Abstracts
Résumé
À rebours de l’image encore aujourd’hui prégnante d’une Colette impudique, cette étude s’attache à esquisser les contours d’une pudeur colettienne. Pudeur non pas dans la vie, pudeur non pas du corps, mais pudeur dès lors que l’on pénètre dans l’espace de la littérature : pudeur de l’écrivain quant à son travail, pudeur de la femme qui se cache et se réinvente dans le tissu du texte, pudeur dans la peinture des êtres et des choses, pudeur du style. Ce que nous souhaitons mettre au jour in fine, en même temps que la singularité d’une poétique – et d’une éthique – de la pudeur chez Colette, ce sont les liens entre la pudeur et une certaine idée de la vérité, qui ne dévoile qu’en voilant, attentive au trouble, au mystère irréductibles de toute vie.
Mots-clés :
- Pudeur,
- Impudeur,
- Autofiction,
- Genre,
- Identité,
- Sexualité,
- Colette (1873-1954),
- Littérature
Abstract
Shifting away from the image, persistent to this day, of an indecent Colette, this paper will highlight the different aspects of a colettian modesty (pudor). A modesty that does not express itself in life or through the body, but as soon as we pass the threshold of literature: it is the modesty of the writer regarding the act of writing, the modesty of the woman who hides and reinvent herself within the textual veil, the modesty in the painting of things and people, the modesty of words and figures. Ultimately, what we would like to bring to light in the works of Colette is modesty both as poetics and ethics, as well as the way modesty is linked to a certain idea of truth, unveiling and veiling at the same time, attentive to the irreducible uncertainty and mystery of life.
Keywords:
- Decency,
- Indecency,
- Autofiction,
- Gender,
- Identity,
- Colette (1873-1954),
- Literature,
- Sexuality
Article body
Elle donne à la fois l’impression de l’impudeur et de la naïveté ; il y a dans son visage quelque chose de chaste. Est-ce la bouche, les yeux, le front ? Il y a aussi quelque chose d’avidement sensuel. […] Elle joue avec un grand voile blanc, où elle se roule, où elle se drape, où elle se sculpte ; […] sa gorge s’offre droite, et puis toute sa nudité harmonieuse se livre.
(Louis Delluc in Colette, Œuvres, t. II 1986, 1349)
Il s’agit là, sous la plume du critique Louis Delluc, d’un des rares témoignages que nous ayons de la Colette mime des années 1906-1912. Colette, « chaste » ou impudique ? Une foule de saillantes contradictions s’offre à nous au moment de débuter la réflexion. Car celle qui dansa demi-nue sur scène fut aussi celle qui détestait qu’on « [la] cherche toute vive entre les pages de [ses] romans » (1991, 341). Celle qui scandalisa son époque par ses mœurs, qu’elle ne se soucia pas de cacher – mime, lesbianisme, divorces, adultères – comme par ses écrits, qui explorent, sans les juger, toutes les formes de sexualité, décrivent et revendiquent le plaisir féminin comme personne avant elle, fut aussi celle qui détestait qu’on cherchât à démêler dans ses livres le vrai du faux, qui se montrait fuyante et avare de réponses face aux insistantes questions des journalistes, et suprêmement pudique lorsque ces questions portaient sur l’activité même d’écrire. Colette fut aussi un cas unique à son époque, en tant que femme évoluant simultanément dans deux milieux – le théâtre et la littérature – qui tous deux interrogent dialectiquement la pudeur et l’impudeur. Car si le théâtre est le lieu de l’exhibition par excellence, il est aussi celui du costume, du maquillage, du masque. Et la littérature, est-elle un refuge, ou bien l’espace d’une mise à nu plus profonde, plus radicale, que celle du corps ?
Sans chercher à démêler pudeur et impudeur dans la vie de la femme Colette, c’est à l’espace de la littérature que nous nous en tiendrons pour cette étude. Ainsi, à rebours de ce qu’ont pu écrire certains critiques littéraires ou théâtraux de l’époque, à rebours de l’image qu’elle conserve aujourd’hui encore peut-être dans l’opinion commune, c’est une Colette pudique que nous voudrions esquisser ici – pudique dès lors qu’elle entre en domaine littéraire : pudeur de l’écrivaine sur son travail, pudeur de la femme qui se cache et se réinvente dans le tissu du texte, pudeur dans la peinture des êtres et des choses, pudeur du style. Ce que nous souhaiterions mettre au jour in fine, ce sont les liens qui unissent la pudeur et une certaine idée de la vérité, qui ne dévoile qu’en voilant, attentive au trouble, au mystère irréductibles de toute chose, de tout être.
