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La ville ancienne de Recife derrière les immeubles de la capitale du Nord-Est. Crédits Gérard Wormser

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Le « national populisme » : « un mort accroché au vivant »

La crise politique, économique et sociale qui s’est abattue sur la société brésilienne depuis le processus du coup d’État parlementaire contre la Présidente Dilma Rousseff, qui culmine en 2016 avec l’impeachment, est probablement la plus importante de l’histoire du Brésil. Outre la situation dramatique que les citoyens vivent aujourd’hui (même ceux qui ont élu le Président Jair Bolsonaro) et les événements tragiques qui en résultent, presque tous les refoulés de l’histoire brésilienne sont revenus au premier plan. Parmi ces fantômes, la question du développement brésilien, de son interprétation et du projet capable d’emmener le pays à bon port est débattue dans tous les secteurs de la société. Parmi eux, les chercheurs en sciences sociales s’emploient à relier de manière organique la crise actuelle au passé national et à l’histoire du capitalisme.

On revient ainsi à la question du degré de développement de l’économie brésilienne et à celle de son insertion dans la division internationale du travail et le marché mondial, dont le processus de mondialisation semble achevé. Certains continuent de voir l’économie brésilienne comme dépendante, et, parmi eux, ceux qui veulent l’affirmation d’un projet national populaire en association avec la bourgeoisie (supposée patriote) en vue d’expulser l’impérialisme, d’élargir le marché intérieur, de réaliser la « réforme agraire » et de promouvoir l’industrialisation brésilienne pour émanciper tout le peuple. Il s’agit là d’une problématique énorme et assez complexe que cet article ne peut bien sûr pas traiter dans son intégralité ni aborder toutes les questions qu’elle pose[1]. Nous nous contenterons ici de nous interroger sur la nature du développement voulu par les divers secteurs politiques en mettant l’accent sur cette gauche qui essaie de faire revivre la théorie de la dépendance. Du point de vue épistémologique, il faudrait revenir à la dialectique entre les « parties » et le « tout », comme sur le rapport entre logique formelle et logique réelle.

Considérons donc que cette école de pensée cherche à s’affirmer au milieu d’une crise internationale, dont la complexité est sans précédent dans l’histoire, et semble se centrer sur les manifestations apparentes et extérieures de la relation entre les « parties » et le « tout ». J’affirme pour ma part que la catégorie de complexité contradictoire proposée par Eleutério Prado (2014, 145‑46), proche de celle d’économie-monde d’Immanuel Wallerstein (2009), se montre plus féconde que la catégorie de dépendance. Partir de la complexité du système mondial dominé par le mode de production de plus-value aide à poser la question du développement d’une manière plus congruente avec la reproduction mondiale du capital telle qu’elle s’opère aujourd’hui, c’est-à-dire par le développement du capital financier comme fusion internationale de toutes les fractions du grand capital mondial. Prado rappelle que le « tout » est plus que l’ensemble des « parties », que ces catégories ont des identités propres, une fois que « les parties forment le tout et que celui-ci est concrètement perceptible parce qu’il a des propriétés systémiques émergeant de l’interaction des parties ». À partir de là, il est possible de sortir de la raison dualiste inhérente à la théorie de la dépendance, qui fut certes un progrès par rapport à celle de la substitution des importations mais qui est restée tributaire de la théorie léniniste. Celle-ci pense l’économie mondiale d’aujourd’hui en fonction de ce qu’elle était de la fin du XIXe siècle jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pendant cette période se sont constitués des pôles dominants dans les pays industriellement avancés, qui exportaient leurs excédents de capitaux vers les pays entrés dans la modernité capitaliste à travers le processus de colonisation moderne, distincte de l’ancienne forme de colonisation qui était basée sur l’extorsion de surplus de production orientés vers la valeur d’usage. Ces colonies exportaient des marchandises incorporant plus de travail, parce qu’il entrait moins de capital fixe dans leur composition, à la différence des pays disposant d’un large secteur de production de machines-outils.

Même en accordant à cette thèse une portée scientifique, de même qu’aux controverses qui se sont déroulées en Europe pendant les années 1970, il faut partir du concret réel en tant que concret historique. L’époque engendrée par le capitalisme d’aujourd’hui est tout autre. Il est essentiel d’en reconnaître les différences sous peine de conséquences politiques désastreuses.

Admettons qu’aujourd’hui le Brésil est confronté au moins aux trois perspectives suivantes :

  1. suivre le chemin proposé par le gouvernement d’extrême droite actuellement au pouvoir, d’une dépendance qui tend à un néocolonialisme, voire à un colonialisme tout court ;

  2. un programme proposé par les forces les plus clairement représentées dans le PSDB (Parti de la Démocratie Sociale Brésilienne) qui veulent garder le plus de contrôle possible sur l’État et les gouvernements, mais désirent l’intégration de leurs capitaux dans les oligopoles financiers et l’internationalisation de l’économie brésilienne dominée par le capital financier ;

  3. un retour du Projet Luliste et « social-développementaliste » du Parti des Travailleurs qui a été mis en place depuis le premier gouvernement Lula en 2003 jusqu’à 2016, quand Dilma Rousseff a dû quitter le pouvoir.

Ce dernier projet garde beaucoup de similitudes avec celui du PSDB, mais il privilégie les entreprises et les capitaux brésiliens, et vise explicitement à la construction d’une autre géopolitique distincte de celle imposée par les États-Unis/Union européenne. Il veut aussi une politique de valorisation de la partie plus pauvre de la population, des salariés et de la classe moyenne.

