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Notre pensée actuelle de l’intime présuppose de façon systématique que la prise de parole, l’impudeur, l’aveu ou encore le passage complexe, violent, des choses privées aux choses publiques (aux res publica et donc à la république) est, par essence, politique. Parler de soi en dévoilant des choses difficiles à dire, parce que personnelles, donc sexuelles[1], permettrait une libération, voire une prise de position dans le social, auquel l’émancipation des femmes ne peut échapper. L’existence et la présence des femmes dans un véritable espace public exigent un dévoilement à la fois épuisant et nécessaire de ce que subit le sexe féminin pour déjouer l’impératif pudique qui aurait le contrôle dans le monde social et plus particulièrement dans l’espace littéraire ou artistique.

Beaucoup de femmes opprimées, battues, violées, harcelées auraient à payer le prix de leur capacité à dire ce qui devait socialement rester secret ou encore de l’ordre du personnel, puisque ce prix serait posé comme inévitable dans le dispositif progressiste actuel afin de mener une lutte à la fois ancestrale et très contemporaine contre l’injonction à un devoir de pudeur féminine. L’impudeur actuelle de la femme meurtrie aurait en quelque sorte remplacé la pudeur passée de la vierge et devient un véritable impératif catégorique. Cette injonction politique, éthique et morale (dans la mesure où elle détermine un bien dans le dévoilement personnel et malheureusement un mal dans le silence tout aussi personnel) à se dire était, il nous semble, très présente, à l’hiver 2018 ; filles et femmes ont, avec beaucoup de courage et de violence faite à elles-mêmes et aux autres, raconté des épisodes de leur vie intime[2] alors qu’elles avaient été agressées sexuellement d’une façon ou d’une autre[3]. Il y avait, au moment de #metoo sur les réseaux sociaux, une volonté de se dire à la fois de façon singulière et collective, en écho aux voix des autres femmes. Il s’agissait de mélanger les paroles et les récits des types d’agressions. Si on a beaucoup reproché aux filles de tout mêler, il faut soutenir qu’il s’agissait là d’une stratégie de prise de conscience par rapport à un dispositif social selon lequel les femmes ont été, et restent encore, davantage (le mot est faible) que les hommes, perçues comme passives, comme des objets sexuels évidents.

En ce sens, il est facile de constater que l’impudeur, qui fait signe dialectiquement, dans ce qu’elle a d’iconoclaste, vers la pudeur féminine (laquelle incitait à ne parler ni de son sexe, ni de sa sexualité, ni des blessures subies en aucun cas), telle qu’elle peut être vue dans les récits d’agressions subies, évitées ou encore possibles, est dénonciatrice, accusatrice d’un état de fait social des relations homme–femme. Elle s’érige en tribunal pour condamner celui (ou ceux) qui ont exigé ou tenu pour acquis, dans leur impudence, le silence et la pudeur.

Du singulier de l’impudeur, du « je » qui raconte, qui cherche à exister, naît une parole dans laquelle toutes les femmes peuvent se reconnaître, où et à partir de laquelle les hommes devraient pouvoir repenser les paramètres de leurs actes. On pourrait donc dire que l’impudeur féminine telle qu’elle est posée dans les pièges et les carcans d’un dispositif patriarcal d’émancipation ne peut jamais renvoyer à un « je » unique, dissident, anarchique. Il est toujours partie prenante d’une collectivité de femmes, ou bien d’une série[4] sur laquelle il faut peut-être encore réfléchir pour la faire advenir comme réellement républicaine, ou comme chose publique.

