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Introduction

L’intervalle sériel n’est pas seulement celui qui se produit entre deux visionnages, il est aussi, sur un plan narratif, la possible ellipse qui se produit dans la diégèse. Entre deux épisodes, il peut, ou non, s’être passé quelque chose et, dans un cas ou dans l’autre, la structure de la sérialisation n’est pas la même. C’est notamment cette absence construisant, par contraste, l’autonomie des épisodes qui me semble fondamentale dans les séries que j’appelle semi-feuilletonnantes formulaires[1]. Ces séries ont pour caractéristique de mettre en place des intrigues bouclées à chaque épisode, proposant toujours la même construction narrative. Ainsi, les séries médicales présentent souvent un patient de la semaine et, par conséquent, vont structurer l’épisode autour d’une quête visant à le soigner : découverte des symptômes, diagnostic, peut-être un nouveau diagnostic lorsque les médecins ont davantage d’éléments et enfin traitement. L’intrigue au cœur de ce schéma implique donc une série d’étapes qui seront systématiquement traversées dans toutes les occurrences mais avec une marge de variations qui permet à l’épisode de posséder sa spécificité. Il en est de même pour les séries d’avocats avec le client de la semaine, des séries policières avec l’enquête de la semaine, ou même des séries fantastiques avec le monstre de la semaine. Parallèlement à ces structures itératives, ces séries viennent également développer des arcs feuilletonnants sur plusieurs épisodes, sur la saison, voire sur la série entière. Dans cet article, je m’intéresserai à deux exemples en particulier, The Pretender et Angel pour analyser comment l’ellipse est inhérente au fonctionnement de leur modèle sériel. Les deux séries, de manière explicite et problématisée, travaillent un hors-champ constitué par toutes les histoires situées dans les ellipses entre les épisodes (qui n’existent pas seulement en puissance : elles arrivent en effet réellement aux personnages puisque nous en avons des traces).

The Pretender (Long Mitchell, Steven et Van Sickle, Craig W 1996–2000) raconte l’histoire de Jarod, un génie enlevé à sa famille lorsqu’il était enfant et élevé dans une mystérieuse institution appelée Le Centre. A l’âge adulte, il finit par s’enfuir après avoir découvert que les simulations que le Centre lui faisait effectuer étaient utilisées à des fins peu louables. Jarod est un caméléon – d’où le titre de la série – et il utilise ses capacités tout au long des saisons pour aider les personnes qu’il rencontre, en endossant à chaque fois un nouveau rôle, une nouvelle identité et un nouveau métier. Il cherche aussi à savoir qui il est et à retrouver sa famille, alors qu’il est poursuivi par une équipe du Centre. Angel (Whedon, Joss et Greenwalt, David 1999–2004), quant à elle, est la spin-off de Buffy The Vampire Slayer (Whedon, Joss et Greenwalt, David 1997–2003) et tourne autour du personnage éponyme, un vampire ayant une âme et tentant de se racheter en montant une agence de détectives, Angel Investigations, qui aide ses clients victimes de phénomènes surnaturels à Los Angeles. Afin de comprendre la manière dont les deux séries travaillent l’ellipse et de ce fait leur forme spécifique de narration sérielle dans l’espace entre deux épisodes, je m’attarderai plus spécifiquement sur deux séquences d’ouverture, celle de « Curious Jarod », épisode 1.04 de The Pretender, diffusé en 1997 et celle de « Hearthrob », épisode 3.01 d’Angel, diffusé en 2001. A partir de ces deux exemples, j’essaierai de montrer la place de l’ellipse inter-épisode dans ces deux séries et la manière dont ces dernières la réfléchissent.

Traces de la formule

Dans Angel, l’épisode commence là où il devrait normalement se terminer, lorsque les protagonistes ont combattu le démon et reviennent à leur agence. La caméra est à l’intérieur de l’hôtel qui leur sert de lieu de travail et les accueille littéralement chez eux, fatigués mais évoquant la nature finalement quotidienne de cette bataille qu’ils viennent de mener. Il ne s’agit donc pas d’une scène d’action mais bien du commentaire d’une action qui a été menée auparavant, d’un combat que nous ne verrons jamais car il a eu lieu entre les deux épisodes. Ce n’est pas ici une occurrence de la technique classique de la prolepse suivie d’un retour en arrière amenant l’épisode entier à expliciter comment les personnages en sont arrivés à la scène d’ouverture. Au contraire, il y a bien une ellipse et la scène qui est présentée est précisément de l’ordre de l’anti-climax, de l’après, sans tenter de mettre en place un effet de suspense qui ramènerait les publics vers une démarche de reconstitution du contenu de cette ellipse. Ce contenu n’est pas accessible et il faut l’accepter. Le motif du combat invisibilisé par l’ellipse revient plusieurs fois dans la série, même s’il ne s’agit pas d’un motif récurrent dans les scènes d’ouverture. Mais le cas de « Hearthtrob » est particulièrement intéressant pour sa dimension réflexive quant aux autres formes d’ellipses entre deux épisodes. Par ce dialogue, les personnages, en effet, font retour sur leur vie, leur quotidien et sur le statut des événements qui se sont produits dans la scène qui précède l’épisode. C’est en cela que l’on peut dire que cette ouverture est méta-narrative puisqu’elle attire l’attention sur l’un des procédés qui se trouve au cœur même du fonctionnement de cette fiction.