Une parfaite pudeur de métier
Je veux faire ce que je veux. Je veux jouer la pantomime, même la comédie. Je veux danser nue, si le maillot me gêne et humilie ma plastique. Je veux me retirer dans une île, s’il me plaît, ou fréquenter des dames qui vivent de leurs charmes, pourvu qu’elles soient gaies, fantasques, voire mélancoliques et sages, comme sont beaucoup de femmes de joie. Je veux écrire des livres tristes et chastes, où il n’y aura que des paysages, des fleurs, du chagrin, de la fierté, et la candeur des animaux charmants qui s’effraient de l’homme…
(In Colette, Œuvres, t. I 1984, 994)
Danser nue, écrire des livres chastes : dans ce cri de liberté, lancé à cette époque charnière où Colette s’affranchit de tous les liens qui l’enchaînaient (mariage, convenances, tutelle littéraire), un hiatus se dessine entre d’un côté, la femme et comédienne, de l’autre, l’écrivaine ; entre le domaine du corps – revendiquant le droit à la nudité, à l’ostentation – et celui de l’écriture, où s’exprime un désir de pudeur. C’est qu’aux yeux de l’écrivaine, ce n’est pas dans l’espace du corps que se jouent d’une manière essentielle la pudeur et l’impudeur. La nudité n’a rien d’impudique, comme le suggère un court texte, Nudité, hommage aux « femmes nues par profession » (1991, 415) – les danseuses de music-hall – et à la beauté du corps féminin :
Vénus diverse a coutume de se tenir debout, dévoilée et paisible, à peine agitée par un petit pas de danse modeste, qui n’ébranle point ses seins sur leur base, ni ne risque de faire choir la feuille de platane, le médaillon de saphir, le brin de mimosa qu’exige – mais les exige-t-elle ? – la pudeur.
(In Nudité 1943, 2001, 414)
Si la pudeur n’exige pas que le corps se voile, c’est que la nudité est aux yeux de Colette naturelle en un sens élémentaire ou élémental : le sein évoque « les pulpes, les aurores, les monts » (1991, 625), quand le corps des danseuses nues rappelle « la houle, le nuage, le fruit, les risées d’argent que creuse le vent au profond des seigles, et tous autres prodiges flexueux, aimables, élémentaux ». Colette va jusqu’à dépeindre une forme de nudité pudique, lorsque celle-ci s’accompagne de gravité et d’impassibilité. Ainsi de la sublime Joséphine Baker : « Paris ira voir, sur la scène des Folies, Joséphine Baker, nue, enseigner aux danseuses nues la pudeur » (2001, 1207).
C’est en fait un univers d’avant la chute qui se dessine dans les œuvres colettiennes, un Éden, dans lequel, sans la bénédiction de Dieu, toute la nature est sacrée, et où la honte de la nudité, de la sexualité, des plaisirs, n’existe pas : le corps s’y épanouit, libre et sans entraves. L’auteure se moque ainsi doucement du curé de son village : « Et je vous écoutais parler de votre enfer, en songeant à l’orgueil de l’homme qui, pour ses crimes d’un moment, inventa la géhenne éternelle… » (1984, 964).
