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En Italie, on peut situer l’essor de la deuxième vague du féminisme à l’intérieur d’une large mouvance intellectuelle et politique, celle dite de la Nuova sinistra (Beaulieu 2012, pp. 341-356), dont il manifesto est l’un des principaux vecteurs d’expression. Publié entre 1969 et 1971, ce mensuel occupe une place à part dans le panorama des revues d’orientation marxiste qui ont anticipé ou accompagné les mouvements de protestation de l’époque[1]. Ce périodique incarne également une rupture vis-à-vis de la politique culturelle du PCI[2]. En effet, ses membres fondateurs (Rossana Rossanda et Luciana Castellina[3] avec Luigi Pintor, Aldo Natoli, Lucio Magri, Massimo Caprara et Valentino Parlato) ont été radiés du parti pour avoir créé cette revue considérée comme dissidente.

N’étant pas à proprement parler un périodique féministe, ni même conçu uniquement par des femmes ou à destination d’un public féminin, il manifesto constitue néanmoins un baromètre de la vie politique et intellectuelle au tournant des années 1960-1970 en Italie et un instrument utile pour étudier les dispositifs et les espaces d’expression des femmes. La forte participation de ces dernières au travail rédactionnel est un important marqueur de son identité. Le journal est également, et à plusieurs reprises au cours de son histoire, dirigé (ou co-dirigé) par des femmes : dès l’origine de la revue par R. Rossanda en binôme avec L. Magri, puis à partir de la transformation en quotidien en 1971 par L. Castellina, Rina Gagliardi, Roberta Carlini, Mariuccia Ciotta, Norma Rangeri[4].

Les travaux qui ont été consacrés à la genèse du groupe politique, peu nombreux au demeurant, ont interrogé ses rapports avec le parti communiste (Dalmasso 1989; Colozza 2016; Lenzi 2011) ou bien avec les autres ailes de la gauche extra-parlementaire (Lenzi 2016). Et pourtant le cas de cette revue, qui a émergé au sein de mouvements de protestation qu’on pourrait qualifier comme étant de forte intensité, engage un questionnement transversal sur les performances de genre à l’œuvre dans ces moments contestataires. Le repérage et la comparaison des trajectoires des femmes qui croisent l’expérience de la revue puis l’analyse de la façon dont elles y ont exercé leur prise de parole publique, permettent de préciser la chronologie des révoltes qui ont émergé dans les années 1960, et qui se sont prolongées pendant la décennie suivante, ainsi que leur articulation avec les mouvements féministes et féminins. La perspective de genre est bien entendu loin d’épuiser l’intérêt de ce cas de figure, toutefois ces présences féminines nombreuses soulèvent des questions pertinentes dans l’optique de l’histoire des femmes et des féminismes et permettent d’interroger des postures particulières d’intellectuelles, à la croisée de l’histoire de la pensée politique et du journalisme[5].

Certaines d’entre elles, notamment R. Rossanda et L. Castellina, deviennent plus tard de véritables icônes féminines de la contestation en se faisant une place dans un paysage médiatique et intellectuel dominé par des personnalités et des entreprises masculines[6]. Toutefois, l’exceptionnalité de leurs parcours, ainsi que les positionnements postérieurs de ces figures phares, doivent être compris dans un contexte en évolution. Au moment de la création de la revue, un mouvement autonome des femmes ne s’est pas encore affirmé en Italie, puisque la deuxième vague féministe se produit dans la décennie suivante[7]. Cet exemple permet de mesurer la rupture entre ce qui s’invente à partir des années 1970 et les expériences des femmes à la fin de la décennie précédente.

Nous allons adopter une double perspective à la fois biographique et thématique, en retraçant tout d’abord les parcours comparés des intellectuelles qui ont contribué à un véritable phénomène de féminisation accrue de cette revue et en répertoriant ensuite les textes qu’elles ont signés. Il s’agit de mettre au jour les dynamiques de spécialisation au sein de la rédaction et le traitement spécifique des contenus. En se penchant sur les rapports de sexe à travers les enjeux organisationnels et la distribution des thèmes (Damian-Gaillard, Frisque, et Saitta 2009; Damian-Gaillard et al. 2015), on peut s’interroger sur la possibilité de définir ou pas une écriture féminine et sur l’existence d’éventuels modes d’expression genrés.

