Abstracts
Résumé
Au lendemain d’un massacre perpétré par la police dans une favela de Rio, Roberto Ponciano montre comment la brutalisation du Brésil contemporain tient à l’intensification de la mainmise territoriale des milices qui ont succédé aux escadrons de la mort de la période de dictature (1964-1985). A l’origine de cette violence, la répression continue des populations noires brésiliennes depuis leur ghettoisation une fois celles-ci expulsées des plantations lors de l’abolition de l’esclavage (1888) – de là la comparaison entre Jacarezinho et une senzala. Mais jamais encore la République du Brésil n’avait été présidée par un proche des milices de Rio, en campagne pour sa réelection.
Mots-clés :
- Nécropolitique,
- Bolsonaro,
- Rio de Janeiro,
- Brésil,
- Violence,
- Expulsion
Article body
Il est extrêmement difficile d’expliquer à un étranger ce qui se passe à Rio de Janeiro en ce moment. Le Brésil est contrôlé par un gouvernement néofasciste, élu à la suite d’un coup d’État largement orchestré par les médias dominants – un oligopole lié à huit familles seulement – dont la propagande mensongère contre un gouvernement populaire de centre - gauche n’a jamais cessé. Par - delà la destitution de Dilma, cette campagne s’est poursuivie jusqu’à l’emprisonnement inique de Luís Inácio Lula da Silva, dont la condamnation fut finalement annulée en raison de fautes de procédure flagrantes et de l’attitude franchement partisane du juge Sergio Moro et du tribunal fédéral (le TRF4) devant lequel comparaissait l’ancien président.
Ce climat de diabolisation de la politique n’a pas seulement porté au pouvoir, à Brasília, un néofasciste, mais bien un criminel, un lumpenpoliticien, Jair Messias Bolsonaro, lié personnellement tout comme sa famille aux milices de Rio de Janeiro[1].
C’est pourquoi nous devons expliquer au public international ce que sont les milices. Rio de Janeiro est l’un des États brésiliens comptant le plus grand nombre de Noirs. Ancienne capitale sous la monarchie et la République, elle a été profondément marquée jusque vers 1950 par un processus unique d’abolition – exclusion intervenu à la fin de la période esclavagiste, et que nous devons exposer. L’esclavage n’a été aboli qu’en 1888 au Brésil. Les Noirs ainsi « libérés » de leurs chaînes n’ont pas reçu le moindre lopin de terre, ni le moindre pécule. Ils furent pour la plupart expulsés de leurs fermes et remplacés par des migrants européens, dans l’intention de « blanchir » la population brésilienne, alors majoritairement noire[2].
De l’expulsion à la concentration
Dans ce processus d’expulsion - blanchiment, la population noire a été repoussée soit vers les mornes aux pentes abruptes de la topographie tourmentée de Rio de Janeiro – c’est la naissance des favelas – soit vers de lointaines périphéries. A cette époque, plud de 200 000 anciens esclaves ont migré vers la capitale. En l’absence de toute politique sociale ou de l’emploi, la seule manière de traiter avec cette population plongée dans la misère était la répression policière. Jusqu’à l’avènement de la Révolution des années 30, sous Gétulio Vargas, le mouvement ouvrier, bien sûr formé par la majorité noire de la population, n’était qu’une « affaire de police ». Entre les années 1930 et 1964, la protection sociale du travail a connu quelques avancées. Avec le coup d’État militaire de 1964, le mouvement ouvrier est redevenu une affaire de police : une nouvelle politique d’État fut engagée avec la création de milices paramilitaires d’extermination, les fameux escadrons de la mort.
Depuis lors, l’extermination de la population pauvre et noire est une POLITIQUE D’ÉTAT non déclarée au Brésil. De fait, la milice est l’aboutissement de la politique d’extermination inaugurée par la dictature militaire au Brésil, et qui n’a jamais cessé depuis, même à l’époque de la démocratisation. Disons - le : la démocratisation n’a jamais atteint les favelas et les périphéries. Dans la favela, la dictature est quotidienne. Si la torture a été « éteinte », cela vaut seulement pour la classe moyenne blanche qui mène la lutte politique dans les universités. En dehors d’elles, la pratique quotidienne d’interrogatoire et d’intimidation reste la politique officielle et officieuse de la police au Brésil.
Dans les années 1980, on assiste à l’expansion du trafic de drogue à partir des favelas et à l’organisation de la criminalité en factions. Si l’État brésilien a toujours été absent des favelas et ne s’y rendait que pour mener périodiquement des pogroms déguisés en opérations de police, cette situation s’est structurée, s’est perfectionnée et s’est intensifiée. Plusieurs des favelas étaient des cités ouvrières dont la situation économique dépendait des usines environnantes. Avec l’introduction du toyotisme (autonomisation - automatisation de la chaîne de production), la main - d’œuvre brésilienne a connu de bonne heure une modernisation - précarisation conduisant à la perte des droits sociaux, à la fermeture des usines et à la destruction de la protection du travail : la population des favelas n’a pas cessé d’augmenter, mais ses conditions sociales se sont dégradées.
Certaines des favelas de Rio sont de véritables villes. Rocinha compte 100 000 habitants, le Complexo do Alemão, 120 000 habitants, le Complexo da Maré, 140 000 habitants, Jacarezinho a 40 000 habitants. Mais la trame urbaine est ultra - dense, une concentration de baraques entassées dans des rues et des allées étroites, où la population est privée des services publics de base. C’est un mélange d’exode rural massif et incontrôlé – en raison de l’arrêt de toute réforme agraire par la dictature militaire –, de travail précaire, de mauvaise redistribution et de manque de droits sociaux. Au Brésil, le taux d’urbanisation est passé de 20 % à 75 % en seulement cinquante ans, et comme il n’a fait l’objet d’aucun encadrement, les pauvres migrent toujours vers les favelas. La favela est la nouvelle senzala.
