Abstracts
Résumé
Le contexte de visionnement connecté se caractérise par une plus grande autonomie du spectateur, offrant plus de souplesse quant au rythme et à la durée des séances de visionnement. Il permet un visionnement en mode condensé, le revisionnement des épisodes ou saisons aimés et favorise une narration enrichie par les multiples paratextes qui circulent sur les médias sociaux. Comment dans ce contexte les individus font-ils usage des intervalles ? Dans quelle mesure ces intervalles (et de quels intervalles parle-t-on ?) demeurent-ils des espaces d’engagement et de créativité pour les spectateurs ? La recherche fondée sur des entrevues semi-dirigées de jeunes adultes québécois ne s’identifiant pas comme fans, montre qu’en contexte de visionnement connecté, la gestion des intervalles entre les saisons et séries est davantage entre les mains de l’usager des plateformes, résultant en des parcours de visionnement de plus en plus personnalisés et façonnés par les recommandations des algorithmes. On observe aussi un usage accru des paratextes qui s’insèrent dans le flux personnalisé des contenus visionnés sur les plateformes de VàD.
Mots-clés :
- séries,
- visionnement connecté,
- intervalles,
- réception,
- jeunes adultes,
- Québec
Abstract
Connected viewing is characterized by a greater autonomy of the viewer, offering more flexibility as to the rhythm and duration of viewing sessions, allowing binge viewing practices, rewatching of loved episodes or seasons, and use of various paratexts that circulate on social media. How in this context do individuals make use of gaps? To what extent do these gaps (and which gaps are we talking about?) remain productive for the viewers? Based on semi-structured interviews with young Quebec adults who do not identify as fans, results highlight that management of gaps between seasons and between series is increasingly in the hands of platform user, resulting in more personalized viewing paths, shaped by algorithm recommendations. There is also an increased use of paratextual productions that are part of the personalized flow of content viewed on VoD platforms.
Keywords:
- series,
- connected viewing,
- gaps,
- reception,
- young adults,
- Quebec
Article body
Introduction
Dans une conférence Intitulée « Mind the Gap » qu’il avait prononcée à Berlin, Mittell (2016), définit la sérialité comme « une pratique culturelle de continuité avec des intervalles » (« a cultural practice of continuity with gaps »). Selon l’auteur, les interruptions temporelles imposées par l’institution télévisuelle sont au cœur de la sérialité. Ces intervalles permettent d’articuler des arcs narratifs qui s’étendent sur le long terme, des éléments de répétition et de réitération, et une diversité d’expansions transmédiatiques. Ils favorisent la mise en relation des processus de production, de diffusion et de réception des séries télévisées (Mittell 2015).
Du côté de la réception, perspective sur laquelle nous nous centrons dans le cadre de cet article, les interruptions entre les épisodes, en plus d’inscrire la pratique de visionnement et par le fait même le récit dans le quotidien du spectateur, ouvrent des espaces propices au dialogue que celui-ci engage avec le récit et qu’initient entre eux les publics (Mittell 2015, 2016). Les intervalles sont ainsi des espaces de création de sens parce qu’ils sont l’occasion pour le spectateur de s’interroger sur l’épisode qu’il vient de visionner, de formuler des anticipations narratives, réflexions qui s’activent tout particulièrement au travers des échanges avec les personnes de l’entourage qui suivent la série ou via l’inscription dans d’autres communautés interprétatives (Esquenazi 2014). Contribuant au plaisir de la réception, ces conversations participent du processus d’interprétation du texte sériel.
[Les séries complexes] nécessitent un temps de spéculation et d’interprétation qui a lieu entre la diffusion (ou le visionnage) des épisodes. Le temps de pause et d’attente devient le moment où tout peut arriver à la fois dans l’histoire, quant à la tournure que les prochains épisodes vont prendre, et dans l’esprit des spectateurs, qui anticipent la suite et s’interrogent sur les significations de l’œuvre. Ce temps de latence devient ainsi un temps de création où la série devient une fiction collective. .
(Hatchuel, 2016, cité dans Campion 2019, 3)
C’est en effet dans ces moments de rupture de la narration que s’activent et que s’expriment les fans, produisant différents paratextes, incluant échanges entre amateurs sur les réseaux socionumériques, mèmes, extraits et compilations vidéo (vidds), doublages, hommages et parodies, activités de réécriture de scénario (fan fictions), etc., qui participent de l’expansion du récit, souvent sous l’impulsion des stratégies marketing des producteurs de la série. Le « dispositif transmédiatique » officiel (site web, comptes sur les médias sociaux, jeux-concours, etc.) ajoute à l’expérience du spectateur, offrant diverses informations sur la série et son univers, favorisant l’immersion dans cet univers et maintenant actif le lien avec la série pendant les intervalles interépisodes et intersaisons (Boni 2012).
Les pratiques de « visionnement connecté » qui renvoient selon Holt et Sanson (2014) à « une expérience de divertissement multiplateformes liée à une tendance plus large des industries médiatiques à intégrer technologie numérique et communication sur les réseaux socionumériques aux pratiques traditionnelles des écrans »[1] augmentent la puissance créative de l’intervalle (Mittell 2015). Les outils numériques connectés offrent aux spectateurs de nouvelles possibilités de participation, facilitant les échanges autour de la série, la prescription de contenus, l’engagement dans des recherches sur les univers narratifs, la participation à des jeux interactifs, le partage et le remixage d’extraits significatifs, la production de nouveaux contenus (Boni 2012; Cornillon 2018). Les « usages ordinaires » (Bergström et Pasquier 2019) de ces outils par les publics et leur intégration dans les stratégies marketing des producteurs contribueraient à « la vulgarisation des stratégies transmédias » (Bourdaa 2012, 2).
Selon Mittell (2016) la « puissance créative de l’intervalle » (« the productive power of the gap ») est intimement liée à la première diffusion d’une série car c’est dans ce contexte particulier que le travail des fans est le plus passionné et le plus productif. C’est d’ailleurs aussi lors de la première diffusion que l’activité des fans est susceptible d’inspirer, voire de générer un feed-back des créateurs. Dès lors qu’il y a décalage entre le temps de production/diffusion et la réception de la série, les amateurs pourront certes s’engager dans des échanges avec d’autres, rechercher et consulter des paratextes archivés, mais jamais avec une telle implication. La capacité de production de sens de l’intervalle perdrait ainsi en intensité lorsque le texte sériel est disponible dans son intégralité (Mittell 2015, 2016).
En première diffusion, la prolifération des paratextes autour des séries, que ceux-ci émanent des producteurs, des publics ou de leurs interactions et surtout, leur capacité à se « répandre » (Jenkins cité dans (Boni 2010, 196)[2] sur les réseaux socionumériques, contribuent au processus d’évènementialisation entourant la diffusion de certaines séries dont les épisodes sont suivis en même temps ou presque dans plusieurs pays : « Les réseaux sociaux [relaient] les réactions des publics, de manière synchrone, créant une réception collective, qui [contribue] à l’effet de l’épisode et à son statut incontournable » (Cornillon 2018, 42).
La sérialité n’est ainsi pas qu’une propriété du texte mais constitue, comme l’explique Mittell (2015, 2016), une pratique culturelle, en ce qu’elle est liée à la façon dont la série est produite, distribuée et visionnée. Or l’écosystème médiatique actuel est caractérisé par différentes transformations, tant au niveau de la production et de la distribution que de la réception des productions sérielles. Pour les jeunes adultes auxquels nous nous intéressons, regarder des séries se fait de plus en plus en ligne au Québec (CEFRIO 2017) comme en France (Feiereisen et al. 2019; Kervella et Loicq 2015) via les sites de rattrapage des chaines, les plateformes de vidéo à la demande (VàD) et les sites de streaming illégal. Au Québec, le marché de la VàD est dominé par Netflix (Claus 2017) qui s’impose pour les jeunes adultes comme principale plateforme de visionnement des séries en ligne. En 2017, les jeunes âgés de 19 à 25 ans étaient ainsi 71 % à disposer d’un compte Netflix mais seulement 26 % à être abonnés à Club Illico de Vidéotron et 8 % à Tou.tv de Radio Canada, deux plateformes locales (CEFRIO 2017).
