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Depuis quelques dizaines d’années, la notion de communs a connu un essor certain du côté de la recherche : on lui consacre un nombre croissant d’écrits, de conférences et de projets de recherche, et on voit de plus en plus en elle un concept à même de fédérer une série d’initiatives citoyennes à l’œuvre dans tous les champs de la société, depuis la gestion des ressources halieutiques jusqu’aux espaces urbains en passant par les logiciels libres. Pourtant, jusqu’à présent, la littérature scientifique n’a porté qu’une attention très limitée à la manière dont les acteurs se saisissent effectivement de la notion de communs pour donner un sens et une forme à ce projet. En particulier, on en sait peu sur les activités de mise en mouvement et de mise en récit dont elle fait l’objet, et sur la manière dont sa dimension « politique » est considérée sur le terrain.

Partant de ce constat, notre contribution se penche sur une initiative citoyenne fondée en 2012 en France : le Réseau francophone des biens communs (RFBC). Plus particulièrement, elle s’appuie sur un travail d’enquête ethnographique mené sur une liste de diffusion électronique nommée échanges, à laquelle nous avons participé à la fois conjointement (comme inscrits) et séparément (comme coorganisateur/modérateur de la liste et comme chercheuse en sciences sociales[1]). Dans une certaine mesure, notre recherche prend également appui sur un sondage diffusé sur cette liste entre les mois d’août et d’octobre 2017[2]. Avec plus de 2 800 messages échangés entre 650 abonnés[3] pendant la période 2012-2017[4], cette liste nous parait constituer un point d’observation privilégié pour rendre compte des communs comme discours et pratique (politiques) à l’œuvre. Plus précisément, notre enquête s’attache à montrer les épreuves que soulève, au quotidien, l’ambition affichée de participer à l’élaboration d’un « mouvement des communs » riche et divers en s’appuyant, notamment, sur une liste de diffusion.

Pour ce faire, nous commençons par présenter succinctement le RFBC et son double objectif de départ : soutenir l’élaboration d’une parole politique relativement unie à l’endroit des communs tout en connectant une grande variété d’acteurs et d’approches ayant trait à la catégorie. Nous montrons ensuite comment et dans quelle mesure cet objectif d’« interculturalité » s’est concrétisé au quotidien durant les cinq années qui ont suivi la fondation du réseau, et nous interrogeons le rôle de la liste, en tant que support technique, à cet égard.

Notre démarche s’inscrit en continuité avec l’exigence d’écriture du « mouvement des communs », auquel le présent numéro de la revue Sens Public fait la part belle. D’une part, notre enquête s’attache à décrire l’expérience des commoners au plus près de l’action[5], sans préjuger de ce qui, de leur point de vue, pose problème ou question. D’autre part, l’écriture à quatre mains nous permet d’allier et de confronter, dans un va-et-vient constant, les spécificités de l’approche scientifique et de l’engagement militant vis-à-vis de l’objet de connaissance.

Notons bien que l’objet sur lequel nous travaillons – à savoir la liste de diffusion échanges, le RFBC et ses membres – ne représente en aucun cas l’intégralité du « mouvement des communs ». De même, échanges n’est pas la seule arène au sein de laquelle, en francophonie comme ailleurs, se noue la volonté de construire un tel mouvement[6]. Toutefois, l’exploration rapprochée de ce réseau nous semble à même d’offrir un gain de réflexivité plus général à l’endroit des pratiques, contribuant par là même à ouvrir le débat sur les modalités d’une mise en récit proprement collective du « mouvement des communs ».

Retour sur la fondation du réseau

Lancée au début de l’été 2012, échanges est une liste de discussion électronique accessible à tous par simple inscription en ligne. Elle tire son nom de sa vocation première : permettre à ses abonnés d’échanger de l’information et de débattre sur les sujets de leur choix en rapport avec les « (biens) communs[7] ». Sa création s’inscrit dans le cadre d’un appel lancé en 2012 par l'association VECAM[8] pour la création d’un « réseau francophone des biens communs ». La réunion de lancement du réseau, qui s’est tenue le 26 septembre de cette même année, rassemble une soixantaine d’associations issues des champs de la connaissance, du numérique, mais aussi du développement, de la solidarité internationale et des droits culturels[9]. Elle débouche aussitôt sur la création du RFBC et sur l’ouverture de la liste de diffusion échanges au grand public, laquelle agrégera bientôt des participants aussi divers que des membres d’association dans le champ de l’éducation populaire et du développement durable, des professeurs d’université, des architectes, des agents de collectivité territoriale ou encore des travailleurs indépendants dans les secteurs du journalisme, du conseil, de la médiation sociale et du numérique (développeurs, webmestres, etc.)[10].

