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Figure 1

Le drapeau, vecteur patriotique. ph. G. W.

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Introduction

Dans la période récente, la réflexion sur les inégalités devient une clé de lecture des dynamiques sociales, économiques et politiques que les pays latino-américains ont connu depuis le début du siècle (Kessler 2014). L’interprétation des inégalités peut être comprise comme une dimension/modalité d’évaluation des « nouvelles » politiques développementistes, et plus généralement de l’état de la démocratie dans ces pays. Elle est au centre des analyses sur le bilan des politiques sociales « de gauche », ou plus « volontaristes », mises en place dans nombre de pays de la région au cours de la première décennie des années 2000 (par les gouvernements de Néstor Kirchner et Christina Fernández de Kirchner, en Argentine ; de « Lula » et Dilma, au Brésil ; de Rafael Corréa, en Équateur ou Evo Morales en Bolivie), de leur dite efficacité, en termes de réduction de la pauvreté. Le débat se situe autour de la durabilité des transformations opérées par ces politiques sociales. Est-ce qu’il s’agit d’améliorations conjoncturelles ou plutôt structurelles ? En effet, ces transformations ont-elles laissé des traces plus durables dans les structures sociales historiquement très inégalitaires des sociétés latino-américaines (Bello 2016 ; Paugam et al. 2017, etc.) ? Et si tel était le cas, ces transformations, quelles dimensions ont-elles affecté au-delà de la distribution des revenus, en termes symboliques et/ou des subjectivités, notamment, et dans quel sens ?

Les données de la Cepal montrent une réduction générale de la pauvreté, dans l’ensemble des pays d’Amérique Latine, qui est particulièrement importante entre 2002 et 2012[1]. Les inégalités de revenus montrent également une tendance à la baisse sur la même période, assez importante jusqu’en 2008 dans la plupart des pays[2]. Cette amélioration a été interprétée comme étant le résultat de différentes dynamiques sociales, économiques et politiques. En premier lieu, un cycle économique favorable, qui a permis une croissance stable entre 2000 et 2007 dans l’ensemble de la région. En deuxième lieu, la mise en place d’une diversité de politiques de renforcement de la réglementation des institutions et mécanismes de régulation du marché du travail : augmentation continue du salaire minimum, indexant l’ensemble des prestations et aides sociales ; nouvelles formes de régulation, comme dans le cas des employées domestiques — PEC das domésticas ; politiques de l’emploi, formation professionnelle, création de coopératives, différentes politiques de « formalisation » (MEI, shopping populares, cooperativas). En troisième lieu, la mise en œuvre de politiques « non contributives », de redistribution de revenus, avec une large couverture, et indépendants du marché du travail : Bolsa famíliaBF (Conditional Cash Transfer Program brésilien), Benefício de Prestação ContinuadaBPC (aide sociale non contributive) ; asignacion universal por hijoAUH (Prestation Universelle pour enfants), moratorias previsionales (retraite non contributive, mais destinée au travailleurs informels) ; interventions du Ministère du Travail (fiscalisation de la régulation). Même si, de façon isolée, ces programmes, services et mesures paraissent peu efficaces, en intégrant les politiques d’éducation (ProUni), de santé (Programme Santé Famille, devenu Stratégie Santé Famille) et d’accès à l’habitation sociale (Programa Minha Casa Minha VidaPMCMV), leur articulation a pu cependant faire une différence pour les milieux populaires, à la fois en termes de conditions de vie objectives, comme subjectives, de projection et d’horizons des possibles (Georges et Santos 2020 ; Rizek 2019).

Nombre d’études ((Lidemboin, Kennedy, et Grana 2010 ; Salvia 2012) entre autres en Argentine ; Paluani (2008) ; Lavinas et Gentil (2018) ; entre autres pour le Brésil) contestent ce bilan plutôt optimiste qui avait souligné la réduction de la pauvreté, et la baisse des inégalités. Ces approches plus critiques, centrées sur l’analyse des transformations dans le monde du travail, constatent d’une part que la plupart des améliorations ont concerné les travailleurs et travailleuses inscrit·e·s dans des relations formelles. Les salariés les plus protégés, formels et avec les syndicats plus puissants ont en effet vu leur situation s’améliorer dans la dernière décennie. Mais on constate la persistance d’un vaste secteur qui non seulement reste en dehors de ces améliorations mais une distance croissante par rapport aux salariés formels, ainsi qu’entre ceux ou celles qui bénéficient de ce statut. Ces perspectives reprennent les débats autour de la « masse marginale » (Non 1969) ; « cidadania regulada » (Santos 1979) et réaffirment que historiquement, la « citoyenneté » était conditionnée par les modalités de l’accès au travail (« l’accès plein » n’étant la plupart du temps pas concrétisé), au-delà de la dimension subjective, des représentations et de l’horizon des projections sociales (au Brésil, notamment), perspective toujours d’actualité. D’autre part, une autre critique s’y ajoute, allégeant que même si la proportion de travailleurs formels a apparemment augmenté sur la période, cela serait dû en grande partie à des dispositifs de formalisation, comme par exemple la loi sur les micro-entrepreneurs individuels (MEI) de 2008, parfois articulés à d’autres programmes et mesures, comme la création des centres commerciaux populaires pour retirer les vendeurs ambulants de l’espace public, ou encore les encouragements pour créer des coopératives, qui in fine créent des travailleurs formels mais bénéficiant de revenus peu élevés, et d’avantages sociaux réduits. Aussi, ces avancées relatives n’auraient pas fondamentalement réduit les inégalités hommes/femmes, comme entre races (Lavinas et Gentil 2018). Par ailleurs, même si les niveaux de pauvreté auraient diminué sur la période, comme la part des revenus très élevés aurait augmenté encore, les inégalités ne se seraient réduites qu’à la marge (Paluani 2008). Le constat serait donc, malgré ces améliorations générales, d’une croissante segmentation/hétérogénéisation des travailleurs (formels et informels, et à l’intérieur des deux groupes) (Kessler 2014).