Les pratiques de visionnement connecté sont caractérisées par une autonomie accrue du spectateur (Perticoz et Dessinges 2015; Jenner 2018; Lotz 2017). Celle-ci s’exerce tout d’abord à l’égard de la programmation télévisuelle même si le suivi de l’agenda médiatique demeure en partie (Cornillon 2018; Combes 2015). Regarder des séries de manière connectée offre en effet plus de souplesse quant au rythme et à la durée des séances de visionnement. Le visionnement des épisodes en mode binge ou « condensé » (« compressed viewing ») (Mittell 2015)[3] qui permet d’éliminer les intervalles et l’attente entre chaque épisode est la pratique qui a le plus retenu l’attention des chercheurs (Jenner 2018). Elle est au cœur du discours marketing des plateformes de VàD, notamment de Netflix qui la présente comme une promesse de contrôle pour le spectateur qui peut décider d’enchainer les épisodes et ainsi s’immerger dans des récits par ailleurs plus denses et plus complexes, pour une expérience de visionnement augmentée (Goudmand 2018; Jenner 2018; Tryon 2012).
Cette pratique du binge watching existait avec les DVD mais elle n’était possible que dans un deuxième temps (avec la sortie des séries en DVD), et restait l’apanage des publics fans. Netflix a contribué à la diffuser auprès de larges publics, imposant le modèle de livraison de saisons complètes comme norme à l’industrie de la VàD, en plus de contribuer avec son discours marketing et son dispositif à la légitimation symbolique de la pratique (Goudmand 2018; Jenner 2018). Les listes de séries à regarder en rafale (binge worthy TV shows) proposées par l’algorithme, la fonctionnalité du post-play qui invite à l’enchainement des épisodes et des saisons sans effort particulier du spectateur (Goudmand 2018) ou encore les offres promotionnelles d’accès gratuit aux plateformes pendant une durée limitée (Panda et Pandey 2017) sont autant d’incitations à « consommer » de plus en plus rapidement les contenus (Delaporte 2018; Jenner 2018).
L’accessibilité aux séries en continu[4] sur les plateformes de VàD favorise la désynchronisation des rythmes de réception, en ce sens que le temps de la réception n’est plus nécessairement fixé par les industries télévisuelles mais peut être choisi par le spectateur (Barthes 2019). L’auteure qui propose une relecture des concepts d’homochronie et d’hétérochronie proposés par Marion (1997 : p. 82, cité dans Barthes 2019) distingue ainsi les séries « essentiellement homochrones » où la réception est « exodéterminée » par l’institution télévisuelle et « doit se faire dans un espace de temps proche, si ce n’est concordant avec celui de la première diffusion » comme c’est le cas pour les séries télévisées diffusées sur les chaines de Networks américaines. À l’opposé, se trouvent les séries « essentiellement hétérochrones » dont « la réception n’est pas […] programmée dans un espace de temps défini » par l’instance de production mais laissée au spectateur qui décide seul de son rythme de visionnement et des intervalles qu’il construit dans la narration, comme c’est le cas avec les séries produites pour Netflix et livrées par saisons complètes (Barthes 2019, 9).
Cette désynchronicisation des rythmes de réception serait renforcée par l’abondance de l’offre de séries en ligne, sous la pression des plateformes de VàD qui misent sur la croissance de leur catalogue pour attirer et fidéliser des abonnés (Koblin 2018). De plus, en ligne, le spectateur a accès aux séries des télévisions transnationales via les sites de streaming illégal ou encore grâce à la mise en place d’un réseau privé virtuel (Virtual private Network, VPN) pour contourner le blocage géographique. Cet accès à un choix de contenus étendu et personnalisé grâce à la puissance d’algorithmes innovants constitue un élément fort du discours promotionnel des plateformes de VàD incitant les spectateurs à visionner les séries de plus en plus rapidement (Delaporte 2018). L’injonction à consommer rapidement les contenus pourrait aussi favoriser le visionnement accéléré des séries grâce à l’utilisation d’applications et de logiciels, comme l’extension Video Speed Controller du navigateur Chrome de Google, qui permet d’augmenter la vitesse de défilement des images de 20 % à 50 %, réduisant considérablement le temps de visionnement. Netflix rapportait dernièrement tester ce type de fonctionnalité en vue d’une possible intégration sur sa plateforme (Carpentier 2019).
Les pratiques spectatorielles sont donc caractérisées par plusieurs mutations. Notre objectif dans cet article est d’essayer de comprendre dans quelle mesure les modalités de visionnement connecté des séries transforment l’expérience des intervalles pour les spectateurs-rices. Plus spécifiquement, nous visons à cerner les usages qu’ils font des intervalles sériels (et de quels intervalles parle-t-on ?) et les significations qu’ils construisent autour de leurs expériences de ces interruptions afin de voir dans quelle mesure celles-ci restent des espaces de réflexion, d’échange et de créativité autour du texte sériel. Nous adoptons pour ce faire la perspective de la sociologie des usages (Jauréguiberry et Proulx 2011) qui place les usagers au centre des observations et invite à considérer la façon dont ils se saisissent concrètement des dispositifs de visionnement connecté, tirent profit des possibilités et des contraintes de ces technologies et construisent des significations autour de leurs usages. Cette perspective implique aussi de prendre en compte le contexte macrosociologique des pratiques de visionnement connecté et les relations de pouvoir dans lesquelles elles s’inscrivent.
Méthodologie
Dans la tradition des études sur la réception (Livingstone et Lunt 2009) qui postulent un récepteur actif, nous avons privilégié une approche qualitative pour donner la parole aux acteurs. Nous appuyons notre analyse sur deux terrains portant sur les pratiques de visionnement connecté de jeunes adultes vivant à Montréal, l’un réalisé de janvier à décembre 2018 auprès de participants âgés de 18-34 ans qui revisionnaient des séries (n=20) et l’autre réalisé de mai à octobre 2019 auprès de participants âgés de 18 à 25 ans (n=15) visionnant des séries transnationales, pour un total de 35 entretiens compréhensifs semi-dirigés (Kaufmann 1996). Nous avons dans le cadre de ces deux terrains ciblé les « usages ordinaires » (Bergström et Pasquier 2019) et avons rencontré des participants qui pour la très grande majorité ne s’identifiaient pas comme fans. Dans les deux terrains, le recrutement s’est fait de plusieurs manières : par annonces en ligne sur différents sites, via les réseaux de connaissances des assistants de recherche travaillant sur le projet et par effet « boule de neige ».
Dans chacun des terrains, en plus d’aborder le thème central (respectivement, le revisionnement de séries et le visionnement de séries transnationales), nous interrogions les participants sur leurs modalités de découverte et de visionnement des séries, notamment le rythme de visionnement, et les échanges, en ligne comme hors ligne, en lien avec ces pratiques de visionnement. Ce sont plus particulièrement ces éléments qui ont fait l’objet de l’analyse pour cet article. S’inspirant de la procédure itérative de la théorisation enracinée telle que décrite par Paillé ([1994] 2011), nous avons procédé par aller-retour constants entre les verbatim, l’analyse en cours et la littérature, afin de produire des catégories d’abord thématiques puis conceptualisantes.
Nous mettrons certains de ces résultats qualitatifs en perspective en nous appuyant sur une enquête que nous avons réalisée sur les pratiques de visionnement connecté des jeunes au Québec en collaboration avec le CEFRIO et trois diffuseurs télévisuels (2017). L’échantillon constitué de 1504 jeunes vivant au Québec et âgés de 12 à 25 ans (dont 502 étaient âgés de 19 à 25 ans), a été tiré d’un panel d’internautes dont une des langues parlées régulièrement au foyer était le français[5].
Nous présentons tout d’abord les différentes modalités de visionnement afin de cerner les intervalles que pratiquent les individus en contexte de visionnement connecté. Puis, nous nous attardons sur les usages des intervalles lorsque le visionnement est condensé afin de voir dans quelle mesure ceux-ci ouvrent des espaces d’échange et de créativité pour les spectateurs.
Diversité des modes de visionnement et des usages des intervalles
Nos résultats témoignent de l’hétérogénéité des pratiques de visionnement connecté et des usages des intervalles, ceux-ci variant notamment selon les individus, les séries et les contextes de visionnement. Pour certaines séries, notamment américaines et québécoises, l’agenda des sorties télévisuelles se maintient en contexte de visionnement connecté, en raison le plus souvent d’un épisode par semaine, avec souvent un décalage de quelques jours qui facilite l’inscription du visionnement dans le temps quotidien. On est ainsi en présence d’une réception homochrone, où l’agenda reste fixé par l’institution télévisuelle nationale ou transnationale (Barthes 2019). Les participant.e.s accèdent principalement à ces contenus via les sites des chaînes télévisées et la plateforme Ici tou.tv pour ce qui concerne les séries nationales[6], les sites de streaming illégal et pour certains, les applications VPN. Au Québec, certaines plateformes de VàD, comme Crave, proposent aussi une diffusion des épisodes des séries télévisées américaines proche de la première diffusion sur les chaines des Networks, mais rares étaient les participants qui y étaient abonnés. On observe ainsi une diversité d’accès aux séries selon les abonnements aux plateformes de VàD ou aux applications VPN et le désir et les capacités de chacun d’utiliser des sites de streaming illégal.
