Article body

Introduction

Encore marginal il y a quelques années, en France, l’investissement des réseaux socionumériques par des musulmans français est aujourd’hui une pratique courante. Cela peut se comprendre si l’on sait que la mobilisation des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication) par des mouvements musulmans à des fins de militance, de prosélytisme ou encore de représentation d’un soi collectif est un phénomène historiquement ancré en Europe et aux États-Unis (Bunt 2003 , 2009 ; Rigoni 2003 ; Piela 2012 ; Haddad et Smith 2002). Aussi, ladite mobilisation semble-t-elle s’inscrire dans un cadre plus large, mais s’est accentuée ces dernières années grâce à la pénétration des médias sociaux dans toutes les sphères de la vie sociale, lesquels ont permis une plus grande expressivité des musulmans. À cet effet, les réseaux socionumériques sont devenus pour beaucoup d’entre eux des espaces éditoriaux de prise de parole, de rassemblement communautaire et in fine de création de nouvelles formes de solidarité en ligne.

Ces dernières années, l’islam – deuxième religion de France – par la visibilité de ses pratiques portées par des musulmans arborant des signes distinctifs de religiosité dans l’espace public, s’est trouvé fréquemment au cœur des débats. Face à l’émergence de ces manifestations religieuses, la laïcité et la place des religions dans l’espace public se trouvent questionnées et placées face à de nouveaux défis. En effet, cet espace public, devenu le centre des controverses, se trouve ainsi confronté à la visibilité des dogmes et pratiques religieuses islamiques, comme l’illustrent les dernières controverses sur le port du voile intégral, ou encore du burkini, maillot de bain couvrant les cheveux et le corps de la femme musulmane. Il suffit de lire la presse pour se rendre compte à quel point cette visibilité de l’islam dans l’espace public est source de discordes. D’ailleurs, une énième polémique est intervenue au mois de mai 2019 dans une piscine municipale grenobloise, où des femmes musulmanes[1] ont mené une action de désobéissance civile, en s’y baignant malgré l’interdiction du règlement intérieur. Certains ont considéré leur action comme empreinte de relent d’un « islamisme politique ». C’est dans cette veine que des discours politiques tous bords confondus, véhiculent l’idée que les musulmans, du fait de la visibilité de leurs pratiques religieuses, seraient plus rétifs que d’autres catégories de la population à s’accommoder de la laïcité. De bons esprits appelant à un aggiornamento de l’islam aussi bien sur le plan de l’orthodoxie que de l’orthopraxie pour permettre aux musulmans de pleinement s’intégrer dans la société française laïque et sécularisée. Dans ce cadre, certains citoyens musulmans qui estiment être stigmatisés et soumis à des expériences discriminatoires dans l’espace public traditionnel, entendu comme espace collectif partagé par tous, investissent les réseaux socionumériques pour y créer des espaces de visibilité, de participation et de représentation identitaire d’un soi collectif. En ce sens, ces dispositifs sociotechniques peuvent être envisagés comme des outils de mobilisation autour de valeurs et d’appartenances particularistes. Cet article est donc pour nous l’occasion, à partir de deux enquêtes – la première conduite sur Facebook dans le cadre de notre recherche doctorale, la seconde plusieurs mois après sur Twitter et Snapchat auprès d’utilisateurs musulmans français[2] – de proposer une réflexion sur le rapport entre usages des réseaux socionumériques, islam en France et espace public. Une telle entreprise nécessite une contextualisation de notre propos, laquelle ne saurait faire l’économie des difficultés et problèmes que posent la concomitance entre laïcité et islam en France dans l’espace public traditionnel. Car, la laïcité structure les représentations que beaucoup de musulmans se font de la visibilité de l’islam au sein de cet espace. Donc, dans ce qui suit, après avoir souligné quelques aspects relatifs à l’enquête, nous reviendrons sur l’historicité des tensions et controverses soulevées par l’intrusion de l’islam en France, notamment dans l’espace public. Nous questionnerons ensuite la place que la laïcité accorde à l’expression de la religiosité au sein de cet espace. Puis nous verrons la posture de nos répondants vis-à-vis du principe de laïcité, notamment eu égard à leur appartenance à l’islam. L’examen de leurs propos nous permettra de relever que l’usage qu’ils font des réseaux socionumériques, motivé par des expériences de frustrations dans l’espace public traditionnel, est à inscrire dans une logique de diffusion multiplateforme voire cross-médiatique. Enfin, nous verrons que les réseaux socionumériques ouvrent la voie à de nouveaux espaces alternatifs de visibilité et d’audibilité, lesquels participent de l’élargissement des contours de l’espace public traditionnel.

Méthodologie de l’enquête

La première phase de cette étude a été conduite entre janvier 2012 et décembre 2014 dans le cadre de notre recherche doctorale et ne concernait que le réseau social Facebook. D’un point de vue méthodologique, elle a reposé sur une ethnographie en ligne, complétée, par la suite, par des entretiens semi-directifs conduits auprès d’utilisateurs musulmans de Facebook. Durant cette période, le matériau collecté en ligne et hors-ligne l’a été avec l’assentiment des utilisateurs et a fait l’objet d’une analyse de contenu thématique. Ensuite, quelques semaines après la soutenance de notre thèse, nous avions noté que des utilisateurs que nous suivions sur Facebook, notamment ceux qui s’adonnaient à des activités de prosélytisme, publiaient sur leur profil, ou encore au sein des pages et groupes dédiés à l’islam, des annonces au travers desquelles ils invitaient les autres utilisateurs musulmans à les rejoindre sur Snapchat, parfois sur Twitter et Instagram comme le montrent les exemples ci-après.

Figure 1

Figure 1 : Extrait de corpus Facebook collecté le 23 décembre 2017 sur la page Hadith en Français.

-> See the list of figures

Figure 2

Figure 2 : Extrait de corpus Facebook collecté le 15 décembre 2017 sur la page Rappel Islam.

-> See the list of figures

Ainsi, constatant que l’utilisation de Facebook s’articulait en parallèle avec celle d’autres réseaux socionumériques, nous nous sommes dit qu’il serait intéressant d’un point de vue heuristique de rejoindre ces utilisateurs sur ces sites afin de voir ce qu’ils y faisaient en termes d’usages et de pratiques. C’est dans ce cadre, informant préalablement les utilisateurs musulmans avec qui nous étions en contact sur Facebook de nos intentions scientifiques, que nous avons été amenés à créer début janvier 2018 un compte de recherche sur Snapchat, et un autre sur Twitter. Pour des considérations éthiques, nous avons choisi d’être transparent dès nos premiers pas sur ces deux sites, en choisissant comme identité d’utilisateur le pseudonyme « MJ. Sakho chercheur ». Par la suite, sur la base des annonces publiées par les utilisateurs précités qui souhaitaient que les autres les rejoignent sur leurs réseaux socionumériques respectifs – 38 publications relevées sur des profils, pages et groupes Facebook que nous suivions entre mi-décembre 2017 et mi-janvier 2018 – nous avons transmis nos demandes de following auxdits utilisateurs sur Snapchat et Twitter. Trente-huit (38) utilisateurs musulmans de Snapchat et trente-cinq (35) de Twitter ont répondu favorablement.

