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Introduction
L’histoire des féminismes, réécrite très récemment au pluriel (Pavard, Rochefort, et Zancarini-Fournel 2020), a montré la diversité des luttes, des modes d’actions et des dispositifs d’expressions des mouvements de femmes au XXe siècle[1]. Parmi eux sont comptées les publications de périodiques (brochures, bulletins, journaux, revues) qui jouent un rôle central dans les moments de re-mobilisation féministe, dans la structuration idéologique des courants, dans la construction de réseaux et la circulation des idées.
Comme le rappelle le numéro récent du Temps des médias (2017), l’histoire des féminismes – en tant que mouvement social disposant de peu de ressources – s’est écrite au fil de gestes médiatiques forts dans lesquels la presse a tenu une place importante dès le XIXe siècle[2]. Songeons par exemple à La Française, organe de l’Union française pour le suffrage des femmes (Formaglio 2017) puis à La Fronde : « Grand Journal Quotidien Politique et Littéraire, Dirigé, Administré, Rédigé, Composé exclusivement par des Femmes », affirme-t-on dans l’oreille du périodique fondé par Marguerite Durand en 1897. « Les femmes – lit-on encore, dans un encart publicitaire publié dans la dernière page – paient les impôts qu’elles ne votent pas, contribuent par leur travail manuel ou intellectuel à la richesse nationale et prétendent avoir le droit de donner officiellement leur avis sur toutes les questions intéressant la société et l’humanité dont elles sont membres comme les hommes. La Fronde est l’écho fidèle de leurs approbations, de leurs critiques, de leurs justes revendications ». Ce journal quotidien français conçu par des femmes pour les femmes fait du journalisme un acte de féminisme (Lévêque 2009) et incarne une voie d’expression privilégiée des militantes, qui sera reprise et adaptée en France et plus généralement en Europe sous de multiples formes au gré des époques.
Ainsi, plus tard, l’un des actes emblématiques de la deuxième vague féministe en France est la parution d’un article dans l’Idiot international puis d’un numéro de Partisans intitulé « Libération des Femmes : année zéro » en juillet 1970 et enfin du numéro 1 du Torchon brûle, premier journal autonome et autofinancé du Mouvement de Libération des femmes (Kandel 1980). On sait aujourd’hui, grâce aux travaux de chercheuses comme Audrey Lasserre (2014), que le foisonnement éditorial a été consubstantiel des mouvements de l’époque. Les périodiques féministes ont également traversé les creux des vagues, d’ailleurs aujourd’hui ré-évalués par l’historiographie, et concerné tous les champs de la vie publique : les organes syndicaux, partisans ou religieux s’en dotent[3].
Au fil du XXe siècle, prises en étau entre une presse généraliste encore trop souvent sexiste et opportuniste et une presse féminine stéréotypée, les féministes ont éprouvé le besoin de se constituer une « presse à soi », qui se révèle plurielle, massive, spontanée, à l’initiative de groupes aux formes variables et plus ou moins institutionnalisés. Elles ont également, comme l’a montré Marie-Ève Thérenty (2019), investi les journaux généralistes dans les chroniques politiques, judiciaires ou dans le grand reportage, y ont inventé des pratiques et imposé des écritures.
Si, dans le champ des études féministes, de nombreux travaux ont procédé au dépouillement de ces sources périodiques imprimées, peu les ont étudiées en soi et pour soi. Leur dispersion et leur état matériel, en dépit de quelques précieuses tentatives de numérisation[4], ont rendu difficile tout traitement sériel d’une certaine ampleur de ces fonds. Des travaux ont fait la part belle à certaines revues (Sullerot 1963). Des travaux ont également été menés sur les revues d’histoire des femmes (voir thebaud_clio_2002 et Florence Rochefort et Zancarini-Fournel (2015)), mais la question de l’objet, de l’usage et du rôle de la revue dans les mouvements de femmes contemporains mérite d’être posée de façon systématique et renouvelée.
C’est ce programme que se proposent d’esquisser les huit articles de ce dossier, rassemblés dans le cadre du colloque « “Bavardes et écrivassières” ? Femmes en revues. France, Italie, Espagne (1918-1968-2018) »[5]. Sur la base d’études monographiques de périodiques de femmes et/ou féministes ainsi que de l’engagement de certaines journalistes féministes au sein de rédactions généralistes, dans trois pays du pourtour méditerranéen, ces contributions visent à nourrir les réflexions sur l’objet même de la production éditoriale féministe mais également sur le travail (militant) des femmes en revues ou encore sur l’écriture et la création féministes en revue[6].