L’engagement dans un rythme de visionnement contraint par la diffusion hebdomadaire (ou fragmenté) des épisodes cible généralement des productions qui suscitent l’engouement sur les médias sociaux. Pour plusieurs participant.e.s, l’objectif est de découvrir une série dont tout le monde parle dans leur réseau et de s’inscrire dans la conversation en cours. La diffusion des épisodes s’accompagne en effet de la production et de la circulation sur les médias socionumériques, de nombreux paratextes, relayés par le réseau de connaissances, qui s’affichent sur les fils d’actualité des participant.e.s.
Game of Thrones, c’est pas seulement une émission, c’est une sorte de mode qui s’est insérée dans la société alors t’es curieux de savoir ce que tout le monde y trouve. […]. Sur les réseaux sociaux, y avait beaucoup de discussions. Game of Thrones, c’est beaucoup de contenus et beaucoup de personnages à analyser et chacun avait son opinion. […] Je trouve que faire partie de la culture entourant Game of Thrones, c’est intéressant et puis c’est valorisant (Kylia, 21 ans)
Suivre la série au fur et à mesure de sa diffusion et « intégrer la réception collective de l’épisode » (Cornillon 2018, 42) vise aussi à éviter les divulgâcheurs (spoilers) auxquels plusieurs participant.e.s rapportaient qu’il était difficile d’échapper sur les médias socionumériques. Enfin, plusieurs rapportent que leur pratique de visionnement hebdomadaire est motivée par leur attachement à un récit qui les passionne et dont chaque épisode est attendu avec impatience. Ce mode de visionnement étalé sur le long terme permet aussi de faire durer le plaisir et de mettre en place un rituel autour du visionnement de la série.
La saison 7 de Game of Thrones, je l’ai regardée sur des sites de streaming en étant à jour. Avec mon copain, on écoutait un épisode par semaine, en direct, et ça faisait durer le suspense chaque semaine. On écoutait l’émission sur la télévision du salon chez mon copain, et c’était un peu notre moment à nous dans la semaine. (Kylia, 21 ans)
Toutefois le rythme de diffusion hebdomadaire implique des compromis. Bien qu’appréciant pouvoir s’inscrire dans la conversation, certains participant.e.s trouvent difficile d’attendre la sortie de l’épisode chaque semaine et ce d’autant qu’ils ont développé d’autres habitudes de visionnement sur les plateformes de VàD.
C’est difficile parce qu’avec Netflix, on a trop pris l’habitude d’avoir tout, tout de suite. Et c’est bizarre, j’ai l’impression que l’épisode passe plus vite quand c’est juste un épisode. Parce que l’épisode c’est 40 minutes mais si pendant 20 minutes, il se passe pas grand-chose, on peut pas se dire qu’on va voir ce qui se passe ensuite. Non, là il faut attendre une semaine. […] Alors généralement, j’essaie d’avoir une autre série que je regarde en même temps, donc je passe à l’autre série mais c’est dur de basculer entre les deux univers. […] Parce qu’en une semaine, on a oublié ce qui s’est passé. Surtout quand il y a des pauses pendant deux semaines ou trois semaines, c’est assez difficile. […] Donc au début, ce que j’essayais de faire, c’est je vais laisser passer un mois, comme ça j’aurai quatre épisodes à regarder d’un coup. Mais après quand je regardais ça, je me disais non, je peux pas attendre. Ce qui fait qu’au final, je regardais chaque semaine. (Charlotte, 31 ans)
Aussi, pour la plupart des participant.e.s, regarder de manière condensée une saison à raison de deux ou trois épisodes par séance, et parfois beaucoup plus, constitue le principal mode de visionnement connecté des séries. S’ajoute des activités de visionnement intensif, organisées ou improvisées, le dispositif et le désir de progresser dans l’histoire poussant à enchainer plusieurs épisodes.
Thirteen Reasons, j’ai plus qu’aimé la série, j’ai fini la saison 1, treize épisodes, le même soir. Je ne sais pas à qu’elle heure je suis allée dormir, j’étais encore sous le choc. Si je n’avais pas écouté la voix de la raison qui me disait de faire une pause et d’aller dormir, j’aurais commencé la saison 2, tout de suite. (Clara, 21 ans).
On observe ainsi une diversité des pratiques, notamment en ce qui concerne le nombre d’épisodes visionnés en rafale, la durée des sessions de visionnement ou leur étalement dans le temps. Toutefois, peu importe le nombre d’épisodes enchaînés par session de visionnement, c’est avant tout un meilleur contrôle sur le contexte et le rythme de visionnement que visent les participants, avec notamment la possibilité de se laisser aller au plaisir de poursuivre le récit dès lors qu’il les captive et surtout d’éviter l’attente entre deux épisodes.
C’est difficile d’arrêter parce que la fin d’un épisode, on appelle ça un cliffhanger, et quand t’as accès au prochain épisode, t’as pas à attendre une semaine comme ce qui est généralement le cas […] t’as le pouvoir de cliquer sur le prochain épisode pour satisfaire ce suspense-là, satisfaire ta curiosité. (Marc-Antoine, 24 ans)
Regarder une saison ou une série de manière condensée permet aussi de rester investi dans le récit, de ne pas oublier et d’exploiter la « continuité surplombante » (Goudmand 2018, 489) de la narration. Certains comparent l’expérience de visionnement condensé d’une série à celle d’un long film, y compris pour des séries s’étalant sur plusieurs saisons.
Moi, [les séries], je perds mon intérêt si je les regarde un épisode à la fois, parce qu’à un moment donné, je trouve que ça fait longtemps. Non, quand je suis investi, je suis dans l’histoire et je veux pas attendre une semaine. Quand tu rattrapes, t’as pas ce… ce… cette contrainte-là. Moi, quand, je suis engagé, je connais l’histoire puis j’aime ça avoir une continuité un peu comme un film. [Les séries], J’aime ça les écouter de façon moins espacée parce que c’est comme un film et puis t’as un début puis une fin et puis j’aime pas ça avoir une coupure entre les deux, oublier un petit peu, tu fais d’autres choses et puis finalement t’y reviens plus. (Marc-Antoine, 24 ans)
La possibilité d’exercer son autonomie quant au rythme de visionnement implique parfois de devoir attendre que l’intégralité d’une saison, voire que plusieurs saisons, soient disponibles en ligne sur les plateformes de VàD.
This Is Us est diffusée à la télévision, mais j’attends que la série soit sortie sur Netflix pour contrôler mon moment de visionnement, car dans mon cas, quand j’écoute une série c’est comme un marathon. Si je l’adopte, je dévore tous les épisodes les uns après les autres. (Camille, 20 ans).
Parmi les séries distribuées par saisons entières, que les participant.e.s visionnent en mode condensé figurent les « séries originales »[7] des plateformes de VàD et des séries, souvent plus anciennes, issues des télévisions nationales et transnationales, qu’ils trouvent dans le catalogue des plateformes de VàD ou auxquelles ils accèdent via des sites de streaming illégal. L’expérience de visionnement varie selon le degré de synchronisation entre les temps de diffusion et de réception. Dans le cas du visionnement de séries récentes, les motivations évoquées recoupent celles mentionnées par les participant.e.s concernant les séries suivies de façon hebdomadaire, soit le désir de s’inscrire dans l’événement entourant la « réception collective » (Cornillon 2018) d’une saison, comme l’explique Laetitia (18 ans) :
Sur les réseaux sociaux, ils font des blagues par rapport à l’histoire. Tu comprends pas et puis finalement quand tu regardes… Quand tout le monde regarde une série en même temps, là, tout le monde peut relate à ça en même temps, donc c’est drôle.
S’engager dans le visionnement condensé des séries est ainsi en partie motivé, comme le montrent Panda et Pandey (2017) dans une étude réalisée auprès d’étudiants de premier cycle aux États-Unis, par le désir de ne pas se sentir exclu de la conversation. De plus, le visionnement en mode binge a gagné en légitimité et permet d’afficher son attachement et son engagement à l’égard de la série : « Cette série, je l’ai dévorée ».
Plusieurs mentionnent ainsi l’exemple des saisons de Stranger things qu’ils ont visionnées de manière condensée dès leur livraison sur Netflix, comme de nombreux abonnés de la plateforme[8]. De plus, dès lors que la saison est disponible dans son intégralité, le risque de se faire divulgâcher (spoiler) l’intrigue centrale au hasard des conversations et surtout des usages des médias sociaux est particulièrement élevé, d’où les efforts de certains la visionner rapidement.