Ces débats sur la temporalité/durabilité des transformations opérées par ces gouvernements « de gauche » des années 2000 suggèrent l’intérêt d’une analyse axée sur la relation entre les différentes politiques publiques (du travail et de l’emploi, politiques sociales, éducatives, habitation), à la fois parce qu’elles forment un « dispositif de gouvernementalité » (Foucault 1979), ce « gouvernement moral des pauvres » (Lautier 2009  ; Destremau et Georges 2017b), allant des politiques d’assistance jusqu’aux politiques de répression (Georges et Rizek 2016), à l’intérieur de chaque État-nation, dans des articulations variables dans le temps, mais aussi entre les pays d’Amérique latine.

Dans cet article nous nous proposons d’explorer, pour le cas de l’Argentine et du Brésil, ces articulations variables entre différentes politiques publiques et leurs effets, comme prisme-révélateur des dynamiques sous-jacentes pour la période. Il s’agira notamment de faire apparaître les articulations entre une nébuleuse d’acteurs hétérogènes, dont l’action, d’étendue variable, s’inscrit dans différentes échelles, appelées par certains des « jeux d’échelle » (Revel 1996). À travers cette mise en perspective de deux trajectoires nationales nous ne prétendons pas de construire une démarche comparative au sens strict. Il s’agit plutôt, à partir de cette analyse centrée sur deux des pays les plus importants d’Amérique Latine, de tenter d’identifier quelques tendances plus générales dans la région. Ces deux pays ont connu, par ailleurs, des dynamiques sociales, économiques et politiques qui peuvent être considérées comme parallèles (sans être identiques) qui vont de la mise en place de gouvernements de « gauche » dans le début des années 2000, jusqu’au radical renversement des conjonctures en 2015/2016 (à partir de 2013, pour le cas du Brésil). Dans un contexte de crise économique d’une intensité variable dans les deux pays (en plus de la profonde crise politique au Brésil), la mise en place de politiques d’orientation néolibérale a très vite débouché sur une augmentation de la pauvreté et des inégalités et a eu des effets importants sur les marchés du travail. On constate plus largement la remise en question de la légitimité de ces politiques sociales d’intégration et l’imposition/hégémonie de la logique méritocratique. Dans ce contexte, quelles sont les politiques qui résistent mieux, dans les différents pays, et dans quel(s) secteur(s) ? Et pourquoi ?

Bilan comparatif du renversement de la conjoncture : regards croisés sur les politiques du travail et de l’emploi, et les politiques sociales

Si pendant la période des politiques sociales « plus volontaristes » (globalement jusqu’en 2015), nous avons pu observer un certain nombre de rapprochements et de similitudes entre les différentes trajectoires nationales, depuis le renversement de la conjoncture au milieu de la décennie, elles semblent prendre des chemins plus contrastés. Ces divergences croissantes apparaissent notamment à la lumière des articulations entre les différentes politiques sociales, et les politiques du travail et de l’emploi, au sein des différentes trajectoires nationales. Par ailleurs, les niveaux respectifs de mobilisation que leur remise en question provoque (ou pas), sont un autre indicateur de l’importance dont elles relèvent pour la population, et donc de leur capacité de « mobilisation » et/ou de « résilience » à la conjoncture conservatrice actuelle.

À l’intérieur des différentes trajectoires nationales, comment se dessinent-elles les frontières entre les différentes politiques sociales, et notamment avec les politiques du travail et de l’emploi ? Et en rapport avec ces articulations entre politiques, quel rapport entre les tentatives de leur remise en question, et différents types de mobilisation/« résistance » ?

En Argentine, le gouvernement de Mauricio Macri (Alianza Cambiemos) est arrivé au pouvoir en 2015 en proposant un changement radical des orientations politiques et économiques par rapport aux décennies précédentes. Ce gouvernement a cherché depuis ses origines à mettre en place un projet de gouvernement néolibéral, centré sur l’austérité, l’équilibre budgétaires, le contrôle de l’inflation et la réforme des modes de régulation étatique, dans le cadre d’une perspective plus globale centrée sur la valorisation du mérite et de l’effort individuel (Feldman 2018). Dans ce cadre, on constate la transformation de nombre de politiques clés de la période précédente, par des coupes budgétaires, la réduction de la valeur réelle des prestations par le bais de l’inflation et en raison du démantèlement et de fusion entre diverses politiques d’emploi (par exemple des programmes de conformation de coopératives qui sont absorbés par des programmes de formation professionnelle).