Orgueil de l’homme… peut-être pas de la femme, et certainement pas de Colette. Et c’est ce qu’avait bien senti Aragon dans son poème d’hommage à l’auteure, lorsqu’il écrivait : « La pudeur du langage est un dernier orgueil[1] ». C’est cette pudeur littéraire que nous voudrions tenter d’approcher dans cette étude. Elle commence, significativement, dès lors que l’on s’approche du bureau, de la lampe et du fameux papier bleu – espace intime de la création –, comme l’éclairent de belle manière les dernières minutes du film que Yannick Bellon[2] a consacré à l’écrivaine : face à un Jean Cocteau qui voudrait percer « les secrets » de « ce travail qui a l’air de se faire tout seul », de cette « fontaine d’encre » d’où ont jailli « cinquante volumes » déjà, Colette se ferme, affiche une désinvolture joueuse – « Qu’est-ce que tu faisais, tu travaillais ? Là, tu écrivais, là ! » (Cocteau) ; « Ouais, ouais, j’écrivais, j’écrivais, euh, vaguement » (Colette) – et détourne la conversation vers son « oisiveté ». Et Cocteau de conclure : « Oui, en somme, on ne parle ni de sa santé, ni de son travail, et c’est beaucoup mieux ». Colette dépeint elle-même cette grande pudeur de l’écrivain, qu’elle partage avec sa consœur, la poétesse Renée Vivien :
Si je suis farouche sur le point de la littérature, et avare de paroles sauf que volontiers je m’écrie d’admiration, je rencontrai chez Renée Vivien une parfaite pudeur de métier, un silence de bonne compagnie. Ses livres, si elle me les donnait, elle les cachait chaque fois sous un bouquet de violettes, un panier de fruits, un lé de soierie orientale. Elle m’a dissimulé les deux aspects littéraires de sa brève existence : sa tristesse et son travail.
(In Œuvres, t. III 1991, 599.)
Silences, scrupules, dissimulation, jusque dans le geste qui vient cacher le livre : tout dans cette touchante évocation vient suggérer que le domaine de l’écriture, du travail qui s’y accomplit – labeur, et peut-être souffrance – est un espace inviolable, plus intime encore que l’intimité du corps. Pudique Colette donc « sur le point de la littérature » : au-delà de cette indispensable « pudeur de métier », c’est dans l’espace même du texte surtout que l’écrivaine se voile.
La femme cachée
Serge Doubrovsky, inventeur du concept d’autofiction, par lequel il désignait un récit mêlant fiction et réalité autobiographique, citait Colette comme l’une des pionnières du genre – une piste reprise et étudiée avec pertinence dans la thèse de Stéphanie Michineau, L’Autofiction dans l’œuvre de Colette (2008). Colette en effet nous fait le cadeau de cet équilibre délicat, de cette délicieuse indécidabilité : elle nous livre une œuvre profondément nourrie de sa vie, jusque dans ses expériences les plus intimes[3], mais qui se trouve en même temps réinvestie – métamorphosée – par l’imagination. C’est à nos yeux dans le tissu de cet espace autofictionnel que vient se loger un aspect essentiel de la pudeur colettienne.
Il suffit d’écouter quelques entretiens avec Colette[4] pour mesurer sa réticence face aux questions d’un journaliste cherchant à déchiffrer la vie dans l’œuvre, à lire la femme derrière les textes : Colette alors esquive, modalise, répond à côté, se joue de son interlocuteur ou coupe sèchement court à son indiscrétion. C’est la plainte lancée dans La Naissance du jour, et adressée, derrière Vial, à tous ses lecteurs : « Je ne pus lui dissimuler le découragement jaloux, l’injuste hostilité qui s’emparent de moi quand je comprends qu’on me cherche toute vive entre les pages de mes romans. […] – Laisse-moi le droit de m’y cacher » (1928, 1991, 341). Derrière le reproche s’exprime l’idée du texte comme voile, comme refuge, comme masque – et l’on sait la prégnance de ce dernier motif dans son œuvre : « Rien ne me rassure autant qu’un masque », écrit-elle dans Mes apprentissages (1936, 1991, 1023) pour évoquer l’anonymat initial de « Claudine », à l’époque où ses romans étaient encore signés « Willy ». Ainsi, Colette la scandaleuse qui dansa nue sur scène et ne se soucia pas de cacher les frasques d’une vie licencieuse, fut toute sa vie attentive à avancer cachée dans cet espace – la littérature – qu’elle savait pouvoir être le lieu d’une mise à nu bien plus essentielle. Colette n’a eu de cesse de jouer avec son lecteur de cette ambiguïté de la réalité et de la fiction, comme en témoignage l’épigraphe de La Naissance du jour : « Imaginez-vous, à me lire, que je fais mon portrait ? Patience : c’est seulement mon modèle » (1991, 275) ; ou la citation déformée du Contre Sainte-Beuve (Proust 1954) qu’elle avait d’abord imaginé placer en exergue de ce texte : « ce “je” qui est moi et qui n’est peut-être pas moi… ».