J’arrive à regarder environ trois épisodes par jour et j’essaye pour la majorité du temps, de terminer la saison rapidement pour ne pas entendre ou voir des punchs de la série sur les médias sociaux ou en entendre parler par mes amis. (Paul, 23 ans)
Les stratégies de mise en marché des séries des plateformes de VàD, et notamment la promotion sur les médias socionumériques et sur les plateformes elles-mêmes, incitent également les individus à visionner les séries dès leur sortie. Les participant.e.s rapportent ainsi avoir commencé à regarder une série après avoir consulté les notifications ou la bande annonce sur la plateforme Netflix ou parce que la série figurait dans la liste des « productions originales », qui sont mises en valeur sur leur page d’accueil (Barthes 2018). Ainsi, bien qu’il y ait possibilité d’une réception hétérochrone, on constate une obsolescence toujours plus rapide des contenus sur les plateformes de VàD (Barthes 2019)
La Casa de Papel tout le monde en parlait. Sur Facebook, il y avait des images. […] quand une série est vraiment populaire, il y a genre des sortes de mèmes qui poppent un peu partout, des extraits, […] une petite seconde qui a marqué les gens. Des fois, c’est une petite image avec le dialogue. Une phrase qu’ils aimaient bien. […] Mais souvent c’est des pages Facebook qui font ça. Pas des personnes, des pages de mèmes. […] des pages qui ont une communauté, qui postent ça parce que souvent de poster ça, ça va ramener des likes. C’est des gens qui taggent dedans parce qu’ils ont vu la série ou alors c’est quelqu’un qui clique sur j’aime. Si c’est un de tes amis, ça va te le mettre et tu vas le voir. Mais j’ai pas vu de bande annonce de Casa de Papel,mais il y avait tellement de trucs comme ça [sur les médias sociaux] qu’après quand on l’a vue sur Netflix, on a juste dit genre : ah ! on devrait l’écouter ! (Victor, 21 ans)
Le désir de visionner une saison donnée en même temps que les pairs n’est toutefois pas généralisé parmi nos participant.e.s, ni même l’envie de regarder une série dont tout le monde parle. On observe d’ailleurs certaines tensions entre l’envie de s’inscrire dans la conversation et celle de suivre la série à un moment et un rythme personnalisés. Plusieurs participant.e.s déclarent débuter le visionnement des « nouvelles séries » avec plusieurs mois, et même plusieurs années de retard sur la diffusion initiale. Cette désynchronisation permet, comme l’explique Clara qui regarde la première saison de Thirteen Reasons Why, plusieurs mois après son lancement sur Netflix, d’inscrire le visionnement de la série dans son parcours à un moment jugé adéquat parce qu’elle n’est pas engagée dans une autre série et n’est pas débordée par ses études. Ce délai limite aussi les risques associés à l’engagement dans une nouvelle production. S’investir dans une nouvelle série requiert un effort (il faut s’approprier un nouvel univers, de nouveaux personnages) et du temps qui se fait d’autant plus rare que l’offre de séries est abondante, d’où l’intérêt d’accumuler suffisamment d’information pour s’assurer que l’investissement sera gratifiant.
Moi, je ne commence jamais les séries au moment où tout le monde les regarde, je sais pas trop pourquoi… Juste qu’au moment où tout le monde en parle, moi souvent, j’écoute une autre émission. Donc, c’est d’abord terminer la série que j’ai en cours. Puis, il faut que je décide entre est-ce que je vais aimer la série ou pas, est-ce qu’elle vaut le coup, c’est du temps. […] Mais quand même, Thirteen Reasons Why, tout le monde avais mis la série sur un piédestal, je m’attendais à ce qu’elle soit incroyable. Vous imaginez la déception si j’avais pas aimé ? (Clara, 20 ans)
La désynchronisation avec la diffusion initiale entraine là encore le risque que l’entourage et les connaissances ne dévoilent l’intrigue, ce qui conduit certains participant.e.s à éviter de regarder les paratextes circulant sur les médias socionumériques dès lors qu’ils débutent le visionnement d’une série. Cette opération semble moins problématique au fur et à mesure que s’éloigne la diffusion initiale. Par ailleurs, être exposé à des divulgâcheurs (spoilers), n’est pas nécessairement préoccupant pour tous, certains participant.e.s les recherchant même activement[9].
Des intervalles de plus en plus personnalisés
Lorsque le visionnement se fait en mode condensé, le rythme de visionnement est fixé par les spectateurs et les intervalles interépisodes et parfois intersaisons (si plusieurs sont disponibles sur les plateformes de VàD) sont susceptibles d’être réaménagés. Enchaînant généralement plus d’un épisode par séance de visionnement, les individus éliminent l’interruption interépisode mais en pratiquent d’autres. Celles-ci jouent une « fonction respiratoire » (Goudmand 2018, 492) et sont associées à différentes interactions et activités (interpellation de l’entourage, appel téléphonique, ravitaillement, passage aux toilettes, etc.), qui se pratiquaient déjà pendant les pauses publicitaires pour les séries suivies à la télévision. La mobilité des dispositifs permet par ailleurs au visionnement connecté d’accompagner différentes activités et déplacements quotidiens, au sein comme hors du foyer, lever, préparation matinale, temps dans les transports, travail scolaire, communication sur les réseaux sociaux, transition vers le sommeil, etc. Les transitions entre ces espaces et temps sociaux sont sources d’interruptions, de différentes durées, mais les plateformes de VàD facilitent la poursuite du visionnement de la série d’un appareil à l’autre, y compris hors connexion.
Personnaliser l’intervalle peut aussi être une « tactique » (Certeau [1980] 1990) visant à produire un autre découpage du récit, par exemple pour dépasser le cliffhanger à la fin de l’épisode. Madeline, y voit une stratégie pour mieux gérer son temps de visionnement.
Moi, j’ai vraiment du mal à m’arrêter le soir, j’enchaîne les épisodes assez tard dans la nuit. Alors j’ai trouvé une stratégie : je regarde la fin d’un épisode puis là quand ils te laissent sur le cliffhanger, je peux pas rester là, alors je pars le début de l’autre épisode pour savoir ce qui s’est passé. Et là, j’arrête. C’est ma nouvelle stratégie. (Madeline, 25 ans)
Certains recentrent le récit sur certains personnages ou volets de la trame narrative qui sont jugés plus intéressants en pratiquant un visionnement par bonds, déplaçant le curseur dans la barre de visionnement, supprimant des portions entières du récit. Réduisant considérablement la durée de visionnement des épisodes, cette pratique favorise leur enchainement ; elle est notamment utilisée lorsque l’intrigue progresse trop lentement au goût des participant.e.s. Aucun ne rapportaient par contre utiliser des logiciels ou applications de visionnement accéléré.
Malgré ce réaménagement des intervalles interépisodes, la pratique sérielle continue de s’inscrire de manière ritualisée dans le quotidien même si l’empreinte de chaque saison est moins étalée dans le temps. Plusieurs participant.e.s rapportent ainsi visionner leurs séries sur une base quotidienne à raison d’un, et le plus souvent de deux épisodes chaque soir. Certains se limitent à un épisode par séance pour faire durer le plaisir ou lorsque l’expérience de visionnement s’avère exigeante (complexité ou intensité de la trame narrative, violence).
[Game of Thrones] d’habitude 1 à 2 épisodes, parce qu’ils sont vraiment longs, pis y a vraiment beaucoup de choses qui arrivent. Comme écouter plus que 2 épisodes par jour, c’est beaucoup, comme c’est lourd. Surtout que c’est très violent. (Chloé, 21 ans)
Toutefois, pratiquer un rythme de visionnement hebdomadaire lorsque l’intégralité d’une saison est disponible s’avère difficile pour la plupart des participant.e.s : « IMPOSSIBLE ! IMPOSSIBLE ! Tu peux pas résister, tu peux pas résister à la tentation. À part, si c’est une série nulle. » (Valentin, 20 ans).
Éliminer les intervalles interépisodes au cours d’une séance de visionnement implique aussi souvent de faire sauter les éléments qui encadrent et délimitent l’épisode, comme le générique de début, les crédits de fin et les rappels. Le dispositif des plateformes (fonction post-play, possibilité d’« ignorer le générique ») encourage la suppression de ces éléments qui sont jugés répétitifs et inutiles par la plupart des participant.e.s au cours d’une même séance, et parfois même, d’une saison. Mais ces éléments ne disparaissent pas complètement, comme l’explique Maxim qui apprécie démarrer une séance de visionnement avec le générique de début.
I : Et tu écoutes le générique à chaque épisode ?