Mais les changements d’ensemble de la législation du travail n’ont été adoptés que de manière partielle, et rencontrent beaucoup de résistances. Le changement le plus important a été, en décembre 2017, la réforme du système de retraites qui transforme le calcul d’actualisation des prestations sociales par rapport à l’inflation (la réforme touchait aux retraites mais aussi aux autres pensions, prestations familiales, etc.). Ce nouveau calcul avait comme conséquence une baisse des montants des prestations sociales de 3 % pour l’année 2018 par rapport aux anciennes formes d’indexation (des valeurs, par rapport à l’inflation) et visait des économies importantes pour le gouvernement. La réforme a été approuvée mais a généré d’importantes manifestations, ce qui a freiné le projet de réformes des lois du travail que le gouvernement envisageait pour la même année. Ces conflits illustrent la dynamique politique de cette période, qui impose des limites au projet de réforme du gouvernement. D’un côté, le gouvernement ne dispose pas d’une majorité parlementaire, ce qui l’oblige à négocier l’ensemble des réformes avec les partis d’opposition, en particulier différents secteurs du péronisme. D’un autre côté, une mobilisation sociale très active, qui a des origines et des acteurs très divers : certains secteurs du mouvement syndical, des acteurs de « l’économie populaire » (la Central de Trabajadores de la Economía Popular, par exemple) et des mouvements sociaux, des organisations des droits de l’homme (qui ont une reconnaissance importante et une longue histoire dans le pays) et un mouvement féministe particulièrement actif depuis le début des années 2000. Ces deux éléments ont obligé le gouvernement à négocier le rythme et la portée des réformes globales, mais n’ont pas empêché le changement d’orientation de nombre de politiques sociales.

Le cas des transformations de l’emploi domestique en Argentine constitue une illustration particulièrement intéressante de ces articulations variables des politiques publiques et des effets significatifs de l’actuel changement de conjoncture. Comme dans beaucoup de pays de la région[3], depuis la fin des années 1990 on constate une intensification des mesures de formalisation, et de valorisation de l’emploi domestique, une profession historiquement sans encadrement ni cotisations. Dans ce processus de changement, la transformation la plus importante a été l’établissement, en 2013, d’un nouveau cadre légal. Le Régimen Especial de Contrato de Trabajo para el Personal de Casas Particulares, tout en excluant cette forme d’emploi du cadre général qui régule le travail salarié (Ley de Contrato de Trabajo), cherche à rapprocher les conditions de travail des employées domestiques de celles de l’ensemble des salariés (en termes de durée de la journée de travail, pour les heures de repos, les congés et indemnités, etc.) (Pereyra 2017 ; Gorban et Tizziani 2018). Ce cadre légal implique cependant des formes d’accès différenciées à certains droits sociaux. C’est le cas, comme on le verra en détail un peu plus loin, des allocations familiales, un droit associé à la condition salariale pour les travailleurs formels qui, dans le cas des employées domestiques, se transforme en une allocation « non contributive » (l’AUH), destinée à différentes catégories de la population considérées comme vulnérables.

Ce processus de transformation du cadre légal s’est accompagné de différentes politiques visant l’amélioration des conditions de travail dans le secteur : un programme de formalisation basé sur des déductions fiscales des employeurs et un programme de « formation et emploi » pour les travailleuses, à la frontière entre « l’activation » et l’assistance, qui a pour but de « professionnaliser » les services domestiques (Georges et Tizziani 2016).

L’ensemble de ces politiques qui s’adressent à cette catégorie particulière de travailleuses a eu un impact significatif : l’emploi formel dans le secteur a augmenté de plus de 20 % en dix ans. Il reste cependant peu élevé pour l’ensemble de la catégorie en Argentine, où 28 % des travailleuses domestiques disposent d’un contrat de travail formel en 2018.

Ces politiques de régulation et de formalisation de l’emploi domestique s’articulent avec d’autres politiques d’une portée plus large. D’un côte l’AUH (allocation universelle pour enfants) : il s’agit d’une allocation « non contributive » mise en place par le gouvernement en 2009, qui s’adresse aux filles et fils (de moins de 18 ans) des travailleurs informels, travailleurs sans emploi, travailleurs indépendants à bas revenus et travailleuses domestiques qui occupent des postes de travail déclarés aux institutions de la sécurité sociale. Cette allocation a été présentée comme l’universalisation du droit aux allocations familiales, réservées auparavant aux salariés formels. Dans ce sens, dans nombre d’analyses, elle marque un point d’inflexion par rapport aux programmes d’assistance conditionnés qui se sont multipliés dans la région au cours des années 90 (Danani et Hintze 2011 ; Danani 2013 ; Micha 2018). Malgré cette référence au droit et à une citoyenneté sociale ancrée dans le travail (formel ou informel, salarié ou indépendant), elle maintient des conditionnalités qui sont associées au suivi des bilans de santé et de la scolarisation des enfants. Dans le cas de travailleuses domestiques, l’AUH compense par la voie « non contributive » des droits associés à la condition salariale non reconnus par le nouveau cadre légal de l’emploi domestique.