Il est possible d’envisager une quatrième issue pour la crise brésilienne basée sur les besoins de la majorité de la population et qui pourrait être construite d’une manière plus indépendante. Néanmoins, force est de constater qu’un tel projet, s’il existe, n’a pas trouvé une large assise populaire pour s’ancrer dans les catégories sociales capables de le mener le plus loin possible, vers une véritable émancipation et de façon indépendante des classes sociales qui vivent de la reproduction du capital.

Le point de départ de cet article a été très exactement le projet de faire revivre le programme national populiste. Pour certains secteurs il est le corollaire de la critique de la dépendance économique telle qu’on la trouve dans la théorie de la dépendance de Ruy Mauro Marini. Le paradoxe de l’histoire est frappant quand on se souvient que cette théorie de Marini s’est insurgée précisément contre le national-populisme de gauche, prôné en particulier par le PCB (Parti Communiste Brésilien) des années 1960/70, qui croyait en l’existence sociale d’une bourgeoisie nationale progressiste, à laquelle les secteurs populaires devraient s’associer pour la construction d’une étape nationale démocratique et populaire. Comment croire en une telle force sociale aujourd’hui si elle n’a pas existé dans le passé ? Outre même l’histoire réelle, toute une bibliographie a réussi à démolir ce mythe, à laquelle participe la critique de Marini, qui soutenait aussi l’idée que l’histoire ne se répète pas.

Domination du capital fictif : le « développement » aujourd’hui

La première chose à retenir est le constat élémentaire qu’il y a eu un grand changement historique. Les limites exposées par la crise climatique interdisent tout raisonnement économique, social ou politique qui laisse la question écologique hors de son horizon. Nonobstant, presque tous les discours visant à expliquer la crise font comme si l’économie était un compartiment étanche. Pire que cela, les démarches économiques pensent le développement en tant que croissance. En ce qui concerne l’économie brésilienne, le thermomètre pour mesurer ce développement reste l’industrialisation, devenue une espèce de mirage pour certains de ceux qui veulent sincèrement un Brésil développé.

Pour le moment historique que les Brésiliens sont en train de vivre, l’aspect le plus important à relever est celui de l’internationalisation de l’économie brésilienne dans le processus d’achèvement du marché planétaire, ce que François Chesnais a appelé « la mondialisation du capital » (1994). Il faut s’attaquer à ce phénomène en mettant l’accent sur la question de l’internationalisation du capital et développer la réflexion sur certains de ses aspects. Le système d’hypothèses logiques déductibles qui se présente ici produit les pistes capables de propulser de nouvelles recherches théoriques et empiriques. Parmi elles, se trouve le besoin de combler le manque de données empiriques plus systématisées et d’accès facile, notamment en ce qui concerne le saut opéré par nombre de détenteurs brésiliens de capitaux qui ont rejoint les « oligarchies financières » internationales. De ce point de vue, le renouveau de la théorie de la dépendance de Marini peut déboucher sur des moulins à vent chimériques. Il peut aussi apporter des justifications rationnelles pour le retour du national-populisme au Brésil, qui semblait avoir été enterré (Weffort 1978 ; Ianni 1968).

Confrontés à une transformation de la classe ouvrière dont l’idéologie et la manière de vivre se sont rapprochées de celles de la classe moyenne, et surtout par son impuissance politique dans la crise actuelle, certains des nouveaux interprètes envisagent une émancipation à partir d’une idée large de peuple incluant des secteurs d’une bourgeoisie progressiste. Les éléments empiriques, certes non encore systématisés, donnent à notre hypothèse centrale une certaine vraisemblance. Au Brésil, d’une manière différente de la Chine et de la Corée du Sud, le développement économique des années 1960-80 s’est structuré à travers l’État interventionniste sous le contrôle des militaires comme garants et par stimulation des joint-ventures. Celles-ci incarnent l’essence de la Triple Alliance du capital étatique avec le grand capital privé brésilien et les capitaux transnationaux (Evans 1980). Elles ont permis la mobilité d’une fraction importante du grand capital brésilien, lequel s’est ainsi mué en capital financier. Ainsi s’est constitué au long de quarante années un capitalisme brésilien dans plusieurs secteurs de l’industrie pétrochimique[2], , de la métallurgie lourde ou de la construction qui s’associent aux capitaux excédentaires de l’agro exportation et des banques brésiliennes publiques et privées. Ces mouvements du grand capital qui cherche à se reproduire de manière élargie ouvrent la possibilité à cette fraction de s’associer aux groupes de la nouvelle oligarchie financière transnationale. Pour tout dire, le capital financier n’est plus, depuis au moins les années 1950, une force impérialiste qui viendrait du dehors exploiter et opprimer jusqu’aux plus grands secteurs de la bourgeoisie nationale. Il se développe aussi sur des bases cumulatives proprement brésiliennes, en profitant des capitaux des entreprises du pays lui-même. Les processus des fusions-acquisitions au sein du capital brésilien, se sont approfondis à partir de 1964 y compris au motif de donner plus de pouvoir concurrentiel à ce capital et au processus d’industrialisation. Cela va se vérifier aussi et d’une manière encore plus rapide avec les banques brésiliennes. Le nombre de banques a chuté de 477 en 1940 vers 328 en 1964. En 1974 le nombre de banques était de 117, dont 4 publiques, 25 des États de la fédération, 8 étrangères et 80 privées brésiliennes (Bandeira 1975, 83‑96). Il est certain qu’un processus d’oligopolisation était en cours et en phase de mélanger les diverses fractions excédentaires du capital privé et étatique brésilien au capital financier qui devenait transnational.

