Abstracts
Résumé
En quoi la manipulation de données tangibles permet elle de renouveler la recherche et la pratique du design d'information dans le champ des humanités numériques ? C'est à partir de ce questionnement que nous proposons d'analyser une expérience pédagogique en Humanités numériques menée avec des étudiants en Design, sur le design d'information et la visualisation de données. L'intérêt de cette expérience pédagogique était de questionner la culture visuelle numérique des étudiants, liée à la fois à leur pratique quotidienne de réception de visualisations de données, et à leur culture graphique et matérielle acquise au cours de leur formation en Design. La finalité était de les acculturer au design d'information par la conception d'un dispositif basé sur la physicalisation des données, c'est-à-dire une mise en scène de données matérialisées par des objets tangibles. L'article vise à montrer que la tangibilité et la performativité propres à physicalisation des données transforment la médiation des savoirs, et que la data-physicalisation peut être utilisée comme une méthode d'apprentissage pour étudier et pratiquer les Humanités numériques. Avoir recours à la manipulation de données tangibles peut être utile et pertinent pour créer les conditions favorables à la réappropriation des connaissances par la pratique.
Mots-clés :
- Humanités humériques,
- Design d'information,
- Visualisation,
- Tangibilité,
- Médiation
Abstract
How does the manipulation of tangible data make it possible to renew information design research and practice in the field of digital humanities? This article studies a pedagogical experiment in digital humanities made with students in design, on information design and visualization. The interest of this pedagogical experiment was to challenge the digital visual culture of students, linked both to their daily practice of consuming data visualizations, and their graphic and material culture acquired during their training in design. The main objective was to acculturate students to information design by the design of a knowledge mediation tool based on data physicalization, that is to say, a staging of data materialized by tangible objects. The article aims to show that the tangibility and performativity, as specificities of data physicalization, transform the knowledge mediation. Thus, data-physicalization can be used as a learning method to study and practice digital humanities, and relying on experimentations with tangible data can be useful to create the conditions for the students' reappropriation of knowledge through practice.
Keywords:
- Digital humanities,
- Information design,
- Visualization,
- Tangibility,
- Mediation
Article body
Introduction
Cet article porte sur une expérience pédagogique en Humanités numériques menée avec des étudiants de Licence Design (3ème année), à l’Université de Nîmes en 2018. La thématique du cours portait sur le design d’information et la visualisation de données. L’objectif pédagogique était double. Il s’agissait d’une part, d’amener les étudiants à réfléchir sur l’apport du design aux humanités numériques. D’autre part, la finalité était de les acculturer au design d’information (de la sélection des données à leur visualisation) par la conception d’un dispositif basé sur la physicalisation des données, c’est-à-dire une mise en scène de données matérialisées par des objets tangibles. Organisés en équipe, les étudiants devaient constituer leur set de données à partir de sources fiables sur un sujet de leur choix, trouver trois matériaux peu coûteux et signifiants pour concevoir leur dispositif, et documenter leur projet, du processus de conception à celui de la réception. Ils devaient prendre en compte la dimension manipulatoire des données et son incidence sur la construction du sens des données pour favoriser la compréhension des savoirs relatifs à leur sujet. Le résultat de cette expérience pédagogique s’est présenté sous la forme d’un atelier de physicalisation des données, réalisé en temps limité, pendant lequel les vingt-quatre équipes ont pu concevoir puis faire tester leurs dispositifs de médiation des savoirs auprès d’autres étudiants, afin d’observer leur compréhension des données. Il s’est prolongé par la production d’un dossier visant à expliquer leurs intentions de conception, le choix des matériaux, et à proposer une analyse réflexive sur les tests réalisés en atelier et, plus globalement, sur leur pratique de designer au sein des Humanités numériques. L’intérêt de cette expérience pédagogique était de s’appuyer sur et de questionner la culture visuelle numérique des étudiants, liée à la fois à leur pratique quotidienne de réception de visualisations de données, et à leur culture graphique et matérielle acquise au cours de leur formation en Design.
La problématique de l’article est la suivante : en quoi la manipulation de données tangibles permet-elle de renouveler la recherche et la pratique du design d’information dans le champ des humanités numériques ? En quoi la tangibilité et la performativité propres à physicalisation des données transforment-elles la médiation des savoirs ?
Pour répondre à ce questionnement, l’article se décompose en trois parties, et l’approche choisie pour analyser le corpus de projets sélectionnés s’inscrit à la croisée des sciences de l’information et de la communication et des sciences du design. Tout d’abord, les sources d’inspiration du scénario pédagogique ayant servi de base à l’élaboration des contraintes créatives de l’expérience pédagogique seront présentées. Puis, à partir de recherches récentes sur le design des données (Dumesny 2016, 2018) et la data-physicalisation (Huron et al. 2017), les différentes étapes du scénario pédagogique et les résultats produits par les étudiants sont analysés, en dégageant les apports et limites de cette expérience pédagogique. Enfin, la dernière partie vise à dégager l’apport conjoint du design et des sciences de l’information et de la communication aux humanités numériques, à partir de cette expérience créative.