D’un autre côté, le « Programme d’Inclusion dans la Prévoyance Sociale » (ou « moratoire »), mis en place en 2005, permet aux personnes ayant atteint l’âge de la retraite (60 ans pour les femmes et 65 pour les hommes) mais n’ayant pas complété le nombre réglementaire d’années de cotisation, d’accéder à une retraite, en complétant les cotisations manquantes par le biais d’un échéancier de paiement des cotisations[4]. À la différence de l’AUH, dont la préservation est garantie par loi, ce programme a été conçu, dès le départ, pour une durée limitée. Régulièrement renouvelé jusque tout récemment son remplacement par une pension non contributive (qui correspond à 80 % de la retraite minimale et se situe en dessous de la ligne de pauvreté) est devenu effectif en 2019. En raison de l’importante féminisation des bénéficiaires du « moratoire[5] », cette politique est connue comme la « retraite des femmes au foyer ». Ces bénéficiaires sont sans doute des femmes, chargées du travail de care et domestique non rémunéré au sein de leurs foyers. Mais surtout des femmes qui ont travaillé dans des emplois non déclarés tout au long de leurs trajectoires, en particulier des employées domestiques (CEPA, 2019).

Ces deux politiques ont été analysées comme des instruments clés de la diminution de la pauvreté qu’on constate dans le pays au cours de la première décennie des années 2000, avec des effets particulièrement importants en termes de genre. Leur efficacité est menacée depuis 2015, dans le cas du « moratoire » par sa transformation en un programme d’assistance à la vieillesse qui ne suffit pas à sortir les bénéficiaires de la pauvreté ou, dans le cas de l’AUH, en raison de la désindexation du montant des prestations par rapport à l’inflation.

À cet ensemble de politiques s’ajoute, en 2016, un « tarif social » des services publics qui s’adresse à des catégories vulnérables — parmi lesquelles les employées domestiques — dans un contexte d’inflation très élevée et d’une augmentation des tarifs des transports, électricité et gaz entre autres (dont le prix était subventionné jusqu’en 2015). Ce programme implique une réduction de 50 % par rapport aux tarifs réglementaires.

Centrer l’analyse sur la relation entre diverses politiques publiques destinées à améliorer les conditions de travail et de vie des travailleuses domestiques permet de mettre en lumière l’oscillation, selon les périodes, entre divers statuts : le statut de travailleuses et celui des catégories vulnérables/pauvres assistées. Cette articulation peut être pensée comme un dispositif de gestion ou modulation de ces différents statuts, combinant une reconnaissance par le travail restreinte (par rapport à l’ensemble des salariés) qui est compensée (et en même temps fragilisée et délégitimée) par la voie « non contributive ». Elle montre les limites d’un accès à la citoyenneté sociale par le travail et dévoile un mode de gestion de ces catégories de travailleurs pauvres.

Au Brésil, même si l’ensemble des mesures, programmes et politiques sociales de la période « luliste » (des différents gouvernements successifs du Parti des Travailleurs entre 2003 et 2016) forment une sorte de « constellation » (Rizek 2019), qui a effectivement transformé l’expérience de vie concrète des milieux populaires, on constate une nette opposition entre un éventail de politiques sociales, allant de l’assistance jusqu’à la répression (Georges et Rizek 2016) d’un côté, et les politiques du travail et de l’emploi de l’autre. Cet éventail de politiques sociales forme un « dispositif de gouvernementalité » au sens foucaldien. Ce « gouvernement moral des pauvres » (Lautier 2009  ; Santos 2016  ; Destremau et Georges 2017b) opère un tri entre les « bons » et les « mauvais » pauvres par le biais des politiques sociales. Il s’agit, en outre, d’une forme d’évitement du conflit, et de pacification des pauvres (Georges 2011).

Parmi les politiques du travail et de l’emploi, pendant cette période, au-delà de l’augmentation continue du salaire minimum, dont la valeur réelle a crû de 30 % entre 2003 et 2015, l’on peut observer un ensemble de politiques qui visent la formalisation apparente du travail. La période « luliste » a vu la proportion des emplois formels atteindre pour la première fois la moitié du nombre des emplois. L’augmentation des emplois formels (avec un contrat de travail, un registro em carteira) est due, en grande partie, à des dispositifs de formalisation destinés aux emplois peu qualifiés, tant féminins que masculins, comme dans le secteur du travail du care (Georges 2015), ou encore la loi du Micro-empreendedor individualMEI, de 2008, par exemple. Mais ces formes d’insertion n’ont aucun effet mécanique sur le niveau des salaires ni des avantages sociaux qui les feraient rattraper ceux des emplois régis par laConsolidação das Leis TrabalhistasCLT. Ainsi, si ces mesures ont bien permis d’augmenter le niveau apparent de formalisation des emplois, leur qualité n’a pas changé sur le fond.