La favela comme ghetto
C’est un chaudron ! D’énormes populations opprimées dans des ghettos vivent au milieu d’une « guerre contre la drogue » perdue d’avance parce qu’elle est en définitive l’effet de rétroaction et de confrontation entre deux trafics, celui de la drogue et celui des armes. Côté drogue, c’est l’organisation du trafic de drogue carioca en grands cartels qui en viennent à organiser et dominer le territoire comme un État parallèle ; côté armes, on voit la police être infiltrée par les milices. Dans ce vaste enfer auquel est soumis la population carioca, les milices méritent une explication à part.
Comme je l’ai dit plus haut, l’histoire des milices remonte aux escadrons de la mort, organisés sous l’égide de l’État, protégés par la dictature militaire. Les 12 hommes d’or de la police de Rio de Janeiro, et la Scuderie Le Cocq, étaient des organisations semi - officielles, tolérées et encouragées à promouvoir l’extermination comme politique de « lutte contre la criminalité ». Avec la fixation du trafic de drogue dans les favelas, cette politique d’extermination a trouvé son « juif errant », l’ennemi imaginaire parfait, pour étendre et structurer cette politique d’extermination comme une industrie.
Si le trafic domine le territoire pour vendre de la drogue, la milice vend de l’extorsion. La milice est une mafia, mais contrairement à la mafia italienne classique, qui s’organise en dehors de la police, la fait chanter et noue des liens avec elle par la corruption, la mafia carioca a des frontières floues avec la police. Quatre - vingt - dix pour cent des miliciens sont des policiers civils, des policiers militaires ou des pompiers, la plupart en service actif. Il est dangereux pour tout citoyen carioca de dénoncer la milice dans un commissariat de police : comment être certain d’être encore en vie la semaine suivante, la personne qui le reçoit dans un commissariat officiel de l’État pouvant bien être un parrain de la milice locale ? La peur, la panique créée par une propagande insidieuse à la télévision – au Brésil, les téléfilms policiers présentent des flics fascistoïdes qui prêchent l’extermination – font qu’une partie de la population soutient les milices. Elles ont infiltré tous les pouvoirs d’État, l’exécutif, le législatif et le judiciaire. Il y a des miliciens dans les conseillers municipaux, des maires miliciens, des miliciens gouverneurs, des députés et des sénateurs miliciens, et même à présent un président impliqué jusqu’au cou dans les milices ! Dans le complexe résidentiel privé de Jair Bolsonaro, on a arrêté des chefs des milices de Rio et saisi 117 fusils. Ces miliciens ne nient pas leurs rapports fraternels et intimes avec le président.
A Rio, la milice n’est pas un État parallèle : elle est l’État de Rio de Janeiro. Dans la configuration actuelle des institutions au Brésil, il est IMPOSSIBLE DE LA COMBATTRE. Il faudrait réformer tout l’appareil policier, de fond en comble. Mais on se demande quelle organisation étatique pourrait se charger d’une telle mission, s’il y a des députés de Rio pour souscrire à la politique d’extermination et fermer les yeux sur le fait que les milices, en paix avec l’État, dominent et occupent ostensiblement plus d’un tiers du territoire de Rio de Janeiro.
Le massacre de Jacarezinho n’est pas une aberration isolée, un point en dehors de la courbe. C’est simplement le massacre le plus choquant et le plus brutal entre des dizaines et des dizaines de massacres perpétrés chaque semaine à Rio de Janeiro. Les noirs, les pauvres, les habitants des bidonvilles (favelados), sont les juifs errants, les résidents des différents « ghettos de Varsovie » locaux. Ces pogroms vont continuer. On assassine au Brésil entre 45 à 60 000 jeunes noirs pauvres par an ! Cela aboutit au nombre des morts de la guerre du Vietnam en dix ans ! Le Brésil, en théorie, n’est pas en guerre – ou bien l’est - il ? C’est une guerre civile sale et non déclarée contre sa population pauvre des bidonvilles.
Les 28 morts de la Senzala de Jacarezinho sont la poursuite et l’intensification d’une guerre d’extermination contre la population noire et pauvre, avec, en cette occasion, un surcroît de cruauté dans le scénario : l’existence du président familier des milices fait soupçonner que l’ordre est venu du Palais du Planalto, comme politique explicite et déclarée, ouvrant la campagne électorale pour 2022. Pour ceux qui ont laissé mourir un demi - million de Brésiliens en s’opposant au confinement et à la vaccination, tuer vingt - huit personnes n’est qu’une page de plus du chapitre de notre extermination.
Nous constatons une politique coordonnée d’extermination, à une nécropolitique congénitale[3], si bien que l’appel au monde de la population noire et des favelas du Brésil prend la forme d’une devise, « ARRÊTEZ DE NOUS TUER » !
Appendices
Notes
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[1]
Pour lire plus : Bolsonaro é o racista - chefe da Ku Klux Klan e do lixo branco brasileiro, par Jessé Souza.
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[2]
Pour lire plus : Não é imigração, é expulsão, interview avec Saskia Sassen.
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[3]
Pour lire plus : Survivre c’est résister, par Antonio Pele.