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Introduction

La nature et le sens d’une œuvre d’art sont deux perspectives fondamentales de l’herméneutique de Hans-Georg Gadamer. Cela est incontestable pour qui a lu Vérité et méthode, une œuvre parue en 1960 et dans laquelle Gadamer se donne l’ambition de retracer les grandes lignes d’une herméneutique philosophique (Gadamer 1996). Cela montre que le tournant qui s’opère chez cet auteur vise à faire de l’herméneutique un discours pleinement philosophique. Bien avant Heidegger et Gadamer, l’herméneutique était inconnue comme pratique intellectuelle de haute facture et s’intéressait prioritairement aux questions théologiques. Les premières tentatives de déthéologisation de l’herméneutique sont perceptibles au XIXᵉ siècle, chez Schleiermacher et Wilhelm Dilthey notamment. Le premier affiche la volonté de construire une herméneutique générale, c’est-à-dire une technique applicable à tout type de texte et à toute réalité soumise à l’interprétation. Chez lui, la priorité reste la saisie du sens profond et fondamental des Ecritures saintes (Mesure 2003), Schleiermacher étant avant tout un théologien luthérien. Dilthey par contre s’est affranchi des ficelles de la théologie (Dilthey 1947) afin de faire de l’herméneutique la méthode appropriée pour découvrir la vérité dans les sciences de l’esprit, les Geisteswissenschaften (Gadamer 1996, 119). Il fait de l’herméneutique une méthodologie devant résoudre le conflit opposant les sciences de la nature aux sciences de l’esprit.

En effet, les premières parviennent déjà à des résultats généraux faisant l’unanimité et sont présentées comme le prototype de toute scientificité. En entreprenant sa critique de la méthode, Kant avait conscience du problème. La question est donc celle de la méthode devant conduire les sciences humaines vers des vérités générales sur le fonctionnement des sociétés, la vie et l’histoire, etc. Face à ce défi, Dilthey pense que l’herméneutique est la solution, puisqu’elle permet d’établir un distinguo entre l’explication et l’interprétation. L’explication, c’est la tâche des Naturwissenschaften, tandis que l’interprétation reste le privilège des Geisteswissenschaften. Mais en fin de compte, c’est l’objectivité de chaque science qui est recherchée.

Le principal apport de Gadamer, c’est de faire de l’herméneutique un discours philosophique sans conteste. Cela a été possible parce que Gadamer s’est appuyé sur la phénoménologie, tout en appliquant son exigence descriptive à la lecture de l’œuvre d’art. La deuxième partie de Vérité et méthode porte essentiellement sur la vérité de l’œuvre d’art et son statut ontologique. Et c’est là qu’on voit s’appliquer les exigences d’interprétation formulées dans la première partie de l’ouvrage qui s’intéresse aux sciences de l’esprit. Gadamer soutient que l’expérience herméneutique la plus authentique exige l’implication du sujet. C’est ce que signifie la référence étroite qu’il tisse entre le jeu et l’œuvre d’art. L’expérience esthétique permet ainsi d’exposer le caractère pratique et dialogique de l’herméneutique. La compréhension globale de la vérité herméneutique commence par l’exposé de l’expérience de vérité vécue dans le déroulement du jeu.

Sens herméneutique et nature dialogique de l’expérience ludique

Lorsque Gadamer entreprend d’analyser l’œuvre d’art et sa signification herméneutique, l’expérience vécue dans le déroulement d’une partie de jeu lui sert de boussole. Il estime qu’une clarification de la nature du jeu, les enjeux du jeu, et de la place qu’occupe le joueur dans son déroulement, est à même de faire comprendre ce qui se joue non seulement dans l’expérience esthétique, mais aussi dans l’expérience herméneutique dans son ensemble. Même si le concept de jeu a occupé une place importante dans la conscience esthétique, chez Kant et Schiller notamment, il y a été abordé dans une perspective « subjectiviste ». En clair, le jeu y est conçu comme l’initiative du sujet déployant son énergie pour sa réalisation. Ce subjectivisme ressort lorsque nous disons du jeu qu’il est une activité divertissante ou récréative soumise à des règles qui dépendent de nous. Le sujet est prépondérant dans une telle conception, puisqu’il décide de jouer afin de se divertir : le jeu n’aurait d’importance que parce que le joueur s’y adonne, il n’a pas de finalité propre.

C’est de ce subjectivisme que doit être dégagée et libérée l’expérience ludique afin de saisir ce qu’elle est capable de révéler sur la conscience esthétique et sur la vérité de l’œuvre d’art. Il ne s’agit pas d’évoquer le processus de création artistique issu de la technicité, de la génialité d’un individu ou des techniques géométriques enseignées dans les écoles des beaux-arts, mais plutôt de parler de l’expérience vécue lorsque nous sommes en face d’une œuvre d’art déjà accomplie, lorsque nous sommes sur une aire de jeu en pleine activité ludique. Ce que nous faisons dans ces cas de figure n’a rien en commun avec la créativité esthétique. Nous vivons une expérience qu’il faut décrire. La notion d’expérience est significative dans l’herméneutique de Gadamer. En allemand, l’expérience peut signifier Erfahrung ou Erlebnis. Le premier terme désigne l’expérience telle qu’elle est pratiquée par les sciences de la nature, dans un environnement expérimental qui donne lieu aux pratiques les plus variées : observation, manipulation, expérimentation, vérification, etc. La seconde forme d’expérience qui intéresse Gadamer, c’est l’expérience du vécu ou de l’immersion du sujet. Cette expérience se réalise en lisant un texte, en écoutant une musique, en contemplant une peinture : nous vivons à cet instant précis une expérience hautement significative pour l’esthétique, c’est une expérience herméneutique que les acquis de la phénoménologie contribuent à décrire.