Dès lors, quand le gouvernement du Président putschiste Michel Temer (Partido do Movimento Democrático BrasileiroPMDB), qui a pris le pouvoir et assumé la présidence en 2016, propose en novembre 2017 le changement de la CLTConsolidação das Leis do Trabalho[6], celle-ci est acceptée par le Congrès et ensuite par le Sénat, sans contestations ou manifestations publiques significatives. Ce changement de loi généralise notamment la sous-traitance à l’ensemble des activités, tandis que les dépenses associées aux conflits du travail sont dorénavant à la charge des salariés alors même qu’il est souvent indispensable de se battre pour voir appliquer concrètement les clauses du contrat de travail (primes, indemnités de rupture de contrat, etc.)[7]. D’après Rodrigo de Lacerda Carelli, procurateur de justice et professeur de droit du travail à l’Université fédérale de Rio de Janeiro, en 2015, sur 38 millions de salariés formels, on observe 14 600 licenciements par an et plus de 6 milliards de retards de payement de droits travaillistes[8]. L’absence relative de réaction des travailleurs à cette transformation pourtant fondamentale de leurs conditions de travail semble, d’une part, faire écho à une faible réévaluation du travail peu qualifié pendant la période « luliste » : malgré l’augmentation du salaire minimum, il n’y a pas eu une reconnaissance fondamentale du travail peu qualifié. Plus particulièrement, les mesures de valorisation des domaines d’activité où la part de l’informalité est historiquement élevée, comme dans le secteur de la vente ambulante, des mesures de formalisation, comme la loi du MEI ont, de fait, institutionnalisé des formes d’emploi qui ne donnent pas accès aux mêmes avantages sociaux que des emplois régis par la CLT. Ils ont ainsi formalisé leur dévalorisation.

D’autre part, dans une perspective relationnelle, il devient clair, ne serait-ce qu’a posteriori, que la véritable « nouveauté » de la « gouvernementalité luliste » était la « gestion par le social ». Ces politiques sociales « développementistes » de la période « luliste » renouent ainsi avec une transformation des rapports sociaux qui a commencé à la fin des années 1980. Ainsi, dans le cadre de la lutte contre la dictature militaire (1964-1985), et de l’élaboration de la Nouvelle Constitution de 1988, l’accès à la citoyenneté, qui jusque-là était quasi exclusivement articulé au travail salarié (cf. « citoyenneté régulée », Santos 1979), a laissé la place à l’émergence d’une forme de « citoyenneté sociale ». Son accès passe par celui à un ensemble de droits sociaux. Cette étendue de la protection sociale (comprenant providence, assistance sociale et de santé) et notamment l’accès à des droits sociaux non-contributifs aurait permis l’inclusion sociale de larges pans de la population qui en était privés jusqu’à cette période (Telles 2001  ; Santos 2016). Les politiques sociales de la période « luliste » ont renoué avec cette tendance, y compris en réunifiant, et en donnant plus de visibilité à des programmes et politiques sociales crées pendant la période du dit « pragmatisme » du gouvernement de Fernando Henrique Cardoso (1995-2002, Partido da Social Democracia Brasileira – PSDB), comme par exemple dans le cas de la Bolsa família[9]. En effet, symboliquement, s’observe pour la première fois la reconnaissance de la légitimité de l’existence des besoins des pauvres, qui représentent la majorité de la population (Cabanes 2019).

Depuis l’impeachment de Dilma Rousseff, en 2016, les politiques sociales, comme le système unique de santé, et des politiques d’assistance, comme la Bolsa família, souffrent de coupes budgétaires et restrictions de leur étendue (depuis 2017, des mesures ont été prises localement pour réduire le cumul d’allocations à l’intérieur d’une même famille)[10].

On pourrait ainsi penser que les politiques inabouties de légitimation du travail salarié aient maintenu le caractère abstrait de l’idéal de la citoyenneté par le travail alors même que l’insistance sur le renforcement et la multiplication des programmes sociaux tournés vers les pauvres durant la période « luliste », auraient paradoxalement rigidifié le fossé qui sépare les classes sociales au Brésil, et renforcé les inégalités régionales. Ce délaissement relatif du travail (peu qualifié) aurait favorisé surtout les professions moyennes et supérieures et les classes sociales plus aisées, disposant de niveaux de qualification plus élevés et d’un ensemble de compléments privés (l’enseignement secondaire, de santé et de couverture sociale) et renforcé le cloisonnement des milieux populaires en tant que bénéficiaires d’une couverture et d’une protection sociale « de pauvres, pour des pauvres » (Destremau et Georges 2017b).

Cette assimilation des pauvres aux bénéficiaires d’une « gestion par le social », qui leur assigne une identité, éloignerait en quelque sorte ces derniers des classes supérieures qui se reconnaissent dans un projet d’État-nation associé à un travail « digne » et qualifié, ainsi qu’à la possession du capital, à la spéculation financière et à la propriété de terres. Cette opposition semble pouvoir expliquer les résultats des élections municipales d’octobre 2016, et de l’élection présidentielle de 2018[11], et rendre compte des manifestations de soutien ou d’attaques violentes[12] qu’a suscité la « Caravana do Nordeste » du Président « Lula » pendant la campagne présidentielle, ainsi que son incrimination et incarcération en avril 2018 afin de le rendre inéligible[13]. On peut y voir en négatif le choc insurmontable en matière politique et sociale qu’a représenté pour les milieux d’affaires et les politiciens de droite et d’extrême-droite l’accession à la reconnaissance de l’importance politique et sociale que représente l’accès au pouvoir suprême d’un président ancien ouvrier et syndicaliste de la métallurgie, issu d’une région pauvre du Nordeste. D’une manière générale, deux interprétations du changement radical de la conjoncture politique et économique au Brésil sont possibles ; soit celle, plus pessimiste, de la persistance maintenue par-delà les années PT des inégalités sociales structurelles au détriment des mutations opérées ne serait-ce que dans les représentations, pendant la période « luliste[14] » ; soit, celle plus optimiste, de l’importance (du moins symbolique) des changements des rapports de classe pendant cette période, dont la radicalité a provoqué un retour en arrière.