Un lieu de confluence de parcours hétérogènes

Nombreux sont les mémoires écrits par les membres fondateurs du manifesto (voir Castellina 2011; Magri 2012; Parlato et Greco 2012; Rossanda 2005; Pintor 2004). Sous la forme d’essais, d’entretiens ou d’autobiographies, ces différents témoignages convergent pour retracer l’histoire d’un groupe solidaire malgré les conflits qui vont émerger plus tard. Lorsque l’on envisage les trajectoires individuelles dans leur façon de s’articuler au collectif, il en ressort une relative homogénéité et des objectifs communs. Précisons d’emblée que le noyau initial est issu d’une rupture politique, et non pas d’une rupture générationnelle, au sein de la mouvance marxiste. Il ne s’agit donc pas d’une « génération 1968 », au sens de l’âge, d’autant plus que la plupart d’entre eux avaient déjà accumulé des formes diverses de capital militant à la veille de la création de la revue[8]. Parmi les sources biographiques et les témoignages multiples livrés par les leaders, on ne trouve que peu de traces de ceux que L. Castellina a appelé ses « compagnons de voyage ». Il manque aussi une sociographie fine de l’ensemble de la rédaction. Si on se limite aux femmes, la découverte des profils de toutes celles qui, malgré tout, ont pleinement enrichi le contenu rédactionnel, fait émerger le rôle de la revue comme moment partagé au cours des vies de ces militantes, qui ont des traits communs tout en étant marquées par des différences significatives. Parmi les personnalités clé de la création du journal, R. Rossanda et L. Castellina, sont sans doute celles qui, à l’instar de leurs pairs masculins, ont menés les carrières les plus brillantes. Lisa Giua Foa, Enrica Collotti Pischel, Lidia Brisca Menapace ont, quant à elles, bénéficié de différents degrés de visibilité, chacune ayant connu avant d’entrer dans le groupe, des formes d’engagement qu’elles ont poursuivies ensuite. Ninetta Zandigiacomi et Ornella Barra sont en revanche presque oubliées, cette dernière en particulier étant cantonnée à un véritable travail de l’ombre[9]. Il serait pourtant simpliste de vouloir lire ces différences à travers le seul prisme de l’origine sociale, suivant le traditionnel couple d’opposition bourgeoises/prolétaires. R. Rossanda et L. Castellina ne sont pas les seules à être issues de milieux aisés[10]. Lisa Giua Foa[11] et Enrica Collotti Pischel[12] évoluent dans les milieux anti-fascistes turinois. Hormis E. Pischel, les trois autres ont participé d’une façon ou d’une autre à la Résistance, vécue comme moment fondateur de leur militantisme. Elles ont aussi en commun le fait d’avoir été actives au sein du PCI, même si toutes n’avaient pas « trouvé le communisme, ni la politique, à la maison » (Rossanda 2005, 1). Lorsqu’elles s’engagent dans l’entreprise de la revue, elles sont déjà des figures et non des moindres de la gauche d’abord anti-fasciste, puis communiste. Et pourtant pour chacune il manifesto a constitué une expérience politiquement et intellectuellement forte qui a renforcé des disponibilités biographiques à l’action collective. Pour ces militantes plus ou moins déjà aguerries, la revue permet une « analyse pratique » et constitue aussi « une plate-forme d’action »(Rossanda 1971a).

Leurs itinéraires montrent qu’elles peuvent toutes prétendre au statut d’intellectuelles[13]. Les différences résident dans les registres de participation et également dans les manières d’articuler le capital politique avec le capital culturel. Ayant presque toutes suivi un cursus universitaire, elles ont souvent intégré le parti communiste ou le syndicat par le biais des revues[14]. Grâce au travail effectué dans la rédaction du manifesto, elles acquièrent ou renforcent des profils d’expertes. On le verra, sur certains thèmes (l’Asie, la culture, le parti), leur apport est fondamental et la reconnaissance de leurs pairs masculins sans faille. Par la suite, certaines vont faire carrière dans l’édition ou à l’université[15], d’autres restent en politique ou dans le journalisme politique[16]. Elles se trouvent aussi à gérer des engagements multiples et transitent parfois à travers les différentes mouvances de la nouvelle gauche[17]. Cette multi-appartenance complexifie ces trajectoires dont il devient parfois difficile de saisir les logiques. Les contradictions et les dilemmes concernent notamment le rapport qu’elles instaurent avec le mouvement féministe. En effet, ces militantes, investies à un moment dans une lutte commune, ne se réclament pas d’emblée du féminisme, ou du moins elles ne le font pas à l’époque de la création de la revue. Celles qui avaient été encartées au PCI reconnaissent que ce parti, défendant leur légitimité à intervenir dans la sphère publique, était le « meilleur endroit pour les femmes » pour faire de la politique (Rossanda 2008, 64)[18]. R. Rossanda, qui attribue en partie à cela sa découverte tardive de la question, avoue néanmoins que le féminisme a fini par changer certaines catégories de sa pensée. Elle exprime toutefois un sentiment de décalage, voire d’illégitimité, par rapport à celles qu’elle appelle ses « sœurs de genre » (Rossanda 1989). L. Foa a également beaucoup de réticences à faire ouvertement profession de féminisme, malgré le poids de la tradition familiale[19]. L. Castellina et Lidia Brisca Menapace, qui avaient transité à travers les associations féminines liées aux partis[20], militent dans des groupes féministes dans les années 1970. Quant à L. Menapace, avec un début de parcours dans la Démocratie chrétienne, sa spécificité au sein du groupe est le souci constant de faire dialoguer christianisme et marxisme[21].