Concernant notre démarche ethnographique sur Twitter et Snapchat, précisons qu’elle est la même que celle utilisée sur Facebook dans le cadre de notre recherche doctorale. S’apparentant à une approche ethnographique mobile voire multi-sites (Marcus 1995), elle en a repris les mêmes bases méthodologiques, que ce soit dans le cadre de la phase d’immersion en ligne que celle du recueil des données. L’observation des activités des utilisateurs sur Twitter et Snapchat s’est déroulée de la manière la plus transparente possible et effectuée au moins trois fois par jours, entre mi-janvier et début avril 2018. Elle nous a permis de mieux comprendre leurs usages et pratiques de Snapchat et Twitter. Le matériau collecté en ligne l’a été avec le consentement des utilisateurs et a fait l’objet d’une analyse de contenu thématique. Comme durant notre immersion sur Facebook, nous avons garanti aux utilisateurs que leur anonymat serait préservé et qu’à l’image de notre compte Facebook, ces deux comptes n’ont été créés que pour des considérations scientifiques et que notre recherche n’avait aucune visée axiologique.

En outre, bien que les dispositifs de Facebook, Twitter, Snapchat, aient des fonctionnalités et des modalités de fonctionnement différentes sur le plan technique et ergonomique, cela n’a pas été un frein au déploiement de notre démarche ethnographique utilisée sur Facebook et reprise comme souligné supra sur Twitter et Snapchat du fait de son caractère flexible et transposable.

Au demeurant, considérant que les pratiques en ligne et hors-ligne sont intimement liées, et ne sauraient faire abstraction des contextes, social, culturel, et historique, nous avons décidé de compléter notre ethnographie en ligne par des entretiens semi-directifs afin d’en savoir davantage sur les motifs qui poussaient les utilisateurs musulmans de Facebook à investir Twitter et Snapchat. Ainsi, aux 31 entretiens réalisés avec des utilisateurs musulmans de Facebook entre 2013 et 2014 dans le cadre de notre thèse, sont venus s’ajouter 12 autres conduits entre janvier et avril 2018 auprès de musulmans que nous suivons sur Twitter et Snapchat. Le choix de l’axe temporel qui tient compte du contexte sociopolitique nous a permis de voir s’il y avait non seulement une convergence ou une divergence au niveau des usages relevés au sein des trois plateformes, mais aussi au niveau des réponses apportées. Les personnes interrogées sont toutes de nationalités françaises et se définissent comme musulmans pratiquants.

Enfin, notre méthodologie appelle trois remarques. Premièrement, nous avons fait le choix de ne pas retenir le réseau social Instagram dans cette étude, car sur la base de nos observations, il ressort que la majorité des utilisateurs avec qui nous étions en contact sur Facebook privilégiaient Snapchat et Twitter. D’ailleurs, ce fait a été confirmé durant les entrevues. Deuxièmement, pour des considérations éthiques[3], seul le prénom de l’interviewé est mentionné dans les extraits d’entretien et pour préserver la vie privée des utilisateurs, toutes les captures d’écran ont été anonymisées comme annoncé préalablement aux participants. Troisièmement, cette étude qualitative ne propose qu’une photographie des usages d’utilisateurs musulmans dans une temporalité bien déterminée.

Retour sur quelques controverses soulevées par la visibilité de l’islam dans l’espace public

Ce que nous allons exposer dans les lignes qui suivent n’est pas radicalement original, mais il convient de le considérer comme un passage nécessaire pour bien situer les collisions inhérentes à la présence de l’islam en France. Faut-il le rappeler, depuis la fin de la Première Guerre mondiale, la France vit une situation inédite avec l’islam. En effet, l’émergence d’un « problème musulman » trouve ses racines dans les débats autour des discussions relatives à la mise en place d’une aumônerie musulmane au sein de l’armée française juste après la Première Guerre mondiale. Car, durant cette période, l’armée française comptait dans ses rangs de nombreux militaires issus des colonies, qui étaient de confession musulmane d’origine africaine et maghrébine. Les revendications religieuses de ces tirailleurs concernaient la mise en place de salles de prières, la possibilité d’avoir des repas halal, la reconnaissance publique de leur identité religieuse musulmane au sein de l’armée. C’est à partir de ce moment que diverses doléances portées par des musulmans se sont posées en France, occasionnant quelques années plus tard l’amorce d’une organisation officielle du culte musulman dans l’espace public français.

La deuxième dispute liée à la présence de l’islam en France est d’une toute autre nature, et ne ressurgit dans l’espace public que vers les années 1980, notamment avec les grèves dans le secteur de l’automobile à l’usine Citroën d’Aulnay-sous-Bois (avril 1982) et Talbot de Poissy (mai 1982). La part de la main d’œuvre immigrée étant très prégnante dans l’industrie automobile, de nombreux musulmans impliqués dans le mouvement syndical ont saisi l’occasion pour formuler des revendications telles que des demandes de construction de salles de prières et d’assouplissement des conditions de travail durant le mois de ramadan. C’est donc dans ce contexte que la question d’un « problème musulman » acquit une visibilité dans l’espace public. Quelques années plus tard, à l’automne 1989, une troisième controverse liée au « foulard islamique » fit irruption dans le débat public. Au collège Gabriel-Havez de Creil, trois jeunes filles musulmanes, Samira Saidanin, Leila et Fatima Achaboun sont exclues parce qu’elles refusaient d’ôter leur voile en salle de classe. Jugeant le « foulard islamique » comme une marque religieuse ostentatoire enserrant une dimension prosélytique, le principal de l’établissement, Ernest Chénière, estima qu’il n’avait pas sa place dans l’école laïque et républicaine. La polémique prit une tournure politique et occupa une grande place dans les médias.

C’est dans la même veine que le 28 septembre 1990, trois élèves du collège Jean Jaurès de Montfermeil à Seine-Saint-Denis furent exclues, sur la base d’un article du règlement intérieur de l’école, pour port du « foulard islamique », décision confirmée le 14 décembre suivant par le conseil de discipline dudit collège. Ainsi à la suite de ces controverses, vit-on s’ériger un front républicain comptant dans ses rangs des politiques et des intellectuels, lesquels arguaient de la nécessité de faire bloc contre l’immixtion de signes religieux ostensibles dans un espace public français régi par des principes laïques et universalistes.

Les débats sur le « voile islamique » furent relancés en 1993, à la faveur d’une circulaire du ministre de l’Éducation nationale François Bayrou, destinée aux chefs d’établissement scolaires. Le « voile islamique » y étant défini comme signe religieux ostentatoire en soi, qui extérioriserait de facto une dimension prosélytique. Ainsi, le ministre instruisait-il les responsables d’établissements de refuser l’accès de leurs écoles aux filles portant le « voile islamique ». En outre, dans une société française sécularisée et sexuellement émancipée le « voile islamique » est très souvent considéré comme un symbole de non-modernité, antinomique à l’émancipation féminine.

Quelques années plus tard, les controverses autour du port de signes religieux ostentatoires dans l’espace public revinrent sur le devant de la scène. Ainsi, le 03 juillet 2003, à l’instigation du président Jacques Chirac, la commission Stasi, du nom de son président, fut mise en place pour mener une réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République. Le rapport de la commission aboutit au vote à l’Assemblée nationale et au Sénat de la loi 2004-228 du 15 mars 2004, interdisant, en application des principes laïques qui régissent l’espace public, le port de signes religieux ostentatoires dans les écoles primaires et secondaires de l’enseignement public en France.

Par la suite, en 2010, pour parer aux controverses liées à la pratique du port du voile intégral, une autre proposition législative, cette fois-ci non arrimée aux principes de laïcité, prohiba le port de la burqa dans l’espace public pour des raisons de sécurité publique.