« Moi » et « pas moi », « modèle » et non « portrait » : au-delà du masque qu’elle offre à l’auteur, l’autofiction est pudique en ce qu’elle permet d’explorer l’irréductible oscillation des contours de l’identité. Quand l’autobiographie entend éclairer, mettre à nu, expliciter la signification de l’être qui se raconte, l’autofiction expérimente dans la fiction un « je » nécessairement instable, pluriel, problématique. C’est cette vibration du moi appréhendée au travers de l’écriture qui se dit dans La Naissance du jour dans l’accumulation des subordonnées : « Pourquoi suspendre la course de ma main sur ce papier qui recueille, depuis tant d’années, ce que je sais de moi, ce que j’essaie d’en cacher, ce que j’en invente et ce que j’en devine ? » (1991, 315) Les personnages colettiens – féminins surtout (Claudine, Renée, Léa…) – sont souvent comme des doubles hypothétiques, expérimentaux ou idéaux de l’auteure, ou viennent exprimer d’elle différentes facettes ou tensions intérieures : ainsi de Claudine et d’Annie dans La Retraite sentimentale, la première incarnant ce « sang monogame » (1907, 1991, 1065), cette propension à l’amour exclusif et à la soumission à l’homme ; la seconde, l’attirance pour une sexualité affranchie de l’amour et soucieuse seulement de l’aventure des sens. Multiples jeux de miroirs, de dédoublements et de métamorphoses au travers desquels le « je » se dessine dans sa complexité : l’autofiction voile et dévoile à la fois, elle est dévoilement pudique de l’opacité de celui ou celle qui se raconte.
Colette, derrière le voile du texte, est finalement comme « La Femme cachée » (1924, 1991, pp. 3-6) du recueil éponyme, travestie en Pierrot le temps d’une soirée de bal. La nouvelle esquisse, dans le « remous des masques », un personnage insaisissable, « impénétrable », fuyant : « comme une anguille de mer » que l’on voudrait « pêcher » mais qui coule entre les doigts, « l’inconnue » se meut « avec une adresse glissante », échappe aux bras qui voudraient la saisir. « Pierrot-anguille », assise tantôt « en amazone », tantôt « cavalièrement », la femme cachée vient en même temps dévoiler – au travers d’« un petit masque et un costume hermétique » – un trouble dans le genre, une subtile androgynie.
Une vue délicate de ce qui est réellement délicat
On le voit à travers cette identité diffractée qui s’explore dans l’écriture, il y a chez Colette un refus pudique, pour tout être qu’elle dépeint, de fixer l’identité. L’identité étant à ses yeux essentiellement mouvante et plurielle, fixer serait réduire, et donc violer. Ses mots manifestent ce constant scrupule de ne pas peindre l’autre – la personne humaine, l’animal, la fleur, la chose – « avec une exactitude qui appauvri[rait] son contour » (1991, 368).
Une œuvre nous paraît éclairer tout particulièrement cette pudeur colettienne dans la peinture des êtres : Le Pur et l’Impur (1941), texte éminemment singulier dans la production de l’auteure, qui s’attache à « parler du plaisir » (1991, 566) à travers une galerie de personnages et d’anecdotes mémorables. Une tension féconde y travaille l’écriture. D’une part, l’écrivain, en « capteuse de source » (1991, 643), y manifeste le désir de percer le mystère, le « fond sombre » (1991, 605) de ses personnages – désir qui s’exprime en termes charnels et va jusqu’à suggérer le viol, comme lorsqu’elle évoque son don de « pénétrer ce qui est jeune » (1991, 642). En même temps, ce mouvement qui voudrait dénuder ne cesse d’être empêché par un mouvement contraire : Colette évoque ainsi la « peur de détruire cette idée de mystère que nous attachons aux êtres dont nous ne connaissons que la simplicité » (1991, pp. 559-560) ou son scrupule à « palper froidement une création aussi fragile, et de tout menacée : un couple amoureux de femmes » (1991, 615). Une subtile dialectique dans laquelle finalement le texte ne dévoile de ses personnages que des contours troubles.