Au plan des pratiques, l’article a pour objectif de questionner l’évidence perceptive de la data-visualisation, et d’expérimenter de nouveaux outils s’appuyant sur des données matérialisées. Au plan théorique, il s’agit de réfléchir sur la manière dont la dimension performative des dispositifs basés sur des données tangibles transforme notre rapport au savoir.
Un double défi pédagogique et une méthodologie hybride à la croisée de plusieurs sources d’inspiration
Précisons tout d’abord le contexte de cette expérience pédagogique, menée dans le cadre d’un cours magistral en humanités numériques, inscrit dans une Unité d’Enseignement portant sur le design et les cultures numériques. Bien qu’il s’agisse d’un cours magistral, il semblait fondamental d’associer à la transmission de connaissances théoriques une expérience pratique permettant aux étudiants de réfléchir, dans une dynamique réflexive et à partir de leurs propres expérimentations, sur le design d’information et la data-visualisation.
S’il est courant d’associer la théorie à la pratique en design, cela est d’autant plus nécessaire dans le champ des humanités numériques, qui se définit à la fois comme un champ de pratiques de recherche en sciences humaines et sociales liées aux technologies numériques, et une réflexion sur la manière dont « le tournant numérique pris par la société modifie et interroge les conditions de production et de diffusion des savoirs. (Dacos 2011) » C’est pourquoi la pratique d’un dispositif expérimental, développé en équipe par les étudiants, était une étape nécessaire pour développer leur connaissance de ce champ de recherche. En particulier, c’est sur le processus de construction du sens de la donnée, au cœur de la pratique des humanités numériques, que cette expérience pratique visait à explorer. En se confrontant à leurs propres choix de conception, les étudiants pouvaient expérimenter ce qui est en jeu dans les humanités numériques : « la construction d’un savoir transdisciplinaire implique l’invention de nouveaux outils du savoir, mais aussi une nouvelle position face à la connaissance. (Cormerais 2014, 114) »
Un double défi pour challenger les étudiants
L’expérience pédagogique proposée aux étudiants a été conçue comme une expérimentation permettant de les challenger, en s’appuyant sur leurs compétences acquises en Licence Design, afin d’aboutir à un débat et une réflexion co-construite avec eux sur l’apport du design aux humanités numériques. Elle s’appuyait donc sur deux défis, censés donner envie aux étudiants de s’investir dans le projet pédagogique.
Défi 1
Le premier défi est lié au choix de les amener à pratiquer le design d’information et la data-visualiation sans logiciels numériques afin de focaliser leur attention non pas sur la technique de conception assistée par ordinateur (la maîtrise de l’outil occupant toute leur attention) mais sur le processus de construction de sens des données, de leur sélection à leur visualisation.
Défi 2
Le deuxième défi est lié au choix de demander aux étudiants d’utiliser des matériaux peu-couteux pour matérialiser les données dans une expérience de physicalisation des données.
La tangibilité du dispositif à concevoir par les étudiants les a conduit à proposer différentes installations interactives dont la dimension performative jouait un rôle dans la compréhension des données par les usagers. Et la phase de test leur a permis d’analyser la co-construction du sens par l’expérience du dispositif que l’on peut considérer comme un objet-data, c’est-à-dire un objet matérialisant les données numériques « utilisées comme matière première pour produire des œuvres susceptibles de provoquer des émotions, réflexions, interrogations, imprégnations, etc.[1]»
Dans le cours précédant l’expérimentation, la distinction proposée par Johanna Drucker entre DATA et CAPTA (Doueihi 2011) était présentée pour expliquer que les données ne sont pas neutres. Elles sont le fruit d’un phénomène construit par un humain doté d’une intentionnalité et la visualisation participe au processus de construction de sens des données (captées, traitées, analysées, visualisées avant d’être interprétées par un observateur). Cet apport théorique visait à conduire les étudiants à envisager les données à la fois comme des constructions discursives et narratives en tenant compte de l’esthétique de la représentation des données. Cette réflexion sur la data-visualisation devait les amener à envisager la physicalisation des données comme un processus de construction de sens et de valeur d’une donnée, tant au niveau de la production que de la réception. Les étudiants devaient clairement identifier leurs intentions de conception et observer la manière dont le sens était aussi co-construit par le spectateur-usager qui venait tester leur dispositif. Il s’agissait aussi de les inviter à proposer de nouveaux rapports à la transmission de connaissance sur un sujet de leur choix, et à identifier les modèles interprétatifs proposés aux spectateurs-usagers.