Le périodique (ou la revue) est l’un des leviers d’action historique des mouvements féministes contemporains. Pour cette raison, il est un bon observatoire des luttes et de leurs organisations sociales et institutionnelles. Quelles étaient les structures éditrices des revues ? Comment sont-elles nées (et mortes) ? Comment étaient-elles organisées et financées ? Comment s’inscrivaient-elles dans les réseaux culturels et politiques de l’époque ? Qui étaient les contributrices ? Quel était leur statut (bénévole, salariée) ? Comment sont-elles formées ; comment se professionnalisent-elles ? Existe-t-il une typologie de revues féministes ?
En s’appropriant l’information et l’expression médiatique, en devenant sujets de leurs processus de communication, les femmes ont porté des paroles, des écritures, des œuvres que certaines ont voulu différentes et/ou spécifiques. Quelles en sont les formes littéraires, artistiques et politiques en contexte ? Quelle en est la diversité à l’aune des courants du féminisme ? Le dossier pose aussi la question de la réception et des circulations – dans le cercle féministe, dans le cercle de la presse féminine, puis dans celui de la presse généraliste dans diverses zones géographiques – des idées et des informations portées par la presse féministe ou par les féministes dans la presse.
Les trois premières contributions sont consacrées à la France et à des périodes décisives et riches du point de vue de la presse féministe : celle de Cécile Torrubia Besnard s’occupe du contexte de la naissance de La Fronde et de la relation entre Séverine et Marguerite Durand ; celle de María Isabel Menéndez Menéndez rassemble la pensée politique et le contexte historique de la revue Des femmes en mouvements, liée au courant PsychéPo du Mouvement de Libération des Femmes (MLF) dans les années 1970 ; enfin, celle de Magali Guaresi et Maria Grazia Scrimieri propose une analyse textométrique et littéraire de la revue Sorcières, publiée entre 1975 et 1982, et qui fit de la lutte par et pour la création féminine un objectif central.
Les deux articles suivants ont pour objectif de nous donner une perspective sur le contexte italien, à partir de cas différents mais tout aussi stimulants. Le texte de Laura Fournier-Finocchiaro examine les grandes idées développées dans les premières revues féminines anarchistes publiées en Italie, La Donna libertaria (1912-1913) et L’Alba libertaria (1915), des revues qui, outre leur incitation faite aux femmes pour participer à la lutte anticapitaliste et antimilitariste, montrent une certaine ouverture aux problèmes des femmes. D’autre part, grâce à l’analyse de Carmela Lettieri, nous entrons dans les années 70 pour explorer la place des femmes au sein de la revue il manifesto (1969-1971) avec une double perspective, à la fois biographique et thématique, qui permet de retracer les parcours comparés des intellectuelles qui ont contribué au phénomène de féminisation de cette revue.
Le troisième volet du dossier est consacré au féminisme espagnol contemporain : Maria de los Angeles Gutiérrez Romero parcourt les revues espagnoles publiées sous la Seconde République et qui fournissent des informations extraordinaires non seulement en tant que sources documentaires de la vie quotidienne, mais aussi en tant que véhicules de messages subversifs. Le texte de Sofia Rodriguez Serrador offre un aperçu sur les revues espagnoles de la période de l’entre-deux-guerres et sur les modalités d’élaboration et d’expression du processus de culturalisation et de changement de mentalité dans la société. Victoria Garrido y Saez traite enfin de la revue phare du féminisme espagnol, Vindicación Feminista (1976-1979) pour nous montrer que l’écriture en revue a pu servir d’arme pour récupérer le contrôle, non seulement sur le corps des femmes, mais aussi des mots pour le définir.
En conclusion, à travers les huit contributions rassemblées ici, le dossier démontre la fécondité d’une recherche qui permet d’interpréter de manière profitable et innovante de multiples expériences des productions féministes dans une double perspective : en diachronie sur un siècle et en diatopie selon les contextes nationaux autour du bassin Méditerranéen. La richesse des résultats provient non seulement de la variété des revues et périodiques considérés, mais aussi et surtout de la variété des approches méthodologiques.
Appendices
Notes
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[1]
Pour une synthèse des enjeux sur les féminismes et les médias, voir Blandin (2017).
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[2]
Sur les liens entre féminismes et presse au XIXe siècle, on pourra lire Primi (2009) ; Roberts (1997), ou encore le numéro de Genre et Histoire consacré aux femmes qui prennent la plume « Femmes, militantisme et presse en Europe (1860-1930) », (Boussahba-Bravard et Pasteur 2014).
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[3]
Lire par exemple George (2011) ou Dubesset (2002).
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[4]
Par exemple, sur Gallica est représentée une sélection de titres de presses féministes, allant des années 1830 au milieu du XXe. On peut également mentionner le travail mené sur les Cahiers du Grif, numérisé, par le Groupe interdisciplinaire et interuniversitaire composé de Caroline Glorie (ULiège), Nathalie Grandjean (UNamur), Audrey Lasserre (UCLouvain), Alain Loute (UCLille / UNamur) et Nadine Plateau (SOPHIA).