À l’inverse de ce qui se passe dans Angel où l’ellipse entre deux épisodes est toujours présente mais n’est que ponctuellement soulignée, celle-ci devient un motif constamment mis en avant et commenté dans The Pretender. « Curious Jarod » s’ouvre ainsi sur une scène où Miss Parker, Broots et Sidney interrogent un homme qui a cotoyé Jarod dans sa précédente mission pour apprendre en quoi consistait cette mission dans l’espoir de trouver des indices sur l’endroit où il se trouve désormais et, peut-être, le capturer. Jarod, cette fois, a laissé un certain nombre de livres derrière lui, qui traitent notamment de la question de la chance. Il va en effet se rendre par la suite dans un casino. Dans cette séquence, il reste donc à la fois des traces de la mission passée, notamment sous la forme du récit du personnage qui a cotoyé Jarod, et des indices sur celle à venir. L’épisode sur lequel je m’arrête ici n’est qu’un exemple parmi d’autres d’ouverture du récit non pas sur Jarod lui-même, mais bien sur ses poursuivants. Miss Parker et ses accolytes du Centre découvrent le lieu où il a effectué sa mission précédente, non pas celle de l’épisode d’avant, mais bien une des missions qu’il a accomplies entre les deux épisodes et que nous ne verrons jamais. Le Centre a toujours, littéralement, un temps de retard sur Jarod et les personnages principaux sont donc toujours situés dans deux espaces séparés[2]. Dans le cas des deux séries, il reste des traces de ces histoires qui auraient pu être racontées mais qui ne sont pas montrées directement et dont nous ne saurons rien de plus. Dans Angel, ces traces sont la fatigue sur les visages, les visages sales et les armes à nettoyer. Dans The Pretender, les livres laissés par Jarod et le récit du témoin qui l’a rencontré.

Dans ces séries, les épisodes opèrent des sélections de cas dans le quotidien de leur personnage qui en est une succession ininterrompue. Cette configuration spécifique a pour conséquence que, dans les séries semi-feuilletonnantes formulaires, le hors-champ, ce qui n’est pas montré, est presque aussi important que ce qui l’est. Dans la typologie que j’ai établie, je distingue les séries semi-feuilletonnantes formulaires des séries semi-feuilletonnantes épisodiques, telles que Lost (Abraham, JJ, Lindelof, Damon, et Lieber, Jeffrey 2004–2010) par exemple. Dans ces dernières, même si le statut de l’épisode est un axe de construction de la sérialité et qu’il ne s’agit pas d’un feuilleton absolument continu, il n’y a pas de formule qui se répète d’un épisode à l’autre. C’est plutôt souvent un thème qui donne son unité à l’épisode, sans pour autant qu’il suive toujours le même programme narratif. Alors qu’il est fréquent de penser que la dimension formulaire réduit l’espace dans lequel peut se construire une série, le limite parce qu’elle lui impose un cadre strict, il me semble au contraire que c’est dans la continuité du semi-feuilletonnant épisodique qu’il existe moins d’espace narratif entre les épisodes. Cette forme peut tout à fait produire des ellipses narratives entre les épisodes, mais elles ne sont pas de même nature que celles qui structurent de manière inhérente les séries semi-feuilletonnantes formulaires. En effet, dans ces dernières, l’ellipse est obligatoire.