Pour Gadamer, parler du jeu à propos de l’expérience de l’art, ce n’est point décrire l’attitude ni l’état d’esprit du créateur ou de l’amateur, et absolument pas la liberté d’une subjectivité qui s’exerce dans le jeu. Il s’agit de notre implication dans « la manière d’être de l’œuvre d’art elle-même » (Gadamer 1996, 119). Quelle est donc cette manière d’être du jeu et son rapport à la compréhension de la vérité de l’œuvre d’art ? C’est d’abord, insiste Gadamer, l’exclusion de la subjectivité conçue comme toute-puissance du sujet et volonté de domination ou de connaissance absolue. Dans le jeu, il y a plutôt lieu de reconnaître que le sujet n’impose plus ses catégories au réel, il est emporté par l’objet qui l’invite en quelque sorte sur la scène. Nous avons l’habitude de dire que nous jouons, en attribuant l’action de ce verbe au sujet que nous sommes, pensant ainsi que l’activité à laquelle nous nous livrons est notre œuvre, le résultat du pouvoir subjectif de faire ou de défaire le cours du jeu par des conventions qui dépendent de notre volonté. Or le jeu ne se déroule pas toujours selon la volonté du joueur, il échappe entièrement à celle-ci. Tout contrôle du jeu n’est d’ailleurs qu’une impression, c’est-à-dire une illusion de perception. Dans la perspective subjectiviste, le jeu dépend tout entier de l’initiative consciente de celui qui joue et qui décide d’y prendre part, il est loisir, relaxation, dégourdissement, récréation, bref, il lui manque des buts sérieux que refuse de lui conférer le sujet conscient.

Parce que l’on joue en ayant conscience de ces buts « non sérieux », il se développe une illusion de maîtrise du jeu par le sujet qui peut à tout moment décider d’arrêter le jeu pour retrouver le sérieux de la vie. D’après le Vocabulaire d’André Lalande, le jeu consiste en une « dépense d’activité physique ou mentale qui n’a pas de but immédiatement utile, ni même de but défini, et dont la seule raison d’être, pour la conscience de celui qui s’y livre, est le plaisir même qu’il y trouve » (Lalande et Poirier 2010, 546). Gadamer considère cependant que cette définition est trop subjectiviste, elle est encore sous l’emprise de la philosophie du sujet auquel elle accorde une place essentielle. De plus, elle insiste sur le fait que « dans la conduite ludique, tous les buts qui déterminent l’existence active et prévoyante n’ont pas tout simplement disparu, mais se trouvent suspendus d’une manière singulière et provisoire » (Gadamer 1996, 119). Autrement dit, le sujet est tout-puissant, selon une telle définition, et c’est lui qui décide de « suspendre » provisoirement tous les buts sérieux de la vie pour se mettre à jouer, à se distraire, à passer le temps. Il sait qu’il joue et il sait aussi que ce à quoi il se livre n’est pas sérieux, ça n’engage pas la vie. Il s’amuse.

Cependant, Gadamer pose la question suivante : que savons-nous exactement du mode d’être de l’expérience ludique lorsque nous disons que le jeu n’a pas de buts sérieux, et que ces buts non sérieux dépendent entièrement de nous ? Selon Gadamer, cette déclaration n’expose pas toutes les implications du mode d’être du jeu, puisque ce n’est guère là savoir. Au moment où nous prenons effectivement part à une séance ludique, il ne nous est plus possible de décrire et de déterminer d’avance l’issue de la partie. Nous jouons, et c’est le plus important. En participant au jeu, nous faisons une expérience qui n’est pas du tout prévisible dans ses moindres détails parce qu’elle échappe, en réalité, à notre contrôle. Ceci nous fait prendre conscience de ce que nous ne sommes jamais les véritables maîtres du jeu. Chacun peut faire cette expérience sur sa console, son ordinateur ou sur son téléphone, par exemple, en jouant à un jeu qui évolue par paliers. Nous ne savons jamais d’avance à quelle étape nous allons échouer ou si nous serons plutôt vainqueur. Chaque fois que nous échouons, nous poussons un cri d’énervement, et en sortant victorieux d’un palier, nous nous sentons plus motivés et ragaillardis comme si nous venions de prendre un risque. Que traduit sur le plan herméneutique une telle situation ? Pour y répondre, Gadamer écrit :

Celui qui joue sait lui-même que le jeu n’est que jeu et qu’il se trouve dans un monde déterminé par le sérieux des buts. Il le sait, mais sans plus penser, en tant que joueur, à ce rapport avec le sérieux. En effet, le jeu ne remplit son but que lorsque le joueur s’oublie dans le jeu. Ce qui fait que le jeu est entièrement jeu, ce n’est pas son rapport, qui en détourne, au sérieux, c’est le sérieux dans le jeu. Qui ne prend pas le jeu au sérieux est un trouble-fête. Le mode d’être du jeu ne souffre pas que le joueur se comporte à l’égard du jeu comme à l’égard d’un objet. Celui qui joue sait bien quelle chose est le jeu, il sait que ce qu’il fait « n’est qu’un jeu », mais il ne sait pas ce qu’il « sait » par là.

(1996, 119‑20)

Ce que Gadamer expose ainsi, ce ne sont pas les pouvoirs de l’individu organisateur du jeu et décidant du lieu, des acteurs et des règles ; c’est davantage ce qui se passe pendant le jeu et la signification herméneutique cette expérience. Cette tournure est assez expressive puisque c’est effectivement le jeu qui joue, c’est-à-dire qu’il se déroule en dévoilant son contenu, il se dévoile et se donne en spectacle. Ce n’est plus le joueur qui dit ce qu’est le jeu auquel il joue, mais le jeu s’ouvre à lui et dit de même ce à quoi il consiste dans son ouverture, il vient dorénavant se montrer dans la séance de son déroulement et de son dévoilement. Jouer ainsi, c’est accepter une invitation du jeu qui nous captive. C’est pour cela, insiste Gadamer, que « les joueurs ne sont pas le sujet du jeu ; mais à travers les joueurs c’est le jeu lui-même qui accède à la représentation (Darstellung) » (1996, 120). Le sens et la portée esthétiques de cette phrase sont fonction de la richesse du terme allemand de Darstellung qui signifie tout à la fois présentation, représentation, reproduction ou exhibition de ce qui est[1]. Jean Grondin y voit l’un des concepts clefs de Vérité et Méthode dont la traduction « philosophiquement évocatrice » serait plutôt celle d’interprétation (Grondin 2007).