De même, les travaux de Jacques Bertin (Bertin 1967) sur la sémiologie graphique étaient aussi présentés aux étudiants, en les amenant à distinguer les variables visuelles statiques[2] et celles que nous avons qualifiées de dynamiques[3]. Cet ensemble de règles qui régissent la construction d’un système de signes, permettant la traduction graphique d’une information, était incontournable pour les amener à réfléchir sur leurs intentions de conception et à identifier les effets qu’ils cherchaient à produire pour favoriser la compréhension des données par une expérience à la fois visuelle et tangible, basée sur l’interactivité.
Le scénario pédagogique s’appuie donc sur le « déplacement d’un paradigme interactif vers un paradigme réflexif du design qui considère les dispositifs conçus non seulement en termes d’activité mais aussi en tant qu’objets de sens (Gentes 2017, 18) » offrant aux usagers une expérience-à-vivre (Vial 2016) particulière de co-construction des connaissances sur un sujet donné, par la manipulation des données. Cette perspective épistémologique permet de « soulever de nouvelles questions sur les fonctionnalités, mais aussi les émotions personnelles, les rituels sociaux, les formats et les savoirs (Gentes 2017, ibid) » mobilisés par les designers et leurs usagers. Ces questions sont particulièrement intéressantes pour penser l’apport du design aux humanités numériques.
Sources d’inspiration du scénario pédagogique
Trois sources d’inspiration ont nourri le scénario pédagogique. Mobilisées de concert pour proposer une méthode pédagogique hybride, elles proviennent de contextes culturels, pédagogiques et scientifiques différents, qu’il faut recontextualiser.
Le mouvement Kino Session a servi de base à l’élaboration des contraintes créatives de l’expérience pédagogique, notamment pour les contraintes de temps et de nombre de matériaux. Inspiré du Kino créé à Montréal en 1999, le Kino Session se développe à partir de 2005, à Bordeaux, comme un laboratoire de création alternatif aux écoles de cinéma et formations professionnelles. L’intérêt de ce mouvement est de regrouper des participants autour de contraintes créatives pour réaliser un court-métrage dans un temps limité (2 mois) en respectant un thème et une contrainte esthétique votés par le public. C’est en particulier la devise « Faites bien avec rien, faites mieux avec peu, faites-le maintenant ! » qui a nourri la conception du scénario pédagogique, avec l’idée de s’appuyer sur les compétences des étudiants pour choisir les matériaux les plus signifiants pour leur sujet et leur set de données, mais aussi les plus faciles à manier en un temps court (3h) et les moins couteux. Cette expertise des matériaux est acquise depuis la première année de la Licence Design, avec des cours en basic design, technologies des matériaux notamment.
Cette expérience pédagogique est aussi reliée à tout un champ d’expérimentations récemment menées en design et en sciences de l’information et de la communication. Les travaux de Samuel Huron (Telecom Paris tech), Pauline Gourlinet (EnsadLab) sur le design des données, ou encore ceux de Rose Dumesny (Projekt, Orange Labs) sur le design des données sensibles nous intéressent en particulier, dans l’objectif de créer des objets pour percevoir et penser le numérique. Cette évolution dans le champ du design de l’information (Vollaire, 1997) s’inscrit dans un mouvement plus global dans le rapport au numérique, qui s’oriente vers un retour de la tangibilité et la nécessité de s’appuyer sur des objets tangibles pour comprendre les données, au-delà des représentations visuelles faites par des logiciels d’infographie. L’émergence de la data-physicalisation s’inscrit dans le contexte de l’acculturation à la data-visualisation. En effet, les « infographies, cartographies et autres dataviz sont communes aujourd’hui au point de devenir des outils universels et leur emploi tend à devenir la norme. (Dumesny 2016) » Et cet allant-de soi, cette évidence perceptive de la data-visualisation est à questionner (qu’est ce que cela nous dit de notre rapport au monde ? à la connaissance) voire même à dépasser. C’est bien ce qui constitue l’objectif de la dataphysicalisation : « dépasser la représentation visuelle et schématique des données pour aller vers des formes sensibles (Dumesny 2016) ». Cela implique d’étudier les interactions entre le monde sensible et celui de l’informatique. Dans cette perspective, le design offre justement la possibilité d’observer tout en créant des dispositifs expérimentables.