Même si les capitaux provenant de l’économie brésilienne pouvaient être investis dans l’industrie ou dans l’agrocommerce de manière profitable, la part investie dans la spéculation financière, boursière et autres a rejoint les puissantes oligarchies mondiales. Intégré au processus de la financiarisation de l’économie planétaire, ce capital natif, même s’il maintient ses bases de production de valeur, s’autonomise progressivement de la production directe. Il parvient à se reproduire de manière élargie et avec plus de vitesse : par-là, « se créent des masses d’actifs financiers sans contrepartie réelle, de sorte que la richesse devient plus fictive que réelle » (Gill 1996, 619). Comme conséquence de la séparation entre le capital réel productif de valeur marchande brésilienne et les fractions du capital financier fictif « brésilien » que semblait représenter le premier, le second devient largement autonome face au premier ; il rentre en contradiction avec sa première identité. L’autonomie va devenir domination, d’autant plus que le capital financier trouve des marchés plus vastes, en plus de son marché spécifiquement financier. À l’époque de Marx, ce phénomène n’avait pas pris l’essor qu’il connaît de nos jours. Mais le penseur allemand avait signalé qu’il s’agissait d’une logique inhérente à la reproduction du capital. Ceci devient porteur d’intérêt, que « ce revenu provienne ou non du capital » (Gill 1996, 620). Le capital tend à se centraliser dans peu de mains, parce qu’il a échappé à beaucoup d’autres. Il aura réalisé son essence la plus intime quand tous les capitaux que s’investissent en capitaux deviendront à ce qu’on pourrait appeler le « capital ultime » (Bezerra Nóvoa et Balanco 2013). Marx signale aussi qu’il s’agit d’un processus qui peut être réalisé par des mécanismes plus ou moins forcés, ou encore, par la voie de la constitution des sociétés anonymes. Cette dernière manière sera l’idéale de l’époque néolibérale, sans exclure les « guerres » et les « coups d’État », s’il était besoin.

Aujourd’hui, l’ampleur mondiale de ce processus fait que dans les paradis fiscaux il y a une somme autour de 32 milliards de dollars qui ne sont jamais investis dans la production directe, ni imposés (Dowbor 2018, 34). Il est très difficile de savoir d’où ils proviennent après qu’ils ont parcouru toute la planète et se soient mélangés aux autres. Mais pire que cela, en faisant semblant de financer, d’investir, d’appliquer dans le développement, ils capturent progressivement la majeure partie du taux du profit du capital productif. Par cet instrument, le capital financier finit par bloquer le développement productif. Les Brésiliens et l’humanité tout entière se trouvent devant la crise écologique et l’incapacité de faire progresser les forces directement productives. Les relations sociales dominées par le capital financier n’arrivent pas à développer au plus haut niveau son industrialisation et la FIESP (Fédération des Industries de l’État de São Paulo) se débat au milieu de ces contradictions : d’un côté elle soutient, comme représentante du grand capital, son association aux oligopoles financiers comme moyen d’échapper à la crise en s’enrichissant, mais elle est obligée de tenir un discours de soutien aux industriels qui n’arrivent pas à rentrer dans le club des plus forts.

Il s’agit là d’un aspect dominant et contradictoire du capitalisme à l’époque actuelle. Alors, dans cette lutte entre le capital productif et son « faux double », tous ceux qui le peuvent réalisent le transfert de leurs profits productifs vers le club des nec plus ultra du capital financier qui n’a plus ni patrie ni patriotisme. Ce blocage du retour d’une majeure partie du profit productif qui pourrait alimenter de nouveaux cycles productifs explique en grande partie le processus de désindustrialisation au Brésil. Il s’agit là d’un phénomène spécifique de la période néolibérale et qui se reproduit sur toute la planète. L’autonomie du capital financier et de ses oligopoles transnationaux n’a pas besoin de respecter aveuglément les États ni les géopolitiques. Ils peuvent passer au large des deux. Chesnais explique qu’il n’y a pas domaine plus mondialisé que la finance. À partir de « l’angle de l’intégration des marchés nationaux au sein des marchés mondiaux » (Chesnais 1994, 207‑8), si l’on considère que ceux-ci dominent les premiers, la tendance mondiale de cette logique est la disparition du soi-disant marché national, phénomène renforcé par les nouveaux systèmes de communications basés sur les nouvelles technologies. Les données empiriques montrent qu’aujourd’hui la part des contrats financiers « atteint 14 fois le PIB annuel global » (Dowbor 2018, 42). Le phénomène de désindustrialisation est mondial et s’est affirmé à partir des années 1980. Il coïncide avec la courbe décroissante du taux de profit moyen des secteurs les plus productifs et avec la fin des Trente Glorieuses années de croissance.

Croissance industrielle : une « téléologie » de gauche pour le Brésil

L’économie brésilienne, de par sa spécialisation agro-exportatrice antérieure, va tarder à voir l’affirmation d’un important processus d’industrialisation, accompagné d’une structuration du marché intérieur par le développement de l’État comme instrument d’intervention dans la vie économique du pays. Ce n’est qu’à partir des années 1930 que l’on verra se structurer progressivement une économie et un marché brésilien. L’interdépendance des régions interviendra dans le processus de transition sous l’hégémonie du Sud-Est, qui alimentera leur capitalisation et leur accumulation par son contact privilégié avec le marché international et, à l’intérieur, avec les autres régions du Brésil. Depuis lors, l’industrie brésilienne qui commence à produire des biens de consommation non durables a joué un rôle considérable dans la structuration du marché intérieur(Bezerra Nóvoa 1984a). Elle aidait à baisser le coût de reproduction de la force du travail salarié de l’économie nationale. En même temps, il faut constater une métamorphose progressive du capital. Il ne suffisait pas de disposer d’un capital commercial ou bancaire pour que le capital agro-exportateur puisse assurer sa reproduction et se sauver dans le moment de crise. L’industrialisation a eu pour fonction de favoriser les investissements de l’excédent des capitaux de l’agroexportation et du commerce d’import-export (Silva 1960) de manière productive. Le capital brésilien a trouvé ainsi une alternative y compris pour les situations de crise d’offre des biens industrialisés d’Europe, mais aussi de demande constante de la production brésilienne, comme pendant la guerre franco-prussienne, la Première Guerre mondiale tout comme durant des crises cycliques, etc. Par la pratique, les capitalistes et entrepreneurs ont appris que la reproduction du capital ne peut pas être assurée seulement par la production directe.