En résumé, ces politiques de renforcement de politiques sociales comme modalité de soutien destiné aux pauvres, des politiques timides de valorisation du travail qui n’ont pas empêché l’intensification des activités minières mondialisées ni la financiarisation de l’économie, y compris des propres politiques sociales (Lavinas 2017) ont mené à un durcissement de la société de classes, sans permettre le développement d’une commune mesure, d’une médiation (par le travail ou l’éducation) entre des expériences de vie chaque fois plus éloignées[15].

Figures emblématiques des transformations des subjectivités : apports et limites

Au-delà de leur inscription dans le temps, dans les deux pays, la période des politiques plus « volontaristes » a, sans doute, produit des subjectivités spécifiques, qui peuvent, ou non, alimenter des formes de résistance aux changements en cours. Même si ces transformations plus subtiles n’ont pas eu d’effet direct sur les inégalités structurelles, les événements en cours montreront la portée de ces transformations.

En Argentine, ces expériences ont comme point de départ la plupart du temps, d’une façon ou d’une autre, l’accès au statut de salarié, tandis qu’au Brésil, de façon significative, elles sont davantage liées aux possibilités en termes d’horizons produites par la mobilisation de plusieurs politiques sociales croisées (éducation, santé, assistance), ainsi que par leur articulation à un réseau de relations personnelles et du groupe familial, inter et intra-générationnel étendu, qui concernent fréquemment les expériences de femmes.

Malgré les limites et leurs ambiguïtés, en Argentine, cet ensemble de politiques mises en place dans les années 2000, centré sur une référence à l’accès à la citoyenneté par le travail (inégale mais « compensée » par la voie non contributive) peut avoir des effets importants, notamment au niveau des subjectivités et du changement de la conception de soi. Nous reprenons l’exemple des transformations dans l’emploi domestique en Argentine pour explorer la portée de ces transformations sous-jacentes.

En novembre 2018, un groupe d’une soixantaine de travailleuses domestiques bloque l’une des entrées de Nordelta, le quartier privé[16] dans lequel elles travaillent, l’un des plus importants de la banlieue de Buenos Aires. Il ne s’agit pas d’une mobilisation organisée mais d’une réaction spontanée après avoir attendu plus d’une heure et demie dans un arrêt de bus pour se rendre à leurs postes de travail. Le conflit a eu une large diffusion dans les médias pendant plusieurs semaines. Il a été déclenché à l’origine par les énormes difficultés que les employées affrontaient au quotidien pour accéder à leurs lieux de travail. Le service de transport vers ce quartier chic, Nordelta, était assuré exclusivement par une entreprise privée de bus, utilisée également par les habitants du quartier, appartenant aux classes aisées. Les travailleuses dénoncent que les habitants de ce quartier les empêchent souvent d’utiliser ce service de transport, parce qu’elles « sentent mauvais et parlent beaucoup », selon les propos d’un des chauffeurs de bus[17]. L’association qui représente Nordelta et l’entreprise privée de bus affirment que le conflit est lié non pas à la discrimination, mais à la croissance du quartier (35 000 habitants plus 10 000 personnes qui s’y rendent chaque jour pour travailler). Cette croissance a entraîné l’insuffisance des services de transport. Il s’agit d’un conflit de longue date (on constate des revendications des travailleuses autour des mêmes difficultés depuis 2008). Mais sa visibilisation à travers cette mobilisation dans l’espace public à contribué à la mise en place d’un service de transport public, qui depuis 2019 a le droit d’entrer et de traverser le quartier privé. Les administrateurs du quartier se sont vus obligés à accepter un service de transport public auquel ils s’étaient opposés depuis les origines de Nordelta, au nom du droit à la vie privée et à la sécurité de ses habitants[18].

Dans ce conflit, les employées domestiques se mobilisent, en tant que travailleuses, autour d’une revendication focalisée sur leurs conditions de travail. Elles revendiquent, plus largement, le respect de leur droit de citoyennes, à circuler dans la ville « comme tout le monde ». Mais elles dénoncent surtout une discrimination de classe (et aussi raciale et ethnique[19]) qu’elles subissent au quotidien, qui redéfinit ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas dans les rapports qu’elles établissent avec le groupe des employeurs. Dans notre perspective, ce conflit, même très ponctuel, est particulièrement intéressant pour réfléchir autour des dynamiques sous-jacentes opérées par les politiques « développementistes » des années 2000, en termes des formes de construction des subjectivités, et la signification de ce renversement de conjoncture dans la période récente. Il montre la légitimité d’une revendication en termes de droits, axée sur les droits du travail mais qui les déborde, construisant une revendication de la citoyenneté à plusieurs dimensions et échelles. Ces revendications semblent manifester des transformations des relations de classe (de race/ethnicité), même lorsque les structures sociales très inégalitaires n’ont pas changé de manière structurelle.

