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La thématique principale de ce livre mystérieux est le lien qui unit les trois « je » dont la voix se succède dans le livre : un lien amoureux et un lien de filiation. En effet, Laure élève avec Florence, dont elle amoureuse, la fille de celle-ci : Cassandre. Plus tard, en dépit de la présence du père de Cassandre, l’enfant sera confiée à Laure car Florence, dépressive, ne pourra plus s’occuper d’elle. Alors la question se posera : comment donner à Laure une légitimité sociale ? Comment se résoudre à la nommer seulement la « tante » devant les autres ? La pudeur est souvent la forme que prend l’intériorisation de l’interdit. On pourrait relire le livre comme le livre de l’interdit, un interdit exhibé et voilé en même temps. Mais ne nous fions pas aux apparences : le livre de Kiev Renaud recèle une complexité et une profondeur rarement atteintes pour un ouvrage aussi court.

L’enfance est ici le lieu de tous les dangers. Les petites filles provoquent le destin en jouant à des jeux ambigus et dangereux : « Les parents de Sophie s’absentent pour la fin de la semaine et nous buvons de l’alcool dans la cuisine, intimidés […]. Laure commence le jeu. » (2016, 33) Ce jeu consiste à se défier à tour de rôle en prenant pour début la proposition « je n’ai jamais… ». Laure, a contrario du titre, embrassera Florence à l’issue du défi ludique que les filles se lancent mutuellement. Ainsi, le titre : « Je n’ai jamais embrassé Laure » est-il une boutade : l’interdit lié à l’homosexualité féminine est balayé par l’humour discret. Sous le signe du jeu se cache le rituel du passage au monde adulte, rituel qui ne va pas sans cruauté.

Pour Kiev Renaud[1], Laure représente la femme désirable, la beauté incarnée, blonde et délicate, évoquée avec amour jusque dans l’approche de la vieillesse. Elle constitue le moi idéal et trompeur des jeunes filles, dans cette composition narrative où se mélangent souvenirs et rêves. Florence construit d’abord son image devant le miroir où, avec Laure, elle se maquille : un « parfait reflet », tel est le titre d’un des chapitres. Lorsque Cassandre, sa fille, s’exprimera dans la deuxième partie (« Cassandre dessine des plans de la maison »), elle dira aussi son amour pour Laure, l’amie de sa mère.

Le passage de l’enfance à l’âge adulte se produit, symboliquement d’abord, en une première étape qui marque la fin du « jeu » : les menstruations. Puis la « vraie » grossesse survient, cette magie que Laure voit s’opérer sur le corps de sa compagne, Florence : « J’ai connu Cassandre dans le ventre de Florence. Je plaçais mes mains en porte-voix pour lui parler à l’insu de sa mère […]. Après sa naissance, je la prenais dans mes bras et continuais de lui donner la réplique. » (2016, 69) Des liens intimes se tissent entre la mère biologique, l’amie de celle-ci et la petite Cassandre. Mais l’ensemble du récit est orienté par la quête du corps qui tend vers la quête identitaire : corps improbable de l’enfant, corps surinvesti de la maternité. La conscience de soi s’éprouve sans cesse dans le rapport physique avec l’autre, tantôt projection, tantôt aliénation. Il s’agit d’une construction paradoxale puisque, chez Kiev Renaud, la conscience du corps demeure aussi problématique que celle de l’identité. Flous demeurent les contours de son propre corps, même si l’on essaie de se l’approprier en le maquillant outrageusement comme lorsque les filles « jouent aux prostituées ». Dans le chapitre « cartographie des limites », au titre révélateur, le fantasme de fusion de Florence s’exprime en rapport avec « les ventres enflés » des femmes dont elle rêve. « […] je suis aspirée par elles, et c’est ma présence que [l’homme] effleure. Je suis maintenant multiple, en miniature à l’intérieur de chaque corps. Je deviens ce qu’elles attendent. » (2016, 28) La mémoire même du corps fait défaut à celle qui tente de le dire :

Je ne me souviens pas de nos corps. Nous devions être plus petites, moins formées, plus potelées, comme de l’argile pas encore sculptée. Quand j’essaie de nous imaginer, je vois nos torses d’aujourd’hui où sont perchées des têtes d’enfant : nos visages que je peux revoir en photo, toujours souriants. 