En plus du pétrole des années 1930 et 1940, peu à peu l’industrie brésilienne développe un secteur des biens de production surtout à partir des années 1950, quand les industries de l’électroménager et de la construction prennent une importance grandissante, ainsi que celle des voitures qui commence à être implantée au Brésil. C’est particulièrement à partir des années 1960 que les complexes industriels vont commencer à apparaître. C’est le cas des complexes pétrochimiques, bien que le pétrole ait été découvert au Brésil dans la deuxième moitié du XIXe siècle et les premiers puits exploités au début des années 1930. En fonction de cette industrialisation qui se généralise tardivement en Amérique latine, de manière concentrée et inégale, tout un mouvement se développe aussi à partir de la vision de Raul Prebisch dans son étude El desarrollo latinoamericano y sus principales problemas, dans lequel il soutient la thèse du « sous-développement structurel », pour expliquer les impasses du continent (Prebisch 1949 ; Hirschmann 1968). Cette étude présentée à La Havane en 1949 sera considérée par Albert Hirschman comme un véritable Manifeste et elle a marqué le début d’une réflexion et des actions politiques pour surmonter le problème du sous-développement économique de la région. En faisant écho à ces discussions, les économistes brésiliens, dont le plus célèbre a été Celso Furtado, déclenchent des études et débats visant l’élaboration d’un diagnostic pour les « déséquilibres régionaux » brésiliens (Furtado 2009). Compte tenu du fait que ce soi-disant « déséquilibre du Brésil » était partiellement semblable à ceux de toute l’Amérique latine dans ses relations économiques avec les pays d’industrialisation avancée, ce débat ne pouvait pas se faire sans une discussion sur la place de ce continent tout entier dans le scénario économique mondial. Les polémiques donnent lieu à une théorisation sur cette région de la planète qui avait été précédée par la fondation en 1948 de la Commission Économique Pour l’Amérique Latine et les Caraïbes (CEPAL) enfantée par le Conseil Économique et Social des Nations Unies et son but était soi-disant d’ « encourager la coopération économique entre ses membres ».

Le débat sur les déséquilibres latino-américains s’approfondira pendant les années 1960 comme conséquence de l’impact de la Révolution cubaine. En plus de la popularité de certains leaders (Getúlio Vargas, Juan Domingos Péron, João Goulart, etc.) dans la région dans les décennies précédentes, dites du national-populisme, une des caractéristiques les plus importantes de la période ouverte par la Révolution cubaine a été la mise en cause de l’impérialisme (particulièrement celui des États–Unis) par rapport au sous-développement de l’Amérique latine. Cette thèse a été assumée aussi par des secteurs plus radicaux de la gauche latino-américaine qui s’opposaient à la perspective défendue auparavant par le national-développementisme populiste, et qui a été reprise à gauche par le Parti Communiste. Elle opposait au dualisme sous-développement/développement le dualisme : dépendance/impérialisme. En vérité, ce débat va se prolonger pendant les quatre décennies suivantes pour resurgir actuellement, à un moment où la question du développement se confronte nécessairement à la question de la domination du capital financier, du néolibéralisme et à la crise économique et écologique mondiale.

Les rapports de l’ONU relatifs à l’évolution des prix d’exportation et d’importation des pays dits sous-développés montrent une persistance du préjudice des termes de l’échange depuis la fin du XIXe siècle et, pendant les années 1950, une détérioration des échanges qui a restreint la capacité d’importation des pays du tiers-monde. Les « cepalinistes » essayent d’expliquer cette détérioration à partir de Raul Prebisch : les bas salaires permettent à l’offre de devenir excessive et qui font chuter les prix sans qu’aucun changement dans les moyens de production de l’agriculture ne permette d’augmenter sa productivité de façon permanente. Ce qu’ils appellent insuffisance dynamique est provoqué par la lenteur de la demande des marchandises agricoles et l’abondance de main-d’œuvre pour la campagne (Smith 1985).