Au Brésil, les possibilités potentielles de résistance passent par la transformation des subjectivités réalisée par le biais de l’expérience, des trajectoires de vie, de leur construction au croisement de différentes politiques sociales et d’autres types d’initiatives, dans les milieux populaires, en termes d’horizons des possibles, et de projections dans l’avenir, d’une part. Ces expériences traversent le tissu local de formes de sociabilité qu’elles façonnent d’une certaine manière. Ces « territorialités » ont parfois développé une dynamique propre, qui continue à s’exercer au-delà de la conjoncture nationale, notamment en raison de l’importance des formes d’opérationnalisation locales des politiques sociales qui divergent fortement (Georges et Santos 2020).

Ainsi, la trajectoire ci-dessous, d’une femme d’origine populaire, métisse et provenant d’une famille pauvre, avec un niveau d’éducation formel initial très peu élevé, montre des formes de mobilité sociale par le biais des études, et des dites « activités féminines », ainsi que par une ingénierie des relations, entre milieux sociaux, entre les générations, mobilisant la mobilité géographique et contournant des injonctions contradictoires, comme les stigmates collés à la peau par le marquage social caractéristique d’un lieu-dit aux relations sociales figées. Kezia (ci-dessous), l’infirmière, appartient à la génération plus jeune, qui a bénéficié dans sa formation, et au début de sa vie professionnelle, des politiques sociales plus « volontaristes » de ces dernières années (jusqu’en 2016), comme par exemple l’accès aux études supérieures, la généralisation de la couverture du programme Bolsa família et l’amélioration du programme Santé Famille dans des localités peu servis (programme Mais Médicos), par exemple.

Kezia[20] est infirmière, métisse, coordinatrice de l’équipe locale du PSF (l’actuelle Stratégie Santé Famille), de la communauté rurale Eng. Schnoor dans la région de Araçuaí (Médio Vallée do Jequitinhonha), sous contrat depuis mai 2014. Nous faisons sa connaissance lors de son passage hebdomadaire au département municipal de santé. Propriétaire d’un lot de terre, d’élevage de bovins et de vaches de lait (troupeau de 30 animaux), acheté en 2003 par ses parents (et quitté en 2012, dans le cadre du programme Copasa – Companhia de Saneamento de Minas Gerais), et dont le père s’occupait de son vivant. Sa maison actuelle (assez grande, d’un étage, avec 4 pièces, nouvelle et entourée d’un grand mur) a été construite entre 2009/2010, par un de ses cousins, avec l’argent envoyé par sa mère et frères et sœurs qui travaillaient ailleurs. Actuellement, elle y habitue avec son fiancé, qui a 25 ans, et travaille sur la terre de la famille (il a arrêté ses études en 4ème).

Née en 1987, elle a 29 ans au moment de l’entretien (en 2016), réalisé à Eng. Schnoor, dans la ville de Araçuaí. Son père était métayer, né en 1957 et mort en 2005, à 48 ans (de la maladie de Chagas, comme un de ses oncles et son grand-père) ; la mère de Kezia est travailleuse domestique, née en 1964, elle a 52 en 2016 (et se trouve à São Paulo au moment de l’entretien, chez un de ses fils). Elle reçoit la retraite de son mari (de travailleur rural). Kezia a un frère, de 24 ans (né en 1992), en 4ème, qui travaille comme maçon à Piracicaba (São Paulo) et où il va se marier ; et une sœur de 15 ans (née en 2001), qui termine ses études secondaires à Belo Horizonte (suivant l’exemple de Kezia), où elle habite avec leur mère au domicile d’une de ses tantes maternelles.

Kezia a quitté son pays natal pour la première fois en 2003 (à 16 ans), pour aller vivre chez une tante (la sœur de la mère), travailleuse domestique à Belo Horizonte, pour y fréquenter l’école secondaire (meilleure qu’à Araçuaí), dans le quartier de Jaragua. Elle revient en 2005 (à 18 ans), après avoir terminé ses études secondaires, au moment du décès de son père. Elle y passera 2 ans. En 2007, toute la famille (mère, frère et sœur) déménage à Belo Horizonte, où ils louent un appartement. Le frère travaille au marché central de Belo Horizonte, et fait un cours au Senai (Serviço Nacional da Indústria – cours technique). Il déménage à Piracicaba (SP) en 2012. Sa mère travaille comme aide-soignante et s’occupe d’une personne âgée, relation de la famille (de la famille du propriétaire de la mercerie de Eng. Schnoor ; le père de Kezia avait soigné le propriétaire jusqu’à ce qu’il soit décédé).

Comme sa mère, Kezia s’occupe de personnes âgées à Belo Horizonte, tout en entamant ses études supérieures dans une Université privée (UNIFENAS), grâce à une bourse d’études du gouvernement (ProUni) qui payse ses frais d’inscription. Elle y obtient son diplôme d’infirmière en 2011 (à 24 ans). En 2012, elle s’inscrit à l’Université catholique (PUC-Minas), pour y faire une spécialisation dans le traitement d’urgences médicales, en partageant le coût de la formation avec sa sœur. En 2014, elle tente de passer le concours d’infirmière à Araçuaí, mais n’est pas reçue (placée en liste d’attente). Elle commence toutefois à travailler en mai 2014 comme infirmière, dans le poste de sante (UBS) du quartier des Machados, à Araçuaí, avec un contrat à durée déterminée, pour remplacer l’infirmière précédente (partie en Argentine, pour entamer des études de médecine) ; et depuis 2016, comme coordinatrice de l’équipe du Programme Santé Famille, dans la région rurale de Eng. Schnoor, où elle intervient en ayant comme médecin de son équipe un médecin Cubain, recruté dans le cadre du programme Mais médicos, accord établi entre les gouvernements brésilien et Cubain.

