte du dispositif chimique, aboutit à une éthique de l’exactitude et à une esthétique de la transparence.

(2005)

Grâce à cette définition, le medium photographique a pu obtenir une valeur épistémologique exceptionnelle. Ainsi, un bref aperçu porté sur l’Histoire démontre que la photographie a principalement été utilisée afin de contribuer aux divers procédés de stabilisation de la réalité – scientifiques, informationnels, documentaires, communicationnels, politiques, etc. – réalisés depuis la Révolution Industrielle. C’est en raison de cette puissance « cognitive » que la photographie s’est disséminée très rapidement dans la société moderne[6].

De cette manière, en tant que dispositif au service de la rationalisation de la réalité, l’image photographique est une héritière techno-sociale directe des idéaux défendus par le projet moderne en Europe (et, pour aller plus loin, de la pensée métaphysique dominante en Occident depuis la philosophie idéaliste en Grèce). Ainsi, la photographie est soumise aux forces culturelles destinées à objectiver la nature afin de mieux la connaître pour mieux la contrôler (avec l’objectif ultime de l’exploiter ![7]). Je désignerai ce type de photographie appelée à développer le monde par « image transparente[8] ». En ce sens, cette image fonde sa nature (ontologique) et son mode opératoire (pragmatique) sur les mêmes postulats que ceux qui soutiennent la pensée représentationnelle selon la critique déployée par Deleuze dans Différence et répétition. De ce fait, toute image-transparente présuppose les principes suivants (2011, 169)[9] :

  1. Le principe de la bonne volonté. Tant les producteurs que les récepteurs voient dans une photographie un véhicule honnête capable de transmettre des informations précises sur le monde.

  2. Le principe du sens commun. L’image observée sur une photographie (dans le présent) est analogue à celle du moment de la prise de vue (dans le passé).

  3. Le principe de la reconnaissance. Les images nous demandent d’identifier les figures qu’elles nous montrent.

  4. Le principe de la représentation. Les images représentent, sous les formes de la similitude et de l’identité, des états de choses du monde extérieur.

  5. Le principe de l’erreur. La fausseté est le résultat de l’interférence d’un facteur externe : manipulation de la photographie, mauvais usage, etc.

  6. Le principe d’adéquation. La signification (et la vérité) des images découle de leur capacité à correspondre à l’état de choses représenté.

  7. Le principe de l’apprentissage. Les images ne sont pas vues comme des problèmes, mais comme des réponses.

  8. Le principe du savoir. Les images existent afin de contribuer à la construction du savoir (positif, absolu) de l’univers.

Cette fondation de l’image transparente confirme qu’elle poursuit les mêmes principes que l’épistémologie moderne : ceux qui déterminent le monde comme un ensemble de faits potentiellement connaissables (l’objet), et l’être humain comme un animal avec la puissance de connaître (le sujet). Entre les deux se tisse un rapport cognitif, tel que le soutenait Richard Rorty, défini par la métaphore du miroir (2017). Nous pouvons donc ici établir que le dispositif photographique est un outil au service du sujet de la connaissance afin de produire des représentations objectives – « transparentes » – du monde externe. Elles sont, en conséquence, des éléments utiles dans nos processus de détermination cognitive de la réalité. Ainsi, d’après cette section, nous pouvons poser que l’image photographique est, par instrumentalisation sociale et filiation philosophique, loin d’être pensive ; mais aussi qu’elle n’est pas le résultat d’une composition car, depuis cette perspective – certes naïve –, toute construction implique la participation d’un sujet ce qui impliquerait donc une rupture avec la croyance en l’image photographique comme double mécanique et objectif du monde[10].