Développement inégal du capital dans le monde

La révolution industrielle en Angleterre a produit, pour la première fois, un secteur spécialisé dans la production de moyens de production. Mais ce processus ne s’est pas généralisé en Europe. Voici une caractéristique empirique majeure du système de développement inégal qui se mondialise. Mais il ne s’agit pas d’une inégalité étanche. Il s’agit toujours d’une unité contradictoire. La région ou le secteur les plus développés pendant un temps s’alimentent de la région ou du secteur moins développés, dans une interdépendance qui associe les « parties » dans le « tout » qu’est l’économie planétaire. La concentration de la révolution industrielle en Angleterre est le résultat de la capacité de la bourgeoisie anglaise à concentrer ce secteur de production de machines-outils. Les autres régions de l’Europe ont pris un retard d’un siècle, comme cela a été le cas de l’Allemagne, par exemple, et de la France encore plus. Le Brésil avait un retard de plus d’un siècle et demi. Et quelle était la situation du Portugal, de l’Espagne et même de l’Italie qui ont débuté la Révolution Commerciale entre le XVe siècle et le XVIe siècle ? Quand on considère ces pays aujourd’hui, tout le monde parle de leur modernité et tout le monde pense qu’ils sont devenus riches. Ils ne le sont pas comme l’Angleterre, ni même comme la Corée du Sud, mais ils ont réussi à constituer leurs capitaux financiers. Ils se sont associés au capital financier transnational. Les relations entre capital et travail changent sur la planète sans aucun automatisme. Le passage à l’industrie mécanisée est un processus qui, au Brésil, se produit progressivement à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Mais il faut bien noter que le passage à l’utilisation des machines-outils - qui permet l’augmentation de la productivité du travail et l’extraction de plus-value et, par conséquent, de profits - ne signifie pas du tout que les conditions de travail des ouvriers dans les régions industrielles européennes seront meilleures que celles des esclaves dans les colonies d’Amérique. Plusieurs historiens parlent de régimes de travail semblables à l’esclavage où des enfants et adolescents travaillent à côté d’ouvriers adultes dans des journées exténuantes de plus de 12 heures. Les références au fait que les lits des dortoirs ne devenaient pas froids peuvent donner une idée. L’étude d’Engels (2019) sur la vie des ouvriers en Angleterre vers les années 1844 est aussi exemplaire. Alors, l’idée de la surexploitation des ouvriers ou celles des esclaves peut rester énigmatique. Qui était plus exploité, l’esclave qui travaillait 12 heures dans les manufactures de canne à sucre ou le travailleur d’une industrie de tissu anglaise ? Tout dépend de ce qu’on appelle exploité ! Si l’ouvrier anglais travaille 12 heures, il produit beaucoup plus de marchandises relativement à l’esclave ou à l’ouvrier brésilien des industries du tissu de la fin du XIXe siècle, même s’ils travaillent 12 heures aussi. La productivité des usines anglaises est plus grande en raison de la technologie de pointe qu’elle utilise, par l’organisation du travail, par son armée de réserve stable et par une offre de biens de consommation stable et à bon prix. L’industriel peut payer un salaire qui maintient l’ouvrier avec le quantum nécessaire à la reproduction de sa force travail. Il sera égal ou supérieur au minimum nécessaire pour cela. L’ouvrier de l’industrie de tissu brésilien de la fin du XIXe siècle probablement aura un salaire nominal mineur et égal ou inférieur au minimum nécessaire à la reproduction de son énergie. Mais il y a un problème qui ne rentre pas souvent dans le calcul des analystes : le prix des biens de consommation alimentaire est, en général, bien moins cher dans les pays postcoloniaux comme le Brésil par sa quantité et par sa variété. La production industrielle alimentaire brésilienne va servir aussi pour baisser le coût de la reproduction de l’ensemble de la force de travail dans ce pays.

Alors le mécanisme qui explique l’exploitation de plus-value et qui explique le profit majeur des entrepreneurs des pays des anciennes métropoles, ne se trouve pas dans le prix du salaire ni de sa capacité d’achat, ni même dans le taux d’exploitation toujours difficile à calculer. Il se trouve surtout dans la longueur du temps excédentaire proportionné par l’incrément technologique. C’est comme si les instruments et outils perfectionnés augmentaient virtuellement la longueur du temps. Capturer ce temps relatif, c’est bien ici qui se trouve l’origine du plus de travail relatif, proportionnel et producteur de la plus-value relative. C’est bien ici qu’on trouve le taux d’accumulation supérieur des pays d’industrialisation avancée, ce qui permet aux secteurs de pointe — par la variation des prix vers le haut, ou vers le bas — de battre la concurrence. Le travail mort, transformé en technologie de pointe, potentialise le travail vivant. Voici l’origine de l’échange inégal. Même s’il y a une tendance à une certaine homogénéisation très particulièrement dans l’actualité néolibérale, il n’y aura jamais une situation de complète homogénéité. L’inégalité est le signe majeur du capitalisme d’autant plus quand il est considéré dans son système mondial.

La chose peu connue réside dans le fait qu’à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, la rémunération de la force du travail anglaise s’est maintenue à peu près stable en raison de sa possibilité d’ accéder à un marché de biens de consommation non durable ne provenant pas seulement de l’Europe non industrielle et par la capacité de maintenir les prix de la reproduction de la force de travail des salariés productifs sans subir trop de pression de l’armée de réserve, mais aussi en raison du niveau de conscience politique et d’organisation associative des travailleurs des régions plus industrialisées. Il ne se passe pas la même chose au Brésil et en Amérique Latine. S’il y avait une bonne quantité de biens de consommation légère, la classe ouvrière était juste au début de son essor. Les travailleurs étaient en général d’anciens esclaves, vu que l’abolition survient en 1888, à la fin du XIXe siècle. L’immigration italienne, allemande, espagnole, portugaise, etc., viendra compléter la formation de la classe ouvrière au Brésil. Cette classe prend corps à partir des années 1930 et 1940, mais c’est pendant les années 1950 et 1960 qu’elle va gagner plus d’importance comme conséquence des complexes industriels qui s’organisent dans diverses régions brésiliennes, moment aussi de l’apparition d’un grand capital brésilien qui va se transnationaliser. Pendant ce temps, un nouveau capital se structure, ainsi qu’une nouvelle force de travail. Mais l’utilisation du régime d’esclavage ou de semi-esclavage ne va pas disparaître complètement, ni la surexploitation de la force du travail. En certains cas elle va même s’intensifier. Nonobstant, il est même possible à trouver une surexploitation, tout comme le travail forcé, même en Europe, aux États-Unis et encore plus au Japon, en Corée du Sud et surtout en Chine. Le projet de réforme des lois du travail au Brésil, par le ministre du gouvernement Bolsonaro, l’ultralibéral Paulo Guedes, donne la réponse. Il change la définition du droit salarial en postulant le « libre choix de vendre ou de ne pas vendre la force de travail », pour revenir à une forme d’esclavage. Les esclaves aussi avaient des heures pour reproduire leurs forces de travail, soit sous la forme d’aliments dispensés par les seigneurs, soit à travers la libération d’un temps pour planter directement pour ce même besoin (Bezerra Nóvoa 1984b). Toutes les interprétations qui essayent de voir l’esclave comme intégrant le capital constant comme s’il était un capital fixe, une machine, ne peuvent pas contourner le métabolisme humain et le besoin de reconstituer sa force du travail. À vrai dire, il faut tenir compte qu’en Europe et dans les pays de haute industrialisation, l’esclavage n’a jamais véritablement disparu de même que la surexploitation de la force de travail salariée. Mais cela ne peut caractériser les relations actuelles, précisément par la dimension globalisée de la production et du marché, dominés par l’accumulation du capital fictif. Sous la production capitaliste de la valeur, la planète ne sera jamais complètement homogène parce que le développement inégal s’est inscrit dans ses cellules. Alors, son développement dans l’espace se fera de la même manière en suivant les cycles de reproduction et d’accumulation du capital à l’échelle de la planète. L’histoire depuis le XIVe siècle a montré la succession des espaces dominants qui coïncident avec de nouveaux modèles d’accumulation de capital et de nouvelles caractéristiques, sans jamais perdre complètement les précédentes.