D’emblée, l’objectif du réseau est énoncé dans les termes du « politique ». Les messages inauguraux qui transitent sur la liste échanges durant les premiers mois de son fonctionnement font ainsi état de la volonté de « faire rentrer [les communs] dans le champ politique[11] » pour qu’ils se « diffusent dans la société » et qu’ils gagnent « la bataille des idées »[12]. Pour les initiateurs du réseau, cet objectif recoupe deux principales missions. D’une part, il s’agit de donner forme à un « mouvement des biens communs francophones », lequel devra tout à la fois s’articuler avec « les mouvements internationaux » et « relier les myriades d’initiatives qui émergent » à l’échelle locale, dans les différents secteurs de la vie sociale (logiciels libres, bibliothèques, jardins partagés, etc.). D’autre part, les fondateurs du RFBC se donnent pour tâche d’explorer certains des « angles morts conceptuels », au premier rang desquels « la manière dont les biens communs s’articulent avec le marché et l’État », « les modèles politiques et économiques susceptibles d’assurer leur pérennité » et « la capacité à transférer les modèles pensés pour le local vers le global, pour l’immatériel, pour le matériel, et vice versa »[13].

Dans un cas comme dans l’autre, le but est bien de donner aux communs suffisamment de « cohérence » et de « visibilité » pour parer les formes d’« instrumentalisation » dont ils feraient d’ores et déjà l’objet dans l’arène politique, tant sur le plan du terme (commons-washing) que du point de vue des initiatives elles-mêmes[14]. Toutefois, porter une parole claire dans l’espace public n’a rien d’une évidence. Comme le relève l’une des fondatrices dans un courriel envoyé le 10 juin 2012, les membres du réseau naissant devront également composer avec le foisonnement des réflexions en cours autour de la notion :

La manière dont la notion même de biens communs est investie est plurielle, diverse et parfois contradictoire. Cette pluralité est une force formidable, nous sommes aux antipodes d’une vision dogmatique, totalisante. Mais c’est aussi un défi. Le bien commun versus les biens communs, biens communs versus biens publics, communs versus biens communs ? Ces controverses qu’on voit surgir à échéance régulière dans les débats sont bien plus qu’une dispute sémantique. Elles recouvrent des visions, des aspirations parfois différentes, qui méritent d’être confrontées.

À la fois « force » et « défi », cette pluralité s’impose autant sur le plan des réflexions conceptuelles que des activités de « mise en mouvement » qu’entendent mener les participants. En effet, si la fondation d’un « mouvement » implique une certaine quête d’unité – notamment pour « faire apparaître ce sens partagé des « biens communs »[15] » qui relie les acteurs de terrain, trop souvent « isolés dans leurs sphères d’action » – encore faut-il « préserver la force de la pluralité[16] » qui fait la richesse des communs. Comme le note l’un des participants le 28 juin 2012 :

Le véritable défi d’un réseau réside avant tout dans l’interculturalité qui, prise au sens large, devient « interculturalités » (local à global, ville à campagne, génération à génération, savoir pratique à savoir savant, art à « science », associatif à académique et, bien sûr, « culture » à « culture », etc.)[17].

Au moment où ces enjeux s’expriment, la liste de diffusion échanges sert déjà de canal de communication majeur entre les membres du réseau naissant, et le recours à l’outil semble se faire sous le sceau de l’évidence, à tel point que sa légitimité n’est jamais frontalement discutée par les participants. Au premier abord, l’outil présente en effet un certain nombre d’attraits techniques pour organiser la mise en réseau des acteurs, la « confrontation » des visions et la réflexion collective. Se passant de tout impératif de présence, la liste permet à toute personne inscrite de recevoir les informations qui circulent au sein du réseau, de transférer ces contenus et de participer par courriel aux débats qui se nouent entre les participants. Par ailleurs, l’ouverture et la gestion de listes de discussion s’inscrivent dans une expérience de longue date pour les initiatrices et initiateurs du RFBC[18]. La confiance accordée à l’outil renvoie à toute une littérature qui voit dans les infrastructures numériques un potentiel sans commune mesure pour le développement des communs à grande échelle et pour l’organisation du « mouvement »[19]. Mais qu’en est-il en pratique ? Dans quelle mesure la liste échanges a-t-elle permis au réseau de relever le « défi » du brassage des perspectives et d’interculturalité(s), sur une fine ligne de crête entre unité et diversité ? Et quel rôle concret l’outil numérique a-t-il revêtu à cet effet ?

Relever le « défi » de la pluralité : le rôle de la liste échanges au fil des ans

Au cours de ses cinq premières années d’existence, la liste échanges est largement investie par les fondateurs du réseau pour répondre au « défi » de la pluralité préalablement identifié. Elle y participe de trois manières.