Vers l’univers des images pensives

Or, bien que l’image photographique soit plutôt utilisée comme un dispositif contre pensif, il est possible d’affirmer qu’il y a une espèce d’image technique (peut-être les images composites ?) qui cherche, en revanche, à mettre en question la forme donnée de la réalité. Des images qui, jouant contre les règles de l’appareil, nous proposent une autre façon d’imaginer le monde (peut-être une autre manière de « composer » le monde ?) – (Flusser 2004, chap. 9)[11]. Des images capables de nous amener vers le dehors, ou d’amener le dehors à nous. Des images, donc, déstabilisantes, rebelles, pensives. Cette dernière attribution semble être étrange, même bouleversante, parce que, comme l’affirme Jacques Rancière : « L’expression “image pensive” ne va pas de soi. Ce sont les individus que l’on qualifie à l’occasion de pensifs. […]. Une image n’est pas censée penser. Elle est censée être seulement objet de pensée » (2008, 115).

Rancière a raison : il est difficile d’imaginer de quelle façon une image peut être capable de penser. Les images ne sont pas des êtres vivants ni rationnels ; elles sont apparemment, comme nous l’avons vu, des objets-copies passifs au service de la connaissance et du contrôle d’une réalité donnée, des entités inertes soumises aux besoins des êtres humains.

Néanmoins, depuis peu, plusieurs auteurs défendent la thèse selon laquelle les images possèdent une « agentivité secondaire » (Gell 2009). Il suffit de réfléchir sur notre propre expérience pour confirmer cet argument : les images sont capables de nous émouvoir, nous exciter, nous traumatiser, nous effrayer, nous persuader, nous informer, nous pousser à l’action, etc. Cette efficacité ouvre une dimension théorique pour penser les images au-delà de leur fonction représentationnelle passive : en acceptant leur influence active sur la subjectivité des observateurs, nous acceptons qu’elles aient une sorte de vitalité. Ce tournant pragmatique ou performatif peut nous aider à surmonter le problème souligné par Rancière parce qu’il nous permet d’imaginer l’existence d’une espèce d’image qui, au-delà de nous montrer seulement un analogon de la réalité, est aussi capable de déclencher, grâce à sa manière particulière d’être construite (composée ?), des processus de dissonance cognitive en ceux qui la regardent. En ce sens, une image pensive porte en elle – nous ne savons pas bien ni comment ni pourquoi – la force de « donner à penser ».

Où se trouvent ces images à la puissance si singulière ? Ont-elles une forme reconnaissable ? Possèdent-elles un sujet spécifique ? Y a-t-il des spécialistes de leur production ? Les images pensives nous donnent-elles à penser car elles ont une pensée propre, latente (argument relationnel-objectiviste), ou parce qu’elles activent de manière hasardeuse notre pensée (argument relationnel-subjectiviste) ? Ceux qui défendent l’argument subjectiviste affirment que toutes les images peuvent potentiellement déclencher un processus de pensée. L’arrivée de cet événement dépend de la force inattendue d’une rencontre contingente et involontaire entre une image singulière, un observateur singulier et un espace-temps singulier. La coïncidence de ces trois singularités peut être fructueuse et conduire l’individu à faire une expérience de pensée. Mais c’est un événement fortuit : il est impossible de l’anticiper comme de le produire.