Kezia : « Je viens d’une famille pauvre d’ici. Certaines personnes pensaient que je n’allais jamais obtenir mon diplôme. […] Il y a peu de gens formés ici ; et si c’est le cas, ils ne reviennent plus. […] Si je n’arrive pas à passer au concours, moi aussi, je dois partir parce qu’il n’y a pas de travail ici. »

La trajectoire de Kezia montre, notamment la façon dont plusieurs politiques sociales (d’éducation, de santé, de retraite non-contributive,…) s’imbriquent dans une seule trajectoire pour former une sorte d’univers des possibles, ou une « constellation » de politiques et programmes, qui s’articulent aux formes de mobilisation des relations personnelles, intergénérationnelles et familiales, comme de la mobilité géographique. Cette mobilisation dédoublée s’inscrit, et contribue à former une forme de sociabilité spécifique dans un « territoire de pauvreté », une région où le gouvernement du PT dure de manière quasi continue depuis la fin des années 1990, à l’inverse de la conjoncture nationale (Georges et Santos 2020).

Or, si en raison de la décentralisation des formes d’opérationnalisation des politiques sociales au niveau local, des municipalités, s’observe une grande variété de « territorialités », qui peuvent être en décalage avec la conjoncture nationale, jusqu’à un certain niveau ; il faut toutefois s’interroger sur le sens de cette plus grande « résistance » régionale des politiques sociales. Ce n’est pas nécessairement à cause d’une plus forte résistance des politiques sociales, ou de l’attachement de la population à ces politiques, et/ou aux gouvernements dits « de gauche » que s’observe localement un fonctionnement plus démocratique des relations sociales. Peut-être qu’au contraire, il s’agit plutôt de l’indicateur d’une différence entre les marchés politiques locaux, de leur économie d’échelle, et de leur type de fonctionnement en tenant compte d’une perspective anthropologique sur le fonctionnement concret et le sens de « la politique » dans des petites municipalités, généralement pauvres, où celle-ci passe essentiellement par des relations personnelles d’interconnaissance.

Conclusion

À travers l’analyse de ces ensembles et articulations très divers de politiques publiques en Argentine et au Brésil, nous avons cherché dans cet article à mettre en place une clé de lecture des dynamiques sociales, politiques et économiques que ces pays ont connu depuis les années 2000. Dans cette analyse, notre intérêt n’est pas de clore le débat sur la temporalité/durabilité des transformations opérées par les politiques de « gauche », mais au contraire, de l’approfondir en soulignant l’importance de focaliser sur le rapport entre ces politiques et un éventail plus vaste des formes d’intervention étatique. Et cela dans deux dimensions : la capacité de cette articulation de politiques publiques à transformer/améliorer les conditions de vie et de travail de vastes secteurs de la population, d’un côté ; ses effets sur les formes de construction identitaires et les subjectivités et les rapports de classe, de l’autre.

Dans les deux pays les configurations sont très différentes. En Argentine, le brouillage des frontières entre des politiques sociales, et des politiques du travail est l’un des traits les plus importants de la période récente. Malgré la profonde transformation du monde du travail depuis les années 1970, le fort attachement au statut de travail salarié est encore d’actualité et peut être pensé comme un levier sur lequel sont organisées un ensemble de politiques sociales et d’assistance (« non contributives ») avec une durée et une légitimité variable. Le cas des transformations dans l’emploi domestiques suggère la mise en place d’un dispositif de gestion des populations à travers la modulation et l’oscillation entre différents statuts (associés au droit du travail ou à des situations de pauvreté). Dans le cas du Brésil, la frontière entre l’éventail de politiques sociales, d’un côté, et les politiques du travail et de l’emploi de l’autre, est plus nette. Et cette frontière rend compte d’une fragmentation plus importante, entre une forme de gestion des populations pauvres « par le social » et un accès à la citoyenneté par le travail (salarié et protégé) moins efficace et réservé à une minorité.

Les formes de construction identitaires et des subjectivités diffèrent également dans les deux pays. En Argentine, d’un côté, les formes de résistance investissent l’espace publique et, de l’autre, elles gardent une référence au droit sans remettre en question des situations d’inégalité structurelle. Au Brésil on constate des formes de mobilisation multiples qui trouvent dans l’espace local et régional des manières de contourner les dynamiques nationales. Pourtant, deux traits communs nous semblent significatifs. Dans les deux pays, ces subjectivités se construisent dans l’intersection et le croisement de différents types de politiques sociales et d’autres formes d’interventions étatiques. Et dans les deux cas, ces subjectivités impliquent des transformations dans les rapports de classe/race/ethnicité (dans les formes dont divers groupes sociaux se positionnent et comprennent les relations historiquement inégalitaires des sociétés latino-américaines).

Figure 2

L’idolâtrie religieuse est une composante sociale au quotidien. ph. G. W.

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