Il s’ouvre ainsi emblématiquement sur l’évocation de cette mystérieuse figure de femme, « inconnue sauf son prénom vrai ou faux : Charlotte » (1991, 557), qui, par amour, simule le plaisir. L’auteure achève par ces mots son esquisse du personnage :
Sur elle que de ténèbres encore… Il ne m’appartient pas de les dissiper. Je m’embarque, quand je pense à Charlotte, sur un voguant souvenir de nuits que ni le sommeil, ni la certitude n’ont couronnées. La figure voilée d’une femme fine, désabusée, savante en tromperie, en délicatesse, convient au seuil de ce livre qui tristement parlera du plaisir.
(In Œuvres, t. III 1991, 566)
Cette « figure voilée » placée à l’ouverture du texte, dont Colette se refuse à réduire l’opacité – complétée de la métaphore maritime, évoquant une navigation errante au-dessus de fonds marins insondables – nous apparaît comme un subtile avertissement au lecteur qui serait venu quêter dans ce livre sur les plaisirs une satisfaction voyeuriste : l’auteure ne soulèvera pas – ou qu’à moitié – le voile de ses personnages, ni – on le devine – ne dissipera entièrement l’opacité du monde du plaisir, suggérée d’emblée ici par l’antithèse du plaisir et de la tristesse.
Refus pudique avant tout dans Le Pur et L’Impur de fixer l’identité sexuelle. Autour de la belle expression demeurée célèbre d’« hermaphrodisme mental » (1991, 586) – l’auteure écrit encore « virilité spirituelle » (1991, 587) – le texte développe toute une galerie de portraits de « mâles femmes » (1991, 594), tout en demi-teintes, en nuances, en paradoxes. Ainsi de cette évocation conjointe de Marguerite Moreno endormie et de Colette écrivant :
Mais Marguerite Moreno dormait, son nez de conquistador tourné vers l’aventure. Son repos profond rendait à sa bouche, petite et ferme, l’expression plaintive, l’acquiescement que lui refuse toujours une veille en armes. Avec précaution, j’atteignis une couverture légère et je couvris Chimène et le Cid, étroitement unis dans le sommeil d’un seul corps. Puis j’allai reprendre mon poste au bord d’une table-bureau, d’où mes yeux de femme suivirent, sur le vélin turquoise, une courte et dure main de jardinier, qui écrivait.
(In Œuvres, t. III 1991, 589)
Le sommeil et l’écriture semblent agir de la même façon comme dévoilements pudiques d’un trouble dans le genre : suggéré par l’emploi d’un vocabulaire guerrier mêlé à des termes connotant l’abandon, et par le recours conjoint aux deux figures tragiques, parangons du viril et du féminin, il se poursuit dans la description de Colette, femme-jardinier, soldat en veille (« à mon poste »), et semble contaminer jusqu’à la « table-bureau », frappée elle aussi d’indécision générique. On note aussi comment symboliquement, le geste de « couvrir » avec précaution l’actrice endormie se trouve prolongé par le geste d’écriture, comme si la « couverture légère » n’était que la métaphore du voile pudique du texte, soucieux de préserver le mystère des êtres.
C’est encore cette pudeur à l’endroit de l’identité qui s’exprime à travers « La Chevalière », Missy, autre figure de « mâle femme », qui, devant « la femme, guide chuchoteur, présomptueux, étrangement explicite, qui lui prenait la main : “Viens, je vais te découvrir à toi-même…” », soupire « en quittant la petite main impure » : « Je ne suis ni cela, ni, hélas ! autre chose… » (1991, 596). Soupir mélancolique de celle/celui qui se sait à jamais inassignable, inclassable, et qui souffre du mouvement « impur » (impudique) qui voudrait la/le réduire à des contours trop nets. Relevons encore cette évocation de l’androgyne, entre tragique et sublime :
Anxieux et voilé, jamais nu, l’androgyne erre, s’étonne, mendie tout bas… Son demi-pareil, l’homme, est prompt à s’effrayer, et l’abandonne. Il lui reste sa demi-pareille, la femme. Il lui reste surtout le droit, même le devoir, de ne jamais être heureux. Jovial, c’est un monstre. Mais il traîne incurablement parmi nous sa misère de séraphin, sa lueur de larme.