Dans La Chambre claire, Roland Barthes soutient : « Au fond la Photographie est subversive, non lorsqu’elle effraie, révulse ou même stigmatise, mais lorsqu’elle est pensive » (1980, 65). Barthes définit la pensivité d’une image comme sa capacité à subvertir. D’abord, subvertir notre regard ; puis avec lui, ce que nous regardons, la représentation ; enfin, ce que la représentation désigne et signifie, la réalité. Ce tremblement de notre monde environnant est, pour Barthes, un événement. Ainsi il se place du côté de ceux qui soutiennent que la pensivité de l’image est le résultat d’une rencontre inattendue. La Chambre claire peut donc être lue comme une phénoménologie de l’expérience (pensive) de l’image photographique. Ce positionnement devient explicite lorsque Barthes distingue deux expériences face aux effets des images. D’une part, le studium (1980, 50‑52) qui fait référence à ce que nous avons appelé l’« activité de la réflexion ». Ce concept englobe tout ce que nous savons d’une image d’un point de vue intellectuel ou, comme le dit Rancière, en tant qu’objet d’étude. C’est une approche rationnelle, disciplinaire, scientifique. Dans ce cas, l’intellect guide toujours notre expérience de l’image. En revanche, le punctum (1980, 73‑78) renvoie à ce que nous avons nommé l’« exercice de la pensée ». Ce concept se réfère à un élément singulier dans l’image qui casse notre lecture rationnelle, qui nous blesse profondément et, par conséquent, nous « donne à penser ». Le punctum est donc un élément déstabilisant dans la représentation. Ici, l’image pilote notre expérience de l’image. Or, il est important de souligner que le punctum – moteur potentiel de la force pensive de l’image – n’est pas un trait ontologique des images. Il n’a pas d’existence objective. Cependant, il n’est pas non plus complètement subjectif ; il ne se réduit pas à une hallucination de l’observateur. Le punctum est un phénomène relationnel. Cette relation complexe (dialectique sans synthèse) rendue possible grâce à une sensibilité spéciale du spectateur et à un détail dans l’image, déclenche l’événement de la pensée. L’image devient alors une énigme[12] qui au lieu de demander notre reconnaissance – comme le font les objets –, nous invite à déchiffrer son sens – comme le font les signes.

Par ailleurs, ceux qui défendent l’argument objectiviste affirment que les images pensives sont une espèce particulière qui se distingue clairement des images qui sont élaborées, non pour donner à penser, mais pour empêcher la pensée. Sur cette ligne, dans Le Regard pensif, Régis Durand explique qu’il existe une forme particulière de photographie qui n’est pas réductible à son « rôle de medium » – d’image-transparente – et qui, en revanche, s’« ouvre à la perte » nous offrant, ainsi, quelque chose à penser :

[…] il faut imaginer que comme toute œuvre digne de ce nom, la photographie pense et donne à penser. Qu’il y a donc une « pensée-photographie » (comme Deleuze a montré par exemple qu’il y a une « pensée-cinéma »), c’est-à-dire une photographie qui donne quelque chose à la pensée par le visible, par sa forme particulière de visible, et qu’elle est seule à pouvoir lui donner.

(1988, 14)

Cette « forme particulière du visible photographique » est donc le résultat d’un processus de production consciente et volontaire, d’une écriture photographique. Cela signifie que l’image pensive est construite – devons-nous dire « composite » ? – avec une intentionnalité concrète, des objectifs spécifiques et des protocoles précis. Dans cette perspective – sémiologique et structurelle – nous pouvons affirmer que l’image pensive dépasse la simple représentation du monde destinée à la contemplation esthétique ou à la transmission d’informations. Elle est un agencement visuel incarnant des signes articulés de façon « ouverte » (2015) – pour reprendre le terme d’Umberto Eco – destinés à être connectés et interprétés par un travail actif du spectateur. S’impose alors une grammaire de l’image pensive que l’on peut reconnaître et systématiser.

L’image pensive contient une forme visuelle concrète et est très probablement destinée à être montrée dans un espace de circulation déterminé. Ainsi, nous pouvons prévoir et produire cette espèce d’image de la même façon que, dans la publicité et dans la propagande politique, par exemple, se conçoivent des stratégies visuelles avec des objectifs préalablement établis. Cependant, face à l’image pensive, et à la différence de la publicité et de la propagande, le sens de l’image n’est pas nécessairement fixé à l’avance par ses producteurs. En revanche, le sens doit apparaître grâce au regard de l’observateur qui, à partir des possibilités offertes par l’image, le construit. C’est en cela que l’image apparaît comme un dispositif qui, par sa propre configuration formelle, contextuelle et de contenu détient la puissance de nous inviter à penser.