En quoi le comportement ludique est-il un comportement herméneutique ? Gadamer répond que le jeu est tout entier une interprétation. En effet, dans l’usage figuré ou métaphorique du terme « jeu », nous parlons souvent du jeu de lumière, du jeu des vagues, du jeu politique, du jeu de mots, de celui des couleurs, etc. L’important, ce n’est pas de dire que ces entités jouent effectivement dans le sens où elles participent consciemment au jeu en question. C’est une métaphore, c’est-à-dire un procédé stylistique consistant dans l’emploi d’un terme concret en vue de désigner une réalité abstraite. On substitue ainsi un signifiant à un autre, puisqu’ici le procédé analogique est plutôt implicite. Dans le cas d’espèce, la métaphore a pour but de faire ressortir l’idée de va-et-vient sans fin commune à toutes ces images. Gadamer considère que « le sens moyen ou médial » (Gadamer 1996, 122) du jeu se laisse voir lorsque nous disons, par exemple, que quelque chose se joue ou est en jeu. Nous disons de même que nos vies sont en jeu lorsque nous nous engageons dans une expérience lourde de conséquences déterminantes, et dont l’issue finale peut être fatale, puisqu’elle ne dépend pas de nous. Nous jouons donc avec nos vies et il y a la possibilité réelle de les perdre. Ainsi le jeu est une expérience dialogique dans laquelle l’être se donne en spectacle. Gadamer affirme :

Le mouvement de va-et-vient est si manifestement central pour la définition essentielle du jeu, qu’il est indifférent de savoir quelle personne ou quelle chose l’exécute. Le mouvement du jeu comme tel est, pour ainsi dire, dépourvu de substrat. C’est ici le jeu qui est joué ou qui se joue et il n’y a plus de sujet qui y joue. Le jeu est exécution du mouvement comme tel. Parlant par exemple du jeu des couleurs, nous ne voulons manifestement pas dire qu’il y a là une couleur prise à part qui joue en passant dans une autre, mais nous désignons ainsi le processus ou le spectacle indivisible où se montre une multiplicité changeante de couleurs.

(Gadamer 1996, 121)

La polysémie du terme Darstellung relevée en amont permet de voir que le jeu consiste, pour celui qui tient lieu de sujet, à se mettre à l’écoute et à se rendre disponible, et pour l’œuvre qui est le véritable maître du jeu, à se mettre en scène. Par conséquent, ni le joueur, ni le spectateur qui ne fait que regarder et applaudir une scène, ne sont les maîtres de ce spectacle qui se livre de lui-même, puisqu’ils n’en ont pas la maîtrise, contrairement à ce qu’ils peuvent prétendre. Ils n’en sont que des parties prenantes, possédées désormais par la magie du jeu sur scène. A travers cette description du jeu, Gadamer met en lumière le mode d’être de l’œuvre d’art. Cette expérience de l’art montre davantage que l’œuvre d’art ne saurait être un objet placé en face d’une conscience, elle est surtout une « expérience qui métamorphose celui qui la fait » (1996, 120). Cela se vérifie, par exemple, dans une partie de tennis de table où les deux joueurs se répondent respectivement en frappant tour à tour sur une balle qu’a lancée le partenaire de jeu. Ces joueurs sont tous des « répondants » du jeu qui ne peuvent pas déterminer d’avance ce que devient une balle qui part ni où elle chute exactement ni ce qu’elle devient après son rebond. Au football, une balle qui va se loger dans la lucarne provoque la joie ou l’émoi des joueurs et de la foule des spectateurs. De même, dans ce sport, ce sont les mouvements imprévisibles de la balle dans son bond et son rebond qui commandent aux protagonistes la course, le saut, le grand écart ou l’immobilisation, bref, le rythme à suivre. Les joueurs ne décident pas librement de sauter, de bondir ou de s’immobiliser. C’est le jeu qui commande au joueur l’attitude à tenir et pas l’inverse.

C’est ce que témoigne l’art de la danse, où le danseur ne fait que suivre le rythme que lui impose la musique. Il ne peut pas imposer à la musique un rythme précis, son rythme ; il rythme son corps afin que les mouvements cadencés de celui-ci soient en harmonie avec la musique. C’est plutôt lui, en tant que danseur, qui suit et subit le mouvement et le pas que lui dicte la musique. Une musique douce impose un rythme lent et langoureux ; une musique fortement cadencée impose un rythme accéléré et vif. Pourtant, nous disons aussi de la danse qu’elle est un jeu, un amusement. Et lorsque nous parlons du « pas de danse » à suivre, nous démontrons une fois de plus, que nous ne faisons que suivre un mouvement qui ne dépend pas de nous : la danse est le pas que nous impose la musique. Par ce pas, la danse suit la musique et sa cadence, et non l’inverse.

Une expérience similaire est à l’œuvre dans les jeux vidéo. Ici, nous pensons jouer seul, mais en réalité notre répondant, le logiciel de l’ordinateur, par exemple, ou la console de jeu, est encore plus aguerri dans les règles. Ainsi la sensation éprouvée dans le jeu est un instant quasi magique que Gadamer appelle « la surprise du jeu » (Gadamer 1996, 124). C’est une expérience de vérité toute particulière que ne peut prévoir aucune détermination, aucune méthodologie scientifique. Le jeu met en avant la finitude du sujet parce qu’il est un risque qui engage l’être du joueur. Une telle expérience ludique révèle que « "jouer" c’est toujours "être-joué" » (1996, 124), ainsi que l’écrit Gadamer. Autrement dit, puisque le joueur n’est pas maître du jeu, c’est plutôt lui qui est joué par ce qu’il croyait résulter de son initiative : tel est joué qui croyait jouer. En se laissant prendre au jeu, le joueur perd le pouvoir de sa subjectivité et devient une partie prenante du jeu. Gadamer dit que « l’attrait du jeu, la fascination qu’il exerce consistent justement dans le fait que le jeu s’empare de celui qui joue » (1996).