La dernière référence concerne une expérience de data-physicalisation Huron, Gourlet, Hinrichs, Hogan, Jansen, 2017) expérimentée dans un atelier d’une journée pendant le congrès international de la Design Research Society, à Brighton en 2016. L’atelier visait à répondre par la pratique à la triple problématique suivante : comment travailler sur les datas de manière simple ? Comment les gens peuvent-ils produire du sens avec des matériaux ? Comment peut-on communiquer la complexité avec des médias tangibles ? À partir d’un choix de trois cartes comprenant un data set (un ensemble de données sur un sujet), une activité et un contexte, chaque équipe devait réaliser une data-physicalisation en s’appuyant sur trois matériaux à partir des multiples matériaux mis à disposition par les organisateurs de l’atelier. Cette source d’inspiration a été adaptée au contexte pédagogique de l’expérimentation, en conservant l’idée de la contrainte du nombre de matériaux, et en y ajoutant une dimension d’éco-conception (matériaux peu couteux, recyclés, accessibles). Cette contrainte supplémentaire visait aussi à introduire une dimension éthique au projet, en s’assurant de l’égalité d’accès aux matériaux que les étudiants devaient eux-mêmes fournir.
Ces différentes sources d’inspiration ont soulevé de nombreuses questions auxquelles il s’agissait de répondre au travers de l’expérience pédagogique proposée aux étudiants : Qu’implique la transformation des données en objet tangible ? En quoi la manipulation des données matérialisées facilite leur compréhension ? La compréhension de leurs interactions ? L’appropriation du sens par l’usager ? Quel est l’apport de la physicalisation des données en termes de médiation des savoirs ?
Déroulé du projet et analyse des résultats produits par les étudiants
Étapes du scénario pédagogique & analyse des résultats[4]
Tableau 1
Tableau
Contraintes créatives du Kino-Data-Phyz |
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TEMPS |
3 semaines de conception, en relation avec apports théoriques du cours 3 h de réalisation en live + test usager le jour J |
MATERIAUX |
3 seulement, peu couteux, facilement utilisable en 3h |
Organisés en équipe, les étudiants devaient expérimenter un dispositif manipulable de data-physicalisation, en constituant leur set de données à partir de sources fiables sur un sujet de leur choix, et en trouvant trois matériaux signifiants pour concevoir leur dispositif. Ils devaient aussi documenter leur projet (en constituant un dossier comprenant des photos et une vidéo du test), du processus de conception à celui de réception. Au terme de l’atelier, ils devaient réaliser une analyse réflexive de leur expérimentation pour expliquer en quoi l’expérience proposée transforme le rapport aux données et à leur compréhension.
Le résultat de cette expérience pédagogique s’est présenté sous la forme d’un atelier intitulé « Kino-Data-Phyz » réalisé en temps limité, pendant lequel les vingt-quatre équipes ont pu concevoir et faire tester leurs dispositifs de médiation des savoirs à d’autres étudiants. Il s’est prolongé par la production d’un dossier visant à expliquer leurs intentions de conception, le choix des matériaux, et à proposer une analyse réflexive sur les tests réalisés en atelier.
Tableau 2
Tableau
Consignes du Kino-Data-Phyz |
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1. Constituer un dataset sur un sujet au choix 2. Choisir 3 matériaux signifiants, peu couteux, simples d’accès 3. Réaliser la data-phyz en 3h et la faire tester par d’autres équipes pendant l’atelier 4. Prendre des photos et vidéos de la conception, du résultat final et des tests 5. Écrire une analyse réflexive sur l’expérience proposée |
Analyse des productions des étudiants (résultats de l’expérience pédagogique)
Trois dispositifs réalisés par les étudiants en 2017 et 2018 sont analysés pour présenter quelques résultats de cette expérience pédagogique. Ces trois exemples ont été sélectionnés parmi un corpus d’une quarantaine de projets à partir des trois critères suivants : ils constituent à la fois sur dispositifs créatifs, astucieux et signifiants sur le choix des matériaux au regard des sujets à visualiser.
Le premier dispositif porte sur l’accès à l’eau potable dans le monde. Les étudiants ont choisi des matériaux recyclés (bouteilles en plastique, carton de récupération) et leurs intentions sont clairement identifiées dans le dossier qui accompagne leur installation. Le système de compression qu’ils ont conçu leur a servi à représenter les différentes valeurs et à faciliter leur comparaison. Il comprend aussi une symbolique forte pour les étudiants, puisque la compression maximale de la bouteille constitue pour les étudiants une métaphore du dessèchement, de la pénurie eau. La carte du monde découpée en plusieurs continents détachables a été choisie pour favoriser la modularité et l’interaction avec l’usager qui doit retourner le carton pour voir le chiffre. Les tests du dispositif par les autres étudiants ont révélé une dimension ludique qui n’était pas prévue à priori par les étudiants-concepteurs. Les étudiants-testeurs se sont pris au jeu de reconstituer la carte du monde comme un puzzle. Cette dimension ludique a été stimulée par la manipulation des formes en carton, la tangibilité du dispositif impliquant ainsi le corps de l’usager pour comprendre les données.