La revue a donc représenté à un moment donné un point de convergence de parcours différenciés, qui vont ensuite essaimer ailleurs. Dans la pratique, la plupart de ces militantes n’adhérent pas à un « féminisme de la différence » mais certaines, qui n’ont pas nécessairement rompu avec les organisations politiques, à partir des années suivantes, participent à des groupes féministes non mixtes. Des passerelles se mettent en place surtout avec la pratique de la double appartenance dans un parti, ou une organisation politique, et dans le mouvement des femmes[22]. Le travail au sein de la revue est alors un bon révélateur des mécanismes qui conduisent, dans les années 1970, à une diversification des causes féministes.

Un travail collectif et mixte

Ces figures singulières arrivent à se démarquer dans cet espace politique restreint et certaines sont appelées à participer puisque dotées de ressources et d’expériences au moins comparables, sinon plus importantes, que leurs camarades de sexe masculin. Au moment de la création de la revue, l’accès des femmes aux fonctions de direction y est facilité, ce qui différencie ce groupe à l’intérieur de la galaxie de la Nuova sinistra[23]. Leur force numérique et les positions occupées permettent aux femmes du manifesto de ne pas être confrontées à l’alternative entre deux rôles assignés, l’un par la tradition (angeli del focolare) l’autre par les organisations politiques (angeli del ciclostile) (Bravo 2008). Comme le rappelle R. Rossanda :

Aucun groupe politique, du sommet à la base, n’était à l’époque plus rempli de femmes. Des femmes terribles, expertes, tyranniques : Ninetta Zandegiacomi, Luciana Castellina, Lidia Menapace et moi-même. Nous étions au moins la moitié du groupe politique, imbattables dans le travail et intraitables dans la prise de décision. Plus de la moitié au moment de la création du journal, on ne nous comptait même plus. Une ou deux fois, des camarades étrangers (…) sont restés perplexes puisqu’ils n’avaient vu, lors des rencontres d’information et d’échange, que des femmes, surtout Luciana et moi-même qui étions chargées de l’international .

(Rossanda 1989)

N’étant pas uniquement les « animatrices » du manifesto[24], il ne s’agit pas pour elles de desserrer l’étau des assignations « genrées », ni de rompre un quelconque « plafond de verre ». Loin des jeux de rôle convenus, les hommes et les femmes sont sollicités à parité pour rédiger un contenu qui ambitionne de s’adresser aux unes comme aux autres. Il est vrai que la question se pose de manière singulière puisque le groupe ne prévoit pas de hiérarchie. Par ailleurs, la réflexion autour de l’intellectuel collectif ne s’inscrit pas seulement dans la dynamique de prise de parole des années 1968, mais elle est au cœur de leur perspective politique largement inspirée par A. Gramsci[25]. L’équipe est polyvalente, le discours autogestionnaire est très valorisé, avec une rotation des tâches et un travail presque totalement bénévole[26]. Dans une telle configuration, où la mixité ne pose pas de problème, les femmes du manifesto ne jouent pas leur sexe[27] et certaines d’entre elles demeurent même indifférentes à la question :

Nous étions, comme diraient les féministes, des hommes parfaits et nos camarades étaient éduqués pour nous prendre au sérieux. Peut-être faudrait-il les interroger sur ce qu’ils devaient percevoir comme un système matriarcal. Notre forte présence m’a rendue distraite. Luciana Castellina l’a été moins, Lidia Menapace pas du tout .