Cette question, celle de la possibilité de ne pas raconter, a été pensée par les témoins de la Shoah. Certains ont été du côté de la nécessité politique de raconter, de témoigner pour ne pas oublier (on peut ici renvoyer à toute l’entreprise de Steven Spielberg qui a collectionné et archivé les récits des survivants[5] de la Shoah dans son projet d’archives) ; d’autres comme Claude Lanzmann (1990, pp. 387-406) ont réfléchi sur les conditions de représentation des traumas vécus, et sur leur inhérente irreprésentabilité. Pourquoi n’y a-t-il pas de véritable réflexion théorique et politique sur l’irreprésentabilité des souffrances féminines et pourquoi pensons-nous d’emblée que toute représentation par des femmes qui dénoncent le patriarcat est subversive et à encourager ? Les survivants des camps ont été d’emblée confrontés à la nécessité de penser l’impossibilité de produire une parole réellement politique sur Auschwitz. Pourquoi l’irreprésentable n’est-il pas une question pour la douleur féminine, quand elle se veut féministe ? Quel dispositif contraignant force à croire que toute production de l’intime dénonciateur, bien que dévastateur pour le « je », est nécessaire et politique ? Les femmes sont-elles condamnées à l’intimité étalée, condamnées à l’impudeur ? Il y a une différence notable entre écrire #metoo, qui dévoile sans dévoiler, et raconter les détails de ses agressions sur les médias sociaux. Dans le #metoo, il existe peut-être une pensée de l’irreprésentable, du slogan, qui permettrait de garder une part d’ombre.

Néanmoins, il faut examiner comment les divers traumatismes vécus par les femmes harcelées, violées ou maltraitées se sont retrouvés à faire la une des journaux en présentant les femmes en groupes, alors que leurs souffrances personnelles étaient toujours mises en parallèle avec celles de leurs sœurs victimes. Il suffit ici de voir la couverture du Time qui en 2018 pour célébrer la Person of The Year, avait choisi un groupe de femmes, The Silence Breakers [6]. Ainsi le Time reconnaissait le caractère collectif du courage féminin, tout en le plaçant dans une série qui pouvait peut-être empêcher la singularité de chaque trauma vécu et de chaque héroïne. L’idée que les femmes doivent exercer un témoignage meurtri, souvent vu comme impudique, donc en ce sens à la fois difficile et courageux, pour exprimer quelque chose qui devait ne pas être dit, enlève-t-elle à la singularité de chaque prise de parole ? Sommes-nous prises ainsi dans un dispositif piégé du passage de la pudeur à l’impudeur, dans le carcan d’une parole qui ne peut advenir dans sa dimension personnelle ? Si les groupes féministes des années 1970 ont beaucoup pensé le collectif comme nécessaire à la révolution des femmes, il est, en 2018, utile de s’interroger sur l’articulation de l’individuel au communautaire et de réfléchir sur les instances imaginaires et symboliques d’un possible « nous » énoncé dans un #metoo, donc à partir d’un « je » aussi, d’un « je » en plus dans la série, non offert de façon manifeste dans une énonciation au « nous ». Or ce nous, qui peut-il être en littérature ? Quelle subjectivité peut advenir dans le dispositif énonciatif qu’est #metoo ? Et est-ce que la littérature peut nous faire comprendre les enjeux de la formulation d’un cri de ralliement ?

Il faut peut-être revenir à une question posée à Nancy Huston dans un ouvrage collectif sur l’auteure québécoise Nelly Arcan : « Toutes les femmes ne sont-elles pas un peu Nelly Arcan ? » (Larochelle 2015b, 26). La réception réservée à l’œuvre d’Arcan se positionne souvent par rapport à ce syntagme « toutes les femmes »[7]. C’est encore lui qui titre une entrevue avec Anne Émond dans la foulée de la sortie de son film Nelly : « Nelly Arcan : toutes les femmes » (Bealieu 2015), et l’actrice Mylène Mackay, qui incarne le personnage principal, le répète pour l’émission Tapis Rose : « Je pense que Nelly Arcan, l’une des forces de son écriture c’est qu’elle est une partie de toutes les femmes » (2015). C’est une idée typique quand on traite d’Arcan qui inscrit l’auteure dans la foule de lectrices qui se réclament d’elle. Cette phrase semble aussi se greffer à une certaine propension au collectif dans les hommages qui sont faits à l’auteure : beaucoup des ouvrages théoriques à son sujet sont le fruit d’un travail d’équipe[8], et dans les œuvres artistiques qui s’inspirent de la sienne, Arcan devient foule à elle seule en étant scindée en différentes personae [9].