M : Non, je regarde juste l’épisode….euh…Y a des séries que j’aime vraiment le générique et ça se peut que je regarde pour le premier et le recap aussi, ça m’arrive. Mais souvent, je skip le recap. Le générique au début pour lancer le truc, quand je suis bien installé, j’aime bien, ça commence la séance, pis après je skip. (Maxim, 26 ans)
En plus d’encadrer et de délimiter l’épisode, ces éléments contribuent au récit (Mittell 2015), aussi les éliminer constitue une perte sur le plan narratif (Campion 2019) dont il serait important d’évaluer la portée. Toutefois, si l’épisode s’efface au profit de la séance de visionnement, il reste un découpage auquel réfèrent souvent les participant.e.s pour rendre compte de la durée d’une séance de visionnement, lorsqu’ils échangent sur la série avec d’autres ou pour rechercher des paratextes souvent rattachés à des épisodes précis. L’épisode reste aussi, avec le titre, un découpage affiché sur les plateformes de VàD, comme c’était déjà le cas avec les DVD (Mittell 2015). Goudmand (2018) souligne à cet effet que le découpage de type chapitrage proposé par Netflix pour certaines de ses productions originales, notamment House of Cards, ne semble pas s’être imposé, témoignant d’une certaine résilience du format épisode.
Sans surprise, en contexte de visionnement connecté, les intervalles entre les saisons sont ceux qui ont le plus d’impact et dont les participants nous ont le plus parlé. L’attente imposée entre les saisons tend d’ailleurs à s’allonger, entre autres, parce que les séries distribuées par saisons intégrales sont consommées sur une plus courte période, que le nombre d’épisodes par saison se réduit et que le temps de production augmente (Campion 2019). Si les intervalles imposés entre les saisons engendrent des attentes difficiles, et même un sentiment de vide, les individus développent différentes tactiques pour les gérer.
Une façon d’éliminer l’attente entre deux saisons est d’accumuler plusieurs saisons, ce qui implique de devoir attendre plusieurs années que celles-ci soient disponibles. Une autre stratégie, de plus en plus populaire en contexte de visionnement connecté (Bentley et Murray 2016; Vanattenhoven et Geerts 2015), est de revisionner les épisodes ou saisons disponibles. Cette pratique n’est pas nouvelle, elle existait avec le magnétoscope et surtout le DVD, ayant notamment été documentée chez les fans (Jenkins 2008). Elle est encouragée par les discours marketing et le dispositif des plateformes. Netflix propose ainsi à chaque abonné une liste personnalisée de contenus à « visionner de nouveau », générée par son algorithme sur la base du parcours de visionnement. Pour gérer l’attente entre deux saisons, certains participant.e.s relancent une saison à peine celle-ci terminée :
J’ai réécouté une saison parce que l’autre saison était pas encore sortie et je voulais retrouver l’univers. Je trouvais ça long d’attendre un an alors je l’ai regardée. Ça m’a fait du bien, c’était le temps que j’avais besoin entre la fin de la saison et la sortie de l’autre. Ça m’a permis de rester là-dedans un peu et de pas avoir à attendre un an. (Albert, 21 ans)
Revisionner permet aussi de retarder/supprimer l’intervalle ultime que constitue la clôture du récit. C’est aussi une façon de reconstruire le récit, de « contourner les barrières que te mettent les scénaristes » explique une participante. Une autre raconte comment elle a, pour la série Sabrina, : « décidé de recommencer la série pour s’arrêter quand c’était encore léger, joyeux, plutôt que sur la fin qui est plus sombre. » (Charlotte, 31 ans)
Les paratextes peuvent aussi être utilisés pour rester dans la série, entre les saisons ou une fois la série terminée. Théo rapporte ainsi regarder des compilations vidéo sur YouTube de chacun des personnages de Friends afin de rester en leur compagnie, de revivre l’histoire à partir de la perspective de chacun d’entre eux, de mieux les comprendre et de s’approprier certains de leurs comportements et répliques.
[Friends] J’ai regardé une première fois, j’ai adoré, puis ensuite, j’ai regardé une saison par personnage pratiquement. Genre, là c’était Phoebe, donc j’allais sur Youtube et je regardais des compilations de tous les moments de Phoebe de 10 saisons. Sur Youtube, c’est 3h 30 de Phoebe. Ensuite j’ai fait ça pour Joey, ensuite c’est Chandler, ensuite c’est Monica, ensuite c’est Ross. […] Phoebe, j’adore son attitude, j’adore ses blagues […] Je vais regarder tous les moments de Phoebe parce que je sais les replacer dans leur contexte, je connais la série par cœur. Donc, je vais prendre du Phoebe à fond et après je les reporte dans la vie réelle. Je vais avoir certaines attitudes, des trucs que je trouve vraiment intelligents et bien je vais les refaire. (Théo, 34 ans).
Il peut s’instaurer une sérialité dans ces pratiques de revisionnement, certaines séries étant revisitées de manière saisonnière, notamment à l’automne ou l’hiver.
[Gilmore Girls] C’est une série qui se regarde bien à l’automne, j’ai toujours envie de la re-regarder en l’automne. […] Les épisodes qui se passent en automne sont toujours bien décorés, ça apporte quelque chose. (Charlotte, 31 ans)
Des participant.e.s vont aussi instaurer des retrouvailles régulières avec des séries qui ont marqué leur parcours de visionnement (retrouvailles avec l’univers et les personnages ainsi qu’avec le contexte social et individuel du visionnement). La tendance des plateformes à proposer ou reprendre des séries anciennes pour étoffer leur catalogue vient stimuler ce sentiment nostalgique (Niemeyer et Wentz 2014; Thoër, Fabre, et Le Berre 2021)
Plusieurs participant.e.s visent par ailleurs à réduire les transitions qu’imposent le passage d’une série à l’autre, en les anticipant grâce à une prospection et une évaluation de séries potentielles, menées en continu. Mais cela ne suffit pas toujours et le revisionnement reste une solution pour gérer l’abondance de contenus en enchainant nouveautés et valeurs sures.
Des fois moi ça m’arrive, je vais sur Netflix, je veux juste regarder une série mais je sais pas encore quelle série regarder, pis tu vois « suggestions » ou « regarder de nouveau ». […] Puis là, tu le vois (Greys’ Anatomy) puis tu te dis pourquoi pas ? Et tu repars dans une longue aventure. (Anthony, 21 ans)
Les participants-es décrivent ainsi le réconfort associé au fait de se replonger dans un univers familier :
C’est comme quand tu vas en vacances au même endroit. […] Tu sais à quoi t’attendre, c’est pas trop stressant. [Tu] reviens à un endroit que [tu] connais. (Lauralie, 23 ans).
Les intervalles : des espaces de créativité pour les spectateurs ?
Notre analyse des pratiques de visionnement connecté des séries des jeunes adultes met en évidence la permanence des intervalles interépisodes pour certaines séries diffusées de manière hebdomadaire. Toutefois, ce mode de visionnement ne concerne que certaines productions populaires et n’est pas pratiqué par tous. Privilégiant les plateformes de VàD pour visionner leurs séries, nos participant.e.s ont en effet pris l’habitude d’avoir à disposition des saisons complètes et pratiquent différents intervalles au sein et entre les saisons. La question est de savoir si ces intervalles personnalisés qui ponctuent le visionnement, restent producteurs de sens au sens où l’entend (Mittell 2015, 2016), à savoir s’ils demeurent des espaces d’interrogation, favorisent les échanges entre spectateurs et stimulent la production, la circulation et la consommation paratextuelle.
Des conversations qui se déplacent en fin de saison et dans différents espaces connectés
Avec la personnalisation des moments et des rythmes de visionnement et la fragmentation des choix encouragée par l’abondance de l’offre et les recommandations algorithmiques, les participant.e.s trouvent de plus en plus difficile d’organiser des temps de visionnement collectif. Comme le soulignent les données de l’enquête réalisée avec le CEFRIO (2017), le visionnement individuel domine largement chez les jeunes adultes québécois : 68 % des 19-25 ans regardant toujours ou assez souvent seuls des contenus en ligne. Le visionnement connecté des séries constitue d’ailleurs pour beaucoup des participant.e.s, un rendez-vous avec soi-même, permettant d’être tout à fait concentré et de se laisser aller pour vivre plus intensément les émotions suscitées par la série. Conséquence de cette désynchronisation des rythmes d’écoute, la conversation autour de la série est souvent reportée à la fin d’une saison tel que souligné par (Mittell 2015, 2016) et moins centrée sur l’épisode unitaire.
Avec Thomas, on se parle toujours de nos séries, The end of the fuck*** world, il est vraiment dedans. Il me dit bon, t’en es où là ? Tu me dis quand t’en seras à l’épisode 8 et on va s’en parler. Donc, finalement, c’est ça, c’est plus souvent à la fin d’une saison qu’on va s’en parler. (Maxim, 26 ans)
Elle est de ce fait moins étalée dans le temps, ce qui réduit son inscription dans le quotidien ainsi que le volume des échanges puisque certaines discussions autour de l’évolution des différentes intrigues n’ont plus de raison d’être.