La formule correspond généralement au quotidien des personnages et, le plus souvent, à leur travail. Elle relève de leur ordinaire. Le quotidien de l’équipe d’Angel est d’être embauché par un client, de déterminer quel est le problème surnaturel et de l’éliminer. C’est là le programme narratif de la plupart des épisodes de la série. C’est d’ailleurs ce que commentent les personnages dans l’ouverture de « Hearththrob ». Ils expriment le fait qu’ils n’ont littéralement pas de vie en dehors de ce qu’ils font. Leur mission toujours renouvelée donne du sens à leur vie, mais aussi à la narration sérielle dont ils sont les personnages. Plus encore, Angel se construit sur l’idée d’une contestation du feuilletonnant, entendu comme grand récit – représenté dans la série notamment par le motif des prophéties –, au profit de l’histoire sans cesse renouvelée que constitue la formule[3]. Le propos de la série est que le mal est partout, en chacun de nous, qu’il ne peut donc pas être anéanti dans une grande bataille ultime et que, de même, il ne peut pas y avoir de rédemption finale pour son héros, entendue comme une récompense dans un récit téléologique. Pour ces personnages, il s’agit d’un combat de chaque jour et sans fin. Ainsi, pour Angel Investigations, le plus important est d’aider chaque personne qui se présente à leur porte, ou bien, pour l’exprimer en termes narratifs, le plus important est la formule. La formule est mise en avant non comme quelque chose à dépasser mais bien comme ce qui est le sens même du récit. D’ailleurs, lorsque les personnages perdent de vue leur mission et qu’ils se concentrent exclusivement sur des éléments qui relèvent d’une intrigue feuilletonnante les concernant, la catastrophe, l’apocalypse, advient littéralement. Ainsi la saison 4 est celle dans laquelle les épisodes se suivent le plus directement et c’est également celle qui mène à un désastre total pour les personnages. Le slogan d’Angel Investigations est « To help the helpless », et c’est bien ce qui est présenté comme étant le plus important dans la série, c’est-à-dire chaque cas, chaque personne que l’équipe rencontre. Mais si chacun des cas est aussi important l’un que l’autre, cela donne évidemment un statut fondamental à tous ceux qui ne sont pas montrés, tous ceux qui sont dans l’ellipse. Précisément, lorsque, dans la saison 4, il n’y a plus d’ellipse, il n’y a plus d’espace pour ces autres auxquels on s’intéresse le temps d’un épisode. Le récit se resserre et, dans la structure idéologique spécifique que développe Angel, c’est là le signe que les personnages sont perdus. Paradoxalement, on voit ici comment, dans le fonctionnement narratif spécifique qui est établi par ces séries, la contrainte de la formule laisse du jeu dans le récit et permet de suggérer une multitude d’histoires, ce qui instaure un processus de déhiérarchisation.

Hors-champ et rapport à l’autre

Le hors-champ créé par cette structuration de la narration construit un certain rapport à l’autre et une perception spécifique du personnage. Ces séries présentent en principe des personnages qui apparaissent lors d’un seul épisode, que l’on apprend à connaître, qui interagissent avec les protagonistes mais qui ne reviendront probablement jamais. Ainsi, ces personnages de passage se construisent toujours fondamentalement autour d’une autre forme de hors-champ constitué de deux invisibles, leur passé et leur avenir. Dans les séries semi-feuilletonnantes épisodiques, l’intrigue est souvent centrée autour d’un groupe de personnages et autour d’eux seulement. Si la focalisation peut changer d’un épisode à l’autre, c’est plutôt pour faire alterner les points de vue au sein de ce groupe premier et non pour en sortir. Ainsi, dans Lost (Abraham, JJ, Lindelof, Damon, et Lieber, Jeffrey 2004–2010), chaque épisode se concentre sur un personnage dont nous est présenté le passé – en tout cas dans la première partie de la série – à travers une série de flashbacks, destinés à combler au moins en partie le hors-champ que constitue le passé d’avant le crash. De même, si l’épisode adopte temporairement le point de vue d’un personnage resté jusqu’à présent plus en retrait ou bien d’un nouveau personnage, c’est précisément pour l’intégrer dans le cercle des protagonistes par ce geste de lui confier la voix d’un épisode[4]. C’est le même fonctionnement dans la série Thirteen Reasons Why (Yorkey, Brian 2017), elle aussi semi-feuilletonnante épisodique. Il s’agit bien ici d’un changement de focalisation qui, bien qu’il fournisse une spécificité à l’épisode garantissant sa part d’autonomie, contribue également à la continuité de la série, pensée comme grand récit résultant de l’ensemble des points de vue.