Nous serions toutes Nelly Arcan : c’est-à-dire qui ? Qui sommes-nous collectivement, et qui suis-je individuellement : moi, nous, Nelly Arcan ? Le « je » est-il Nelly Arcan au pluriel lorsqu’il passe au « nous », ou est-il Nelly Arcan au singulier ? Suis-je celle qui doit passer symboliquement d’une pudeur et d’un silence féminins à une impudeur du récit de ce que j’ai vécu ? Puis-je écrire : « je suis Nelly Arcan » ? Ou ne puis-je m’écrire qu’au pluriel, « nous sommes Nelly Arcan », c’est-à-dire moi aussi, moi et toutes les autres au singulier ? Suis-je ou sommes-nous toujours en tant que femmes possibles signataires de #metoo, une fille qui raconte, entourée des autres, les sévices qu’on lui fait subir, une dénonciatrice potentielle, prise dans une identité de meurtrie, de blessée, de violée ou d’assassinée ?

« Sommes-nous toutes Nelly Arcan ? ». Cette interrogation ne renvoie pas à une force féminine, mais plutôt à une meurtrissure. Il y a donc une différence entre écrire « Nous sommes toutes Nelly Arcan » et « #metoo » puisque dans la revendication qu’est #metoo, il y a à la fois un « moi aussi j’ai été meurtrie » et un « moi aussi je prends la parole de façon impudique pour me défendre ». Le #metoo instaure une double identité, d’une part celle d’un « j’ai été blessée de façon singulière » et celle d’un « je me bats avec mes sœurs meurtries ». S’exerce alors une possible resignification au sens butlérien du terme (Butler 1995, pp. 83-105) où pourtant ne peut disparaître tout à fait, à travers la combattivité du cri de ralliement, la part originelle et victimaire du slogan.

Car toutes les femmes ne sont pas seulement Nelly Arcan. Elles sont Séverine Nivet, enlevée, séquestrée, violée et tuée à l’âge de 6 ans dans le roman de Christine Angot Vu du ciel (1990), ou encore Ludivine qui, âgée de sept ans, a été la victime sexuelle de son instituteur, ou encore Christine Angot qui s’identifie à Séverine puisqu’elle a été « touchée par un ami de sa maman, autrefois pendant son enfance » (1990, 12). Cette idée de « toutes les femmes y passent, nous sommes toutes Nelly Arcan, moi aussi et les autres » – pas seulement des Nelly : des Séverine, des Ludivine, des Christine – peut avoir quelque chose d’aliénant pour le sujet qui veut se présenter et se concevoir dans sa différence.

S’il y a une véritable force politique à répéter de concert le même scénario, les mêmes mots, à être toutes Nelly, s’il y a une puissance juridique à rabâcher les mêmes scènes, à réitérer les mêmes accusations, à montrer le scénario extrêmement conventionnel et répétitif des prédateurs, il faut se demander comment faire exister une singularité. Quelle collectivité s’établit dans la multiplicité des « je » qui se font écho – et que peut alors la littérature ?