(In Œuvres, t. III 1991, 596)
L’association de l’androgyne au voile, à une impossible nudité, à l’errance, en même temps qu’il vient signifier son désir de se dérober aux regards, suggère là encore qu’il échappe à toute catégorie. On sent aussi dans ces lignes, comme plus haut dans l’esquisse de Marguerite Moreno, tout ce qu’il y a de tendresse et d’amour dans cette pudeur littéraire. Ainsi, plus loin dans le livre, l’auteure, évoquant sa réticence au moment d’explorer l’intimité d’« un couple amoureux de femmes », les « Ladies of Llangollen », se rassure par ce qu’elle sait être la force et la légitimité de son style : « une vue délicate de ce qui est réellement délicat » (1991, 615). C’est là peut-être la plus juste et plus simple formulation de ce qui fait la pudeur de l’écriture colettienne : cette grande délicatesse du texte, qui pénètre jusqu’au secret des êtres sans jamais les réduire, car il en sait l’insondable complexité ; cette mise à nu pudique des existences, qui dévoile en voilant, n’éclaire des personnages que leur opacité.
Un style pudique
Aux yeux de Colette, c’est donc bien au creux des mots, prononcés ou écrits, que l’impudeur guette. Ce sont eux qui peuvent être suprêmement impudiques, comme le suggère, dans Le Pur et l’Impur, ce recul de l’auteure devant la précision technique avec laquelle Renée Vivien conte ses aventures amoureuses :
Lorsque derrière le poète qui chante la pâleur des amantes, les sanglots et les aubes désolées, j’entrevis paraître, comptant sur ses doigts, nommant choses et gestes par leur nom, l’ombre tatillonne, jalouse et libertine de « Mme Combien-de-fois », je mis fin sans grand ménagement à l’indiscrétion de la jeune bouche mi-consciente. Je crois que je dis à Renée que certaines libertés de propos lui allaient comme un haut-de-forme à un singe.
(In Œuvres, t. III 1991, 607)
« Nommer choses et gestes par leur nom », c’est précisément ce que l’écriture de Colette ne fait jamais tout à fait. Et l’on est surpris, lorsqu’on ouvre pour la première fois les livres de celle qui conserve encore aujourd’hui dans l’opinion commune la réputation d’une auteure sulfureuse, de découvrir cette très grande pudeur du texte. Nous aimerions ainsi pour finir tenter de mettre au jour quelques-unes des caractéristiques qui viennent définir chez Colette un style pudique, esquisser les éléments d’une poétique – et, à travers elle, d’une éthique – de la pudeur.
C’est en premier lieu dans la métaphore qu’elle s’élabore. La richesse du monde métaphorique chez Colette, qui ne cesse d’opérer des transferts entre les catégories (hommes, femmes, enfants) et les règnes (humain, animal, végétal) vient d’abord exprimer cette irréductible instabilité des êtres dont nous parlions plus haut, cette « porosité du même à l’autre, du normal au déviant, de l’animal à l’enfant, de l’homme à la femme, de l’enfant à l’adolescent » (Kristeva 2002, 263). C’est également toujours au travers de la métaphore, et non à la manière « innocente et crue », sans « aucune équivoque » (1991, 606) de Renée Vivien, que Colette explore le désir, le plaisir, la sexualité : la pudeur de la métaphore n’est pas de la pudibonderie, mais marque simplement ce souci d’approcher les choses avec une justesse et une profondeur que le littéral ne permet pas. C’est par exemple au travers de tout un réseau de métaphores empruntées au domaine de la mer – Colette songeait d’ailleurs d’abord intituler son livre Remous ou Écumes – que Le Pur et l’Impur approche son objet, le plaisir. Le texte laisse entrevoir un monde de « naufragés » (1991, 645) happés par le « gouffre » (1991, 609) des sens, « mal guéris d’avoir autrefois durement donné du front, du flanc, contre le récif sourd et inintelligible, le corps humain » (1991, 562), évoque l’« attrait » chez l’homme, « dans le corps femelle, […] du piège profond, du gouffre lisse, de vivante corolle marine » (1991, 638), approche encore « ce rivage où n’abordaient, comme les survivants d’un cataclysme, que des hommes touchés du même feu »[5]. Autant de métaphores qui, à rebours de la frivolité et de la légèreté qu’on associe ordinairement à ce « nom badin : le plaisir » (1991, 373), suggèrent un univers âpre, inquiétant, gouverné par des forces obscures et élémentaires, en-deçà du Bien et du Mal. Citons encore ces lignes, les plus emblématiques peut-être de ce réseau métaphorique : « Les sens ? Pourquoi pas le sens ? Ce serait pudique, et suffisant. Le sens : cinq autres sous-sens s’aventurent loin de lui, qui les rappelle d’une secousse, – ainsi des rubans légers et urticants, mi-herbes, mi-bras délégués par une créature sous-marine… » (1991, pp. 565-66) On voit ici comment la recherche d’une formulation « pudique » se prolonge dans une métaphore complexe qu’on ne saurait réduire à un sens univoque, mais qui tente d’approcher l’objet – le sens – au plus juste. L’adjectif urticant peut ainsi connoter à la fois l’excitation et la brûlure du plaisir, et la « créature », sorte de pieuvre monstrueuse, indistinctement humaine (avec l’évocation des « bras »), animale et végétale, évoque là encore une puissance originelle et « inexorable » (1991, 565).