Dans les exemples de séries semi-feuilletonnantes formulaires qui m’intéressent, en revanche, chaque épisode offre une voix à un personnage qui ne deviendra jamais un protagoniste et qui passera hors champ dès la fin de l’épisode. Le statut de ce personnage plus que secondaire est donc littéralement celui d’une guest star. E.R. (Crichton, JJ 1994–2009) fonctionne également sur ce principe, ce qui a pour conséquence que les patients sont particulièrement marquants dans l’économie de la série et dans la mémoire des publics. Cette structure est, de plus, un espace idéal pour des guests stars au sens habituel du terme, puisqu’elle leur offre précisément un terrain de jeu suffisamment important. Beaucoup des guests stars dans E.R. ont ainsi joué des rôles de patients : on peut penser à Forest Whitaker ou encore Cynthia Nixon. Cette utilisation d’acteurs ou d’actrices connu·e·s redouble l’idée que les patients sont au centre de l’attention des protagonistes, mais aussi de celle des téléspectateurs et téléspectatrices. Cette question du personnage secondaire se retrouve dans bien des séries même si toutes les séries semi-feuilletonnantes formulaires ne le mettent pas autant en avant.

Or dans Angel et The Pretender, ce rapport au personnage secondaire, à la mission de la semaine, à la formule, introduit une réflexion sur le rapport à l’autre et sur l’empathie. Ces séries sont en effet fondées sur l’idée de la rencontre. C’était déjà d’ailleurs ce qui était problématisé dans une série comme Quantum Leap (Bellisario, Donald 1989–1993) à la fin des années 1980 : dans chacun de ses épisodes, le scientifique Sam Beckett se trouve projeté dans le corps et la vie d’un individu du passé qu’il aide afin de corriger les erreurs de l’histoire. Or le moment du départ de Sam à la fin de chaque épisode, après qu’il a accompli sa mission, est parfois un moment de déchirement, précisément en raison de l’attachement construit envers ces personnages de passage. Notons également que Quantum Leap est aussi un bon exemple de l’ellipse qui nous occupe ici, dans la mesure où chaque épisode se termine par la transmutation de Sam dans un autre corps quelques secondes avant le générique : cela donne lieu généralement à une séquence saugrenue puisqu’il se retrouve dans une situation on ne peut plus in medias res et s’exclame toujours dans la confusion de la situation « Oh Boy » (Oh Bravo, dans la version française de la série). Or cette scène n’est pas toujours le début de l’épisode suivant, mais parfois une vision furtive d’une des missions que nous ne verrons jamais, précisément celles qui se situent dans l’ellipse entre deux épisodes. On voit donc comment cette série joue également sur les effets possibles de cette construction narrative inhérente à la forme semi-feuilletonnante formulaire. Et elle le fait pour mettre en avant la même idée que celle de The Pretender (une série qui, on peut le dire, en est presque une héritière directe) et d’Angel, celle de l’empathie et de la mise en avant de la place de l’autre.

Ellipse, formule et feuilletonnant

Les personnages qui n’appartiennent qu’à un seul épisode sont souvent découverts in medias res si l’on peut dire, au milieu d’une situation compliquée, de détresse. Ils surgissent dans la vie des protagonistes et dans la série pour les publics. Or ce rapport au personnage guest star fait en partie l’autonomie de l’épisode dans ce modèle narratif, mais porte également, au moins partiellement, le propos de ces séries. Ainsi, même si ces personnages surgissent et disparaissent, même s’ils ne sont que de passage, ils constituent cependant l’enjeu dramatique de l’épisode pour les protagonistes. Toutes ces séries sont des séries professionnelles ou assimilées, séries de médecins, d’avocats, de policiers. Dans le cas de The Pretender, la mission de Jarod ne correspond pas à un travail mais elle structure en revanche son temps et par ailleurs implique qu’il endosse une certaine identité professionnelle, ce qui amène à réinvestir, le temps d’un épisode, les codes de séries professionnelles correspondantes, comme le note Guillaume Soulez[5]. Ce qui rythme le quotidien de ces personnages, de Jarod comme d’Angel et de ses amis, est bien cette attention à l’autre systématiquement renouvelée. Un épisode de The Pretender (« Bloodline » Part 2, 2.22) qui se centre sur le personnage d’Angelo, génie empathique victime d’expériences menées sur lui dans son enfance, et qui réécrit le motif du roman de Daniel Keyes, Flowers for Algernon (1966), explicite bien cet enjeu. Un petit garçon, interprété par Haley Joel Osment (qui acquiert d’ailleurs désormais pour nous rétrospectivement le statut de guest star en raison de son succès l’année d’après dans Sixth Sense de M. Night Shyamalan), subit le même traitement qu’Angelo. Le spectateur ou la spectatrice découvre ce personnage dans cet épisode et ne le reverra jamais après. Or Angelo, personnage auquel les publics sont déjà attachés depuis longtemps, guérit au fur et à mesure de l’épisode de sa condition grâce à un sérum obtenu avec l’aide de Jarod. Mais avant de pouvoir s’administrer la dernière dose, Angelo se trouve face à un choix éthique : guérir le petit garçon ou se guérir lui-même. Il choisit de se sacrifier pour l’enfant et l’épisode se termine sur la régression de la condition d’Angelo, désormais irréversible. Ainsi, cette structure tragique est à l’image du modèle de The Pretender : le protagoniste s’y sacrifie pour un personnage secondaire, offrant à ce dernier un statut particulier. On pourrait faire la même remarque à propos d’Angel, qui lui aussi place sa mission d’aider tous ceux qu’il rencontre (et donc le formulaire) au-dessus de sa propre destinée (feuilletonnante).