[Au] final, quand c’est une série qui est là d’un coup, on va la regarder et en parler après. Alors que là [quand la diffusion est hebdomadaire], on a le temps d’en parler à chaque épisode, de se dire : à ton avis qu’est-ce qui va se passer ? Qui a fait ça ? Ça crée d’autres types de discussions autour de la série. Ça permet de petites théories sur ce qui va se passer. C’est plus de discussions aussi. Parce que les gens ont moins tendance de parler d’une série une fois qu’elle est terminée. (Charlotte, 31 ans)
Toutefois, bien que le mode de visionnement collectif soit moins fréquent, il ne disparait pas pour autant, notamment l’écoute à deux. De plus, se développent des modalités de co-visionnement à distance, synchrone ou asynchrone, avec échange pendant ou après la séance de visionnement via les applications de messageries instantanées (communications par texte ou appels vidéo), Instagram, Facebook, et même les plateformes de jeux : « Dès qu’on regarde un épisode, Walking Dead, par exemple, on discute après. On se fait un petit rendez-vous online sur Facebook puis on discute. » (Lucas, 21 ans).
La facilité à revisionner les séries en ligne, notamment celles figurant dans les catalogues des plateformes de VàD, peut aussi aider la synchronisation des pratiques, offrant la possibilité de mettre en place différentes modalités de visionnement. Madeline visionne ainsi seule les séries qui lui tiennent à cœur pour contrôler son contexte de visionnement, notamment s’assurer une écoute focalisée, pour ensuite reprendre le visionnement avec son conjoint. Elle décrit alors une expérience de visionnement tout à fait différente, qui est l’occasion de nombreux échanges.
[mon copain] il fait beaucoup, beaucoup de commentaires ! Il arrête la série, pour commenter ! Au début, je lui disais : mais qu’est-ce que tu fais là ? On va pas regarder comme ça ? Donc, on s’engueulait. Solution : Je regarde toute seule. Après, je reprends ça avec lui. C’est cool, on se promène dans la série et on s’en parle. (Madeline, 25 ans)
Par ailleurs, les médias socionumériques offrent d’autres espaces pour échanger avec des pairs, principalement le réseau de connaissances. Ces échanges prennent différentes formes plus ou moins engageantes (commentaires, questions et blagues en lien avec la série, publication de photos ou de vidéos de la série, production et partage de mèmes, notation, recommandation, relais et appréciation (j’aime) des publications des membres du réseau, etc.). L’engagement dans ces pratiques n’est pas systématique et s’active lorsque la série interpelle particulièrement les jeunes adultes, notamment lorsqu’une scène les amuse.
[Sur] les réseaux sociaux, des fois on peut afficher une image de ce qu’on regarde. Ben franchement, je peux aussi ne rien écrire, c’est juste pour montrer ce que je fais. […] Faut pas penser qu’à chaque fois qu’on écoute un épisode on poste un truc. C’est juste s’il y a une scène de temps en temps qu’on aime et que ça nous a fait rire. Ben là, on va poster, mais pas chaque fois. […] Souvent on me demande c’est quoi que tu regardes, donc je réponds. Sinon, je pourrais juste afficher une scène que j’aime beaucoup et là les gens sont intrigués par ce que je regarde, ou une vidéo. […] Quand je la regarde [la scène], je la filme avec mon téléphone et je la mets sur Instagram ou sur Snapchat. [Mais] Tu sais que c’est un compte sur lequel tu peux t’exprimer sans que 1000 personnes derrière toi te regardent. C’est un compte avec des gens que tu connais. (Isabelle 18 ans)
Ces pratiques visent à faire état des séries qu’ils regardent, à afficher leurs goûts, réaffirmant l’appartenance à un réseau d'amis ou permettant de le développer. Les réseaux socionumériques sont aussi utilisés pour solliciter des suggestions de séries par exemple via les stories Instagram, une publication sur Facebook, démarches susceptibles d’entrainer des échanges sur la série. Ces outils aident ainsi à « domestiquer le produit […] à l’intégrer à la sphère personnelle, affective, selon des modalités de mises en scène de soi traditionnelles (Goffman, 1959) » (Boni 2012, 150). Rares étaient par contre les participant.e.s faisant état d'une activité contributive en ligne au-delà des échanges qu’ils ont entre amis sur les réseaux socionumériques. Quelques-uns publient dans différentes communautés existant autour des séries sur les forums, comptes Facebook ou Instagram créés par les producteurs mais ces contributions restent ponctuelles. La plupart des participants rapportent par contre lire les contributions des usagers dans ces espaces d’échange, pratique qui peut se substituer aux échanges avec les amis : « Des fois, j’en parle avec des amis mais pas nécessairement. Non, souvent quand j’ai fini mon épisode, je vais regarder ce que les gens en disent sur Reddit. » (Valentin, 20 ans)
Recherche d’information et consommation paratextuelle
Tous les participant.e.s rapportent être exposés, sans recherche active de leur part, à différents paratextes en lien avec certaines séries lors de leur consultation des médias socionumériques. Ces expériences leur donnent un avant-goût des séries, les plongent dans l’univers de la série et peuvent susciter l’envie de la regarder. La multiplication et la circulation des paratextes sur Internet ouvrent ainsi différentes « portes d’entrée » vers le monde de la fiction, sans que le spectateur l’ait nécessairement décidé (Boni 2011, 240).
Je me promenais sur internet, sur diverses plateformes, puis y avait souvent des mèmes en fait de cette émission-là qui ressortaient (je parle de How I met Your Mother), que ça soit des passages de l’émission, que ça soit vidéo ou que ça soit même en photo avec les sous-titres en dessous. […] Je voyais, l’ambiance et puis le fait que les personnages sont dans un bar, ils parlaient, ça venait me chercher. Et je connaissais un acteur qui était Neil Patrick Harris. Et puis ce qui était écrit me faisait rire. Ça a pas été à la première fois que j’ai vu les images que j’ai tout de suite été regarder l’émission, ça a été en reregardant des plateformes, que ce soit Facebook, que ce soit des plateformes plus de mèmes, juste pour me divertir, que bon, ces images-là revenaient et revenaient, et c’était tout le temps des segments différents. […] pis que je me suis attaché aux personnages sans même avoir regardé la série. J’avais même pas regardé le pilote de l’émission, pis je m’étais attaché à cette émission-là. Alors, je me suis dis : pourquoi pas lui donner une chance, pourquoi pas commencer la série ? (Léo,22 ans)
La plupart des participant.e.s s’engagent aussi dans une recherche active d’information sur les séries qu’ils regardent ou envisagent de regarder. La démarche qui poursuit plusieurs objectifs, débute généralement sur le moteur de recherche Google et débouche sur une variété de ressources (articles presse, photos et vidéos, échanges entre pairs, etc.) qui sont consultées sur différentes plateformes (réseaux socionumériques dont les comptes des productions, sites web, plateforme YouTube, etc.).
Les participant.e.s rapportent tout d’abord, effectuer des recherches d’information lors de la sélection d’une série afin d’évaluer leur intérêt à s’y engager. En contexte de visionnement connecté, si les pairs restent la première source d’information sur les séries (59 % des jeunes adultes âgés de 19 à 25 ans découvrant des séries via les suggestions des amis), les systèmes de recommandation des plateformes de VàD jouent un rôle de plus en plus important dans les choix de visionnement, constituant pour 44 % la deuxième source d’information pour trouver de nouveaux contenus (CEFRIO 2017). En conséquence, une partie des séries parvient aux jeunes adultes sans recommandation des pairs ni avis de la critique. Pour pallier ce manque d’information, certains consultent en ligne différentes ressources sur la série (résumés, information sur le genre de la série, la distribution, photos des acteurs principaux, information sur la production, évaluations et commentaires de spectateurs-rices, articles presse, etc.) auxquelles ils accèdent généralement via Google ou directement sur certains sites comme Wikipédia ou IMDb. Plusieurs se limitent aux informations présentées sur les plateformes de VàD (vignette de la série, résumé, présentation de la distribution, bande annonce) mais développent des stratégies d'évaluation rapide de leurs trouvailles : visionnement des premières minutes du pilote, celui-ci pouvant aussi être parcouru en accéléré, voire regardé entièrement pour se faire « une vraie bonne idée ». L’objectif est d’avoir toujours en cours une série qu’ils apprécient et dans laquelle ils se sentent bien, quitte à revenir vers des séries déjà visionnées comme déjà souligné.