(Rossanda 1989, 20)

L’homogénéité des objectifs permet l’adhésion à un projet politique commun[28]. Cela conduit R. Rossanda à renier toute spécificité féminine et à faire plus tard l’éloge d’un militantisme vécu à l’époque comme appartenance à un groupe :

Je me méfie des savoirs dits féminins : le soin pour ce qui relève de l’intimité, la prédilection pour l’horizon privé, le manque d’attention pour la raison, l’ironie vis-à-vis de la grandeur exhibée par les hommes. Je ne pense pas que cela relève de la sagesse. C’est en revanche l’héritage d’une condition subie. Les féministes me l’ont reproché (…) Je n’ai jamais eu besoin d’une chambre à moi puisque j’avais pour moi le monde entier. On ne se réalise jamais autant qu’avec les autres. On n’est jamais moins sacrifié que dans un collectif que l’on a choisi et dans lequel on se sent nécessaire .

(Rossanda 1989, 223)

Une multiplicité de fronts de lutte

Au-delà de l’organisation, il importe aussi d’explorer si d’éventuelles hiérarchies ou clivages sexués se traduisent dans les contenus. On l’a vu, il n’y a pas de ségrégation verticale, puisqu’il n’y a pas de distribution sexuée des fonctions. Qu’en est-il alors d’une éventuelle ségrégation horizontale ? Un processus de spécialisation aurait pu en effet intervenir par le biais d’une répartition des thèmes et des domaines. L’approche biographique doit donc être complétée avec l’analyse des textes qui prennent en compte la répartition des hommes et des femmes sur les différents fronts de combat. Cette revue de théorie politique publie une pluralité de formats – articles d’analyse, dialogues, lettres et débats – et fait aussi preuve d’une certaine inventivité mêlant éditoriaux et articles de fond avec des enquêtes de terrain, des comptes-rendus d’assemblées ou de rencontres, parfois sous la forme de dossiers sur les différentes situations locales. Cette variété est conforme aux motivations à l’origine de la revue dont la visée initiale était d’élaborer une théorie critique à partir d’un dialogue avec la pluralité des acteurs des luttes politiques en cours. Sur le plan formel, les textes sont parfois encadrés par des intitulés de rubriques qui en orientent la lecture. Notons que les signataires quasi-permanents de la revue ne sont pas affectés particulièrement à une rubrique. Malgré cette diversité, il est possible de répartir les textes publiés en groupes thématiques qui renvoient aux différents fronts de lutte. Le ciment du groupe fondateur de la revue est sa détermination à se faire l’écho des mobilisations naissant au sein des universités et surtout autour des usines. Dans cet espace à l’identité politique forte, il n’y a pas de ségrégation sexuée possible, ni du point de vue des thèmes, ni du point de vue des formats. Le travail rédactionnel ne prévoit pas de cloisonnement des rubriques et la revue publie des textes relevant des genres « nobles » (le commentaire, l’enquête, l’entretien, le reportage à l’étranger) auxquels les femmes et les hommes peuvent accéder de la même manière.

Un néo-féminisme en train d’émerger

Nous avons procédé au repérage des références au féminisme, bien que la méthode utilisée ne cherche pas à produire des données quantitatives sur la place de la thématique par rapport aux autres centres d’intérêt de la revue, mais à voir comment la question des femmes y est abordée. On l’a vu, le récit des fondateurs ne se revendique en aucun cas d’une position ouvertement « féministe » à l’époque. La contribution de la revue à la cause des femmes est néanmoins plurielle et va l’alimenter bien plus par la pratique, qu’en diffusant les philosophies et les idéologies qui nourrissent leur lutte. Si, comme le note Christine Bard, la « plasticité » de la notion fait qu’« il n’y a pas de définition valable en tout temps et en tout lieu du féminisme » (Bard et Chaperon 2017, XIII), il est légitime de se demander quel est le féminisme du manifesto et dans quelle mesure le discours de cette revue est-il susceptible de refléter les thématiques de ce que l’on appelle la « deuxième vague ». En se penchant sur l’évolution du contenu au fil du temps, il est également possible d’observer et d’interroger la chronologie d’un cheminement progressif vers une sensibilité grandissante vis-à-vis du mouvement émergeant.