Enfin, une dernière controverse liée à la présence de signes religieux musulmans ostentatoires dans l’espace public est celle relative au port du burkini par des Françaises musulmanes sur des plages publiques durant l’été 2016. Ainsi, dans un contexte marqué par l’état d’urgence dû à une série d’attentats terroristes, dans le sud de la France, plusieurs arrêtés municipaux – invalidés par la suite par le Conseil d’État – invoquant le motif de menace à l’ordre public, prohibaient le port du burkini sur les plages. Nonobstant, ces controverses sur le port du burkini dans certains lieux publics, par exemple dans les piscines municipales se poursuivent encore aujourd’hui. Là encore, à l’image du « voile islamique », la controverse s’explique par le fait que le burkini est vu comme un signe religieux phobogène et ostentatoire. Comme nous venons de le voir brièvement à travers ce rappel historique, depuis la fin de la Première Guerre mondiale, l’islam, dont la pratique des adeptes a tendance à déborder de la sphère privée, constitue un défi pour l’espace public républicain français. C’est précisément dans ce cadre que s’inscrit le propos de Nilüfer Göle (2013) :

L’émergence du religieux islamique constitue un défi pour l’espace public républicain et laïc français. Le cadre public circonscrit par le républicanisme, et neutralisé par la laïcité, se trouve aujourd’hui transgressé par le débordement du religieux d’en bas, mais aussi d’en haut. La sortie des acteurs religieux de l’espace privé et leur appartenance multiple à des espaces transnationaux de nature linguistique, politique, humanitaire déstabilisent les repères laïcs et nationaux, fragilisant ainsi le sentiment d’entre-soi républicain.

Aujourd’hui encore, les controverses sur l’islam en France continuent de nourrir nolens volens le débat sur sa place dans l’espace public comme en témoigne le dessein du président de la République Emmanuel Macron de le réformer[4]. Il importe dès lors d’interroger la place que la laïcité accorde à l’expression des manifestations religieuses au sein de cet espace.

Laïcité républicaine et présence des religions dans l’espace public

Selon plusieurs chercheurs (Bertossi, Duyvendak, et Van Reekum 2012 ; 2016 ; Schnapper 1994 , 2004), la France a une tradition républicaine héritée de la pensée jacobine, « intégrationniste et/ou assimilationniste », organisée par une série de principes et de valeurs dont les plus fréquemment cités sont l’universalisme, l’intégration, la séparation entre le public et le privé, la laïcité, etc. Sur ce dernier point, rappelons que l’État, ses représentants, les institutions, l’espace public, etc., apparaissent comme les principaux champs d’influence du principe de la laïcité.

Avant d’en venir à la question de la laïcité et de la place du religieux dans l’espace public, il convient de préciser que le terme espace public s’entend au moins de deux manières. D’une part, il renvoie à l’espace métaphorique du débat public, et aux différents domaines de l’État – écoles publiques, hôpitaux publics, prisons, tribunaux, administrations, etc. d’autre part, il renvoie aux espaces collectifs matériels de visibilité et de circulation – rues, lieux, places publiques, etc. – ouverts et accessibles à tous dans une société démocratique, et au sein desquels les citoyens peuvent manifester leurs différentes opinions politiques, spirituelles, religieuses, à condition qu’elles ne troublent pas l’ordre public.

S’agissant maintenant de la laïcité, rappelons qu’elle repose juridiquement sur plusieurs principes essentiels : le respect de la liberté de conscience, la séparation du politique et du religieux, la neutralité de l’État vis-à-vis de la religion. L’État, les pouvoirs et services publics sont donc fondamentalement aconfessionnels, et de ce point de vue, l’État ne reconnaît par le canal de la citoyenneté que des individus libres et égaux en droits et en devoirs et non des croyants ou des incroyants. Dans ce cadre, la citoyenneté est dissociée de l’appartenance religieuse et la primauté du lien civique et politique sur les liens religieux, ethniques, culturels, relève d’une logique d’égalité de tous les citoyens. Ainsi, à rebours du modèle multiculturel nord-américain, qui promeut une politique de reconnaissance des identités particularistes (Kymlicka 2001 ; Taylor 1994), le modèle républicain français, fondé sur le principe d’indivisibilité, suppose un espace où les principes laïques sont censés à eux seuls être garants de l’égalité entre les citoyens. Ainsi, l’universalisme étant au cœur de la citoyenneté française, dans l’espace public, l’identité républicaine est-elle censée transcender les appartenances catégorielles au profit d’une égalité citoyenne, comme l’illustre en décembre 1789, la fameuse déclaration du député Stanislas de Clermont-Tonnerre[5] sur les juifs : « seuls, sont reconnus des citoyens, libres et égaux en droit ». L’antienne prononcée par Stanislas de Clermont-Tonnerre montre qu’il s’agisse d’une conception de la citoyenneté et de la nation fondée sur l’allégeance des individus à l’État républicain. Par ailleurs, convient-il de souligner que la laïcité, principe républicain et constitutionnel, garantit une liberté affirmée depuis la fin du 18e siècle : la liberté de conscience, et qui s’applique précisément à la conviction religieuse. Dans l’idéal de ses principes, la laïcité enserre donc fondamentalement une dimension égalitaire et accommodante, notamment à travers l’affirmation de la liberté de croire ou de ne pas croire. Comme le souligne Pierre Bonjour (2017, 149) :

[…] dès l’origine, cette notion engage principalement à réfléchir sur les conditions que se donne une société pour que vivre ensemble soit possible pour tous.

Donc, si on respecte l’esprit de la loi de 1905, qui donne sa forme juridique à la séparation entre l’État et la religion, la neutralité religieuse incombe à l’État, aux pouvoirs et services publics, en vue de garantir la liberté de conscience, et non aux citoyens qui ne doivent pas faire l’objet d’expériences discriminatoires dans l’espace public pour motifs religieux. Ces derniers, puisqu’ils ne représentent pas la République, ont la possibilité de manifester ou non leurs religiosités dans l’espace public – qu’il s’agisse de l’espace collectif ouvert à tous, voire des domaines de l’État – sous réserve qu’elles ne troublent l’ordre public, par des agissements contraires à celui-ci, tels que les appels à l’exécration, entre autres au nom de la religion.

Quoique la laïcité se caractérise constitutionnellement par la somme des principes évoqués supra, il est piquant de constater qu’on assiste en France, depuis quelques années, à une nouvelle forme de laïcité moins accommodante à l’égard de la présence de la religion, en l’occurrence de l’islam, dans l’espace public. Cette « nouvelle laïcité »[6] veut réglementer les normes de l’expression de la religiosité dans l’espace public alors qu’elle n’est pas censée s’y appliquer, ce qui ne va pas sans paradoxe. C’est ainsi que Haoues Seniguer et Robert Bistolfi (2018, 15) – dans une étude portant sur la question des Musulmans dans la République française – notent :

On a constaté aussi la tentation croissante de faire de la laïcité – dispositif institutionnel d’apaisement – un instrument de discipline sociale autoritaire, voire une doctrine d’Etat, où la neutralité supposée de celui-ci a glissé vers un interventionnisme inédit.

Les controverses rémanentes évoquées précédemment, notamment celles afférentes aux incidents du voile, et aux arrêtés refusant aux femmes musulmanes qui portent le burkini l’accès à certaines plages et piscines publiques sont à cet égard particulièrement significatives. Alors que les principes de laïcité et de neutralité doivent incomber à l’État et non aux citoyens, l’obligation de neutralité a même été appliquée par le juge administratif à certains espaces privés assurant une mission de service public comme l’illustre l’affaire de la crèche Baby Loup[7]. Par conséquent, l’on s’aperçoit que le champ d’application de l’obligation de neutralité religieuse s’est nettement élargi, en s’appliquant non plus seulement à l’État, ses représentants, et les agents publics, mais également aux citoyens qui n’ont aucun lien avec l’activité de la puissance publique. Vu sous cet angle, il est clair que le risque encouru serait que l’expression publique licite des manifestations religieuses, notamment musulmanes dans l’espace public, seraient de plus en plus confinées aux lieux de culte et à l’espace privé au détriment de la liberté de conscience et de l’égalité des citoyens. Et ceci est révélateur d’une certaine intolérance à l’égard de la visibilité de l’islam dans l’espace public, comme le relève Jean Paul Willaime, cité par Cécile Chambraud (2016), ladite visibilité :

[…] réactive une vision de la religion comme menace pour la paix publique et le respect des droits, comme un phénomène obscurantiste, fanatique, quelque chose dont il faudrait se protéger […] la laïcité serait la privatisation du religieux, réservé au for intérieur, et qu’il faudrait le rendre invisible dans les lieux publics[8].