Une fois l’engagement dans une série, la recherche d’information vise à mieux comprendre ou anticiper un élément de la trame narrative, valider un fait historique, se documenter sur le contexte socioculturel ou historique, découvrir la vie et la filmographie des acteurs-rices, ou encore, en apprendre davantage sur le contexte de production.
The Good Doctor je considère que c’est une des séries où j’ai fait le plus de recherches. C’était après ou pendant les épisodes. Genre, cette opération est-ce que c’est vrai ? Ça se peut tu ça ? (Caroline, 24 ans)
Ces recherches peuvent se faire avant, pendant ou après la séance de visionnement, le dispositif de visionnement connecté permettant de consulter Internet au moment où émerge le questionnement, y compris en parallèle du visionnement, par exemple, via le téléphone cellulaire.
La consommation des paratextes, beaucoup plus accessibles dans les environnements numériques connectés, émerge des questionnements des individus, en même temps qu’elle contribue à les alimenter. Elle stimule le processus de réflexion autour de la série, notamment les questionnements identitaires et ce d’autant que les séries contemporaines explorent « de nouveaux territoires » (Maigret et Soulez 2007), traitant de questionnements en phase avec ceux des jeunes adultes (Julier-Costes, Jeffrey, et Lachance 2014). Plusieurs participant.e.s souhaitent comparer leur interprétation à celles d’autres spectateurs. L’objectif est de cerner la réception de la série, y compris les réactions des publics transnationaux qui sont plus perceptibles avec la géolocalisation des spectateurs (Boni 2017).
D : Une série brésilienne [comme 3 %], j’ai beau l’analyser, imaginer qu’est-ce que je veux… je la regarde avec mes yeux de Nord-Américain, tandis que quelqu’un qui la regarde et qui est au Brésil, il va pas forcement voir les mêmes choses que moi. […] c’est grâce à Internet veut, veut pas, qu’on peut aller voir le point de vue d’ailleurs sur la planète, ça permet d'élargir...
I : Et comment sais-tu d’où viennent ces commentaires ?
D : Parce que les commentaires en bas, c’est marqué. Genre quand quelqu’un écrit un texte, ça va dire son nom et c’est facile de trouver d’où il vient. (Danny, 22 ans)
La recherche paratextuelle concerne tant des séries en cours de diffusion que des séries anciennes accessibles en ligne dans leur intégralité. Toutefois, la pratique est plus fréquente dans les moments d’attente interépisodes ou intersaisons, soit lorsque les intervalles sont imposés. L’objectif étant le plus souvent d’apaiser la tension associée au récit laissé en suspens et de rester dans l’univers de la série et avec les personnages, si les épisodes suivants sont disponibles, poursuivre le visionnement constitue l’option préférée.
C : Je vais sur internet pis je suis comme « ok qu’est-ce qui va arriver au prochain épisode ? » […] Je sais pas, peut-être la curiosité de juste savoir. […] À la fin d’un épisode où est-ce que je suis comme : Oh my God ! qu’est-ce qui va arriver la prochaine fois ?
I : Même si l’épisode est déjà disponible, par exemple sur Netflix ?
C : Euh non, si l’épisode est déjà disponible, je vais juste le regarder. C’est quand je dois comme attendre une semaine, ou comme deux semaines. Des fois, ils font attendre comme trois/quatre semaines parce qu’ils ont comme une pause. Mais si l’épisode est déjà disponible, je vais juste le regarder, je vais pas aller sur Internet. (Chloé 21 ans)
Pendant l’attente intersaisons, période de recherche active d’information, plusieurs participant.e.s s’abonnent aux comptes des productions sur les médias socionumériques, pour savoir si une nouvelle saison est prévue, être informés de sa date de sortie et se nourrir de différents paratextes qui y sont diffusés (bande annonce, actualités diverses sur la production et les acteurs). Ces éléments contribuent à maintenir actif le lien avec la série et réactivent le travail de spéculation autour de la trame narrative (Cornillon 2018; Boni 2012).
Il s’est passé un truc, y a un des acteurs qui s’est fait virer, donc là, je voulais savoir ce qui allait se passer avec son personnage et je me rappelle avoir beaucoup cherché pour comprendre ce qui allait se passer. Puis même dernièrement, quand j’ai regardé la saison, là je sais qu’il reste quelques épisodes encore qui sont pas encore sortis, puis je voulais savoir ce qui allait se passer après, est-ce que ça allait être renouvelé ou pas. (Simon, 19 ans)
Ces intervalles intersaisons sont aussi, comme nous l’avons souligné, des occasions de revisionner les saisons disponibles. Cette pratique permet de voir d’autres détails de la trame narrative, de s’intéresser à la trajectoire d’autres personnages, de visionner la série dans un autre contexte et d’y cheminer différemment, la nouvelle écoute permettant aussi de mieux saisir et interpréter les émotions ressenties. Elle offre ainsi la possibilité pour le spectateur.rice de porter un regard réflexif sur son expérience de visionnement et de poursuivre le dialogue avec le texte.
Conclusion
L’accès aux saisons dans leur intégralité sur les plateformes de VàD ou de streaming illégal permet aux individus de personnaliser les intervalles qui ponctuent leur visionnement de séries et ainsi de s’affranchir des contraintes associées à la diffusion linéaire, caractéristiques de l’institution télévisuelle, notamment l’attente entre les épisodes. Très présent dans le discours des participant.e.s rencontrés, ce sentiment de contrôle associé au fait de regarder une série donnée, au moment et au rythme désirés et dans un contexte choisi et personnalisé est selon Jenner (2018, 114), ce qui caractérise la pratique du binge watching beaucoup plus que le nombre d’épisodes enchaînés.
In fact, the autonomy to decide when to watch what, in a chosen language without ad breaks, at a chosen pace and at a convenient time to ensure attention, may be the most crucial aspect of binge watching. This suggests that binge watching implies control more than a dictated number of episodes to watch.
(Jenner 2018, 114)
Toutefois, comme le souligne l’auteure, la pratique du binge watching n’est pas comme le suggère le discours de Netflix, une « façon naturelle » de regarder des séries. Tout comme le rendez-vous hebdomadaire est un format construit par l’institution télévisuelle, l’auto-programmation et le visionnement condensé des séries s’inscrivent dans un modèle commercialisé par Netflix et repris par certaines plateformes de VàD, caractérisé par une offre centrée sur l’individu consommateur à qui l’on propose une entrée vers un « flux de contenus personnalisé » par l’algorithme (« insulated flow ») (Jenner 2018, 115).
La disparition du rendez-vous télévisuel autour de l’épisode hebdomadaire et l’individualisation croissante des pratiques de visionnement réduisent clairement les possibilités d’échange au moment du visionnement, comme le rapportent nos participant.e.s. Et Netflix, comme d’autres plateformes de VàD, n’encourage guère la participation des audiences ou la création de collectifs sur sa plateforme malgré une présence sur les médias sociaux (Jenner 2018). Ce faisant, plusieurs, participant.e.s témoignent de l’empreinte moins importante dans leur parcours des saisons « consommées » rapidement et moins discutées. Le modèle du visionnement condensé semble ainsi porter atteinte à la dimension collective du visionnement : « Accéder à l’ensemble d’une saison sans devoir se plier à un rythme de diffusion par émiettement empêche de rêver collectivement la série » (Campion 2019, 2).
Toutefois, cela ne concerne pas toutes les séries puisque certaines saisons continuent d’être diffusées selon un modèle hebdomadaire (ou tout au moins sont livrées de manière fragmentée) sur les plateformes en ligne des chaines câblées, sur les sites de streaming illégal et pour certaines séries, sur les plateformes de VàD (Jenner 2018). C’est d’ailleurs le mode de diffusion qu’ont adopté les nouvelles plateformes Disney+ et Apple TV+ pour leurs contenus originaux et produits d’appel (respectivement The Mandolarian et The Morning show), et qui est prévu pour la plateforme HBO Max qui sera lancée au printemps 2020 (Hersko 2019). L’objectif annoncé est de revenir au modèle de diffusion hebdomadaire caractéristique de la télévision afin de favoriser l’engagement des abonnés en créant l’évènement autour des contenus exclusifs des plateformes[10]. Il est aussi de fidéliser les spectateurs malgré des catalogues encore peu fournis (Hersko 2019). Toutefois, dès lors que les séries sont archivées en ligne, les usagers ne sont pas contraints par le modèle de diffusion hebdomadaire et peuvent choisir d’attendre que l’intégralité de la saison soit disponible. Les technologies numériques permettent ainsi au spectateur de naviguer entre des programmations imposées, qui ne sont plus seulement télévisuelles, et des choix plus personnalisés (Perticoz et Dessinges 2015).
