Abstracts
Mots-clés :
- Deleuze,
- Cinéma,
- Chris Marker,
- nostalgie
Keywords:
- Deleuze,
- Cinema,
- Chris Marker,
- nostalgia
L’image d’enfance qui hante le personnage du film La Jetée, celle d’une femme au bout d’un monde et d’un temps, est en réalité une série de plans, un scénario reconstitué sur des bribes de souvenirs : « le décor planté au bout de la jetée, et un visage de femme ». Les souvenirs du personnage – voyageur dans le temps entre un futur apocalyptique et un passé au bord d’une guerre décisive – sont des vestiges d’un temps à venir. Le temps, vu comme cyclique et irrémédiable, est à l’image de l’architecture principale de cette œuvre : une ligne de fuite qui n’a jamais cessé d’être très claire dans ce qu’elle présentait. Il n’y a que l’humain pour croire qu’au bout de la jetée se trouve autre chose qu’une chute dans le vide. Parce que je l’ai visionné jeune, le visage d’une nostalgie qui structure cette histoire est devenu mon image d’enfance. Elle me revient aujourd’hui dans ce contexte de pandémie pour ce que le sentiment de « ne pas pouvoir échapper au temps » – soit l’angoisse très basique de sa propre mort – est plus vif dans l’air. Avons-nous conservé en mémoire, comme le voyageur dans le temps, un scénario (le confinement, les chiffres des morts augmentant) qui est une projection de jours à venir ? Beaucoup de phénomènes actuels semblent raviver les marques narratives des dystopies : lors d’une manifestation contre le port du masque à Québec, une journaliste portant le masque serrée par deux hommes non-masqués ; un chauffeur de bus mort en France après avoir été roué de coups par des passagers à qui il avait demandé de porter un masque ; quelque jours après, un homme condamné à quatre mois de prison pour avoir refusé de porter le masque dans un bus… Le sujet de l’agression semble se cristalliser, pour un ensemble de faits du moins, autour d’un objet unique, davantage en lien avec l’angoisse d’une contamination qu’avec le soucis d’une sécurité. La peur de l’autre, ou du moins le réflexe de distanciation, me renvoie les relents d’ambiances visuelles fondées sur la psychose collective, l’ambiance d’un monde et d’un temps en agonie qui est dressé notamment dans L’Armée des douzes singes de Terry Gilliam (1995), adaptation libre de La Jetée. Dans cette version qui remplace le conflit de la Troisième Guerre mondiale par une pandémie, les aller-retours du voyageur du temps sont ponctués par des phases de décontamination du corps que ce soit dans le passé ou dans le présent de l’humanité : le voyageur est lavé au kärcher, bombé de produits autant antiseptiques qu’abrasifs. Le temps est une substance qui, semblable à une résine, colle à la peau du personnage au point d’altérer son sentiment d’appartenance. Décontamination, confinement, altération d’une notion de temps, ces phénomènes anxiogènes résonnent entre une réalité (celle que je perçois ou que l’on souhaite que je perçoive) et un imaginaire narratif. Mais l’actualité, au-delà d’un imaginaire culturel, porte aussi ses propres récits individuels, développe sont propre imaginaire du futur. Comme par compensation d’interactions sociales directes, les réseaux sociaux et autres plateformes de diffusion en ligne deviennent les espaces d’expressions, conseils et décharges émotionelles où le lexique de la pandémie apparaît autant comme un fait d’actualité que comme un phénomène de mode trendy : « confiné avec moi », « j’ai fait le test du covid (c’était pas marrant) », « comment s’occuper enfermé », « comment le corona a changé ma vie », « ce que je pense du masque », etc. Ces récits m’apparaissent comme des airs du temps qui marqueront peut-être comme des souvenirs fragmentés …