Il est opportun de rappeler ici que l’islam dans ses aspects cultuels et culturels – malgré ce que soutiennent certains théologiens musulmans progressistes réformistes – est une religion dont les conditions de sa pratique ne font pas de distinction entre espace public et espace privé, au sens d’intime. D’ailleurs, le privé, qui historiquement est familier à la culture occidentale depuis l’Athènes antique, n’a pas spécifiquement de synonyme dans la culture musulmane et fait référence à la sphère du sacré voire au for intime. Aussi, la croyance ne se réduit-elle pas à un rapport intime et vertical avec Dieu, mais comporte également une dimension collective. Il y a confusion donc entre le privé et le public : théoriquement, on est musulman à l’intérieur, mais également à l’extérieur. Et de ce point de vue, l’expression des croyances et l’accomplissement des pratiques peuvent avoir des manifestations publiques. Et c’est principalement pour cette raison que l’enchâssement entre les principes laïques et les pratiques et dogmes religieux islamiques semblent parfois difficiles à tenir, comme en témoignent les propos de Rémy Leveau et Dominique Schnapper (1988, 99) :

L’islam et le judaïsme ont en commun de constituer une référence religieuse gouvernant la vie quotidienne des individus dans ses aspects intimes et les rapports que le groupe entretient avec la puissance publique. […] La double référence religieuse et historique est contradictoire avec les exigences de l’Etat français qui, dans son principe, renvoie le religieux dans l’ordre du privé et ne considère que des citoyens, définis par un ensemble de droits et de devoirs, indépendamment de toute appartenance historique (religions, régions, clans, « nations » de l’Ancien Régime). […] Etant donné le lien entre la politique et la religion dans le judaïsme et l’islam, la naissance de l’Etat occidental a constitué pour les juifs pratiquants du début du 19e siècle une épreuve du même type que pour les pratiquants musulmans d’aujourd’hui en France.

Comme nous venons de le voir, l’idéal de laïcité protège la visibilité religieuse dans la vie sociale à condition de ne pas nuire à l’ordre public. Toutefois, force est d’admettre que les débats et controverses autour de la place de l’islam dans l’espace public en France structurent beaucoup les représentations que les musulmans se font de la laïcité. Venons-en à présent à la manière dont nos enquêtés se positionnent par rapport au principe de laïcité, notamment, eu égard à leur appartenance à l’islam.

Trois positionnements différents

La posture de nos enquêtés sur la laïcité relève de trois logiques : l’adhésion ; le compromis ; et enfin le rejet. Pour plus de clarté, nous nous proposons de les classer en trois groupes : pour ; contre ; intermédiaire. Cette distinction reste d’ordre idéal-typique.

Le « Groupe Pour » est composé de musulmans qui peuvent être considérés comme des légalistes, ils représentent une minorité au sens numérique par rapport aux deux autres catégories susmentionnées, et considèrent que l’islam est entièrement compatible aux valeurs républicaines laïques. Ces dernières sont intériorisées, respectées, et de facto ne représentent pas un frein à la pratique de leur religion. Sans renier leur identité musulmane, ils mettent l’accent sur les points suivants : leur appartenance à la communauté nationale, la défense de l’idéal républicain et de la laïcité. De manière assez transversale, les musulmans du « Groupe Pour » mettent en exergue un désir de discrétion : la pratique de l’islam doit relever de l’ordre du privé, voire de l’intime. D’aucuns en viennent même à considérer qu’ils se sentent beaucoup plus à l’aise dans leur rapport à l’islam en France que dans les pays musulmans. En témoignent les propos de Djamil et Adil :

La pratique de l’islam est facile en France, où chacun est libre de croire et de pratiquer sa religion comme il l’entend. Bien entendu, il faut veiller à ne pas importuner les autres et respecter les lois de la République. Mes parents sont nés au Maroc, moi je suis né ici, j’y ai fait toutes mes études, j’y travaille, et tout ce que je sais de l’islam, je l’ai appris ici. Si, aujourd’hui, je suis un bon père de famille, un bon musulman, c’est d’une part, grâce à l’éducation que mes parents m’ont inculquée, et d’autre part, aux valeurs de respect et de tolérance que j’ai apprises à l’école laïque et républicaine. Je suis musulman pratiquant, c’est mon choix, cela n’intéresse pas les autres. Je considère que la pratique de la religion doit se faire dans le domaine privé, et par conséquent, on n’a pas à la mettre en avant dans l’espace public laïque. Tout ce que je viens de vous dire résume bien le fait que je pratique librement et paisiblement ma religion en France.

Djamil, 38 ans, gérant d’une boutique de sport.

Je suis musulman et pratiquant et je n’ai pas de problème à pratiquer ma religion tous les jours. Je crois que l’individu n’a pas besoin d’étaler sa foi, le rapport à Dieu doit être avant tout une relation sincère, intime et privée. Car tout le monde n’est pas musulman, donc il est important de respecter les autres qu’ils soient, croyants ou non-croyants. Selon moi, l’islam, c’est avant tout une religion de respect et de tolérance, peu importe ce que les autres en disent dans les médias et les amalgames qu’ils font. Donc, c’est important quand on vit en France de respecter la laïcité, qui permet le vivre-ensemble.

Adil, 42 ans, coach sportif.

À l’instar de Djamil et Adil, les sept (7) autres interviewés appartenant au « Groupe Pour » estiment que la religion doit être circonscrite à l’espace privé. Étant attachés à la laïcité républicaine, ils considèrent que l’identité religieuse ne doit pas être un critère de différenciation en soi, et en cela, elle ne doit pas être exhibée ostensiblement dans un souci de respect des lois la République et des autres citoyens qu’ils soient croyants ou incroyants. Dans ce groupe, l’islam n’est pas mobilisé dans l’autodéfinition identitaire de soi. Les musulmans du « Groupe Pour » même s’ils sont pratiquants, se considèrent avant tout comme des citoyens français se reconnaissant dans les valeurs républicaines. Bien qu’ils estiment que l’islam fait souvent l’objet d’amalgames dans les médias, ils ne s’inscrivent pas dans une logique d’affichement de leurs particularismes religieux dans l’espace public, a contrario des musulmans du « Groupe Contre ». D’ailleurs, leur positionnement vis-à-vis du cadre républicain laïque se rapprochent de celui des « Jeunes Musulmans Français », étudiés par Nicolas de Lavergne en 2003. Ce dernier (2003, 40) indiquait à leur sujet :

Tant dans leurs pratiques que dans leurs discours, ces jeunes musulmans français essaient de vivre un islam caractérisé par un certain nombre de traits, qui définissent une articulation spécifique avec la citoyenneté française.

S’agissant des musulmans du « Groupe Intermédiaire », ils sont au nombre de onze (11). Ils n’apportent pas une réponse tranchée à la question, c’est précisément pour cette raison que nous utilisions le terme « intermédiaire » pour caractériser leur position médiane : ils estiment que le compromis est nécessaire, car la France est une République laïque. Bien qu’ils évoquent également dans leurs propos le fait que l’islam et les musulmans soient stigmatisés, ils considèrent malgré tout qu’ils ont une certaine liberté pour pratiquer leur religion. Les témoignages suivants abondent dans ce sens :

Je pense que c’est possible de pratiquer pleinement sa religion en France, du moment qu’on ne tient pas compte des choses négatives dites sur l’islam. Il faut aller au-delà de ça. Ce n’est peut-être pas facile pour les musulmans, car la France est une République laïque, mais nous devons avancer peu importe ce que les gens pensent de nous. On est musulman et français, et personne ne pourra changer cela.