Le deuxième dispositif visait à proposer une expérience de physicalisation des données sur les victimes de meurtre, de viol et de vol recensées par le FBI en 2013 aux États-Unis. Dans cette installation, les matériaux sont créatifs dans la mesure où les photographies visant à représenter chacun des trois crimes et délits ont été réalisées par les étudiants avec un Polaroïd, pendant les trois heures de réalisation de l’atelier. Une attention particulière sur les choix de mise en scène des objets et des corps a permis de montrer qu’une démarche esthétique peut être mise au service de la compréhension de données multiples, par l’expérience émotionnelle. C’est aussi toute une scénographie de l’enquête qui a été choisie par les étudiants-concepteurs pour élaborer un contexte d’usage de leur dispositif qui a renforcé l’immersion des étudiants-testeurs dans le sujet représenté. Cette scénographie comportait une dimension factitive forte, puisqu’il fallait réaliser les actions dans un certain ordre (ouvrir les boîtes en cartons / découvrir les photographies / mettre en lien les images avec les chiffres au dos) qui provoquait une réaction émotionnelle chez les étudiants-testeurs.
Le troisième dispositif avait pour objectif de proposer une comparaison entre les films ayant le plus de succès au box-office dans le monde. Les étudiants avaient choisi de comparer en particulier trois pays (les États-Unis, la France et la Suisse) et de les mettre en perspective avec des données à l’échelle du monde. Les matériaux utilisés sont peu couteux (cartons recyclés, papier, bouchon en plastique) et le mécanisme conçu par les étudiants est aussi astucieux. En effet, afin de pouvoir actionner d’un geste de la main chacun des composants de l’installation, les étudiants-concepteurs ont élaboré un système à molette avec des bouchons recouverts de papier aluminium qui permettaient de révéler les données. Lors des phases de tests, ils ont pu observer l’appropriation du dispositif par les étudiants-testeurs, qui se sont mis à manipuler la molette de plus en plus finement pour comparer les données et constater les différences entre les pays. Cette observation renforce le fait qu’au-delà de la dimension ludique, la manipulation du dispositif contribue à la mise en perspective et à la co-construction du sens des données par les usagers.
Cette expérience pédagogique a permis aux étudiants de prendre la mesure de l’importance de l’étape de sélection des datas avant leur physicalisation. Les étudiants soulignent d’ailleurs dans leurs écrits réflexifs qu’ils ont choisi certaines données et décidé d’en éliminer d’autres pour créer des contrastes forts entre les données représentées.
Les propositions de chaque équipe se présentent comme des expériences participatives, ce qui renforce l’appropriation du sens des données par les participants. Chaque data-physicalisation se caractérise par la performativité du dispositif proposé, qui engage le corps des participants pour comprendre les datas, en jouant sur les affordances des matériaux de manière ludique. Et c’est parce que les données sont matérialisées et donc manipulables que la compréhension de l’interaction des données entrent elles permet de comprendre le sujet, en passant par un investissement physique et parfois émotionnel des usagers dans l’expérience. Les tests réalisés par les étudiants ont aussi démontré l’importance de la création d’un contexte d’usage favorisant l’immersion dans les données pour faciliter leur compréhension à partir de la sollicitation d’une intelligence à la fois rationnelle, émotionnelle et sensorielle et l’usage d’outils de médiation tangible. Les expérimentations qui ont été les plus réussies ont ainsi en commun de s’appuyer sur des matériaux simples et peu travaillés (carton, papier, matières premières recyclées) dont le minimalisme dans le design graphique permettait justement de favoriser la projection des usagers dans les données formalisées. En proposant de nouveaux rapports à la transmission de connaissance, la physicalisation des données construit aussi de nouveaux modèles interprétatifs. Interagir avec les données en les manipulant offre ainsi de nouvelles perspectives de recherche.
Limites et apports de cette expérience pédagogique de data-physicalisation
Au terme de cette analyse, nous pouvons dégager les limites de cette expérience pédagogique qui sont liées à la fois au choix de proposer ce type d’activité pédagogique avec un grand groupe d’étudiants et concernent aussi le niveau de compétences des étudiants en termes de réflexivité sur leur propre pratique.
La première limite est celle de la gestion du temps. En effet, c’est le contre-point pour l’enseignant des contraintes créatives proposées aux étudiants. La séance d’atelier au cours de laquelle les étudiants réalisent en trois heures leur installation pour l’exposer et la faire tester implique une organisation et une logistique à la fois pour les étudiants et l’enseignant. Des compétences d’écoute, d’adaptation, d’analyse et de supervision en un temps limité sont nécessaires pour accompagner les multiples équipes qui travaillent en parallèle dans la salle. Il est aussi important d’accorder un temps égal à chacune des équipes pour les amener à approfondir leurs intentions de conception par itération en les questionnant et en commentant leur choix de conception pendant l’atelier.