En parlant de risque de soi, évoquons le cas du parieur qui mise dans des jeux de hasard ou des compétitions de toute nature. Ce cas est assez illustratif puisqu’en misant sur les pronostics, le parieur s’illusionne sur ses pouvoirs. Or il ne fait que se mettre en jeu et engage par là sa confiance, ses économies et ses espérances dans des choses qui ne dépendent nullement de lui et sur lesquelles il n’exerce aucun pouvoir. Ce qu’il n’oublie pourtant pas au même moment, c’est qu’il joue avec des possibilités imprévisibles, et qu’il n’est pas certain d’emporter, quoique l’espoir de miser sur le bon pronostic l’habite. Cet espoir est justifié par l’inconscient de la toute-puissance du sujet qui lui fait dire qu’il demeure le maître du jeu et qu’il a la situation en main. Pourtant l’issue finale ne dépend jamais de lui, même quand il a la réputation d’être un gagneur patenté. L’issue du jeu est réellement une surprise, heureuse ou malheureuse. Comme le soutient Gadamer à propos de la nature de toute activité ludique :

Même lorsqu’il s’agit de jeux dans lesquels on s’efforce de remplir une tâche que l’on s’est fixée à soi-même, c’est le risque qui fait l’attrait du jeu : est-ce que « ça va » ? Est-ce que « ça réussit » ? Est-ce que « ça va encore réussir » ? Qui tente ainsi est, en vérité, l’objet de la tentative. Le véritable sujet n’est pas le joueur, mais le jeu lui-même (ce que montrent à l’évidence les expériences où il n’y a qu’un seul joueur). C’est le jeu qui tient le joueur sous le charme, qui le prend dans ses filets, qui le retient au jeu.

(1996)

Ainsi, même quand il peut y avoir des enjeux extra-ludiques qui motivent les joueurs tels que le défi personnel de surmonter ses limites, l’attrait financier, le pari, la relaxation, l’honneur, etc., la dimension autonome du jeu reste pleinement vraie alors que celle du joueur est de plus en plus hypothétique. De tels enjeux n’enlèvent rien à la nature de l’expérience ci-dessus décrite. Ce que veut dire Gadamer, c’est que, dans l’instant de déroulement du jeu, nul n’a véritablement le contrôle de quoi que ce soit. Les joueurs et les spectateurs rendent possible la venue au monde du jeu, sa représentation. Le mode d’être du jeu est toujours une représentation. Les auteurs des paris, du dopage et du trucage dans le sport sont des trouble-fêtes qui s’illusionnent de maîtriser le jeu en refusant que ce dernier se déroule librement. Ils apparaissent souvent ridicules parce qu’ils ne pas laissent pas le jeu venir à la représentation. Un tel « refus » témoigne de ce que rien ne dépend du joueur et que nul ne sait d’avance l’issue d’un jeu. Pour Gadamer, s’adonner à la tâche ludique est une manière de s’identifier au jeu en laissant pleinement se déployer ce dernier (1996, 126).

Ainsi le joueur n’est pas maître de la situation, puisque le jeu échappe à sa maîtrise. Le gain herméneutique d’une telle analyse réside dans son application à la vérité de l’œuvre d’art. Cette description de la nature du ludique projette sur l’art une lumière nouvelle, celle de sa signification herméneutique.

La vérité de l’œuvre d’art : (re)présentation et événement

Les analyses de Gadamer relatives à la notion de Darstellung dans le déroulement de l’expérience ludique, révèlent les termes de spectacle et de spectateurs. Elles font intervenir le mode d’être propre de la représentation artistique, théâtrale notamment. Ne disons-nous pas que nous « jouons » au théâtre ? Pour Gadamer, lorsque le jeu se transforme en spectacle, il change non seulement de direction, mais aussi de nature : le spectateur y prend alors la place du joueur et joue désormais un rôle de première importance en tant que partie prenante de la représentation artistique. Dès lors, la représentation en art s’adresse toujours à quelqu’un « même quand personne n’est présent qui se borne à écouter ou regarder » (1996, 128). Cette transmutation du ludique en esthétique érige la pensée de Gadamer en « esthétique philosophique » (Fruchon 1997). L’auteur de Vérité et méthode affirme que « la transformation par laquelle le jeu humain atteint son véritable accomplissement, qui est de devenir art, je l’appelle la transmutation en œuvre » (Gadamer 1996, 128). Cette notion de « transmutation » a un sens précis dans l’ontologie de l’œuvre d’art :

La transmutation, en revanche, signifie que quelque chose est d’un coup et en totalité autre chose et que cette autre chose, qu’il est en vertu de la transmutation, est son être vrai, au regard duquel son être antérieur est nul et non avenu. (…) Ainsi l’expression employée, celle de « transmutation en figure » signifie que ce qui existait auparavant n’existe plus, mais aussi que ce qui existe maintenant, ce qui se représente dans le jeu de l’art, est le vrai qui subsiste.

(1996, 129)

En effet, il apparaît à Gadamer que l’œuvre d’art n’est pas seulement source d’une jouissance esthétique au sens traditionnel du terme, mais qu’elle est en même temps une « rencontre de vérité » au sens herméneutique, un avènement et un événement d’une vérité que ne peut garantir aucune méthode d’analyse objective du savoir. Cette vérité échappe à toute tentative d’analyse par la méthode des sciences de la nature. Vouloir la réduire à la conscience esthétique, c’est-à-dire à la conscience méthodique, c’est la soumettre aux exigences d’une conscience qui pense avoir le monopole de la vérité. Soutenir cela, c’est passer à côté du mode d’être propre de la vérité de l’œuvre d’art. Il s’agit plutôt ici de changer de paradigme afin de comprendre la vérité inhérente à l’œuvre d’art. Ce n’est point la conscience esthétique, mais l’expérience herméneutique vécue en contemplant une œuvre d’art qui intéresse au plus haut point la démarche de Gadamer. Pour lui, il faut rester attentif au type de vérité que nous livre l’œuvre elle-même. Il soutient que le théâtre, par exemple, présente la structure du jeu en tant que monde fermé sur le spectateur, la scène et les acteurs. Le jeu n’était-il pas lui aussi cet ensemble composé de la scène de jeu, des joueurs et des spectateurs ?