Même si le nombre de pages qu’elle lui a réservé n’est pas très important, la revue a su ménager une place aux discours féministes de son temps, dont témoigne un texte, « Il maschile come valore », publié en septembre 1969 sous un chapô explicite : « Au-delà de l’émancipation » (Cigarini, Pellegrini, et Rasi 1969). Ce texte signé par Lia Cigarini, Daniela Pellegrini et Elena Rasi et émanant du DEMAU (Demifisticazione Autoritarismo Patriarcale) est aussi un bon exemple de la vitalité des réseaux féminins et de la solidarité qui a pu se mettre en place[29]. A cette occasion, ces néo-féministes de la première heure font de la revue un outil pour leur lutte mais elles vont l’adosser à un solide combat marxiste. N’étant pas consacré à la défense d’une seule cause particulière, il manifesto a toutefois créé les conditions, dans ce contexte d’effervescence politique, pour qu’un message féministe puisse s’exprimer. Ce type de contenu véhicule aussi des éléments de discours qui laissent entrevoir l’élargissement du vocabulaire conceptuel de manière explicite et la revue devient de ce fait un lieu d’acculturation aux pratiques et aux terminologies féministes émergeantes.

De manière générale, les rapports sociaux de sexe ne constituent pas une thématique à part, mais traversent l’ensemble des textes, ce qui permet d’éviter l’effet ambivalent de la mise en exergue[30]. Du point de vue énonciatif, on oscille alors entre une certaine sensibilité vis-à-vis du discours de genre et un féminisme parfois, quoique rarement, assumé (Olivesi 2017). La revue est à la fois un lieu d’élaboration théorique et une structure de soutien à des mobilisations qui se veulent « unitaires », jusqu’à proposer en septembre 1970 une plateforme de dialogue avec les autres groupes de la nouvelle gauche, par le biais de la rédaction des « Tesi per il comunismo ». Le débat qui a fait suite à la publication de ces thèses occupe les derniers numéros de la revue. R. Rossanda en témoigne :

Dans les thèses pour le communisme – rédigées pendant l’été 1970 – les femmes étaient citées, comme du reste tous les sujets marginaux, et avaient leur juste place, c’est-à-dire qu’elles étaient une manière de problématiser le sujet révolutionnaire (…). Elles étaient considérées comme des figures autonomes, avec leurs propres valeurs (à l’époque on parlait de « besoins »). Cela dit, nous ne remarquions pas de différences entre elles et les autres groupes et on laissait sous-entendu le fait que, si elles sont le produit de l’histoire, il s’agit d’une histoire tellement lointaine qu’elle apparaît naturelle (…). Nous étions prêts à leur donner aussi la parole. Ce fut une première intuition partielle de la pluralité de ces sujets, un premier signe .

(Rossanda 1989, 20)

Les thématiques féministes « épousent » alors une partie des causes déjà prises en charge par les militants et les militantes du manifesto. Cette sorte de « dilution » n’a pas pour effet de produire un « féminisme apprivoisé »[31], mais découle de la remise en cause de l’ordre social dans son ensemble, et notamment de l’ordre de classe. Il ne s’agit pas non plus d’une volonté d’euphémisation du discours sur la cause des femmes mais bien de l’amorce d’une politisation des enjeux sexuels. Du reste, l’effort de R. Rossanda pour lire la question féminine à l’aune du marxisme est constant :

A cette époque, je regardais les femmes de manière distraite, en les voyant seulement comme des exploitées. Ceci était clair à mes yeux, et c’était clair aussi pour mes camarades. Avec eux il y avait peut-être un contrat tacite. Je ne voyais rien d’autre et cela leur permettait de ne pas voir non plus (…) Toute la réalité de la condition de la femme, exploitée à l’usine et domestique non rémunérée à la maison, était lisible en termes marxistes, comme le produit de l’industrialisation capitaliste : je ne connais pas d’explication plus convaincante. Le capitalisme avait conduit la femme en dehors du foyer ou loin de la terre pour ajouter aux corvées habituelles celles de salariée mal payée .

(Rossanda 1989, 14)

La volonté de ne pas cantonner à une seule lutte celles qui étaient considérées d’abord des « sœurs de classe » avant d’être des « sœurs de genre », est le fruit de l’idée que l’émancipation des femmes dépend de l’émancipation de tous. Le cheminement qui conduit à une prise de conscience plus tardive de tous les enjeux de l’inégalité entre les sexes est visible dans la phase de passage de la revue au quotidien. Des espaces éditoriaux complémentaires sont alors créés, dont la collection des « Quaderni del manifesto » publiée à partir de 1974 par la maison d’édition Alfani. Dans un nouveau climat de remise en cause de l’institution familiale et de politisation du vécu, le premier de ces Cahiers est consacré à « Famiglia e società capitalistica », sous la direction de L. Castellina[32]. A partir de ce moment, cette dernière et L. Menapace revendiquent avec plus de clarté une posture féministe jusqu’à devenir elles-mêmes des figures tutélaires de la deuxième vague (Castellina 1973).