Ce deuxième groupe inclut les réflexions d’auteurs tels que Georges Didi-Huberman, Gilles Deleuze et Jacques Rancière. Tous trois défendent l’existence d’une grammaire propre à l’image pensive, leur point commun étant la conception de la pensivité comme un facteur d’indétermination où le sens de l’image ne s’identifie pas avec ce qu’elle montre. La pensivité désigne alors l’écart entre une dimension visible qui est donnée, et une dimension intelligible qui doit être construite par le spectateur avec un travail actif de ses différentes facultés : perception, affection, mémoire, imagination et entendement. Mais la construction de ce sens ne résulte pas d’une liberté absolue du spectateur. Elle se produit, au contraire, avec les éléments offerts par l’image. Le sens naît du travail d’interprétation ou de déchiffrement déployé sur les signes (iconiques, plastiques, textuels) qui conforment l’image. Ainsi, la pensivité est une opacité qui annonce l’existence d’une latence, un impensé au milieu de la représentation. Elle est le caractère plié – qui montre et cache, en même temps, sa signification – de certaines images. À cet égard, Deleuze déclare dans Proust et les signes :

Penser, c’est toujours interpréter, expliquer, développer, déchiffrer, traduire un signe. Traduire, déchiffrer, développer sont la forme de la création pure. Il n’y a pas plus de significations explicites que d’idées claires. Il n’y a que des sens impliqués dans des signes ; et si la pensée a le pouvoir d’expliquer le signe, de le développer dans une Idée, c’est parce que l’Idée est déjà là dans le signe, à l’état enveloppé et enroulé, dans l’état obscur de ce qui force à penser.

(Deleuze 2014b, 119)

Il n’existe pas, bien entendu, qu’une seule technique pour ouvrir la représentation. Chaque artiste peut travailler les espaces d’indétermination (le « devenir signe » de ses images) dans ses œuvres de manière différente. Cependant, comme le soutient Georges Didi-Huberman, ce qui est commun aux artistes c’est que les images pensives qu’ils produisent existent afin de se confronter aux « techniques de cécité » qui prolifèrent aujourd’hui dans les médias pour empêcher la pensée. Pour ce faire, affirme-t-il, il est nécessaire d’arracher une image aux clichés pour la retourner contre eux (2008, 39‑40). Cela signifie produire un art de la « contre-information » : fendre les images pour fendre les choses. L’intégralité de l’œuvre de Didi-Huberman a pour objectif de comprendre la vie des images afin de déterminer comment elles sont capables de se libérer des clichés (du sens commun et des dogmes) pour être pensées autrement, libérer leur puissance pensive et nous donner à penser. Dans L’Œil de l’histoire, la libération du cliché et l’ouverture vers la pensée sont examinées par le biais du montage, opération moderne – critique, révolutionnaire, utopique – par excellence. À travers l’analyse des travaux de Harun Farocki, Bertolt Brecht, Aby Warburg, Jean-Luc Godard, parmi d’autres, Didi-Huberman montre que les images abandonnent leur condition de medium de reproduction du visible afin d’accéder au statut de moyen de reconstruction du visible, grâce aux agencements visuels produits par le travail du montage[13]. L’essentiel est donc de relier des images hétérogènes : le passage du visible au lisible, du sensible à l’intelligible, de la vision à la pensée s’opère dans cette conjonction… ou composition.

Il est possible de défendre, donc, l’existence de stratégies de construction des images structurellement pensives. Par conséquent, une image-pensive est une image qui, au lieu de nous « donner à voir » le monde comme le faisait l’image-transparente, nous « donne à interpréter » le monde. Ainsi, on peut affirmer qu’une image est pensive lorsqu’elle est fabriquée non pas pour catégoriser la réalité et la représenter, mais pour la délier et la relier. En ce sens, l’image pensive ne fonctionne pas comme un élément visuel au service des processus de détermination de la réalité, telle qu’elle est utilisée dans la production du savoir dans la science, comme preuve dans un processus judiciaire, illustration dans la presse, ou témoin dans un album photo familial, par exemple. Alors que l’image transparente opère sous le mode de la réponse, l’image pensive procède sous le mode de la question. Le sens et la valeur de la première espèce d’image résident dans sa puissance à fermer le monde ; ceux de la seconde, dans sa puissance à ouvrir le monde.