Ce qu’il faut dire, c’est que dans l’expérience des arts du spectacle, ce ne sont plus les acteurs seuls qui (se) perdent (dans) leur subjectivité, parce qu’ils ont pleinement conscience d’incarner des personnages et de ne plus être eux-mêmes. Celui qui s’y perd, c’est aussi le spectateur, puisque c’est pour lui et à lui que le spectacle s’ouvre en premier. Une pareille ouverture est toujours une « ouverture pour » (1996, 126). L’expérience du spectateur est donc une expérience herméneutique importante. Il n’y a plus de distinction à opérer entre l’acteur sur scène et le spectateur dans la tribune. Cette distinction souligne l’extériorité du spectateur et lui permet de revendiquer une position objectivante, de penser que son rôle ne se cantonne qu’à regarder, à applaudir ou à rire, et qu’il peut, par conséquent, juger le jeu théâtral ou artistique de l’extérieur en en offrant une lecture neutre. Cette posture révèle l’arrière-pensée du spectateur prétendant à une maîtrise totale sur ce qui se joue devant lui ; elle légitime la position du critique d’art parlant avec autorité et objectivité d’une œuvre d’art. Or dans le sillage de l’herméneutique gadamérienne, une telle attitude n’est plus à présent qu’une grande illusion. Le critique, avant de prendre du recul pour l’analyse, vit une expérience non questionnée : c’est l’expérience à laquelle s’intéresse l’herméneutique. L’attitude de participation au spectacle est, pour Gadamer, l’expérience la plus authentique de la jouissance esthétique que réalise le spectateur se laissant entraîner dans le jeu de l’art. L’immersion du public est totale si l’œuvre d’art est savamment montée et harmonisée. À la fin du film, par exemple, on revient à soi en se rappelant que ce n’était, avant tout, que du cinéma. Dans ce jeu de représentation artistique, le spectateur réalise ainsi l’expérience herméneutique la plus explicite et la plus pleine de l’œuvre d’art.

La vérité de l’œuvre d’art apparaît tout entière comme une représentation, un spectacle et un événement. Ceci n’est pas seulement vrai des arts du spectacle qui s’offrent aisément à la représentation. Cela l’est davantage pour toutes les autres formes d’art comme la peinture, la littérature, l’architecture, la décoration, etc., où la même transmutation est à l’œuvre ; ça l’est pour la matière avec laquelle une œuvre est faite, puisque le matériau se trouve valorisé. L’auteur de Vérité et méthode pense que par la mise en œuvre de la matière au travers de ce qui est réalisé sur le plan esthétique, le matériau parvient à une « transmutation », signe concret d’une « authentique présence ». Il écrit :

Tant que quelque chose reste une simple matière attendant d’être travaillée, elle n’est pas vraiment « là », c’est-à-dire qu’elle n’est pas encore parvenue à une authentique présence. Elle ne ressort, en effet, que lorsqu’elle est utilisée, c’est-à-dire quand elle est liée à une œuvre. Les sons dont se constitue un chef-d’œuvre musical sont proprement des sons que tous les bruits et les autres sons, les couleurs des tableaux sont plus proprement de la couleur que la féérie la plus intense que la nature puisse produire, et les colonnes du temple font apparaître l’être de la pierre, dans ce qu’elle a de grandiose et de solide, plus proprement encore que tout massif de roc brut.

(Gadamer 2002, 105)

L’’image, en tant que copie d’une représentation visuelle d’une personne ou d’une chose, pourrait être assimilée à l’imitation, comme chez Platon qui insiste sur son infériorité par rapport à l’original qu’elle représente (1989). Cette idée n’est pas partagée par Gadamer chez qui l’image acquiert plutôt une signification positive compte tenu de son « sens cognitif » (Gadamer 1996, 131) avéré et de sa « valence ontologique » garantie (1996, 152). Cette posture semble difficile à défendre, puisque si le mode d’être de l’œuvre d’art est essentiellement « représentation », comment est-il possible que l’image admette un tel postulat, elle qui ne semble en réalité qu’une imitation dont la teneur de vérité serait amoindrie ? Qu’est-ce qu’une photographie peut nous apprendre de plus sur le mode d’être de la jouissance esthétique et de l’expérience herméneutique ?

D’abord, soutient Gadamer, l’image ne se limite pas à la simple copie. Elle est une réalité autonome, tandis que le propre de la copie est de disparaître lorsque l’original vient à la présence. L’image, au contraire, n’est jamais vraiment éloignée de ce dont elle est image, mieux encore, elle est toujours la présentification de ce dont elle est image. Loin de n’être qu’une falsification du modèle, l’image « augmente » la vérité de l’original qu’elle rend omniprésent en le démultipliant de la sorte. Une image est un « surcroît d’être » (1996, 158) et de vérité de l’œuvre originale, tandis que celle-ci est présente dans la copie-image qui en résulte. Dans la copie-image, en effet, l’original est là, non pas de façon amoindrie, mais dans la plénitude de son être. Gadamer dit précisément, à propos du mode d’être de la représentation, que le « représenté » est toujours présent dans le « représentant », c’est-à-dire, en définitive, que « la présence du représenté s’accomplit donc dans la représentation » (1996, 158). De plus, « la teneur propre de l’image est ontologiquement définie comme émanation du modèle » (1996, 158). Gadamer hérite cette idée de sa lecture de Plotin.