À l’inverse, même lorsque les saisons sont diffusées dans leur intégralité sur les plateformes de VàD, et donc disponibles pour une réception hétérochrone, les séries n’échappent pas à un effet d’agenda impulsé par les plateformes et amplifié par les réseaux socionumériques. Dans ce contexte, la saison devient le nouvel épisode avec pour conséquence que la capacité créative de l’intervalle s’exerce désormais entre les saisons plutôt qu’entre les épisodes (Mittell 2015, 2016). La conversation se déplace ainsi en fin de saison, voire en fin de série. Elle se déploie aussi en partie sur les médias socionumériques, les conversations avec le réseau de connaissances prenant différentes formes (dont le partage de photos ou vidéos de la série, les publications de statuts, et les appréciations « j’aime ») qui visent surtout la mise en scène de soi. Les pratiques contributives plus élaborées, témoignant d’un engagement sur le long terme et participant du sentiment d’appartenance à une communauté, bien documentées dans les travaux sur les fans (Boni 2012; Bourdaa 2012), concernent par contre une minorité de nos participant.e.s.
Spreadable media encourages horizontal ripples, accumulating eyeballs without necessarily encouraging more long-term engagement. Drillable media typically engage far fewer people but occupy more of their time and energies in a vertical descent into a text’s complexities.
(Mittell 2015, 290)
La consommation des paratextes est par contre importante et ce d’autant que ceux-ci se multiplient et sont via les environnements connectés plus accessibles, y compris les contributions de spectateurs transnationaux. Pour les spectateurs en manque de « cadre d’interprétation » (Esquenazi 2007) pour s’approprier les contenus qu’ils découvrent en ligne, le visionnement connecté s’accompagne d’un travail supplémentaire de recherche d’information sur la série et sa diffusion. Le recours aux paratextes figure enfin parmi les tactiques que développent les spectateurs pour gérer le vide que laisse le passage plus rapide d’une saison. Cette consommation paratextuelle contribue à « [instaurer] une forme de tension narrative extérieure au récit » (Goudmand 2018, 502), témoignant du rôle déterminant que jouent ces éléments dans la réception des séries (Boni 2012) et de leur « héritage dans l’imaginaire collectif » (Cornillon 2018, 74). Comme l’expliquent Berton et Boni (2019, 6), les séries constituent aujourd’hui des « « écosystèmes narratifs », elles étendent leurs frontières au-delà de leurs limites textuelles puisqu’elles se prolongent à travers différentes ramifications, formant ainsi « un monde » qui prime sur l’intrigue elle-même ». Il n’est donc pas surprenant que ce soit avec tout l’écosystème de la série que le spectateur engage le dialogue (Berton et Boni 2019).
Si la production, la circulation et le recours aux paratextes sont concentrés pendant les intervalles imposés par les institutions médiatiques (sites des chaines télévisuelles, plateformes de VàD concernant leurs productions originales), conséquence de la plus forte mobilisation des fans et des « publics ordinaires » pendant ces attentes qui ponctuent la première diffusion d’une série (Campion 2019; Cornillon 2018; Mittell 2015), elles ne s’y limitent pas. Nos données témoignent en effet de certaines activités de production et surtout d’un engagement significatif des spectateurs avec les paratextes bien après la fin d’une saison et même d’une série. Cet étalement de la consommation paratextuelle est une conséquence des décalages qui perdurent pour plusieurs séries dans les agendas de diffusion dans différentes régions du monde, des disparités dans les accès des utilisateurs aux différentes plateformes de VàD, et surtout de la personnalisation croissante des choix de visionnement. En contexte de visionnement connecté, la gestion de l’effet sériel est largement entre les mains des individus (Kustritz 2014) dont les tactiques pour mieux vivre les attentes entre les saisons et entre les séries impliquent une consommation paratextuelle importante (recherche continue de séries à visionner, suivi des agendas des sorties, recherche et consommation paratextuelle, revisionnement d’extraits ou de saisons), et aboutissent à une mise en série personnalisée des contenus visionnés.
Ce processus de mise en série se joue au niveau du parcours de visionnement individuel tout entier. Intégrant les productions paratextuelles, il contribue à un élargissement de la sérialité (Kustritz 2014). Les pratiques de revisionnement jouent aussi un rôle important, car si les séries sont consommées de plus en plus rapidement, persiste un besoin de retour à un espace connu qui est l’occasion de revisiter et de reconstruire le récit sériel en fonction des besoins et des humeurs. Le revisionnement de séries constituerait à ce titre, une pratique s’inscrivant dans une perspective de « décélération » (Rosa et Renault 2014) grâce à la constitution de « listes de lecture du passé » (Lizardi 2015, 8) que les individus peuvent revisiter au besoin. Sur les plateformes de VàD, des listes personnalisées sont proposées, certaines constituées par l’usager et d’autres générées par l’algorithme, pour articuler contenus connus et nouveautés. Est ainsi produite une « sérialité basée sur les recommandations » qui tendrait à des boucles d’exploration répétitives des contenus figurant dans les bases de données (Maeder et Wentz 2014), le spectateur-trice conservant néanmoins la liberté de contourner ces prescriptions automatisées (Delaporte 2018).
Recommendation-based serialization thereby necessarily leads to a series of similitude. Distinct segments link up with each other either through semantics (tags and keywords) or by automated observation of user activity. Following paths of recommendation leads, however, to a perpetuation of these paths and thereby tends to disable the interface's ability to produce difference. Thus, following recommendations frequently results in loop-like structures, where a user's movement across the database folds onto itself through algorithmic repetition (cf. MacKenzie 2006, p. 176).
(Maeder et Wentz 2014)
C’est donc une autre forme de sérialité qui se met en place en contexte de visionnement connecté, centrée sur les intervalles entre les saisons et entre les séries, et dont la gestion incombe à l’usager des plateformes. « La sérialité [serait ainsi désormais] un effet ressenti par le public plus qu’une intention prédéterminée et uniforme des producteurs » (Kustritz 2014, 6, notre traduction). Les parcours de visionnement sont ainsi de plus en plus personnalisés et façonnés par les recommandations des algorithmes. Dans ce contexte, la façon dont les spectateurs.rices s’approprient les contenus est transformée avec, comme l’indiquent nos données, des usages accrus des paratextes qui s’insèrent dans le « flux personnalisé » (Jenner 2018, notre traduction).
Appendices
Notes
-
[1]
Notre traduction : « Connected viewing refers specifically to a multiplatform entertainment experience that relates to a larger trend across media industries to integrate digital technology and socially networked communication with traditional screen media practices ».
-
[2]
Boni (2012) propose de traduire le verbe spread qu’utilisent Jenkins, Ford et Green (2013) pour rendre compte de la « dimension active de la consommation » des contenus culturels et des paratextes qui leur sont associés, par les verbes « étaler », « répandre » ou « essaimer ».
-
[3]
Mittell (2015) préfère l’emploi de l’expression « compressed viewing » à celle plus populaire de « binge watching » qui est connotée négativement car associée à la représentation d’un spectateur passif qui engloutit les épisodes.
-
[4]
Cette accessibilité permanente aux contenus revendiquée dans le discours des plateformes a pourtant certaines limites puisque les droits de diffusion sont acquis par celles-ci pour des durées limitées et pour certaines zones géographiques.
-
[5]
Pour plus d’information sur cette enquête voir Thoër et al. (2021) et (CEFRIO 2017).
-
[6]
En 2017, au Québec, les séries Unité 9 ou Fugueuse se retrouvent parmi les séries les plus visionnées en ligne par les jeunes via le site tout.tv pour la première et via le site de replay de la chaine TVA pour la deuxième (CEFRIO 2017).
-
[7]
Comme le souligne Barthes (2018), la catégorie « séries originales » de Netflix inclut des productions financées par la plateforme et des séries dont Netflix achète les droits de diffusion exclusifs en dehors de leur pays d’origine.
-
[8]
Quatre jours après le lancement de la série, Netflix États-Unis annonçait que la série avait été visionnée par 40.7 millions d’abonnés, dont 18.2 millions auraient terminé le visionnement des 8 épisodes de la saison en 4 jours ou moins. Bien que le mode de comptabilisation des visionnements de Netflix soit questionné et que la plateforme manque de transparence quant à ses données utilisateurs, ces chiffres montrent néanmoins un certain effet d’agenda (Liptak 2019).
-
[9]
La pratique permet comme l’ont souligné Mittell et Gray (2007), de mieux apprécier l’intrigue (de voir comment on en est arrivé là), et de suivre la série de manière plus sereine.
-
[10]
Il sera intéressant de voir dans quelle mesure ces propositions des nouvelles plateformes qui prônent un retour à la diffusion hebdomadaire des épisodes, vont affecter la gestion des intervalles, tant au niveau de la production que de la réception des séries.
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