La deuxième limite concerne la difficulté des étudiants à mener une analyse réflexive plus aboutie sur le décalage entre les intentions de conception et la sensibilité de l’expérience du côté de l’usager, au-delà des commentaires focalisés sur « ils ont aimé, ils n’ont pas aimé ». Certains étudiants ont cependant développé l’analyse réflexive des tests qu’ils ont mené jusqu’à envisager dans leur dossier une contre-proposition ou une révision de certaines caractéristiques de leur dispositif, notamment pour que leur installation soit plus interactive ou puisse être réalisée en autonomie par les usagers.
Les apports de cette expérience pédagogique sont aussi nombreux et se sont manifestés à plusieurs niveaux. C’est d’abord au niveau des étudiants que nous avons pu observer une implication et une autonomie de chacun d’entre eux, engagés dans l’expérience pédagogique par un travail d’équipe. C’est aussi dans la collaboration (et non la compétition) qu’ils se sont appropriés les connaissances théoriques du cours par la pratique créative, et ont pu développer une analyse réflexive sur leur pratique de conception. Les étudiants ont développé leurs compétences dans la capacité à identifier leur vision du design et analyser leurs intentions de conception, en les mettant en perspective avec les tests menés en réception pour évaluer l’efficacité de l’expérience proposée.
En outre, la possibilité de créer des liens entre la recherche et l’enseignement et de réaliser des expérimentations avec les étudiants, dès la Licence, constitue l’apport central de cette expérience. Elle a permis de créer une synergie avec des recherches en relation avec une actualité des enjeux sur le design d’information, pour sensibiliser les étudiants à la recherche en design et sa pertinence dans le champ des humanités numériques. Enfin, la prise de risque liée à cette expérimentation, dont le scénario pédagogique est aussi co-construit avec les étudiants en fonction de leurs compétences et leur prise d’initiative, constitue aussi un apport à l’enseignement des humanités numériques par le design. En effet, la méthode pédagogique de ce projet est liée à la méthodologie du projet en design, basée sur l’expérimentation et l’itération, pour pratiquer les humanités numériques avec les étudiants.
Finalement, ce type d’expérience pédagogique met en exergue le rôle de médiation inhérent à toute activité d’enseignement, notamment en design, où l’enjeu est de créer les conditions favorables à la créativité à partir de différents dispositifs de médiation, qui contribuent à la transmission des informations entre les apprenants, et constituent des « objets transitionnels » (Berten 1999, 41).
Ce projet pédagogique basé sur les liens entre design et humanités numériques permet d’analyser l’articulation entre le processus de médiation, entendue comme le « processus de création du sens qui se réalise grâce à la relation tissée avec un tiers par un dispositif de communication » (Davallon et Flon 2013, 23) et le processus de médiatisation, définie comme la scénarisation des différents médias et supports tangibles utilisés tout au long du projet pédagogique. Dans le cadre de ce projet, cette articulation s’opère par la médiation des étudiants concepteurs face aux étudiants testeurs (pour accompagner la compréhension de la thématique, des datas, du dispositif) et la médiatisation se caractérise par le recours à des objets tangibles, voire des installations, dans lesquelles la recherche de sens (mise en liens entre les données par les étudiants testeurs) passe par la manipulation du dispositif.
Cette expérience pédagogique a été réalisée avec deux promotions d’étudiants, ce qui permet de disposer d’un corpus important d’expérimentations à analyser pour observer le processus de co-construction des données au cœur de tout projet de visualisation et de physicalisation des données. Cette expérimentation menée à partir de la physicalisation des données contribue donc aussi au champ de recherche sur la visualisation des données, en développant l’analyse du parcours de la donnée par des expériences tangibles.
Apport du design et des sciences de l’information et de la communication aux Humanités numériques et vice versa
Dans cette dernière partie, il s’agit de dégager l’apport du design aux humanités numériques, à partir de l’expérimentation pédagogique analysée, et de proposer une ouverture sur les liens entre design et communication pour contribuer au développement des humanités numériques.
Apport du design à la data-visualisation et aux humanités numériques
Au-delà de l’aspect esthétique, le design est entendu comme une discipline du projet, qui prend en compte et analyse l’expérience de l’usager. L’objectif du design d’information et du design des données sensibles est de créer des effets utiles pour une meilleure compréhension et lisibilité des données. Et la data-visualisation, comme la data-physicalisation ont en commun d’être des projets de conception à part entière, de design d’expérience usager. « La maîtrise des mises en forme de la donnée et de leurs interprétations est un enjeu majeur. (Dumesny 2016, 132) » C’est à ce niveau que le design, en tant que discipline dont la spécificité est la maîtrise du langage formel peut jouer un rôle stratégique. En effet, « en faisant de la data une matière première au même titre que le bois ou le métal, le design pourra créer de nouvelles expériences, de nouveaux services, de nouvelles interactions et surtout de nouvelles émotions et réflexions. (Dumesny 2016, ibid) » Dans cette perspective, le design participe pleinement aux humanités numériques, aux côtes d’autres disciplines issues des humanités plus classiques.