Wendy, 26 ans, sans emploi.

Pour être sincère, je suis libre et je n’éprouve aucune difficulté à pratiquer ma religion. Même s’il faut reconnaître le fait que la France est un pays laïque, sécularisé, où les religions ont du mal à trouver une place. Je dis ça par rapport à d’autres pays que j’ai visité, par exemple l’Angleterre, où on peut trouver des femmes policières, enseignantes, etc. voilées et ça c’est impossible en France parce que c’est une République laïque.

Karima, 38 ans, professeure des écoles.

Enfin, pour ce qui est du « Groupe Contre », ils représentent le groupe majoritaire : vingt-trois (23) répondants soit les deux (2) tiers de notre corpus d’interviewés. Ces musulmans apportent une réponse tranchée à la question, considérant qu’il leur est quasi impossible de vivre pleinement leur religion en France et de la pratiquer. Ainsi, pour étayer leur argumentation, deux motifs reviennent comme un leitmotiv : la laïcité et la stigmatisation de l’islam. Sur la question de la laïcité, presque tous l’évoquent et la mettent en cause explicitement dans leurs discours et, selon eux, ils ne peuvent pas vivre pleinement leur religion à cause du modèle français laïque, qui donne peu de place à l’expression publique des pratiques religieuses musulmanes dans l’espace public. Or, la référence à l’islam est pour eux essentielle et dans cette optique, l’expression de la foi ne saurait être circonvenue au domaine privé. Ainsi, considèrent-ils qu’évoluer dans la société française laïque et sécularisée constitue un frein à la pleine expression de leurs pratiques religieuses. Les témoignages suivants vont dans ce sens :

Il faut dire que c’est vraiment difficile dans le contexte de la laïcité. Dans l’intimité, ça va encore, mais c’est en dehors que ça se complique. Car, en France, c’est mal vu de montrer publiquement qu’on est musulman. Je suis actuellement au chômage, et je sais que c’est parce que je suis voilée que j’ai du mal à trouver un boulot. J’ai l’impression qu’on me demande d’être musulmane à la maison et d’y laisser mon identité musulmane dès que je mets un pied dehors. Ceux qui veulent cela et qui nous parlent de laïcité n’ont rien compris à l’islam, l’islam ne fait pas cette différence entre le privé et le public. Par exemple, si aujourd’hui, j’ai un bon comportement et que je suis compatissante et altruiste avec tous les humains, musulmans, chrétiens, juifs, athées, c’est parce que depuis petite mes parents m’ont appris qu’un bon musulman doit avoir une bonne attitude. Du coup, c’est comme si on me demandait dès que je sors de chez moi, d’y laisser toutes ces valeurs, car si je les ai aujourd’hui, c’est grâce à l’islam.

Méral, 28 ans, sans emploi.

L’islam est différent des autres religions, et la conduite du croyant ne doit être dictée que par ses croyances religieuses, ce qui signifie se conformer aux recommandations du Coran et aux enseignements du Prophète. En France, à cause de la laïcité, la femme musulmane ne peut pas se présenter comme elle le souhaite dans l’espace public, et je connais des femmes qui sont dans mon cas, et qui ont d’énormes difficultés pour trouver du travail parce qu’elles sont voilées. Elles sont françaises, mais elles ne peuvent pas affirmer leur religiosité dans l’espace public comme elles le souhaitent. C’est pour ça que je pense la laïcité française n’est pas tolérante envers nous les musulmans.

Anissa, 35 ans, sans emploi.

Les entretiens mis en regard les uns des autres font apparaître que les musulmans du « Groupe Contre » se caractérisent par une attitude protestataire de distanciation envers le principe de laïcité ainsi qu’une volonté d’inclusion de l’islam dans toutes les composantes de la vie quotidienne autant sur le plan public que privé, autant dans l’espace hors-ligne qu’en ligne. La foi s’accompagnant d’un rapport distant à la laïcité, leur conception de l’islam peut être comprise comme une totalité insécable ne laissant guère place à la séparation juridique entre espace privé et espace public. Aussi, même s’ils revendiquent leur identité française, chez eux, le fait d’être musulman est englobant et semble transcender les autres appartenances qu’elles soient nationales, culturelles ou encore ethniques. Sur cet aspect, nous rejoignons l’analyse de Danièle Hervieu-Léger (2000, 80) lorsqu’il considère que :

La religion tend à devenir, comme le montre une série d’enquêtes récentes, le lieu de la conquête possible de leur dignité et de la construction de leur individualité. Ils revendiquent de vivre publiquement et collectivement un islam qu’ils s’approprient comme une dimension fondamentale de leur identité culturelle et sociale. C’est même là le seul bien culturel et symbolique qu’ils puissent spécifiquement revendiquer face aux « Français de souche », et qui leur permet, du même coup, de transformer l’exclusion subie en une différence volontairement assumée.

Au vu de la catégorisation susmentionnée, l’on peut voir que les principes laïques sont souvent vus par la majorité des interviewés sous le prisme de la critique. De même, perçoivent-ils l’espace public traditionnel comme un espace qui donne peu de place à la pleine expression de leurs convictions et pratiques religieuses. Et cette attitude critique pourrait expliquer pourquoi certains musulmans, mus par une volonté d’émancipation de ce qu’ils considèrent à tort ou à raison comme des entraves posées par la laïcité et alléguant être soumis à diverses contraintes dans l’espace public traditionnel, notamment à cause de leur identité religieuse, mobilisent les nouveaux médias comme tribunes d’expression et de participation.

Pratiques religieuses multiplateforme : le cas de la da’wa et du commerce de produits et objets à connotation religieuse islamique

Sur la base de nos observations et des entrevues semi-directives réalisées avec des utilisateurs musulmans, seules deux pratiques – déjà existant sur Facebook[9] – se sont déployées pour l’instant sur Twitter et Snapchat. En l’occurrence, il s’agit des pratiques de da’wa et de commerce de produits et objets à connotation religieuse islamique.

Pour rappel, la da’wa est un concept coranique qui signifie littéralement « appel et/ou invitation ». Il faut dire qu’avec la démocratisation de nouveaux dispositifs sociotechniques, le prosélytisme religieux connaît une impulsion substantielle. Ainsi, ces dispositifs ont-ils facilité la diffusion ainsi que la production de contenus multimédias aux fins de prosélytisme religieux. Aujourd’hui, l’activité de beaucoup d’utilisateurs n’est tournée que vers la pratique de la da’wa multiplateforme visant leurs coreligionnaires. À l’inverse de la da’wa uniplateforme, la da’wa multiplateforme se déploie par et avec d’autres réseaux socionumériques. Plus précisément, elle consiste à recourir tous azimuts à plusieurs réseaux socionumériques pour relayer, prêcher, et vulgariser des contenus religieux islamiques. Nos enquêtés se livrant à cette pratique, affirment vouloir inciter les autres utilisateurs à devenir de « meilleurs musulmans ». Par exemple, l’utilisateur musulman qui s’adonne à cette « _da’wa_ multiplateforme », publie un hadith (_ie_. un récit prophétique) sur Facebook, relaie le même hadith sur Twitter et Snapchat afin de lui donner plus de visibilité. Nos enquêtés considèrent que la vulgarisation des pratiques religieuses musulmanes doit être accommodée aux réalités actuelles autant sur le plan des supports de diffusion mobilisés que des stratégies communicationnelles adoptées. Loin d’être un pis-aller, leur choix d’occuper concomitamment plusieurs plateformes, s’explique par le fait qu’ils souhaitent rationaliser ainsi que donner plus de visibilité aux contenus religieux qu’ils publicisent, et in fine étendre leur public. Une stratégie de diffusion multiplateforme qui est à inscrire dans une perspective cross-médiatique au sens d’Henry Jenkins, cité par Mélanie Bourdaa (2012) qui précise :

le cross-média ne propose pas un univers enrichi mais plutôt l’adaptation d’une même histoire sur plusieurs médias.