Ce qui m’intéresse particulièrement dans cette structure et son rapport au personnage, c’est l’ouverture narrative et idéologique qu’elle opère. Précisément elle possède le pouvoir d’accueillir une infinité d’histoires et de recueillir une infinité de personnages. Tellement d’histoires qu’il n’est pas possible de toutes les raconter. C’est la raison pour laquelle l’ellipse devient consubstantielle à ce cadre narratif. L’ellipse en est la conséquence inévitable mais aussi le signe de l’ouverture de cette structure. Elle souligne le fait que chaque personnage peut potentiellement être au centre d’un épisode, et donc que chaque personne est fondamentale. Même si une sélection est faite bien entendu pour donner les épisodes que nous verrons, du fait que le discours de ces séries insiste constamment sur l’importance de chaque personne croisée au cours du récit, le spectateur et la spectatrice sont invité.e.s à penser que les histoires qui ne sont pas racontées possèdent le même statut.

D’autre part, ces histoires contribuent également à faire évoluer les personnages dans le temps où nous ne les voyons pas. C’est particulièrement sensible dans The Pretender et Angel. La séquence d’ouverture de « Hearthtrob » évoquée plus haut en est d’ailleurs un bon exemple. La scène, par sa dimension réflexive, et à travers le motif de la fatigue des personnages, suggère la dimension itérative de ce qui est en train de se passer et donc l’effort devenu quotidien de la lutte contre le mal. Si les personnages sont épuisés, ils sont surtout las, parce que ceci n’est ni leur première ni leur dernière bataille. Ainsi, la séquence permet aux publics de prendre conscience du changement d’échelle de l’action des personnages et de leur évolution au sein de l’environnement qui est le leur. Elle permet d’évaluer à quel point ils sont désormais habitué.e.s à ce genre de missions.

Ce hors-champ situé dans l’ellipse amène donc à repenser la notion de feuilletonnant. Le personnage n’évolue pas seulement grâce à l’intrigue feuilletonnante, mais aussi grâce à tous ceux et celles qu’il croise dans son quotidien. Cette évolution se fait donc souvent dans les interstices du récit. Par conséquent, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’avancée de l’intrigue feuilletonnante, qu’il n’y a pas de feuilletonnant. Je proposerai plutôt de penser le feuilletonnant comme au moins tripartite : soit relatif à l’intrigue feuilletonnante, soit relevant de la construction du personnage, soit relevant de la structuration de la mythologie[6]. L’ellipse, si caractéristique donc de la forme semi-feuilletonnante formulaire, s’inscrit seulement comme partie prenante de ces enjeux de structuration narrative mais aussi idéologique de ces séries. Outre l’importance qu’elle acquiert en suggérant une multiplicité présente dans l’interstice, elle inscrit également le récit dans un rapport au temps plus long et dans un espace fragmenté qui laisse du jeu, à la fois au personnage, au récit et à leur réceptions par les publics.

Ce qui m’intéresse dans les exemples que j’ai évoqués ici est la manière dont la structure à chaque fois spécifique de chacun d’entre eux tire parti des contraintes de la forme dans laquelle ils s’installent pour construire un espace de négociation esthétique et idéologique. Dans ces cas, les séries se servent du motif de l’ellipse en lien avec la question du statut du personnage pour développer un certain rapport au monde, autour de la problématique du rapport à l’autre. Cette structure impose l’intrusion constante de nouveaux personnages qui sont autant de rencontres possibles, parce qu’ils ou elles sont construit·e·s non pas comme des ombres qui passent mais bien comme des personnages qui ont leur vie et leur histoire. Ils existent au-delà de l’épisode, mais sans qu’on puisse les voir. De fait, l’ellipse, en laissant de l’espace dans la narration, crée un hors-champ dans la vie des protagonistes, non pas en le désignant comme secondaire, mais bien comme ce qui est tout autant constitutif de leur identité et de leur complexité. Cette structure nous propose, en tant que spectateur et spectatrice, de venir à la rencontre de ces personnages dont nous ne savons pas tout, mais qui, lorsqu’ils sont à l’écran, nous font le cadeau de nous faire partager, un temps, leur existence.