Aux sources d’une idée de vérité de l’œuvre d’art

On sait que Gadamer a beaucoup lu les philosophes anciens, notamment le platonisme dans ses différentes versions (Gadamer et Fruchon 2001). Il est donc important de relever l’influence complice des Anciens dans le développement de sa pensée (Fruchon 1973). C’est le cas de Plotin, fondateur du néoplatonisme romain. Dans sa théorie des ennéades, Plotin affirme que l’Un est le principe d’émanation du multiple, la source et le principe de l’Etre. Il symbolise l’unité de toutes choses, puisqu’il est avant et après toutes choses. De plus, toutes les choses proviennent de l’Un et y retournent au terme de leur mouvement d’existence. Dans la philosophie plotinienne, ce mouvement est appelé procession. Mais la question pourrait se poser : pourquoi l’Un ne reste-t-il pas l’Unique réalité qui soit, sans se multiplier à l’infini, sans donner naissance à la multiplicité et à la diversité des êtres ? Pour Plotin, c’est parce que l’Un est perfection absolue et que toute chose parfaite doit produire, comme l’être adulte produit son semblable, comme le bananier adulte laisse éclore un rejeton. La perfection est production. L’Un étant la perfection absolue, il est aussi production absolue. Cette production est liée à une surabondance de la source originelle dont le trop-plein s’écoule, telle une lumière qui se diffuse sans jamais s’amoindrir ni tarir. Plotin considère que l’être, en tant que source de lumière qui se répand de la sorte, ne perd rien et garde, au contraire, sa réalité, sa luminosité et sa force. Cette « théorie de l’émanation » soutient que le réel ainsi produit doit rester près de l’Un pour la « contemplation de son principe supérieur » duquel il reçoit sa réalité. S’il s’en éloigne un tant soit peu, il tombe dans le non-être. Mais par cette néantisation même, il retourne auprès de l’Un originel. Cette « conversion catégorielle » permet à Plotin d’expliquer le mouvement de l’univers : tout provient de l’Un et y retourne sans que l’Un ne s’amoindrisse le moins du monde (Bréhier 1987).

C’est cette thèse que Gadamer applique visiblement dans son analyse du rapport entre le modèle d’une œuvre et sa copie. Le modèle ne tarit pas dans la copie qui sort de lui, et la copie garde elle aussi sa propre autonomie, sa plénitude de vérité qui la rattache au modèle dont elle émane. Mais une chose est certaine, c’est l’Un qui est présent dans le multiple, puisque ce dernier en découle. Chez Gadamer, l’être est tout entier dans l’image qui le représente et le démultiplie en quelque sorte : « Le concept d’émanation dans le néo-platonisme a d’emblée un contenu irréductible au simple phénomène physique de l’écoulement, considéré comme processus de mouvement. C’est l’image de la source qui s’impose. Dans le processus de l’émanation, ce dont s’écoule quelque chose, l’Un, ne subit pour autant ni privation, ni amoindrissement » (Gadamer 1996, 447).

La prise en compte de la thèse néo-platonicienne, quasiment étrangère au platonisme originel, enrichit l’interprétation de la valence ontologique de l’image au sein de l’herméneutique gadamérienne. L’image tout comme l’imitation, acquièrent avec Gadamer un sens nouveau et positif, puisqu’elles ne sont plus synonymes de diminution ou d’altération de la valeur de l’être, mais plutôt de son accroissement et de son augmentation. L’autonomie de l’image montre que le modèle est présent dans sa représentation : il s’y représente « en personne » (1996, 158). En accord avec cette argumentation, Gadamer déclare :

Il est de l’essence de l’émanation que « l’émané » soit surabondance. Ce dont il émane n’est pas diminué. Le développement de cette idée dans la philosophie néoplatonicienne, qui fait éclater les bornes de l’ontologie grecque de la substance, fonde le rang ontologique positif de l’image. Car, du moment où l’Un originel ne s’appauvrit pas en laissant s’épancher hors-de-lui-même le multiple, cela signifie bien « croissance d’être ».

(1996, 158)

Cette pensée fondatrice de l’ontologie de l’image dans la démarche herméneutique de Gadamer a été analysée par Jean Grondin qui observe un lien étroit entre l’exposé de l’expérience ludique et celui de l’ontologie de l’image, transmuée désormais en œuvre d’art. C’est pour cette raison qu’il écrit :

S’agissant d’une œuvre d’art, le « jeu » se condense en une figure, une œuvre qui captive et qui me découvre quelque chose d’essentiel, à propos de ce qui est, mais aussi à propos de moi-même. À propos de ce qui est, car c’est un surcroît de réalité qui en vient à se présenter dans une œuvre, c’est-à-dire une réalité plus puissante et plus révélatrice encore que la réalité elle-même qu’elle représente, mais qu’elle me permet de mieux connaître pour elle-même.

(Grondin 2006, 52)

Gadamer insiste sur l’image sacrée du divin dans la théologie chrétienne, qui devient une « représentation-suppléance » dans la liturgie. Autrement dit, il y a une présence active et effective du divin dans l’image qui le symbolise : ce n’est point l’image qui est devant lui que le croyant adore, mais l’être auquel cette image renvoie en dernier ressort. C’est sans doute la raison pour laquelle les Pères de l’Église ne se sont pas opposés au développement de l’art plastique et à la représentation de la divinité de Jésus-Christ, alors qu’il était interdit dans l’Ancien Testament, notamment dans les commandements de Moïse[2], mais aussi dans les enseignements de l’Islam (Hoffner et Bleynie 2015), de se faire des images de Dieu.