Adepte de la da’wa multiplateforme, l’utilisateur portant le pseudonyme de Rappels Islamiques que nous suivons sur Facebook et Snapchat concède :

Avant, je n’utilisais que Facebook où je ne faisais que des rappels. C’est par la suite que j’ai décidé d’ouvrir un compte sur Snapchat avec le même pseudo, pour y partager les mêmes hadiths et autres extraits de textes coraniques diffusés. C’est plus efficace, car ma da’wa touche aujourd’hui plus de personnes. Mon réseau de contacts s’est beaucoup élargi.

Rappels Islamiques, 25 ans, sans emploi.

Ciblant surtout la jeunesse musulmane, deux autres utilisateurs musulmans estiment nécessaire d’être présents sur Facebook, Twitter et Snapchat afin de donner plus d’impact à leur da’wa, car les jeunes musulmans utilisent massivement ces réseaux socionumériques. C’est précisément dans ce cadre que s’inscrivent les propos d’Abdoul Aziz :

Moi, j’utilise beaucoup Facebook, Twitter et Snapchat pour échanger avec d’autres frères et sœurs sur la religion. C’est très pratique, plus facile, et on a plus de liberté pour parler de l’islam. Et de toute façon, je pense que c’est interdit de faire la da’wa dans la rue. Donc, pour faire du rappel, il faut être intelligent et privilégier l’utilisation des moyens de communication, car aujourd’hui tout le monde utilise les réseaux sociaux. En plus, faire ce rappel est important, car le Coran nous dit qu’il faut sans cesse rappeler le message de l’islam et ses valeurs. Pour moi, c’est aussi important que de prier ou de jeûner. C’est pourquoi tous les jours, j’essaie d’être utile à ma communauté en leur envoyant des messages sur les réseaux sociaux qui leur permettent d’apprendre de nouvelles choses sur l’islam et devenir de meilleurs musulmans.

Abdou Aziz, 28 ans, conseiller clientèle.

Dans une veine sensiblement similaire, Fares déclare :

J’utilise Facebook, mais j’utilise depuis quelque temps également les réseaux sociaux Snapchat et Twitter. On n’a pas le temps de se voir avec les amis, mais on est constamment en contact sur les réseaux sociaux. C’est plus pratique et ça nous permet d’échanger entre nous, de rentrer en contact avec d’autres muslims pour parler de dîn[10], sans avoir l’impression d’être constamment stigmatisés et surveillés. Car, on vit une situation vraiment difficile actuellement en France, l’islam est pointé du doigt et la laïcité telle qu’elle est appliquée nous cible aussi. Donc on se sent plus libre pour parler de dîn sur les réseaux sociaux et c’est plus facile. Par exemple, avec mes potes, on a même commencé à utiliser aussi WhatsApp où on a créé un groupe de discussion qui s’appelle « Rappel du jour », où on échange beaucoup sur le Coran et l’islam en général. C’est vraiment bien et utile. Vous savez en islam le rappel est essentiel et chaque musulman doit le faire. Et pour ça, il est plus facile de nos jours de le faire sur internet et les réseaux sociaux, car c’est là que les frères et sœurs passent la plus grande partie de leur temps.

Fares, 36 ans, commercial.

Si Abdoul Aziz et Fares mettent l’accent sur l’importance des réseaux socionumériques comme dispositifs informationnels et communicationnels dans leur activité de propagande religieuse multiplateforme, les arguments qu’ils convoquent pour étayer leurs propos – « on a plus de liberté pour parler et prêcher là-bas que dans l’espace public à cause de la laïcité » ; « je pense que c’est interdit de faire la da’wa dans l’espace public parce que la France est un pays laïque » ; « l’islam est pointé du doigt et la laïcité telle qu’elle est appliquée nous cible » ; ou encore « on n’a pas le temps de se voir avec les amis, mais on est constamment en contact sur les réseaux sociaux » – révèlent deux autres aspects. Le premier faisant ressortir en filigrane une défiance vis-à-vis des lois laïques qui, selon eux, seraient un obstacle à la pratique de la da’wa dans l’espace public traditionnel, et c’est entre autres pour ce motif qu’ils la font en ligne. Le second, souligne le fait que les réseaux socionumériques génèrent de nouveaux espaces de prise de parole déterritorialisés et facilitent l’interconnexion réticulaire d’individus dispersés géographiquement.

En termes de stratégies communicationnelles, les utilisateurs recourent à des procédés de mise en scène plus ou moins élaborés. La da’wa faite par les utilisateurs musulmans est construite autour d’une visée religieuse et axiologique consistant à inviter le musulman au respect scrupuleux des pratiques et conduites religieuses conformément aux enseignements du Coran. Par exemple, comme nous pouvons le voir, dans l’extrait suivant (cf. Figure 3), l’utilisateur rappelle un hadith du prophète Mohamet qui dit :

Aucun d’entre vous ne sera véritablement croyant jusqu’à ce qu’il aime pour son frère ce qu’il aime pour lui-même.

L’utilisateur vient illustrer le hadith par une photographie qui met en scène deux petits garçons qui se prennent dans les bras et qui semblent heureux.

Figure 3

Figure 3 : Extrait de corpus collecté le 20 janvier 2018 sur le compte Twitter d’un utilisateur musulman.

-> See the list of figures

Ainsi, une série d’indices vient apporter un complément de sens à l’image. Tout d’abord, les vêtements portés par les deux petits garçons et par ceux qui se trouvent en arrière-plan renvoient à la culture musulmane. Ensuite, le cadre de cette image montre que celle-ci a été prise juste après la fin d’une prière collective, à la suite de laquelle, dans la tradition musulmane, il est recommandé aux musulmans de se saluer de manière fraternelle. Il faut dire que ce n’est pas par hasard que l’utilisateur ait choisi une telle représentation pour illustrer l’injonction contenue dans le hadith. En effet, le recours à ce genre de photographie propagandiste mettant en scène des enfants semble avoir pour objectif de jouer sur la sensibilité des musulmans. Car l’image d’enfants est généralement associée à la pureté et à l’innocence. Donc, l’on retrouve bien dans cette da’wa, diffusée sur Twitter et mise en scène par l’utilisateur les deux visées religieuse et axiologique, aussi bien à travers le texte qu’à travers l’image.

Aussi, dans les deux exemples ci-après (cf. Figure 4), nous retrouvons les mêmes logiques prosélytes. Dans le premier cas, la da’wa de l’utilisateur diffusée sur Facebook rappelle également un hadith incitant les musulmans à lire tous les vendredis la sourate intitulée la Caverne.

Figure 4

Figure 4 : Extrait de corpus collecté le 25 janvier 2018 sur la page Facebook Rappel Fissabillah.