Échange inégal et développement interdépendant

Aujourd’hui, sous la domination du capital financier, le développement n’est pas différent. C’est bien selon cet enjeu qu’il faut réexaminer la théorie de la dépendance pour essayer de voir sa capacité d’expliquer le phénomène du développement au Brésil. Cette relation entre productivité et niveau salarial, que Arghiri Emmanuel reprend pour expliquer l’échange inégal « nord-sud » (1972  ; 1975) se manifeste sous des formes différentes dans les pays de l’hémisphère nord et dans ceux du sud. Pour lui il y avait – il faudrait dire, il y aurait toujours - une péréquation du taux de profit des pays. Tout un débat qui s’est développé à partir de cet auteur, comme essaie de le démontrer Charles Bettelheim (1972, 9‑21), a finir par laisser échapper la valeur pour privilégier les prix. Ernest Mandel, autre intervenant dans ce débat international, va soutenir que l’échange inégal est le fruit d’une situation historique différente qu’il appelle le troisième âge du capitalisme ou capitalisme tardif, subvenu dans l’après Seconde Guerre Mondiale. Pour lui et à ce moment-là, « l’échange inégal devient la forme principale de l’exploitation des semi-colonies » et « la production immédiate de surprofits coloniaux, la forme secondaire » (1976, 293‑369). Même s’il considère que le calcul empirique « n’est pas facile à faire » et représente « une approximation grossière », en citant Samir Amin, un autre auteur qui a produit toute une œuvre tournée vers cette problématique (1973), il affirme que la perte subie par les pays en retard dans leur processus d’industrialisation dû à l’échange inégal « a atteint, au milieu des années soixante, le volume de quelque 22 milliards de dollars », ce qui produit une énorme différence de volume par rapport à la période d’avant la Première Guerre mondiale. À la veille de cette guerre, la Grande-Bretagne « retirait de ses investissements de capitaux à l’étranger un revenu annuel de 200 millions de sterling et qui n’était pas exclusivement des pays du “Tiers Monde” », « mais aussi de quelques pays industrialisés, principalement les États-Unis. » (Amin 1973, 298‑99). C’est bien le cas exemplaire des États-Unis qui a un gouvernement ultra néolibéral, mais qui sous l’égide de Donald Trump veut recoloniser le Brésil et l’Amérique latine et pratique la guerre commerciale en utilisant d’ailleurs tous les mécanismes protectionnistes de nature keynésienne. Par ce comportement, il est possible de le dire, comme le fait Pierre Dardot, qu’il n’y a pas une orthodoxie néolibérale. Le néolibéralisme n’est pas seulement économique et la politique qui l’accompagne peut aller de la démocratie formelle à la dictature.

Les termes d’échange du commerce extérieur anglais des années 1910-1913 restent semblables à ceux du dernier quart du XIXe siècle. Après la Première Guerre mondiale, l’Angleterre avait subi les conséquences de termes d’échanges défavorables avec d’autres pays, de l’Europe aussi. Encore une fois, cela veut dire que l’échange inégal est le résultat du développement inégal, du mouvement inégal du capital qui produit des taux d’accumulations inégaux, pas seulement entre l’hémisphère nord et sud, mais à l’intérieur de ces mêmes régions de la planète. Le développement inégal devient l’apanage, par excellence, du développement du capitalisme. Il y a une persistance chez plusieurs auteurs à prendre des phénomènes secondaires pour les causes principales. En vérité, il y a une difficulté persistante de trouver la connexion nécessaire entre production et circulation, entre prix et valeur, marché intérieur (et extérieur) et composition organique du capital de chaque région, pourtant, la productivité du travail et, comment le travail rentre dans cette relation dans un cadre interrégional et international, dans lequel le capitalisme se développe de manière inégale, mais organiquement et progressivement au niveau mondial. Si les salaires, les surprofits et l’échange inégal aident à comprendre les différences entre les écarts de développement entre les régions, cela ne peut pas vraiment s’expliquer hors d’un cadre international de la reproduction élargie du capital sur la base de la croissance de différentes forces productives sous des niveaux différents de relations sociales de production. Même s’il y a une tendance à l’inertie structurelle, ces relations sont dynamiques et obligent à constater des changements des espaces dominants selon les époques et les modèles de reproduction et d’accumulation du capital et cela depuis le XIVe siècle. De l’Italie en passant par l’Espagne, le Portugal, l’Angleterre, les États-Unis, qui pouvait s’imaginer voir la puissance américaine en train de disputer avec la Chine, qui était plongée dans le féodalisme jusqu’au moins le début des années 1950 ? Après la révolution industrielle en Angleterre autour de 1750, la France, l’Allemagne et le reste de l’Europe et des États-Unis prennent un retard d’un siècle. Il est possible de constater que la reproduction et l’accumulation interrégionale du capital construisent des mécanismes qui finissent par faire qu’une région accapare plus de valeur qu’une autre région à travers la médiation des commerces. Mais les inégalités se constituent avant dans le processus de la reproduction du capital. Cette vérité se reproduit aussi à l’intérieur de chaque région comme en Angleterre, l’Écosse et la région industrielle du pays.