(2016, pp. 25-26)

À cette mémoire contrariée correspond le thème de la folie, de l’absence à soi, évoquée particulièrement à travers Florence. La voix de Florence se fait entendre d’emblée, à travers le pronom « je ». La narratrice, adulte, « retrouve des albums photo » : tel est le titre de la première partie. Elle évoque son enfance, les jeux impudiques de sa bande d’amies pré-adolescentes qui jouent aux prostituées, mettant à l’épreuve une féminité encore à venir. Justement, le roman se compose d’images, de clichés, de courtes histoires parfois oniriques, « comme un album photo ».

Mais Florence est malade, dépressive. Ce « roman par nouvelles » comme le revendique son auteure, pourrait être l’histoire d’une femme, Florence, mère de Cassandre, amante et amie de Laure. Mais ce n’est pas si simple. Qui est ce « je » du titre ? Un « je » protéiforme, qui endosse une identité chaque fois différente, au gré des trois parties qui composent cet étrange roman.

Une des clefs du livre est sans doute dans les changements de perspective narrative, une dis-proportion stylistique calquée sur l’impossible quête de soi. Même la fascination pour l’Autre, pour Laure, (deux mots presque homophones) ne suffit pas à fournir un modèle qui puisse définir la petite fille qu’est Florence dans sa future « féminité ».

Liée à l’état d’enfance, la poésie du livre s’attache à la maternité, évoquée comme une fusion entre le corps de la mère et le fœtus. Ce motif est particulièrement présent et sert de fil conducteur. Par exemple dans le premier chapitre, Florence joue souvent le rôle de la « prostituée enceinte ». Et Laure, pourtant déjà « formée » et plus mûre, jouait l’enfant :

Elle voulait parfois être mon bébé. Elle glissait la tête sous mon veston, s’appuyait sur les oreillers et s’assoupissait, expirant un souffle régulier et chaud. Plus tard, quand elle me dira : je t’aime tellement que j’aurais aimé t’accoucher, je repenserai à ce moment. 

(2016, 13)

Extraordinaire passage où l’amour s’exprime dans le désir de fusion et de protection totale. Pour Kiev Renaud, on fait toute sa vie ce deuil de la protection qu’offre le corps de la mère. D’où l’impossibilité d’être soi et la résolution de cette aporie dans une écriture où les sujets se mêlent et se rejoignent pour mieux se donner substance.

Chez Kiev Renaud, les limites de soi ne se définissent pas par une conscience de son corps social, objet de reconnaissance ou de moquerie de la part des autres. Le chapitre « les bonnes manières » évoque du point de vue de Cassandre que la petite fille est décidément bien rebelle à toute assignation avant de l’être à tout jugement. Elle-même ne se permettra d’ailleurs aucune réprobation, quant à l’homosexualité de son père par exemple : « J’ai vu ces garçons défiler, éphèbes aux corps fragiles, prêts à s’effriter. […] Pourtant mon père m’a toujours semblé innocent, avec ses pommettes hautes, son silence, son regard triste et pâle, son regard flou, comme absent. » (2016, 39)