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[5]
Cette manifestation scientifique internationale, organisée par l’Université Côte d’Azur (UCA), s’est inscrite plus globalement dans le cadre d’un projet de recherche IDEX financé par l’Académie 5 de l’UCA intitulé « 1918, 1968, 2018 : Cent ans d’expressions féminines. France, Italie, Espagne », porté par Marie-Joseph Bertini (Lirces), Odile Gannier (CTEL), Magali Guaresi (CMMC), Barbara Meazzi (CMMC), Maria Grazia Scrimieri (CMMC) et Francesca Sensini (CMMC). Malheureusement, en raison du contexte sanitaire de la crise de la COVID-19, elle a dû être annulée. Ce dossier rassemble néanmoins les interventions qui y étaient programmées.
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[6]
Ce programme scientifique s’épanouit aujourd’hui dans le cadre d’un projet CollEx Persée « Féminismes en revue – FemEnRev » qui vise à la numérisation et à la mise en ligne enrichie de contenu éditorial et scientifique de 18 revues féministes du second XXe siècle français. La revue Sorcières est d’ores et déjà consultable sur la plateforme dédiée.
Bibliographie
- Blandin, Claire. 2017. « Médias ». In Dictionnaire des féministes: France - XVIIIe-XXIe siècle, 1re édition. Paris: puf.
- Blandin, Claire, Sandrine Lévêque, Simon Massei, et Bibia Pavard. 2017. « Présentation: Féminismes et médias: une longue histoire ». Le Temps des médias 29 (2):5. https://doi.org/10.3917/tdm.029.0005.
- Boussahba-Bravard, Myriam, et Paul Pasteur. 2014. « Femmes, militantisme et presse en Europe (1860-1930) ». Genre & Histoire 14. https://journals.openedition.org/genrehistoire/2021.
- Chaperon, Sylvie. 2000. Les années Beauvoir: 1945-1970. Paris: Fayard.
- Dubesset, Mathilde. 2002. « Les figures du féminin à travers deux revues féminines, l’une catholique, l’autre protestante, La Femme dans la Vie Sociale et Jeunes Femmes, dans les années 1950-1960 ». Le Mouvement Social 198 (1):9. https://doi.org/10.3917/lms.198.0009.
- Florence Rochefort, Florence, et Michèle Zancarini-Fournel. 2015. « Les Cahiers du Grif dans le paysage féministe des années 1970-1980 ». In Penser avec Françoise Collin Le féminisme et l’exercice de la liberté, 31‑54. Éditions iXe.
- Formaglio, Cécile. 2017. « L’hebdomadaire La Française (1906-1940) : le journal du féminisme réformiste ». Le Temps des médias 29 (2):33. https://doi.org/10.3917/tdm.029.0033.
- George, Jocelyne. 2011. Les féministes de la CGT: histoire du magazine Antoinette (1955-1989). Paris: Editions Delga.
- Kandel, Liliane. 1980. « L’explosion de la presse féministe ». Le Débat 1 (1):105. https://doi.org/10.3917/deba.001.0105.
- Lasserre, Audrey. 2014. « Histoire d’une littérature en mouvement : textes, écrivaines et collectifs éditoriaux du Mouvement de libération des femmes en France (1970-1981) ». PhD Thesis, Université Paris 3.
- Lévêque, Sandrine. 2009. « Femmes, féministes et journalistes : les rédactrices de La Fronde à l’épreuve de la professionnalisation journalistique ». Le Temps des médias 12 (1):41. https://doi.org/10.3917/tdm.012.0041.
- Pavard, Bibia, Florence Rochefort, et Michelle Zancarini-Fournel. 2020. Ne nous libérez pas, on s’en charge: Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours.
- Primi, Alice. 2009. « La "porte entrebâillée du journalisme", une brèche vers la Cité ?: Femmes, presse et citoyenneté en France, 1830-1870 ». Le Temps des médias 12 (1):28. https://doi.org/10.3917/tdm.012.0028.
- Roberts, Mary Louise. 1997. « Copie subversive : Le journalisme féministe en France à la fin du siècle dernier ». Clio, nᵒ 6 (novembre). https://doi.org/10.4000/clio.390.
- Sullerot, Evelyne. 1963. La presse féminine. Paris: Armand Colin.
- Thébaud, Françoise, et Michelle Zancarini-Fournel. 2002. « CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés : naissance et histoire d’une revue ». Clio, nᵒ 16 (novembre):9‑22. https://doi.org/10.4000/clio.42.
- Thérenty, Marie-Ève. 2019. Femmes de presse, femmes de lettres: de Delphine de Girardin à Florence Aubenas. Paris: CNRS éditions.