Apport des sciences de l’information et de la communication aux humanités numériques
Les sciences de l’information et de la communication s’inscrivent dans une tradition épistémologique particulièrement utile pour répondre à la nécessité de développer une lecture critique des représentations visuelles parce que les représentations sont toujours liées à un référent particulier. La capacité à contextualiser les données visualisées nécessite aussi de développer une éducation à la lecture de ces représentations graphiques de données, qui s’inscrit dans le projet de la litteratie numérique, un objectif au cœur des humanités numériques.
C’est à ce niveau que les savoirs et méthodes des sciences de l’information et de la communication ont un rôle à jouer dans la réflexion sur le design d’information et la data-visualisation, pour penser le traitement et l’interprétation des datas à la fois comme un processus communicationnel, relationnel, et de construction de sens ; une sémiose vivante et évolutive à mesure des transformations successives des datas et de leurs visualisations ; un parcours interprétatif dans lequel il faut tenir compte du genre textuel et visuel propre au traitement et à la visualisation des datas, et du rôle des acteurs sociaux participant à la sémiosphère dans un contexte social et symbolique particulier. Les sciences de l’information et de la communication servent ainsi à penser les datas dans leurs dynamiques énonciatives, en tenant compte des contextes socio-culturels dans lesquels elles s’inscrivent.
Le design d’information réfère à une énonciation, et donc à un dialogue entre un destinateur et un destinataire à partir d’un support de communication. Il implique une pratique, une stratégie communicationnelle du designer et une appropriation des datas visualisées par un observateur qui les interprète. Il est lié à la fois à des enjeux esthétiques, communicationnels et culturels. Dans cette perspective, les sciences de l’information et de la communication peuvent être envisagées comme une interdiscipline qui permet de penser la data-visualisation et le design d’info à partir d’une approche systémique et en s’appuyant sur plusieurs savoirs.
Notons enfin l’apport des approches intermédiales aux travaux récents menées sur la visualisation de données dans les humanités numériques. En effet, l’intermédialité notamment développée au sein du CRIalt (Centre de Recherches sur l’Intermédialité dans les arts, la littérature et les techniques) de l’université de Montréal depuis plus de vingt ans, est une approche pertinente pour restituer les nouvelles formes de visualisation des données dans l’histoire des médias et des images, et analyser les emprunts et les affordances entre des formes médiatiques hétérogènes qui composent les médias hybrides contemporains. Qu’elles soient diachroniques ou synchroniques, les approches intermédiales contribuent aussi de manière originale au champ des humanités numériques, pour étudier la data-visualisation au regard de tout un corpus d’images artistiques et scientifiques qui existaient bien avant la data-visualisation et les nouveaux médias.
C’est donc à la croisée du design, de la communication et des humanités que s’ouvre le champ des humanités numériques avec les expérimentations récentes dans le champ de la visualisation et de la physicalisation des données. Cette logique interdisciplinaire peut aussi permettre un dialogue fructueux et des apports mutuels entre ces approches disciplinaires, en contribuant au développement des humanités numériques envisagées comme une transdiscipline.
Conclusion
Pour conclure, il semble pertinent de reprendre la définition proposée en 2012 par Thierry Bardini du terme medium (au pluriel media) - dans les deux cas en italique - pour désigner les dispositifs de médiation conçus par les étudiants. En effet, au travers de l’expérience de physicalisation à laquelle ils invitent, ils constituent « des milieux, intermédiaires ou des moyens de communication, des opérateurs de médiation (Bardini 2016, 159) ». La dimension performative, factitive ou les affordances des media conçues par les étudiants-concepteurs ont amené les usagers à participer à la co-construction du sens des données par la manipulation ludique d’objets et d’artefacts. Ainsi, les étudiants ont pu éprouver, par la pratique créative, que les données n’ont pas de sens en elles-mêmes. Le sens émerge de leur mise en relation (croisement des datas) et de leur mise en forme (scénarisation des datas) qui permettent de créer de nouvelles connaissances. La collecte puis le traitement et la transformation des données brutes en information, c.-à-d. en donnée mise en forme au sens étymologique, sont donc des étapes cruciales dans la data-visualisation et la data-physicalisation des données. Enfin, il faut aussi souligner l’importance de la documentation du projet, notamment par l’utilisation de la photo et de la vidéo. Ces deux médias jouent en effet un rôle central dans la démarche, à la fois comme des outils de documentation, d’observation ethnographique et de communication du projet. Ils permettent aussi de mettre en perspective les pratiques du dispositif par étudiants testeurs avec les usages projetés par les designers en amont de la phase de test. Les méthodes visuelles (visual methodologies), liées à la pratique de la photo et de la vidéo, associées aux méthodes créatives du design, liées à une expertise des matériaux, ouvrent ainsi de nouvelles perspectives de recherche pour les humanités numériques. Ce croisement interdisciplinaire ouvre des perspectives fécondes pour repenser le rapport au savoir et à l’ensemble des moyens de production et de circulation des données et des connaissances, au travers des expériences de physicalisation des données.[5]
Appendices
Notes
-
[1]
Cette utilisation de l’objet-data dans la recherche sur les usages du numérique a été présentée dans un entretien sur les projets de recherche menés par Catherine Ramus et Rose Dumesny au sein du laboratoire Orange Labs, mis en ligne le 27 mai 2016.