Images composites, images pensives, images rebelles

Nous devons maintenant approfondir, donc, dans quel sens spécifique une image composite peut devenir pensive – mais, également, quel type d’image composite a cette puissance. Une image est qualifiée de « composite » quand elle est le résultat du processus de combinaison (agencement) de plusieurs images hétérogènes[14]. Dans les années 1980 et 1990, la notion d’« image composite » s’impose de plus en plus avec l’arrivée de la technologie digitale, de l’image numérique et des logiciels d’édition. D’après Lev Manovich, travailler les images avec le principe et la méthode de la composition n’est qu’un cas particulier de l’impulsion générale du monde contemporain marqué par la culture de l’ordinateur (2005, 194). Néanmoins, la définition proposée par les auteurs qui ont traité cette espèce d’image, nous permet d’y inclure les stratégies constructives qui existaient avant l’arrivée de la culture de l’ordinateur : la superposition, le collage, l’assemblage, le montage, la mosaïque, le patchwork, etc. Par conséquent, la problématique de la composition dans le domaine des images peut s’envisager à partir de l’origine de l’image technique, et dépasser l’analyse de l’image numérique et de l’image de synthèse contemporaine issues de la révolution digitale.

Le premier point évident pour penser conjointement l’image composite et l’image pensive, est que l’adjectif « composite » se réfère à un procédé de construction de l’image, alors que l’adjectif « pensive », comme nous l’avons vu, fait allusion à un effet produit par l’image. Ainsi, dans la définition de « composite » rien, apparemment, n’évoque les impacts possibles sur les spectateurs. Avec « composite », quelque chose se passe avant l’image ; avec « pensif », quelque chose se passe après. Dans un cas, nous nous situons du côté du producteur de l’image ; dans l’autre, du côté du récepteur. Il faudra, comme nous verrons dans les pages suivantes, dialectiser cette opposition.

En prenant en compte la dimension généalogique des images composites (leur genèse), la plupart des auteurs s’accordent à dire qu’une image composite est produite à partir de la combinaison de plusieurs images hétérogènes. Néanmoins, le différend arrive quand la discussion aborde la forme finale de ces images et se focalise sur leur dimension esthétique, sur l’apparence de leur représentation. De ce différend esthétique découle l’enjeu primordial des images composites car c’est dans leur dimension esthétique que le rapport avec les spectateurs se met en place et qu’émerge, par conséquent, leur dimension performative, ouvrant la porte à un éventuel effet pensif.

Les images composites homogènes

Lorsque nous considérons la dimension esthétique des images composites, seuls deux chemins se dégagent. Dans le premier, certains auteurs soutiennent que l’objectif d’une image composite est de produire une représentation « photo réaliste », c’est-à-dire un espace de représentation homogène qui occulte les matériaux, le processus et les règles utilisées pour combiner les images-sources[15]. En d’autres termes, cette image dissimule sa propre nature composite, créant ainsi un écart entre sa surface (la dimension de la représentation, la superstructure) et sa base (la dimension des moyens et des modes de production, l’infrastructure). Nommons ce genre d’images les images composites homogènes. C’est par exemple, la plupart des images réalisées par les productions hollywoodiennes à partir de l’incrustation des acteurs sur des décors après les avoir filmés sur fonds verts.

À l’intérieur de ce premier type d’images, une nouvelle division se dessine : certaines images composites homogènes sont créées pour produire un espace de représentation « réaliste », et d’autres, pour produire un espace de représentation « fictif ». Dans le premier cas, l’effort est porté sur la production d’une image qui semble être prise du réel (straight). Dans le deuxième, en revanche, l’image est explicitement le produit de l’inventivité de son auteur. Malgré cette différence, dans les deux scénarios le résultat visuel nous montre une image soumise aux principes de la représentation, c’est-à-dire à la logique de l’image transparente. Ces images sont faites pour « donner à voir » (et à croire !) un monde « réaliste » ou un monde « fictif ».