Cynthia

La réception d’Arcan, telle qu’elle est si souvent proposée, par une identification à l’auteure, ne peut manquer de s’inscrire ironiquement vis-à-vis de l’œuvre. Car ce qui frappe, dans Putain, c’est d’abord l’immense angoisse de la masse, un refus de la collectivité féminine. Au-delà de la foule des clients, l’indifférenciation des femmes se superposant les unes aux autres pour l’étouffer empêche la narratrice de se faire enfin la « schtroumpfette » de son village. Dans la foule, composée des clients tout aussi bien que des prostituées, il est impossible pour Cynthia d’avoir une voix propre, un corps propre. Et la narratrice de Putain se décrit alors entièrement comme étant modelée par les autres, sans un désir propre à elle : « mon corps est réduit à un lieu de résonance, et les sons qui sortent de ma bouche ne sont pas les miens, je le sais car ils répondent à une attente » (2001). Si, dans Putain, c’est à travers le collectif que Cynthia trouve sa place, cette place est celle d’une femme perdue. Cynthia n’existe qu’en tant que « fille en série », pour reprendre le terme très juste de l’essai de Martine Delvaux :

On me voit sans doute comme on voit une femme, au sens fort, avec des seins présents, des courbes et un talent pour baisser les yeux, mais une femme n’est jamais une femme que comparée à une autre, une femme parmi d’autres, c’est donc toute une armée de femmes qu’ils baisent lorsqu’ils me baisent, c’est dans cet étalage de femmes que je me perds, que je trouve ma place de femme perdue .

(Arcan 2001, 21)

Tout au contraire du fier et puissant « toutes les femmes » du #metoo, Cynthia fait de la collectivité un fardeau. Le collectif dans Putain est encore ce qui empêche l’apparition d’un discours individuel. La narratrice ne trouve son identité que dans ce qu’elle a perdu, dans une masse qui la lui retire. Il n’y a dans Putain, paradoxalement et tragiquement, que cela : d’une part, la foule et de l’autre, un monologue auto-saturé. Dans Putain et dans Folle, la narratrice insiste, en même temps que sur le collectif effrayant qui l’annule, sur son identité qui se perd dans la masse : « Les mots n’ont que l’espace de ma tête pour défiler et ils sont si peu nombreux, que mon père, ma mère et le fantôme de ma sœur, que la multitude de mes clients qu’il me faut réduire à une seule queue pour ne pas m’y perdre » (2001, 17).

Si l’impudeur « évidente » de Cynthia, qui découle bien sûr d’abord de la teneur sexuelle de ses confessions, mais qui relève en fait surtout du dispositif psychanalytique de son discours – celui-là qui confère à Putain, écrit-elle, une dimension « scandaleusement intime » (2001) –, cette impudeur est mise en déroute par une forme d’engouffrement dans le collectif, lequel n’est par conséquent plus un dévoilement impudique de soi mais une pudeur imposée par la répétition du même dans un moule : « et cette putain peut être moi mais elle peut aussi ne pas être moi, elle pourrait être une autre, l’arrêt sur image de n’importe qui ou quoi » (2001, 45). C’est ainsi que la Nelly de Folle a « toujours dit que [s]on problème était un problème d’apparition » (2004, 154). Dans Putain, l’intime ne peut se montrer autrement que recouvert par une foule qui le voile. Pas plus que ne peut se découvrir le corps qui souffre de n’être vu que dans la projection qu’on en fait, qui n’existe qu’en tant que « décor qui se démonte » (2001, 25.) : même seul et nu, il est drapé de la pudeur imposée par sa « burqa de chair » (2011).