Culture et politique : stratégies de contournement des contraintes de genre

Dans l’ensemble des textes publiés, la différence des thématiques abordées par les contributeurs et les contributrices n’est pas flagrante, d’autant plus que l’anonymat y est largement pratiqué. L’usage de signatures en binôme, collectives ou de groupe sont autant de manières de subvertir les modèles imposés. Cela n’empêche cependant pas de repérer les domaines chers aux « plumes féminines ». Le fait par exemple que R. Rossanda, qui avait été responsable de la commission culture du PCI, écrit d’emblée sur l’université, l’école, la culture, pourrait être analysé comme une forme de minoration et/ou d’affectation genrée[33]. Et pourtant, toujours cohérente avec son refus initial d’une quelconque « spécificité » du féminin (qu’il soit déterminé par le regard d’autrui ou par les femmes elles-mêmes), elle témoigne plus tard avec une grande lucidité sur la nécessité préalable de l’accumulation d’un capital culturel comme moyen d’émancipation pour sa génération. Ces femmes de l’après-guerre, issues de milieux aisés, passent d’un « limbe intellectuel » – l’université – au militantisme politique par l’adhésion au communisme.

Ma génération a échappé à cela, à l’obligation de se conformer aux règles du jeu. On est rentrées dans le monde tel qu’il était, décidées à faire obstacle à n’importe quel homme qui nous aurait interrogées sur notre légitimité à participer. Notre moyen, pour nous les bourgeoises, ce fut la culture. Pour les plus chanceuses d’entre nous, ce fut aussi la politique .

(Rossanda 1989, pp. 8-9)

Un engagement politique ininterrompu et un intérêt sans faille, propre à une génération, pour les thèmes qu’elle définit comme « classiques », déterminent ces choix thématiques qui par ailleurs ne sont jamais vécus ou pensés sous la contrainte du genre. Il en est ainsi pour les entretiens publiés dans la revue, dont un avec J.-P. Sartre[34]. Elle va par ailleurs pratiquer ce format pendant de longues années et ces conversations, qui ne sont pas traversées par des rapports de genre mais qui sont des dialogues à égalité avec les grandes personnalités du XXe siècle, finiront par composer un recueil[35]. Au cœur de la réflexion du groupe du manifesto on trouve la perspective gramscienne de la relation dialectique entre culture et politique. La réflexion sur le rôle des intellectuels et des techniciens ainsi que sur l’université, la formation et le mouvement étudiant est très présente en Italie comme à l’étranger (Rossanda, Cini, et Berlinguer 1970; Rossanda 1970). A partir d’un certain moment, il se fait jour la nécessité d’une stratégie d’alliances afin de constituer une unité des filons de la contestation. Comme la question des liens avec le PCI au moment de la rupture avec ce parti, celle de l’organisation à donner aux revendications du mouvement devient une préoccupation constante. R. Rossanda, L. Castellina, L. Foa (1969) interviennent dans ces débats au même titre que leurs camarades masculins. Des thèmes politiques spécifiques, notamment les questions internationales sont en revanche des formes d’expertise sur lesquelles certaines d’entre elles vont ensuite construire leur carrière (L. Foa 1969a, 1969b, 1970a, 1970b; Pischel 1969). Ces créneaux de spécialisation, occupés en majorité par des femmes, ne contribuent pas à structurer un véritable espace « féminin » de la contestation mais, en élargissant les répertoires thématiques, transforment l’espace commun de la révolte. Par ailleurs, celles qui parmi elles se déclarent « féministes » n’écrivent pas nécessairement sur les femmes (Menapace 1969, 1971).