A certaines périodes de l’iconographie chrétienne, aux VIIIᵉ et IXᵉ siècles notamment, les images ont pris une importance parfois inquiétante. Cette importance a justifié la montée de l’iconoclasme en tant que proscription de l’usage des images saintes, considérées comme une forme d’idolâtrie et de déviation de l’objet de dévotion. L’iconoclasme prétend que l’image prend entièrement la place de l’être. Gadamer est conscient de cette querelle des images qui fût à l’origine de nombreuses brouilles entre l’autorité ecclésiastique et l’Empire byzantin. Ce qui l’intéresse, c’est de restaurer la valeur de l’être et celle de l’image qui le représente. Son interprétation de l’image renoue donc avec la doctrine de l’iconographie chrétienne en tant que « représentation-suppléance ». La suppléance signifie que ce qui se présente maintenant, c’est l’être dans son authenticité. Pour Gadamer, l’image n’est pas une copie, mais à travers elle, l’être se démultiplie quasiment et vient véritablement à la présence. L’image, en tant que modèle, constitue « l’éclat » de la chose représentée, elle contient une « référence indissoluble à son monde » (Gadamer 1996, 162). C’est pour cette raison que l’image est présentée comme un « processus ontologique », puisqu’en elle « l’être vient à la manifestation sensible et sensée » (1996, 162). Cette description rappelle l’analyse heideggérienne de la vérité de l’œuvre d’art à laquelle Gadamer n’est pas étranger (Heidegger 1980), notamment lorsque l’auteur de Sein und Zeit entreprend une interprétation d’un tableau du peintre hollandais du XIXᵉ siècle, Vincent Van Gogh (1853-1890).

En effet, dans cette représentation picturale d’une paire de chaussures de paysan, Heidegger soutient que la chose cachée se révèle : la paysannerie, l’univers entier de la vie avec ses problèmes et ses interrogations, ses misères, ses mystères et ses espérances. Tout le monde paysan s’offre à l’interprétation du tableau de Van Gogh : la dialectique des luttes de classes, la vie rurale et ses travaux agricoles et pastoraux, les espérances des paysans pour l’amélioration de leurs conditions d’existence, les difficultés inhérentes à la vie rurale. Le tableau en question n’est donc pas une quelconque illustration de souliers sans importance, il est la représentation la plus complexe et la plus nette de la vie. Ce que fait Van Gogh, c’est dénoncer l’existence misérable du paysan et les injustices que fait peser le machinisme sur le monde de la paysannerie (1980). Gadamer a interprété ce tableau dans un texte consacré à la vérité de l’œuvre d’art et exprime sa découverte en ces termes :

Ce que l’œuvre d’art permet de voir, c’est le machin lui-même, entendons non pas un étant qui pourrait être mis au service de quelque fin, mais quelque chose dont l’être même fait en sorte que cela a servi et sert à une personne qui possède ces chaussures. Ce qui ressort dans l’œuvre du peintre, ce qui s’y trouve présenté avec insistance, ce n’est donc pas une quelconque paire de chaussures, mais l’essence réelle du « »"machin", qui est la leur. Tout le monde de la vie paysanne se trouve rassemblé dans ces chaussures. C’est donc l’œuvre de l’art qui fait ici ressortir la vérité de l’étant. Une telle émergence de la vérité, telle qu’elle se produit dans l’œuvre, ne peut donc être comprise qu’à partir de l’œuvre, et d’aucune manière à partir de son soubassement de chose.

(Gadamer 2002, 104)

Pour illustrer cette célèbre thèse de Gadamer, Jean Grondin prend l’exemple du tableau du peintre espagnol Francisco Goya (1746-1828), intitulé Dos de mayo et réalisé en 1814. Ce tableau représente de pauvres paysans désarmés et fusillés à bout portant par les troupes françaises envoyées par Napoléon Bonaparte en 1808, mais aussi la résistance désespérée du peuple espagnol face à l’occupation. Cette toile présente la réalité de l’occupation de l’Espagne par Bonaparte. Le Dos de mayo est l’expression et la dénonciation de la barbarie horrible que fût le massacre des Espagnols à Madrid au début du XIXᵉ siècle par les troupes de l’armée française. Témoin de ces massacres, Francisco Goya a réalisé deux peintures différentes : le Dos de mayo et le Tres de mayo. Le premier tableau expose la force d’un peuple assiégé et martyrisé, mais en lutte contre l’oppression pour conserver son indépendance et sa liberté ; le second met en avant le tournant tragique et meurtrier de l’aventure napoléonienne.

En effet, le Dos de mayo présente un foisonnement de personnages, d’attitudes et de couleurs éclatantes, dominées par un rouge vif et une composition resserrée. Devant cette résistance populaire magnifiée par cette première fresque, l’empereur français donna l’ordre à ses officiers d’exécuter les résistants à l’occupation et les meneurs de l’insurrection. Avec le Tres de mayo, Francisco Goya commémore ces fusillés du 3 mai 1808, héros anonymes d’une résistance forte et courageuse contre l’expédition napoléonienne. La toile est un contraste colorié : l’éclat de la chemise blanche de l’un des fusillés levant les bras devant les fusilleurs s’oppose à l’ombre et à l’anonymat dans lesquels sont maintenus les soldats de l’armée française. Le caractère dramatique de la scène se trouve accentué par les corps qui gisent au sol. Cette œuvre illustre par ailleurs le combat du romantisme pour la liberté et s’inscrit dans la tradition de la peinture d’histoire[3]. Ceci questionne la valeur des œuvres à partir de leur temporalité : leur contenu traverse le temps en transmettant des valeurs universelles. Ce sont des signes et des symboles à partir desquels une vie ou une époque nous sont accessibles et nous parlent de nous-mêmes ; des réalités qui ouvrent des fenêtres sur le monde, à la fois comme un monde commun et personnel, dans l’expérience la plus intime qu’on puisse faire de la jouissance esthétique. Selon Gadamer :

Ce qui vaut ainsi de tout discours est valable de façon éminente pour l’expérience artistique. Il y a ici plus qu’attente de sens ; il y a ce que j’aimerais appeler le fait d’être concerné par le sens de ce qui est dit. […] L’œuvre d’art qui nous dit quelque chose nous confronte avec nous-mêmes. Ce qui signifie qu’elle énonce quelque chose qui, tel qu’elle le dit, est une sorte de découverte, c’est-à-dire le décèlement de quelque chose de celé. C’est là-dessus que repose le fait d’être concerné par le sens.