Cynthia est une « fille en série » malgré elle. Il n’y a pas là de puissance puisque, pour elle, toutes les accumulations se font dans la perte : « Et de raconter ces une, deux, trois mille fois où des hommes m’ont prise ne peut se faire que dans la perte et non dans l’accumulation » (2001, 25). Chez Arcan, #metoo n’aurait pas été un cri de guerre ni un cri de ralliement. N’être qu’un morceau de chair dans la chaîne d’une foule à mille visages, c’est toute la difficulté que représenterait une réelle « impudeur » via la série, qui est mise en scène. Et le langage même, pour Cynthia, n’y peut rien : devant le psychanalyste, elle est encore figée : « vous verrez que je mourrai de ça, de ces mots qui ne me disent rien, car ce qu’ils désignent est bien trop vaste pour m’interpeller, bien trop peu pour me dissocier de ma mère » (2001, 144). Pour arriver à une véritable impudeur, il faut d’abord s’extraire de la chaîne de mots déjà utilisés, qui ne « disent rien ». En cela, la prostitution n’est pas plus « impudique » que l’appropriation d’un mot-clic. La prostitution n’a rien de l’impudeur, puisqu’elle n’offre que des corps interchangeables. Il y a une forme de « pudeur » là, révélée par le moule. Cynthia sait trop bien que ce n’est jamais qu’une autre à travers elle qui est touchée. C’est ce qu’elle répète comme une litanie, tout au long du roman : « et puis de toute façon je ne suis pour rien dans ces épanchements, ça pourrait être une autre » (2001, 19) ; « et cette putain peut être moi mais elle peut aussi ne pas être moi, elle pourrait être une autre » (2001, 45) ; « des bouts de queue qui s’émeuvent pour je ne sais quoi, car ce n’est pas de moi qu’ils bandent, ça n’a jamais été de moi » (2001, 19).

Dans Vu du ciel (Angot 1990), la question de la perte de singularité se pose aussi de manière insistante, préfigurant l’œuvre d’Arcan et la question de l’interchangeabilité des voix de femmes. Mais s’il y a chez Arcan une condamnation à la pudeur, on peut affirmer qu’il existe chez Angot une obligation à l’impudeur.

Séverine

La question de la perte de singularité est présente dans Vu du ciel quand Séverine, la petite morte violée et assassinée, parlant de l’au-delà, pense son existence : « Peu à peu ma vie et moi, nous nous détachons, je ne sais même plus à qui elle est. Elle me fait pitié. Bientôt, je la confondrai avec celle d’une autre petite fille. Je ne saurai même plus » (Angot 1990, pp. 70-71). Séverine se révolte contre cette possible confusion des femmes et des filles, quand elle voit l’histoire d’une autre petite victime, Ludivine, dans les journaux : « Ludivine et Séverine, dans la plupart des esprits, ne font plus qu’une. Une même saloperie. Alors que mon cas est bien pire, sucer l’instituteur on n’en meurt pas, non ? » (1990, 40). L’amalgame des faits crée donc une compétition entre les filles dans l’essence des malheurs subis. Or, comme le dira Séverine, c’est par les sévices de Séverine que Christine se raconte. Elles partagent un même sujet : « Mon sujet, Christine, habite Amiens comme moi » (1990, 10). On peut entendre ici le double sens du mot « sujet » qui renvoie à un objet d’étude, puisque c’est Séverine qui est narratrice dans le livre, mais aussi à la subjectivité de la petite morte.

Angot, comme Arcan, relève l’impossible singularité dans l’énonciation d’un sujet femme victime. Mais dans le livre d’Angot, si c’est Séverine qui parle, apparaît la voix de Christine, relayée dans le discours de Séverine grâce à des guillemets et à l’italique, comme si Christine ne pouvait se dire qu’à travers l’enchâssement de son discours dans la parole d’une autre fille blessée. On lira de la part de Christine : « L’ami de ma mère n’était pas toujours doux. C’est loin maintenant. Il faut que j’oublie ou qu’il meure, Séverine, pardon, jusque-là, j’ai fait la folle. Tout est faux. Écoute-moi : je suis marquée à vie. » (1990, 35) Par un appareil de relais et d’adresse d’une voix de femme à celle d’une autre, quelque chose advient d’une singularité. Une nécessité de l’écriture de soi se fait par l’autre, grâce à l’autre, contre et avec l’autre[10].