-> See the list of figures

Comme nous pouvons le voir, l’utilisateur choisit l’image d’un enfant habillé en blanc en train de lire le Coran. L’image est visiblement retravaillée de manière infographique pour accentuer la couleur blanche en arrière-plan de l’enfant, au niveau de ses vêtements, mais surtout elle montre manifestement des faisceaux de lumière qui émanent du Coran, et qui semblent éclairer tout l’espace. À l’instar de la photographie précédente, nous retrouvons ici un procédé de mise en scène bien pensé qui vise aussi à jouer sur la pureté et l’innocence de l’enfant, lesquelles sont renforcées par le côté immaculé du blanc. La dimension religieuse et axiologique est également perceptible à travers cette da’wa.

De même, le réseau social Snapchat est également mobilisé à des fins de prosélytisme par certains utilisateurs musulmans. En effet, dans l’exemple suivant (cf. Figure 5), un utilisateur que nous suivons sur Facebook et Snapchat, publie une image qui met en scène un musulman marchant seul dans l’immensité du désert, et laissant sur le sable l’empreinte de ses pas.

Figure 5

Figure 5 : Extrait de corpus collecté le 02 février 2018 sur le compte Snapchat d’un utilisateur musulman.

-> See the list of figures

Le personnage est au centre de l’image entouré par les dunes, comme pour insister sur sa solitude. Une phrase en arabe accompagne l’image, traduite en français par :

Allah nous suffit et quel bon défenseur !

Le texte vient renforcer le sens de l’image comme pour signifier que même dans un milieu aussi hostile que le désert le musulman n’a rien à craindre, car il est sous la protection voire la compagnie de Dieu. L’on pourrait penser que le choix des mots « quel bon défenseur » n’est pas neutre puisqu’il semble traduire une certaine hostilité voire une agression potentielle que risquerait le musulman. Mais, la promesse contenue dans le message est que face à ce danger potentiel, le musulman est sous la protection de Dieu et donc n’a rien à craindre, malgré sa solitude. Aussi, l’empreinte des pas semble symboliser un cheminement vers Dieu, représenté par l’immensité du désert. Ajouté à cela, la partie inférieure de l’image montrant d’où est parti le marcheur solitaire est dans la pénombre, alors que devant lui, le désert est dans une lumière éclatante. À travers cette mise en scène, il ressort qu’un des effets recherchés est de symboliser un cheminement solitaire de l’ombre vers la lumière, laquelle serait ici Dieu.

S’agissant maintenant des utilisateurs qui s’adonnent au commerce de produits et objets à connotation religieuse islamique multiplateforme, ce sont des femmes voilées qui ont souligné lors des entrevues avoir fait l’objet de plusieurs expériences discriminatoires, notamment dans le secteur de l’emploi du fait de leur voile. Ce commerce qu’elles exercent en ligne se matérialise par la création d’espaces de vente au sein des réseaux socionumériques et qui remplissent plusieurs fonctions : la première info-communicationnelle et marketing, tournée vers la publicité et la promotion des produits, la seconde relationnelle, facilitant la mise en contact avec d’autres musulmans, lesquels seraient de potentiels clients. Les produits mis en vente sont le plus souvent destinés aux femmes musulmanes (hijabs[11], jilbabs[12], djellabas[13]…). Toutefois, il arrive que l’on trouve incidemment des djellabas pour hommes.

Ces utilisatrices musulmanes, qui inscrivent leurs usages dans une démarche de commerce en ligne, ont notamment argué être soumises à des expériences discriminatoires dans le secteur de l’emploi. Ainsi, eu égard à leurs difficultés à trouver un emploi dans l’espace hors-ligne tout en conservant leur voile, se sont-elles résignées à se lancer dans ce que l’on pourrait qualifier comme une sorte « d’auto-entrepreneuriat informel » sur Facebook, Twitter et Snapchat. La mobilisation des réseaux socionumériques s’enracine dans un sentiment de frustration, émanant de leurs difficultés à trouver un emploi dans l’espace hors-ligne. C’est dans cette optique que s’inscrivent les témoignages de Dounia, titulaire d’une licence professionnelle en management des organisations et de Faïza, titulaire d’un master 2 en communication et marketing :

Cela fait plus de quatre ans que je cherche du travail dans une boîte qui pourra m’accepter comme je suis, c’est-à-dire en gardant mon hijab. Mais, impossible de trouver un poste, car à chaque fois, je reçois des refus. La vérité, c’est qu’en France, une femme qui porte le hijab dans son lieu de travail, c’est mal vu, parce qu’on est dans un pays laïque. Certains de mes amis avec qui j’ai fait ma formation m’ont même conseillé d’enlever mon hijab pour augmenter mes chances de décrocher un poste assez rapidement. Mais, moi, j’ai toujours privilégié mon dîn, c’est essentiel à mes yeux et je ne peux pas accepter que les autres me disent comment me conduire ou me comporter. Mais, Alhamdoulliah[14], Dieu est grand. Car, c’est durant l’été 2016, sur les conseils d’une sœur voilée comme moi, que j’ai décidé de me lancer dans la vente hijab sur les réseaux sociaux. Grâce aux réseaux sociaux, je travaille pour mon propre compte et mon commerce se porte bien ma shaa Allah. Aujourd’hui, Facebook, Twitter et Snapchat me facilitent la vie, je les considère comme des espaces démocratiques de liberté. Personne ne peut venir là-bas pour m’imposer des choses, où me dire, tu ne peux pas travailler avec ton hijab.

Dounia, 34 ans, vendeuse de hijab sur Facebook, Twitter et Snapchat.

Dans le même ordre d’idées, Faïza déclare :

Je me suis résignée à faire du commerce de hijab sur les réseaux sociaux, car c’est vraiment très difficile de trouver un emploi quand on est voilée. Et je vous le dis sans exagérer, franchement, je ne connais pas de femmes voilées qui ne soient pas au chômage. Moi, j’ai mon diplôme, je sais que j’ai des compétences, mais je sais que je ne trouverai pas un emploi, parce qu’en France, à cause de la laïcité, les employeurs ont peur des femmes voilées. Déjà, je me rappelle que quand je faisais ma formation, j’avais d’énormes difficultés à trouver un stage parce que je portais un hijab. Et finalement, j’étais obligée de partir en Algérie pour faire mon stage de fin d’études là-bas. Donc, ce n’est pas étonnant si je ne trouve pas un emploi aujourd’hui, car déjà à l’époque je me sentais discriminée parce que je portais le hijab. Que faire, retirer mon hijab, renier mes convictions religieuses, pour espérer trouver un emploi parce que la France est une république laïque ? Non, moi, je ne transige pas avec ça. Aujourd’hui, Alhamdoullilah, des sœurs comme moi font du commerce sur internet et les réseaux sociaux, Snapchat, Facebook, Twitter, Instagram, etc. C’est pratique, c’est simple, et ce sont nos espaces de liberté, et Alhamdoullilah, on est bien là-bas, on n’est pas discriminée et on ne rencontre pas d’obstacles.

Faïza, 29 ans, vendeuse de hijab sur Facebook, Twitter et Snapchat.

La démarche des utilisatrices comme Dounia et Faïza peut se comprendre, si l’on sait que, comme le souligne Hourya Bentouhami (2017), et comme l’illustre l’affaire de la crèche Babyloup, mettre un voile en France peut être un obstacle à l’accès à l’emploi, ce qui fait que la plupart des femmes musulmanes voilées se résignent soit à l’auto-entrepreneuriat ou encore à des métiers où elles n’ont aucun rapport de visibilité avec les clients :

Le voile n’est souvent autorisé que dans les métiers où les femmes sont structurellement invisibles : soit par leurs horaires qui font qu’elles ne croisent jamais ou peu les usagers, soit par le fait que l’attention à la clientèle se fasse à distance, hors de la vue. De fait, les centres d’appel constituent un véritable refuge pour les femmes voilées, quitte pour certaines à se voir ainsi déclassées au travail.