(Gadamer 1991, 145‑46)

Aussi peut-on à présent questionner la temporalité des œuvres d’art, la fidélité de leur contenu de vérité malgré les époques traversées. L’interprétation qu’on fait d’une œuvre au-delà de son contexte est-elle toujours valable ? Si oui, qu’est-ce qui fonde sa légitimité ? Quel sens faut-il lui attribuer et surtout, comment comprendre une telle lecture de l’œuvre d’art ?

La temporalité de l’œuvre d’art : la Wirkungsgeschichte

Comment une œuvre d’art reste-t-elle elle-même à travers les époques pour que nous soyons à ce point concernés par son contenu ? Quelle est la temporalité propre à l’être esthétique ? Dans Vérité et Méthode, Gadamer montre que l’œuvre d’art a un temps spécifique qui est la « contemporanéité » ou son « présent sui generis ». Cela veut dire que son sens de vérité est toujours actuel, quels que soient les contextes et les époques. Ici, la contemporanéité ne renvoie pas à la coprésence, c’est-à-dire à la présence physique d’une œuvre qui a traversé les époques et est parvenue jusqu’à nous ; auquel cas il ne s’agit encore que de la simultanéité de présence. La contemporanéité désigne plutôt une vérité contenue dans l’œuvre et qui est contemporaine de tout présent, puisqu’elle lui est adressée. Par exemple, le Dos mayo de Goya que nous avons évoqué plus haut, apparaît comme n’étant plus seulement la dénonciation de l’entreprise de conquête territoriale de Bonaparte. Ce tableau est pour nous aussi, citoyens contemporains, la dénonciation de toute forme d’oppression, d’injustice et de colonialisme qui opprime l’homme d’ici et d’ailleurs. Voilà en quoi le tableau de Goya nous est contemporain. Cette lecture ne lui est pas surajoutée, elle y est contenue de tout temps. C’est ce que Gadamer appelle la Wirkungsgeschichte, c’est-à-dire le « travail de l’histoire ». Autrement dit, le contenu de vérité d’une œuvre d’art produite dans le passé ne se réduit pas à son premier contexte : il est influencé par le cours de l’histoire. Au fil des époques, l’œuvre peut acquérir ou subir différentes interprétations et significations qui sont désormais partie intégrante de son contenu de vérité. L’histoire d’une œuvre n’est pas séparable de la signification profonde que celle-ci revêt. Pour comprendre une œuvre historique, il ne faut pas la distinguer de sa Wirkungsgeschichte.

Pour Gadamer, une œuvre d’art nous sort du quotidien pour nous faire vivre un instant unique, un temps d’arrêt qui ressemble à une fête, à une extase jouissive. En d’autres termes, on n’assiste pas à un spectacle sans s’immerger, tout comme on n’écoute pas une musique sans se secouer ou se dandiner un peu, consciemment ou inconsciemment, sans danser à son rythme. Une œuvre nous parle toujours à la première personne. C’est pour cette raison qu’elle exige l’immersion totale de notre subjectivité. Et ces émotions ne sont pas commandées consciemment, c’est l’œuvre qui nous les impose sans doute, et nous ne faisons que suivre. La temporalité de l’art est toute spéciale, elle rappelle le Kairos grec, ce moment opportun et unique qui suspend le monde extérieur pour nous plonger dans la profondeur de l’instant de la fête, l’instant de la célébration et de la communion en tant que moment unique. Pour Gadamer, une fête saisonnière ou annuelle qui revient de manière circulaire, n’est ni une simple répétition ni une « commémoration » de la première célébration. Elle n’a de sens et d’existence qu’au moment de sa célébration. La présence des convives fait que la fête est au rendez-vous. En tant que spectateur de la fête, le convive est aussi celui sans lequel la célébration n’existe pas. Pour mieux expliciter cette nature de la fête, Gadamer recourt au terme grec de Theorôs qui désigne « celui qui participe à une délégation envoyée à une fête ». La fonction fondamentale d’un tel envoyé est uniquement d’assister à la fête. Le Theorôs est donc, pour les Grecs, le spectateur au sens propre du mot (Gadamer 1992), ou plus exactement encore, « celui qui, par sa présence, prend part à l’acte de la fête » (Gadamer 1996, 142). Cette description de l’être du festif explicite la temporalité spécifique de l’œuvre d’art, c’est un temps de la commémoration, de la solennité et de l’extase manifestée dans la réalité festive et qui consacre l’actualité de la chose même. Pour Gadamer :

L’être de l’œuvre d’art comporte la "contemporanéité". C’est elle qui constitue l’essence de la "présence à". Ce n’est pas la simultanéité de la conscience esthétique, car cette simultanéité signifie seulement la coexistence (temporelle) et l’équivalence de divers objets esthétiques d’expérience vécue par une même conscience. "La contemporanéité" en revanche veut dire ici qu’une chose unique qui se présente à nous, si lointaine qu’en soit l’origine, acquiert pleine présence dans sa représentation. La contemporanéité signifie donc non pas une manière d’être donnée à la conscience mais, pour celle-ci, une tâche et une réalisation qui en sont exigées. Elle consiste à se tenir près de la chose de façon telle que celle-ci devienne "contemporaine", c’est-à-dire que toute médiation soit "sursumée" (aufgehoben) en présence totale.

(1996, 145)

La vérité de l’œuvre d’art ne s’offre donc pas comme un passé figé dont la capacité d’enrichissement se serait arrêtée dans le temps. Elle est, bien au contraire, une continuité qui se développe et nous parle en raison de cette contemporanéité qui lui est propre. Le temps de l’œuvre d’art n’est pas essentiellement un temps passé, la contemporanéité est un temps présent et un temps à venir. Cette vérité n’est pas une donnée objectivable, mais une expérience vécue.