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[2]
Classiquement définies par Bertin au nombre de sept : Forme / Taille / Valeur / Orientation / Position / Couleur / Grain.
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[3]
En tenant compte des expériences permises par les nouveaux médias, nous proposons de nouvelles catégories de variables dynamiques, propres au design numérique, qui concernent par exemple la vitesse de mouvement, la direction de mouvement, les effets de clignotement et leurs fréquences, représentation en 3D, etc.
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[4]
Les contraintes créatives et quelques exemples d’installations réalisées par les étudiants peuvent être consultés en ligne.
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[5]
Nota Bene : remerciements spéciaux aux étudiants de L3 Design de l’université de Nîmes (promotion 2018-2019).
Bibliographie
- Bardini, Thierry. 2016. « Entre archéologie et écologie ». Multitudes n° 62 (1):159‑68.
- Berten, André. 1999. « Dispositif, médiation, créativité : petite généalogie ». Hermès, La Revue 25 (3):31.
- Bertin, Jacques. 1967. Semiologie graphique: les diagrammes, les reseaux, les cartes. La Haye: Mouton.
- Cormerais, Franck. 2014. « Humanités digitales et (ré)organisation du savoir ». In Le temps des humanités. Limoges: FYP Éditions.
- Dacos, Marin. 2011. « Manifeste des Digital humanities ». Billet. THATCamp Paris. https://tcp.hypotheses.org/318.
- Davallon, Jean, et Émilie Flon. 2013. « Le média exposition ». Culture & Musées. Muséologie et recherches sur la culture, nᵒˢ Hors-série (juin):19‑45.
- Doueihi, Milad. 2011. « Un humanisme numérique ». Communication langages 167 (1):3‑15.
- Dumesny, Rose. 2016. « Design et data : retour sur une première année de doctorat ». Sciences du Design n° 4 (2):128‑35.
- Dumesny, Rose. 2018. « Sensibles données, comprendre le rôle des mises en forme tangibles dans la perception des usages numériques. » In XXIe Congrès de la SFSIC - Création, créativité, médiations, Vol 3:16‑27. Pré-Actes du XXIe Congrès de la SFSIC. Paris, France: Société Française des Sciences de l’Information et de la Communication (SFSIC).
- Gentes, Annie. 2017. The Indiscipline of Design: Bridging the Gap Between Humanities and Engineering. Design Research Foundations. Springer International Publishing.
- Huron, Samuel, Pauline Gourlet, Uta Hinrichs, Trevor Hogan, et Yvonne Jansen. 2017. « Let’s Get Physical: Promoting Data Physicalization in Workshop Formats ». In Proceedings of the 2017 Conference on Designing Interactive Systems, 1409‑22. New York: Association for Computing Machinery.
- Vial, Stéphane. 2016. « Le tournant design des humanités numériques ». Revue française des sciences de l’information et de la communication, nᵒ 8.
List of figures
List of tables
Tableau 1
Tableau
Contraintes créatives du Kino-Data-Phyz |
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TEMPS |
3 semaines de conception, en relation avec apports théoriques du cours 3 h de réalisation en live + test usager le jour J |
MATERIAUX |
3 seulement, peu couteux, facilement utilisable en 3h |
Tableau 2
Tableau
Consignes du Kino-Data-Phyz |
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1. Constituer un dataset sur un sujet au choix 2. Choisir 3 matériaux signifiants, peu couteux, simples d’accès 3. Réaliser la data-phyz en 3h et la faire tester par d’autres équipes pendant l’atelier 4. Prendre des photos et vidéos de la conception, du résultat final et des tests 5. Écrire une analyse réflexive sur l’expérience proposée |