L’écrivaine Angot pousse l’utilisation de l’autre pour advenir lorsqu’elle parle de la consolation que peut apporter l’affaire Séverine. La voix d’outre-tombe de Séverine commente ainsi les faits : « Tout de suite, [Christine] a pris mon meurtre comme un message pour elle : Tu n’es pas si malheureuse, tu vois. Elle Christine, était presque consentante. Elle avait au moins douze ans. Entre violée par un dingue et abusée par un ami, il y a une différence, non ? » (1990, 21) Comment devenir celle qui ne disparaîtra pas dans les autres et par les autres ? Ailleurs Séverine se confiera : « Ch., pour faire sa vie, reconstitue la mienne et m’en impose la vue. Une telle chose ne se fera plus jamais. Jamais. On ne m’aura pas deux fois. Jamais plus une telle chose ne se fera, Ch., dût-elle en souffrir ! »(1990, 71)

Or Christine ou Ch., (puisque Séverine veut ôter une partie de son identité : « Après tout, il ne s’agit que d’un sujet », 1990, 40.) revient vers Séverine, après avoir flirté avec la douleur de Ludivine elle aussi morte, et retourne sur les lieux où le cadavre de la narratrice a été caché. Ch. le retrouve, ou l’imagine, dans une gaine technique au onzième étage de l’immeuble de l’assassin : « Je l’ai vue moi. J’ai voulu la voir. Un corps plié en cinq là-dedans. Le policier qui a découvert ne dormira plus jamais, il ouvre le placard, voit le sac-poubelle, se réjouit : “si c’était moi qui trouvais le corps…”, dénoue le sac, bleu comme des yeux. Il voit la chair toute dégueulasse. » (1990, 62) Séverine ajoutera en écho : « Elle m’a raconté après. Mon corps était très laid, oui, mon corps sentait la poubelle. » (1990, 63) L’impudeur des descriptions s’adressera à une Séverine qui voudra refuser le récit de Ch. : « C’est insupportable… c’est insupportable. Dieu sait ce qu’Il fait. Ch. approfondissait mon cas. Du ciel, je ne la voyais pas. Je ne pouvais rien dire. Croyait-elle me faire plaisir ? Est-il possible qu’elle ait cru me faire plaisir ? » (1990, 62).

Il s’agirait pour Christine, Ch., d’un #youtoo qui vient redonner à Séverine sa singularité, l’individualité de son assassinat et de sa mort dont elle, la petite, avait préféré ne pas parler : « Moi, je préfère ne pas dire comment on m’a retrouvée »(1990, 53). Il y a chez Angot une impudeur envers l’autre pour s’en distancier, s’en différencier qui assigne autrui à être dite, à se dire dans les guillemets de l’autre, malgré elle, et à retrouver la particularité intime des meurtrissures subies de façon très violente.

On a beaucoup reproché à Angot de ne pas parler qu’en son nom. Elle a même été condamnée pour atteinte à l’intimité de la vie privée : la plaignante s’était reconnue dans le roman Les Petits (2011). La position de l’auteure Angot, au-delà de la loi qui la condamne, permet de comprendre ce qui est permis de dire sur les autres, pour les autres, contre et avec les autres, dans l’écriture. L’impudeur des femmes passe à la fois par une impossible singularité et une possible prise de parole violente, qui ne serait pas seulement un non-respect de l’autre, mais bien un désir d’assigner une singularité. Le #youtoo et un #metoo du « moi aussi, je suis un bourreau » viennent faire sortir celle qui l’énonce de la perte de subjectivité assignée aux femmes. Il crée un sujet qui peut se dissocier des autres femmes en les pointant du doigt. Et aussi en se pointant du doigt parce que Ch. s’excusera souvent de cette impudeur envers autrui : « Voilà, tu savais déjà, dit-elle à Séverine. Je voulais le redire en présentant des excuses. Je suis ignoble et j’y suis obligée » (1990, 73). L’autre (comme double de soi) peut être mis en scène comme victime et parfois comme bourreau. À la fin du texte, le « moi aussi » de Séverine devient un véritable et menaçant « toi aussi » puisque la petite fille morte décide de choisir à son tour des victimes à partir de son ciel omnipuissant, des victimes qui subiront des sévices et la mort, comme elle : « elles aussi ».