La pudeur du style se traduit également chez Colette dans l’usage privilégié des figures d’opposition – antithèses, oxymores, paradoxes. À travers elles s’élabore un langage tout en demi-teintes, en demi-vérités, dans lequel un être, une chose, une attitude, une sensation, seront décrits par petites touches successives et contradictoires qui en creuseront la profondeur, en dévoileront les nuances, en épaissiront le mystère. Ainsi de l’évocation de la voix de Charlotte, « voix féminine, cotonneuse, rêche et douce comme sont les pêches dures à gros velours » (1991, 555) ou de l’esquisse de ce jeune homme livrant à Colette les détails de sa vie intime de jeune marié : « Il y mit de la pudeur, à contretemps, de l’impudeur, chastement » (2001, 426).
Enfin, si l’on a beaucoup parlé au sujet de Colette d’écriture profuse, foisonnante, il faut souligner à quel point elle est aussi un art du retranchement, de l’ellipse, du ne pas dire. Ainsi, de même qu’« on n’imagine pas le nombre de sujets et de mots que bannissent de leur conversation deux femmes qui peuvent se dire tout » mais « s’offrent le luxe de choisir » (1991, 587), l’auteure définit l’art d’écrire comme « la connaissance de ce qu’il convient de ne pas écrire […] On devient un grand écrivain […] autant par ce que l’on refuse à sa plume que par ce que l’on lui accorde, […] l’honneur de l’écrivain, c’est le renoncement » (1958, 1991, 439). Les points de suspension (extrêmement fréquents), les phrases inachevées, l’ellipse narrative ou grammaticale, l’usage de la connotation, du sous-entendu, de la prémisse ou de la conclusion implicite, entre autres procédés stylistiques – mais il faudrait y consacrer une étude entière – viennent matérialiser dans le texte cet art du ne pas écrire. Au-delà même de cet art maîtrisé, il y chez Colette la conscience de ce que le texte génère lui-même, derrière les mots, dans les mots, de silence et d’ombre, de cet indicible qu’il dépose en creux entre les lignes, approché sans jamais pouvoir être énoncé, et sur lequel ni le lecteur, ni l’auteure ne saurait entièrement lever le voile. Ainsi, aux hommes qui s’étonnent qu’une femme, dans ses textes, livre « si aisément au public des confidences d’amour », elle répond :
En les divulguant, elle sauve de la publicité des secrets confus et considérables, qu’elle-même ne connaît pas très bien. Le gros projecteur, l’œil sans vergogne qu’elle manœuvre avec complaisance, fouille toujours le même secteur féminin, ravagé de félicité et de discorde, autour duquel l’ombre s’épaissit. Ce n’est pas dans la zone illuminée que se trame le pire…
(In Œuvres, t. III 1991, pp. 315-316)
Ainsi, dans les moires de ses métaphores, de ses paradoxes, de ses ellipses, qui tentent une approche pudique de ce qui ne peut se dire qu’obscurément – jusque parfois une forme d’hermétisme – le texte colettien ne se donne jamais entièrement : il conserve jalousement sa part d’« ombre », de mystère, de « secrets confus », ne se laisse jamais réduire à une signification sûre ou définitive. Et nous souhaiterions conclure par ces lignes qui referment Le Pur et l’Impur. Au moment de quitter son lecteur, et après avoir cité une dernière parole de femme – « Notre infini était tellement pur, que je n’avais jamais pensé à la mort… » –, Colette écrit :
De ce mot qui tremblait de sa bouche, j’ai écouté le tremblement bref, l’u plaintif, l’r de glace limpide. Il n’éveillait rien en moi, sauf le besoin d’entendre encore sa résonance unique, son écho de goutte qui sourd, se détache et rejoint une eau invisible. Le mot « pur » ne m’a pas découvert son sens intelligible. Je n’en suis qu’à étancher une soif optique de pureté dans les transparences qui l’évoquent, dans les bulles, l’eau massive, et les sites imaginaires retranchés, hors d’atteinte, au sein d’un épais cristal.