Ouvriérisme et convergences des luttes

La multiplication des fronts de lutte marque aussi la possibilité, pour tous les membres de la rédaction plus ou moins expérimentées, de mener des enquêtes sur le terrain des mobilisations, en Italie ou à l’étranger. Il faut lire dans cette optique les enquêtes ouvrières réalisées à Turin, Marghera et Porto Torres[36]. L’histoire du journalisme en France a souligné comment le format de l’enquête – avec la chronique et le conte – a pu constituer un mode d’expression privilégié des femmes journalistes au XIXe siècle. Pour Marie-Eve Thérenty (2019), par exemple, l’enquête en immersion fait partie des modes d’expression des femmes au service des défavorisés. « Subalternes elles-mêmes, elles ont par ailleurs souvent choisi d’enquêter sur les exclus de la société », parfois en se déguisant ou en adoptant un nom d’emprunt pour dénoncer les éprouvantes conditions de vie des ouvrières. Il s’agit dans les cas étudiés par cette historienne, de vivre une situation de l’intérieur afin d’en témoigner le plus fidèlement possible. De manière analogue, pour l’intellectuelle bourgeoise L. Castellina, même s’il ne s’agit pas de véritable immersion, ces expériences sont une manière « d’aller au peuple », tandis que pour la syndicaliste N. Zandigiacomi, il s’agit plutôt de rendre compte des mobilisations dans les usines, dont elle a une grande expérience et qu’elle va continuer à fréquenter par la suite[37] Le mot d’ordre de la convergence des luttes rallie à cette époque d’autres groupes plus ou moins ouvriéristes. Les autobiographies des intellectuels qui y ont participé évoquent toutes l’importance de leur rencontre avec la classe ouvrière dans le processus de socialisation politique et dans leur stratégie militante. L. Castellina fait de même lorsqu’elle attribue une place de choix dans sa formation politique au fait d’être « allée à l’école chez les ouvriers » :

L’aspect le plus positif de 1968, une expérience de formation fondamentale, a été la connaissance de la vie, de la grande usine et des ouvriers, la construction d’une idée de liberté basée sur les rapports sociaux de production, et donc dans l’humanité qui émerge de ces rapports, et non pas sur une idéologie libertaire. Le mouvement de 68, décrit essentiellement comme une révolte contre l’autoritarisme, ne se réduit pas à la libéralisation des mœurs, sexe, drogue et rock and roll en somme. Ce mouvement n’a pas permis seulement d’affirmer la priorité des individus contre les chaînes imposées par l’Eglise ou les partis. En réalité, nous avons surtout essayé de conjuguer la liberté avec l’égalité.[38]

La pratique de l’enquête sociale renvoie à une solidarité de classe plus forte que la solidarité de genre, tout en renforçant les contacts entre le groupe promoteur de la revue et les nombreux collectifs locaux qui les soutiennent (Dalmasso 1989). Plus tard, R. Rossanda exprime un point de vue personnel mais sans doute commun à l’époque à toutes les femmes de la rédaction

J’évitais la question des femmes, puisque j’étais préoccupée par les individus en général. Parmi lesquels je comprenais aussi, bien entendu, des figures et des affaires de femmes. Mais, c’est curieux, les souvenirs qui me reviennent avec le plus de force à l’esprit, ont l’usine comme arrière-plan .

(Rossanda 1989, 13)

Même si des différences de perspective sont repérables entre il manifesto et les autres groupes de la Nuova sinistra, ces pratiques participent du même climat qui a vu l’essor de la méthode dite de la conricerca, théorisée dès les années 1950. En réfutant la dichotomie entre chercheur et objet de la recherche, Raniero Panzieri et surtout Romano Alquati conçoivent la conricerca comme un processus de connaissance alternatif qui, dans leur esprit, devait produire un échange entre chercheur et travailleurs et une transformation réciproque afin d’élaborer ensemble une théorie appliquée et des moyens de lutte immédiats[39].

La rupture entre le mouvement féministe et le courant ouvriériste se fera plus tard, alimentée sur le plan théorique par des publications relevant de ce qu’Anna Curcio (2019) a appelé le « féminisme marxiste de la rupture ».

Le Mouvement de libération des femmes, à partir d’une politisation de leur vécu, fera alors le choix de la non-mixité[40].

Entre 1969 et 1971, ces positions séparatistes ne sont qu’embryonnaires et ne s’expriment pas dans la revue il manifesto. Au vu de l’analyse thématique et formelle des textes publiés, l’investissement pourtant important des femmes dans le travail rédactionnel n’a pas eu pour effet d’activer une priorisation des luttes. En revanche, dans leur manière d’ancrer des problématiques féminines dans les discussions politiques plus larges, ces textes commencent à poser la question du croisement entre genre et classe. Cette perspective sera au cœur des approches dites « intersectionnelles » qui émergent beaucoup plus tard, avec pour objectif d’appréhender la complexité des identités et des inégalités sociales, jusqu’à alimenter de multiples façons les différents courants de la troisième vague[41].