Le texte d’Angot oblige à penser la nécessité de la parole, son extraordinaire violence et l’importance, peut-être, d’un silence, celui souhaité par Séverine, un silence qui reste pourtant impossible et violent. Dans cette impasse, la littérature ne peut qu’accueillir une série de contradictions contre tout ce qui se dirait trop rapidement.

Manu

L’hyperlucidité arcanienne et la demande violente d’une impudeur singulière et impossible chez Angot font écho, dans leur désir de repenser la pudeur féminine, à la désacralisation que font de leur sexe les putains et hardeuses de Virginie Despentes. « L’inviolabilité » que brandit Despentes dans son essai féministe King Kong théorie (2006) est le point d’ancrage de sa réflexion. Cette « impossibilité de violer une femme pleine de vice »[11] dénonce l’accusation de la « jupe trop courte ». Mais elle fait aussi arme de guerre : il est effectivement impossible de violer les personnages despentiens qui redéfinissent leur sexualité hors de toute notion de pudeur. Il n’est donc pas possible d’y attenter. C’est en ce sens que, dans Baise-moi, Manu déclare après le viol que :

Je peux dire ça parce que j’en ai rien à foutre de leurs pauvres bites de branleurs et que j’en ai pris d’autres dans le ventre et que je les emmerde. C’est comme une voiture que tu gares dans une cité, tu laisses pas des trucs de valeurs à l’intérieur parce que tu peux pas empêcher qu’elle soit forcée. Ma chatte, je peux pas empêcher les connards d’y rentrer et j’y ai rien laissé de précieux .

(1999, 57)

Despentes, comme Arcan, complexifie l’approche de la pudeur en faisant bouger les frontières. Cela dit, la prise de position est toute différente : s’il semble que Cynthia recherche une possibilité d’impudeur – une façon de se révéler qui permettrait alors d’avoir un corps propre – les personnages de Despentes, par le refus de permettre à leur endroit un « attentat à la pudeur » font justement de cette pudeur difficile à atteindre une arme de guerre. Chez Despentes il y a un réel appel à la collectivité, à l’armée de femmes. Despentes écrit que « le collectif est resté un mode masculin » (2006), enjoignant à changer ce modus operandi. Elle sort la question du féminin de la dialectique pudeur-impudeur : en refusant de s’inscrire dans une perspective où les femmes passent du silence à l’aveu, du moins dans son œuvre. La constitution du sujet ne se fait pas sur une part de soi à révéler parce que l’intimité du féminin n’est pas là où on la place.

Il n’y a pas de subjectivité inscrite dans une possession personnelle par les femmes de leurs propres organes féminins. Chez Despentes, on ne peut être dans l’impudeur parce que dès le départ est présupposé qu’il n’y a rien de personnel dans le sexe féminin. Despentes arrive à penser hors de la dialectique pudeur-impudeur en imaginant une armée de filles non pas violées, mais violentes.

Quel discours est-il possible de tenir sur les blessures des femmes ? Quelle parole une femme peut-elle tenir sur elle-même qui puisse dire de façon originale les sévices qu’elle a subis ? Enfin, quelle serait la réaction sociale capable d’entendre une singularité de la douleur ? La littérature peut-elle repenser des postures énonciatives qui semblent aller de soi, et tenter d’imaginer des stratégies discursives qui résistent ou reconfigurent la dialectique pudeur-impudeur dans laquelle les femmes sont prises ? Si la littérature peut nous faire voir les limites énonciatives d’un #metoo, elle ne peut qu’échouer dans son entreprise de trouver une alternative aux slogans. Elle répond #metoo parce qu’elle croit à la dénonciation, mais à d’autres choses en même temps, en refusant de fixer une fois pour toutes et dans une seule parole le sens de ce qu’elle avance.