Les images composites homogènes réalistes miment les images transparentes d’une part, avec des objectifs utilitaires comme ceux de la publicité ou du cinéma car produire une image réaliste avec des processus de composition est parfois plus simple que de la composer à partir du réel. Dans ce cas, il existe un pacte implicite entre les producteurs et les consommateurs : nous savons tous que ces images sont (ou peuvent être) créées à partir d’une méthode de composition non dévoilée. Il n’y a pas de confusion : même si l’image semble directement issue du réel, chacun sait que c’est (peut-être) faux. La logique des espaces où circulent ces images (publicité, cinéma) nous permet de les recevoir proprement. Cela ne signifie pas pour autant que ces images n’ont pas aussi des effets réels sur leurs spectateurs. D’autre part, les images composites homogènes réalistes imitent aussi les images transparentes avec des objectifs idéologiques pervers : tromper les spectateurs afin de placer dans leur imaginaire (dans leur système de croyances) une image comme si elle était issue du réel. En ce faisant, elles cherchent à imposer dans notre perception de la réalité quelque chose qui n’existe pas. C’est le cas de la propagande politique et des usages déloyaux de l’image dans la presse (fake news ou deepfake)[16].

Les images composites homogènes fictives, quant à elles, imitent la logique de l’image transparente pour rendre crédible un monde imaginaire. Ainsi, les représentations des mondes fantaisistes – par exemple, ceux des films de science-fiction ou d’aventure comme Alien ou Le Seigneur des anneaux – ne cherchent pas à nous faire croire que ces mondes-là sont réels mais qu’ils peuvent exister dans un autre ordre des choses. Ils ont une logique interne qui, d’une manière ou d’une autre, est accessible grâce à la forme transparente proposée par l’image composite fictive. Personne ne croit à la réalité ou à la véracité de ces images, mais leur logique interne est entendue comme si elle était réelle parce que finalement, elle est cohérente avec ses propres catégories de représentation. Ce sont des mondes possibles, mais des mondes harmonieux malgré tout.

Dans les cas précédents d’images composites homogènes, les images ne peuvent pas être qualifiées d’images pensives parce qu’elles sont soumises à la logique de la représentation propre aux images transparentes : ce que l’image fait (ou doit faire) c’est nous donner à voir (et à croire !) un fragment de réalité cohérente en elle-même (même si cette réalité est fantastique ou effrayante). Ce sont des images qui, la plupart du temps, sont destinées à fermer et déterminer un monde, leur monde.

Les images composites hétérogènes

Cependant, les images homogènes ne représentent pas l’intégralité des images composites. En considérant leur dimension esthétique, un second chemin existe : celui où les images montrent, sur la surface de la représentation, l’hétérogénéité des images-sources à partir desquelles elles ont été composées. Ainsi, puisque les images composites homogènes ne sont généralement pas pensives, pouvons-nous trouver cette puissance dans les images composites hétérogènes ? L’aspect important de cette espèce d’image composite est, précisément, ce qui se passe entre les images-sources qui composent l’image globale[17]. Ici les espaces intermédiaires, les conjonctions, les sutures, les seuils, les frontières, les articulations, conforment une sorte de grammaire où réside la force signifiante de ces images composites. Défendant cette position, Jean-Paul Aubert reprend une citation de Gilles Deleuze sur le cinéma « inorganique » de Jean-Luc Godard :

Ce qui compte, c’est au contraire l’interstice entre images, entre deux images : un espacement qui fait que chaque image s’arrache au vide et y retombe. […] Une image étant donnée, il s’agit de choisir une autre image qui induira un interstice entre les deux. Ce n’est pas une opération d’association, mais de différentiation, comme disent les physiciens […]. En d’autres termes, c’est l’interstice qui est premier par rapport à l’association, ou c’est la différence irréductible qui permet d’échelonner les ressemblances. La fissure est devenue première et s’élargit à ce titre.