(2017, 283)

Comme nous venons de le voir, à l’instar des utilisateurs qui pratiquent la da’wa multiplateforme, les utilisatrices comme Faïza et Dounia, frustrées et confrontées à des difficultés dans l’espace public traditionnel, sont animées par une volonté de recréer en ligne, notamment sur les réseaux socionumériques, des espaces autonomes d’information et de communication. Ainsi, parviennent-ils à contourner les restrictions et obstacles auxquels ils seraient confrontés au sein dudit espace.

Élargissement des frontières de l’espace public et usages des réseaux socionumériques

Sans doute convient-il, au seuil de cette réflexion, de rappeler que certains chercheurs (Ferrarese et Fraser 2003 ; Fraser 1990, s. d.), envisageant l’espace public dans une perspective critique, ont déjà démontré que celui-ci n’est pas accessible à tous de la même manière, mais réservé à certains et interdit à d’autres car tout espace social de visibilité et de communication est normé et traversé par des logiques de régulation et de contrôle. Ainsi, les individus appartenant aux groupes minorisés affectés par des processus de stigmatisation ou de relégation sociale du fait de leurs identités sexuelles, ethniques, ou encore religieuses, etc., investissent des espaces alternatifs qui leur offrent une scène de visibilité et d’audibilité. La consommation des médias étant intimement liée au contexte sociopolitique, il faut dire que l’essor d’Internet et des dispositifs du web 2.0 a accentué le développement d’espaces de prise de parole participatifs réticulaires permettant aux citoyens partageant des convictions et des sensibilités communes, et qui font l’épreuve d’expériences discriminatoires dans l’espace hors-ligne, d’y faire valoir leurs causes. C’est sur cet horizon, qu’en France, des musulmans développent des stratégies de représentation de soi en ligne sur un plan individuel et collectif pour parer auxdites expériences subies à cause de leurs identités religieuses dans l’espace hors-ligne. Car, se rassembler dans un espace qu’il soit en ligne ou hors-ligne autour d’une identité, d’une croyance, d’une culture, ou encore de valeurs communes, c’est aussi une manière de manifester sa singularité. En effet, à l’image des Musulmans de Grande-Bretagne qui ont rapidement tiré profit des TIC pour construire des espaces déterritorialisés de manifestation de leurs identités et de participation, comme souligné par Isabelle Rigoni (2003), ou encore des migrants roumains étudiés par Mihaela Nedelcu (2010), qui essaient de reconstituer en ligne « une sphère publique transnationale », certains musulmans français témoignant faire l’épreuve d’expériences discriminatoires dans l’espace hors-ligne, déploient un pouvoir d’agir au sein des réseaux socionumériques. Ainsi y créent-ils des espaces éditoriaux alternatifs de prise de parole et de manifestation de leurs identités et pratiques religieuses. Comme l’illustre l’exemple de la da’wa et du commerce d’objets à connotation religieuse islamique multiplateforme, en édifiant au sein des réseaux socionumériques des espaces alternatifs de participation et de visibilité, les pratiques en ligne desdits utilisateurs participent de l’élargissement des marges de l’espace public – en l’occurrence celui qualifié de collectif supra – comme espace communicatif, de visibilité, de participation, d’audibilité et d’affirmation identitaire. De ce point de vue, en permettant aux individus dispersés géographiquement de former des espaces d’expression alternative en ligne avec des modalités de participation plus accommodantes, et d’y transposer le répertoire de leurs pratiques sociales, activités, et autres croyances existantes dans l’espace hors-ligne, les nouveaux dispositifs du web 2.0, notamment les réseaux socionumériques témoignent symboliquement du caractère pluriel et flexible de l’espace public. Car, d’une part, cet espace public ne doit pas être envisagé comme un espace géographique enclos, et de ce point de vue, il ne doit pas être considéré comme allant de soi ; d’autre part, et surtout, il demeure l’espace collectif de manifestation et de reconnaissance des identités, aux frontières mouvantes et extensibles, constamment regénérées à la fois par l’activité communicationnelle des citoyens et le développement de nouveaux médias. L’espace public en tant que bien collectif ouvert et appartenant à tous les citoyens revêt ainsi une dimension extraterritoriale avec le développement des TIC. D’ailleurs, en mettant l’accent sur la valeur d’usage d’internet et des médias sociaux, certains chercheurs comme Dominique Cardon (2010), Peter Dahlgren (2000, 2009), et Lauren Langman (2005) ont souligné qu’en consacrant un idéal participatif, ces technologies autorisent des pratiques démocratiques de prise de parole et facilitent l’engagement citoyen, ce qui contribue à l’élargissement de l’espace public. Par ailleurs, convient-il d’observer, que la mobilisation des réseaux socionumériques, en plus de constituer pour les utilisateurs musulmans français un espace communicatif de visibilité et de manifestation de leurs identités et pratiques religieuses, participe à la consolidation et à la construction de liens sociaux entre musulmans et in fine d’une solidarité communautaire en réseau.

Conclusion

Dans cet article, nous nous sommes attachés à proposer une réflexion sur la relation entre l’usage des réseaux socionumériques, l’islam en France et l’espace public. Même si, comme nous l’avons pointé plus haut, la visibilité de l’islam dans l’espace public a souvent été l’objet de controverses, il faut dire que l’idéal de laïcité offre un cadre de tolérance permettant aux citoyens de manifester ou non leurs identités religieuses dans l’espace public traditionnel – qu’il s’agisse de l’espace collectif ouvert à tous, voire des domaines de l’État – à condition de respecter l’ordre public. Cependant, nous avons vu que certains musulmans français, notamment ceux faisant partie du « Groupe Contre », qui affirment être l’objet de discriminations dans l’espace hors-ligne à cause de leur identité musulmane, investissent de manière conséquente des plateformes comme Facebook, Twitter et Snapchat. Aussi, y créent-ils des espaces éditoriaux privilégiés, lesquels accordent une visibilité et une audibilité à des discours, activités et pratiques religieuses musulmanes, qui parfois ont du mal à pleinement s’exprimer dans l’espace public traditionnel.

En outre, avons-nous pu relever que les utilisateurs musulmans inscrivent de plus en plus leurs pratiques des réseaux socionumériques dans une perspective de diffusion multiplateforme voire cross-médiatique pour élargir leur audience. Par ailleurs, comme le montre l’exemple de la da’wa ou du commerce de hijab multiplateforme, les réseaux socionumériques confèrent une dimension extraterritoriale à des pratiques déjà existantes dans l’espace hors-ligne, qu’elles soient religieuses ou areligieuses. En cela, à l’instar des médias classiques, constitutifs de l’espace public, les nouveaux médias sociaux peuvent être considérés comme des scènes de mobilisation, de visibilité et de prise de parole, et qui participent de l’élargissement de l’espace public. Car, comme le note Olivier Voirol, les médias de communication sont « les principaux moyens par lesquels les acteurs accèdent à la connaissance du monde au-delà de leur sphère immédiate d’attention » (2005, 98). Néanmoins, il paraît nécessaire de ne pas tomber dans le piège d’une interprétation utopique et extasiée consistant à considérer les réseaux socionumériques comme un espace sans risques, totalement égalitaire, transparent et inclusif. Puisque, d’une part, ils renferment des technologies de surveillance et de collecte de données, que d’aucuns ont considéré comme portant atteinte à la vie privée des utilisateurs ; d’autre part, il est à craindre dans le contexte actuel marqué par la propagande terroriste islamiste en ligne, que des individus mal intentionnés, notamment, ceux s’affiliant à des organisations terroristes, s’y engouffrent pour tenter d’attirer dans leurs rangs de jeunes musulmans frustrés dans l’espace hors-ligne, en mal de repères et de perspectives.