Le père de Cassandre est homosexuel. Professeur, il fait venir de jeunes élèves dans son bureau. Cassandre ne juge pas. Elle sait. Cassandre voit, c’est son prénom qui le suggère. Elle voit le monde des adultes, de ses parents et devine, au-delà des apparences, leurs émotions, leurs émois. Florence, la mère, invite Laure sans cesse à la maison : elles s’aiment : Cassandre sait. L’absence de réprobation n’évite pourtant pas parfois un très discret appel au jugement du lecteur… Tout se passe comme si la transgression permanente des normes psychologiques et sociales travaillaient le texte, de l’intérieur. La maison dont Cassandre dessine les plans, est la forme-sens de l’espace mental de la petite fille, lieu réel et imaginaire, lieu de tous les possibles, d’où l’emploi fréquent du conditionnel : « Je te ferais visiter la maison pièce par pièce. J’ai toujours vécu ici, des lattes sont renfoncées parce que j’ai fait de la bicyclette dans le couloir. » (2016, 49) À sa destinataire inconnue et désirée, l’enfant-adulte fait l’offrande d’un espace-temps disparu, la maison de son enfance, l’enfance, tout simplement.

La transgression des normes, conjuguée à la mouvance identitaire de l’être sont, dans le projet Kiev Renaud, les principes d’une impudeur radicale, innocente. L’écriture devient le lieu où les voix singulières, paradoxalement masquées derrière des prénoms et pronoms inversés, se mêlent en une seule et unique voix, porteuse d’une expérience multiple évoluant au fil de la vie : enfance, adolescence, âge mûr et vieillesse. Et, de fait, le lecteur, la lectrice, sont troublés par ces pièges pronominaux qu’ils sentent, tendus sous l’apparente logique de la structure tripartite du livre : lorsque le prénom est le sujet de la phrase-titre (« Florence retrouve des albums photo ») la focalisation interne, portée par un « je », apparaît mystérieuse et il faut faire un effort de relecture pour trouver qui « je » désigne.

À l’image de ce trouble dans la narration, la folie devient alors le motif central de l’œuvre, seule ligne diégétique puisque l’histoire pourrait se résumer à la lente descente de Florence dans la folie. L’on comprend comment l’absence – pour ne pas dire la dépression – de la mère, Florence, opère une rupture terriblement difficile à surmonter en même temps qu’un transfert entre Laure et Cassandre. « Ma mère a la voix rauque, texturée, grave. Elle m’explique que j’irai vivre avec Laure pour quelque temps. » (2016, 65) Le deuil de la mère peut commencer.

La folie de Florence provoque chez Laure une angoisse qui s’exprime dans des rêves étranges et magnifiques :

Il me semble que l’empreinte des doigts de Florence brille sur les façades, longues traînées identitaires brouillées par le mouvement. Ces ruines de pierre resteront toujours érigées comme une promesse : aucun souffle ne pourra déraciner les fondations de cette maison, aucune rumeur ne pourra nous empêcher de revenir ici. En me relevant, j’imprime ma main sur un muret. La pluie effacera ce carnage. 

(2016, 77)

L’avant-dernier chapitre du livre est particulièrement poignant : on assiste à la tentative désespérée de la part de Laure de se raccrocher à Florence, d’aider celle-ci dans son combat contre la folie et la mort. Kiev Renaud tient beaucoup à mettre en avant cette solidarité qui unit deux êtres qui se sont construites l’une par rapport à l’autre : la mort de l’une signe la perte de l’autre. Allongées côte à côte, dans le dernier chapitre, l’image de la grossesse revient : « J’ai envie de la serrer jusqu’à l’étouffer. Elle est si menue que je pourrais la porter dans mon ventre, ses tremblements me feraient résonner les sangs. » (Renaud 2016, 83)

Fausse logique d’un agencement chronologique, organisation narrative des lieux et changement systématique de la focalisation sont autant de raffinements de l’écriture. Le lecteur et la lectrice ont alors des difficultés à trouver leur propre place : tantôt témoins intimes, tantôt piégés, il leur faut élaborer leurs propres pistes mais aussi se laisser toucher par l’humanité perverse des situations. Il faut se laisser traverser par les émotions et les images, qui, sous l’aspect d’une écriture fluide et nette, nous bouleversent par leur violence. L’écriture de Kiev Renaud fascine et dérange et le trouble qu’elle provoque est délicieux.