(In Œuvres, t. III 1991, 653)
Au terme d’un livre au titre moraliste, qui « prétend[ait] verser au trésor de la connaissance des sens une contribution personnelle » (1991, 584), Colette, in fine, suspend son jugement, se refuse à conclure, à définir. La quête du « sens intelligible », du sens moral du mot pur, est abandonnée au profit des sens : plaisir optique, plaisir surtout musical et poétique. C’est dans les images et les sonorités finalement que le sens se cherche, s’approche, demeurant cependant toujours « hors d’atteinte », « invisible ». Nous n’aurons que l’écho et les reflets. Une écriture pudique, qui nous invite à une lecture pudique, laissant au texte sa part d’opacité et de trouble.
Appendices
Notes
-
[1]
Louis Aragon, « Madame Colette » (1954), cité par Julia Kristeva, Le Génie féminin, t. III (2002, 91).
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[2]
« Yannick Bellon filme Colette » (1952), in bonus du film en deux parties de Gérard Poitou-Weber intitulé Colette (1985).
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[3]
Ainsi de la série des Claudine (1900, 1901, 1907; 1902, 1903), de La Vagabonde (1910) ou de La Naissance du jour (1928), pour ne citer que les exemples les plus emblématiques.
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[4]
Voir par exemple « Entretien avec Colette sur le programme national de la RTF » (1950) mis en ligne le 7 décembre 2008, consulté le 2 juin 2018.
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[5]
« Ce rivage » renvoie au petit cercle d’hommes homosexuels que Colette fréquenta du temps de Willy (1991).
Bibliographie
- Aragon, Louis. 1954. Madame Colette.
- Bellon, Yannick. 1952. « Yannick Bellon filme Colette ».
- Colette. 1900. Claudine à l’école. Paris, France: Paul Ollendorff.
- Colette. 1901. Claudine à Paris. Paris, France: Paul Ollendorff.
- Colette. 1907. La Retraite sentimentale. Paris, France: Mercure de France.
- Colette. 1910. La Vagabonde. Paris, France: Paul Ollendorff.
- Colette. 1924. La Femme cachée. Paris, France: Flammarion.
- Colette. 1928. La Naissance du jour. Paris: Flammarion.
- Colette. 1936. Mes apprentissages. Paris, France: Ferenczi.
- Colette. 1941. Le Pur et l’Impur. France: Aux armes de France (Calmann-Lévy).
- Colette. 1943. Nudité. Bruxelles, Belgique: Edition de la mappemonde.
- Colette. 1950. « Entretien avec Colette sur le programme national de la RTF ». https://www.youtube.com/watch?v=5ieO2MlwB1w.
- Colette. 1958. Paysages et Portraits. Paris, France: Flammarion.
- Colette. 1984. Œuvres. Bibliothèque de la Pléiade 314. Paris: Gallimard.
- Colette. 1986. Œuvres. II. Bibliothèque de la Pléiade 327. Paris: Gallimard.
- Colette. 1991. Œuvres. III. Bibliothèque de la Pléiade 381. Paris: Gallimard.
- Colette. 2001. Œuvres. IV. Bibliothèque de la Pléiade 481. Paris: Gallimard.
- Colette, et Willy. 1902. Claudine en ménage. Paris, France: Mercure de France.
- Colette, et Willy. 1903. Claudine s’en va. Paris, France: Paul Ollendorff.
- Kristeva, Julia. 2002. Le génie féminin. Tome III :Colette. Paris: Fayard.
- Michineau, Stéphanie. 2008. L’Autofiction dans l’œuvre de Colette. Paris, France: Publibook.
- Poitou-Weber, Gérard. 1985. « Colette ». TF1.
- Proust, Marcel. 1954. Contre Sainte-Beuve. Paris, France: Gallimard.