Au Brésil, c’est le cas entre le Nord-Est et le Sud-Est. L’accumulation du capital produite par le café supplante l’accumulation de capital des autres régions. Celles-ci ne produisaient pas autant de café ou n’arrivaient pas à avoir la même qualité de ce produit à un prix plus compétitif. Dans la compétition interrégionale chaque région est obligée de trouver un produit capable de provoquer la plus grande accumulation, comme cela a été le cas du Nord-Est brésilien avec le sucre, au moins pendant deux siècles et demi de la période coloniale, période de sa plus grande hégémonie. L’incapacité d’une région à réaliser une spécialisation productive pareille promeuve la tendance de cette même région à devenir « dépendante ». En vérité, s’est constitué historiquement une chaîne d’interdépendance qui réverbère trans/nationalement.

Les premières banques brésiliennes ont émergé à Bahia, de même que les premières industries brésiliennes, notamment celle du textile, au début du XIXe siècle. Cependant, la plus importante industrialisation sera concentrée dans le Sud-Est du fait de la synthèse de multiples facteurs, dont les principaux sont : le développement du pôle agro-exportateur de café bien branché au marché international, en plus de l’association de la bourgeoisie caféière (qui devienne aussi commerçante exportatrice et importatrice) au capital financier international qui se formait déjà à l’époque. C’est bien cette association qui a finit par produire des inégalités dans l’accumulation entre le Sud-Est et le reste du Brésil. L’accumulation relativement faible du Nord-Est devient une conséquence de la concurrence d’autres régions de la planète sur ses produits et de la place de son économie - et ses élites oligarchiques, dans une position hiérarchiquement subordonnée au sein de la division brésilienne et internationale du travail (Bezerra Nóvoa 1984a). Toutefois, de tous les temps les fractions les plus fortes du capital des régions « dépendantes » a réussi toujours à s’associer, d’une manière ou d’une autre au grand capital qui se trans/nationalisé progressivement.

Pourtant, s’il faut considérer l’insertion inégale brésilienne dans l’économie mondiale comme une condition nécessaire de l’hégémonie du grand capital transnational sur l’économie brésilienne. Dans ces clubs transnationaux les élites des entrepreneurs brésiliens a toujours trouvé sa place. Ainsi faisant, ces fractions du capital régional de chaque pays profitent de cette association « dépendante » qui parasite le développement des pays postcoloniaux et constitue en fait une véritable interdépendance progressive qui va s’affirmer définitivement pendant les années 1950, 1960, 1970, 1980. Cette nouvelle hypothèse permet une nouveauté interprétative, qui tient aussi au fait que l’intégration du marché intérieur national se fait doublement au profit du capital régional et du capital international, ce qu’il importe de considérer maintenant.

Pendant la période coloniale — et après une période initiale où présidait une extorsion du surplus économique de la colonie brésilienne —, les agents administratifs locaux, ceux qui organisent la production et ceux qui la commercialisent deviendront des sujets économiques qui participent à la répartition du profit, d’une manière ou d’une autre. Après l’indépendance et après l’abolition de l’esclavage, ce phénomène sera encore plus réel, ce qui va expliquer que les cycles de la reproduction du capital dans l’espace brésilien vont chercher à surmonter les impasses d’une spécialisation trop serrée, basée presque exclusivement dans l’agroexportation. Ladite spécialisation a fini par produire les inégalités régionales, l’inexistence quasi totale d’un marché intérieur et un État incapable d’unifier les régions intérieures à travers la production du pays aussi. Le capital commercial (exportateur et importateur), le capital bancaire, mais aussi le capital agraire, des fractions considérables de ces capitaux vont, dans une certaine mesure, chercher dans l’industrialisation un espace pour le capital brésilien. Pour changer cela et devant les déséquilibres régionaux, l’intégration de l’espace brésilien est indispensable. Les entrepreneurs et les dirigeants de l’appareil d’État qui ont profité de l’inégalité du développement venaient de plusieurs régions du Brésil. Un État national se développe et intervient avec une certaine souveraineté et indépendance. La nécessité d’ouvrir des alternatives aux impasses du modèle agro-exportateur devient un objectif pour l’État en tant qu’instrument d’intervention économique et sociale. Les oligarchies, en tant que force politique régionale, commencent à décliner avec le développement de l’intégration nationale (Ianni 1971).