Relever l’héritage : de la revue au quotidien

Malgré sa durée relativement éphémère, cette expérience unique parmi les journaux de la Nuova sinistra a laissé un héritage fort et durable dans le panorama éditorial italien[42]. A un moment charnière, il manifesto a été un incubateur d’idées et d’actions militantes qui ont modifié aussi les rapports entre les sexes. Dans une optique performative qui dépasse la réflexion – somme toute banale – sur la spécificité de genre, la distribution des rôles et des contenus au sein de la revue ont fait avancer la cause des femmes sans se donner pour autant l’objectif explicite de leur libération. Le fonctionnement du collectif rédactionnel, les actions qu’il a menées et sa professionnalisation progressive, toujours à la frontière du militantisme politique et du travail journalistique et intellectuel, sont aussi le signe d’une nouvelle éthique professionnelle en train de se définir. En dépit des innombrables crises financières et politiques qu’il a traversées, le quotidien issu de la revue, qui continue encore aujourd’hui de paraître, a poursuivi cette transformation en profondeur de la place des femmes dans l’espace médiatique plus large. Le groupe initial sera peu touché par les clivages de genre qui vont se creuser au sein des organisations politiques de l’extrême gauche au cours des années 1970. A partir de là, le mouvement néo-féministe se structure en arrivant à son apogée en 1975, à tel point qu’on a pu qualifier cette année-là de « 68 des femmes ». Parallèlement, des mobilisations permanentes mais concurrencielles se produisent. Dans un contexte de diversification des groupements et des causes qui, on l’a vu, n’était pas de mise dans la phase 1968-1971, le féminisme organisé se décompose et prend différentes formes faisant référence aux « différentialistes » ou aux « matérialistes » tandis que la tendance « lutte des classes », très représentée dans la revue, le sera de moins en moins dans le quotidien. Les années 1980 seront autant celles du féminisme « diffus » (Calabrò et Grasso 2004) que celles du féminisme « culturel »[43] où la perspective révolutionnaire sera peu à peu remplacée par des formes de l’infra-politique. Le quotidien participe de cette dynamique de diversité territoriale, notamment à partir des « circoli del manifesto », lieux d’agrégation politique et de sociabilité. Le referendum pour la confirmation du divorce, en 1974, puis celui pour la légalisation de l’avortement en 1981, sont des acquis sociaux et des points de bascule essentiels pour le mouvement féministe en Italie. Le journal en porte les revendications en étant une force de transformation culturelle, sociale et politique de tout premier plan.

D’un point de vue d’histoire de la presse, il manifesto quotidien est un lieu d’expérimentation, une école de journalisme pour la génération suivante et surtout le fer de lance d’un journalisme au féminin[44]. Contribuant à un processus général de féminisation, par l’élargissement des domaines d’information couverts par les femmes et par l’augmentation de la part de femmes s’occupant de politique, ce journal modifie la hiérarchie des valeurs au sein du champ de la presse écrite avec une incidence toute particulière sur l’ethos professionnel de ces journalistes. Comme leurs homologues masculins, et dans un contexte général de dépolitisation de la presse, elles vont toutes pratiquer un journalisme militant qui relève d’un régime professionnel des causes. Chacune, parmi les pionnières ayant contribué à la naissance de la revue et parmi les nombreuses femmes journalistes du quotidien, va se positionner à sa façon dans l’espace de la cause des femmes. Des années plus tard, L. Castellina et R. Rossanda considèrent que, parmi les mouvements de la fin des années 1960, celui des femmes a eu la plus grande postérité. Dans les générations suivantes, celles qui se déclarent résolument féministes sont nombreuses[45]. Au-delà des proclamations de principe, cette perspective avait pris place au sein de la revue surtout par le pragmatisme. Le quotidien en revanche permet la circulation autant d’idées que de pratiques qui créent ainsi les contours d’un « journalisme au féminin » marqué par une véritable « collusion entre combat féministe et combat professionnel »[46]. L’histoire de ce journal, observatoire privilégié pour l’analyse des conditions de circulation des discours féministes militants, reste pourtant à faire si on veut comprendre pleinement comment les luttes des femmes ont pu faire évoluer le combat du noyau initial de la revue dans une perspective de transformation radicale de la société.