(1985, 234‑35 ; 2010, 2)

Si dans les images composites homogènes (réalistes et fictives), s’impose une reconnaissance globale de ce qui est donné à voir, dans les images composites hétérogènes, c’est une interprétation progressive de ce qui est donné à déchiffrer – à penser ? – qui est nécessaire. Par exemple, nous pouvons considérer dans cette catégorie les images créées dans des contextes critiques donnant lieu à l’art politique, des collages de Hannah Höch à ceux de Martha Rosler. Cette espèce d’image composite peut, elle aussi, se diviser et se classifier. Mais cette fois non à partir de la distinction réalité/fiction utilisée jusqu’ici et faisant allusion au contenu de la représentation, mais à partir des techniques de construction de l’image. C’est-à-dire à partir des différentes stratégies de composition. Et nous revenons à ce que nous énoncions au début de cette section. Depuis l’invention de l’image technique, plusieurs photographes, cinéastes et artistes ont essayé d’inventer des modes de production d’images à partir de l’idée de base de la « composition » : la superposition, l’assemblage, le collage, le patchwork, le montage, la mosaïque, etc. Chaque technique ouvre des possibilités particulières aux intentions des producteurs, aux processus de signification dans l’image, et au travail d’interprétation des spectateurs. Un exemple remarquable est le travail artistique de Joan Fontcuberta, qui tout au long de sa carrière a exploré diverses techniques de composition – montage, mosaïque, etc. – dans le but de remettre en question la transparence supposée du médium photographique[18].

En dernier lieu, il est important de souligner que, malgré leurs différences, toutes ces stratégies opèrent selon la même logique : produire une espèce d’image, un espace de représentation où le sens de ce que nous voyons ne s’identifie pas avec ce que l’image nous montre. Il y a un espacement entre apparence et sens, entre vision et intellection, entre image et idée produite, précisément par l’écart entre les images-sources qui composent l’image finale, comme nous pouvons apprécier, par exemple, dans l’image « Clown » (2006) de la série Googlegramas de Fontcuberta [Figures 1 et 2]. Comme l’image ne nous donne pas de façon explicite la clé pour comprendre la connexion entre ses composantes hétérogènes, nous devons essayer, « comme un égyptologue » dit Deleuze, de déplier le sens plié dans les signes. Il est alors possible d’affirmer que l’image composite hétérogène, en toute son hétérogénéité, peut être considérée comme une image conçue, structurellement parlant, avec l’intention de se positionner dans l’univers des images comme une image ne visant pas à révéler (dévoiler) le monde ; mais, à le faire se rebeller (soulever). De ce fait, elle nous oblige, par sa façon inédite d’agencer les signes dans l’image, à imaginer de nouvelles manières d’agencer les choses dans le monde. C’est ainsi, en tant que résultat de cet effort et toujours sous peine d’échouer, que la pensée advient, en tâtonnant, en nous.

Figure 1

Joan Fontcuberta, Googlegramme 30 : Clown, 2006[19]

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Figure 2

Joan Fontcuberta, Googlegramme 30 : Clown (détail), 2006

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Concluons – à titre d’hypothèse – que l’image composite hétérogène est un phénomène visuel qui thématise un changement profond de la culture contemporaine, encore plus fondamental que celui opéré par la culture de l’ordinateur dont Manovich nous a parlé : le déplacement d’une forme de pensée « arborescente » (linéaire, catégorielle et totalisante) vers une forme de pensée « rhizomatique » (relationnelle, trans-catégorielle et fragmentaire), pour reprendre les concepts développés par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille Plateaux (1980, 9‑37). Ainsi, explorer l’histoire et les modes d’existence des images composites hétérogènes peut constituer un solide chemin pour comprendre la matérialisation culturelle d’une forme de pensée critique, notamment post-métaphysique et décoloniale.