Au Brésil plusieurs mécanismes institutionnels ont vu le jour, comme la SUDENE (institution maximale de planification pour le développement du Nord-Est fondée en 1959) qui réintroduit la question du national-développementisme qui avait marqué les gouvernements qui ont précédé la montée des militaires au pouvoir. Son but était de réduire les écarts entre les régions du Brésil dans son ensemble, mais tout particulièrement celui du Nord-Est par rapport au Sud-Est (Oliveira 1977). Ainsi, les conditions sont créées pour que, dans les années 50-70, la Triple Alliance (capital interrégional brésilien + capital de l’État brésilien + capital financier international), véritable base d’appui du miracle brésilien, soit réalisée. Avec les militaires, si leurs actions politiques ont acquis un caractère réactionnaire, au niveau de l’économie, elles ont pris un tournant rénovateur et industrialisant, réellement transformateur en termes économiques. Ils vont introduire des transformations importantes dans le scénario industriel brésilien qui sera la vitrine économique de leurs gouvernements. On parlera de Miracle brésilien. La nature du bonapartisme militaire qui gouverne le Brésil à partir de 1964 a permis un comportement des dirigeants du pays, capable d’accepter ou d’entreprendre certaines initiatives, ce qui était plus difficile dans les gouvernements précédents. Ce sera sous les gouvernements militaires, une fois qu’ils contrôlèrent les entreprises étatiques comme la PETROBRAS, que surgira la possibilité d’une industrialisation du Brésil dans laquelle était associé le capital étatique, le capital privé brésilien et plus encore le capital des multinationales étrangères.

Il sera exactement de cette base que se produira la plus grande fusion des fractions du grand capital brésilien et sa transmutation à partir des années 1990 dans les oligopoles financiers internationaux. La majeure partie des économistes et spécialistes du développement brésilien sous-estiment cela et traitent, par exemple, la proéminence de l’agro-industrie brésilienne comme un retour au modèle agro-exportateur de la fin du XIXe siècle et de la majeure partie de XXe siècle. Si les petits et les moyens industriels - mais aussi quelques grandes entreprises du secteur - sont opprimés ou même écrasés par l’action du capital financier, jamais l’agro-industrie brésilienne a eu cette force qu’elle a aujourd’hui. En même temps que nous finissons cet article, le secteur exporte 250 milliards de tonnes, la plupart vers la Chine, les États-Unis, l’Europe et le Japon. En plein approfondissement de la crise sanitaire de coronavirus et dans la débâcle de l’économie brésilienne, les capitalistes du secteur exportent vers le monde entier d’une manière alors inédite dans l’histoire. Pourtant, ils ne réivestissent pas tout le profit dans le secteur : ce sont aussi des banquiers. Rien que pour la banque brésilienne Bradesco, le profit des opérations a atteint les 80 milliards de reais. L’ensemble du secteur banquier brésilien a reçu de la Banque Centrale 1.2 mille milliards de reais. Il s’agit de deux des secteurs qui payent moins d’impôts et qui doivent à la fiscalité une somme d’argent colossale. Pourtant, l’économie brésilienne n’est pas pauvre, différemment de la majeure partie de sa population, comme dans des pays comme les États-Unis ou la Chine, ce qui ne gêne pas du tout leurs élites. Les grands industriels et les agro-exportateurs ne se sentent aucunement opprimés par aucun impérialisme. Ils n’ont pas du tout envie d’investir dans le développement industriel. L’argent que les banques brésiliennes ont reçu pendant la crise de la pandémie pour aller au secours de 40 % des petites et des moyennes entreprises sur le point de faire faillite a été réinvesti en Bourse. Restaurer le marché intérieur n’est pas du tout leur projet. Autrement dit, ce n’est pas la surexploitation de la force de travail directement productive qui rend pauvre 90% de la population brésilienne. Cette pauvreté est la règle partout dans le monde.

Pour revenir à notre hypothèse centrale, il ne faut pas partir du paradigme du soi-disant « développement dépendant » du Brésil pour expliquer la crise dans laquelle il se trouve. À l’époque de la domination du capital fictif, toutes les grandes économies du monde sont devenues interdépendantes. La Chine est dépendante du Brésil et les États-Unis sont dépendants de la Chine et vice-versa. Il faut partir du phénomène de l’association des fractions du grand capital brésilien, qui devient aussi – de ses propres mérites - capital financier. C’est la catégorie majeure, celle du capital financier - l’ultime capital - qui explique les autres catégories, et non pas l’inverse. Ce ne sont pas les échanges inégaux et la surexploitation de la force de travail au Brésil ce qui explique la situation actuelle de son économie et la pauvreté de sa population. Ce sont plutôt le développement inégal du capitalisme mondial, la spécialisation productive de l’économie brésilienne et les choix pour le capital financier transnational qui expliquent le blocage de la généralisation de la croissance de tous les secteurs économiques.

Depuis longtemps le développement réel de l’économie productive du capitalisme est bloqué par la course à la croissance du PIB, par la croissance du capital fictif et destructif. Le capital fictif, l’ultime capital, est devenu la limite de tous les capitaux et de soi-même. Le grand capital « brésilien » n’est aucunement « dépendant ». Il vit, comme toutes les fractions du grand capital mondialisé (auxquelles il s’est fusionné), les aléas et l’agencement de sa domination. Il vit - comme le dernier capital, l’obsession répétitive et compulsive de chercher du profit sans investir dans le travail vivant. Mais comme par instinct il sent que le travail mort accumulé s’épuise. Comme un vampire noctambule il cherche désespérément d’autres sources de sang, de profits, pour parasiter. Il se voit obligé de revenir à la production directe. Il sait qu’il ne peut pas vivre de sa propre activité. Celle-ci ne produit pas ni de la valeur, ni de la richesse. Mais l’ultime capital a une autre certitude encore plus désespérante : il ne peut pas revenir en arrière de son histoire et la refaire à nouveau. La seule chose qu’il peut encore faire c’est l’agencement de sa crise permanente.

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Lula da Silva, Dilma Rousseff et Fernando Haddad, hérauts de la démocratie brésilienne, à Paris en mars 2020. Crédits Gérard Wormser

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