Tout d’abord, échanges joue progressivement un rôle majeur en tant qu’espace de coordination de ce « mouvement des communs » que l’on veut « transverse » à différents « champs » : le champ du numérique, que l’on identifie d’emblée, mais aussi ceux des « communs naturels » , de l’économie sociale et solidaire, des partis politiques, des « mouvements civiques » et des syndicats[20]. En particulier, la liste se transforme très vite en une arène de cartographie des acteurs et des initiatives concernés par la notion – activité que les fondateurs identifient au demeurant comme l’un des premiers « chantiers » du réseau naissant. Tout au long de la période, elle permet ainsi aux inscrits de débattre de la qualité de « commun » de telle ou telle initiative, d’identifier les « réseaux qui se revendiquent/s’inscrivent dans une démarche en lien avec les biens communs », mais aussi d’identifier collectivement « les grandes thématiques (ex : ressources éducatives, santé… ) » et les « grandes questions » qui se posent à chacun de ces « domaines en lien avec les biens communs »[21], et, ce faisant, d’affiner la mise en récit du « mouvement des communs ». La grande variété des sujets de discussion et des informations qui transitent sur la liste contribuent largement à nourrir ce travail. Des luttes à l’œuvre sur le terrain de Notre-Dame-des-Landes aux plateformes coopératives en passant par les mobilisations de Nuit debout et le devenir des prudhommeries de pêches, ces échanges permettent aux inscrits de se tenir informés des actions à l’œuvre dans des « secteurs » qui ne sont pas les leurs et, en se les réappropriant, de dresser une cartographie toujours plus complète et plus précise du « mouvement ». Plus largement, la liste est rapidement saisie par ses participants comme un lieu privilégié pour organiser l’interface du réseau et des « initiatives de terrain ». D’une part, les « retours d’expérience » que communiquent les inscrits depuis leur propre sphère d’action ou leur territoire contribuent à identifier les enjeux qui se posent à travers la francophonie, telle la difficulté partagée à faire « pénétrer » le « discours des communs » auprès des « praticiens ». D’autre part, la liste est très vite saisie comme une arène stratégique et organisationnelle dans le cadre de divers projets collectifs visant à faire connaître les communs au grand public. C’est notamment le cas de deux festivals inaugurés par le RFBC à l’échelle de la francophonie[22], mais aussi de la création d’un site Web, d’un jeu de cartes ou encore d’une exposition réplicable dont le contenu et les modalités de conception sont longuement discutés sur la liste.

Deuxièmement, échanges offre un espace privilégié de réflexion à l’endroit de cette unité dans la diversité, dont on entend charger le « mouvement ». Là encore, le rôle de la liste consiste avant tout dans la possibilité de faire « remonter » de l’information qui est ensuite soumise à la discussion, à la croisée des perspectives et des sphères d’action. Entre les mois de juin et de septembre 2012, les interventions de Monsieur B. sont particulièrement illustratives de ces dynamiques. « À travers la veille que je fais sur les biens communs je me rends compte que ces notions de biens communs sont reprises par une grande diversité d’acteurs qui y viennent avec une culture, une histoire et des approches différentes », écrit-il le 11 juin 2012, alors qu’il recense les initiatives à l’œuvre dans ses contrées brestoises, des bibliothécaires aux territoires en transition en passant par les initiatives de cartes ouvertes, les fab labs et les acteurs des « cultures numériques libres ». En amont de la première réunion officielle du réseau, Monsieur B. suggère de travailler plus globalement à « favoriser une émergence du réseau des biens communs selon des axes thématiques[23] » : « On a la chance d’avoir sur cette liste des personnes impliquées dans chacun de ces champs et bien d’autres », souligne-t-il, ajoutant que « le travail sur des réseaux thématiques permet de donner à voir un mouvement qui prend de l’ampleur » tout en donnant lieu à « des rencontres transverses ». Dans les années qui suivent, cette exigence de transversalité se manifeste également à un niveau plus théorique. En effet, échanges devient très vite le lieu d’un travail collectif et continu de typologisation des communs – d’abord sous un angle essentiellement dual (communs « matériels » versus « immatériels », notamment)[24], puis dans de multiples directions (« communs urbains », « communs culturels », « sociaux », etc.). Ces réflexions sont ensuite reprises dans le cadre d’initiatives collectives auxquelles s’attellent les inscrits (notamment via l’interface de la liste échanges), et dont ils font part sur la liste. Ainsi, le site Web Les communs d’abord se donne notamment pour mission de transmettre « de l’information actualisée sur les Communs dans toutes leurs dimensions : Communs naturels, Communs matériels, Communs urbains, Communs de la Connaissance, etc. » et le jeu de cartes Commonspoly invite ses joueurs à « collaborer pour stopper la privatisation des biens communs dans 4 catégories (urbain, connaissance, bien-être et environnement) ».

Enfin, et plus largement, les participants s’attachent tout au long de la période à faire d’échanges une communauté d’action et de réflexion dynamique et représentative de la diversité du « mouvement ». Cette dimension se concrétise dès la fondation du réseau dans la manière dont ses initiateurs s’emploient à ouvrir la liste à de nouveaux membres. En effet, si échanges se constitue autour d’un premier « noyau dur » d’acteurs et d’organisations sollicités au sein des cercles d’interconnaissance de l’association VECAM[25], l’ambition d’élargir ce cercle est immédiatement rendue explicite. Les premiers inscrits sont ainsi incités à diffuser l’appel pour la création du RFBC dans leurs réseaux respectifs et la diversité des points de vue est délibérément inscrite au cœur des échanges : « Notre objectif avec cette liste de discussion collective est d’impliquer chacun d’entre vous dans son expérience particulière », indique-t-on dans un message inaugural le 10 juin 2012. Dans les années qui suivent, l’importance accordée à la liste comme espace de mise en réseau se confirme de différentes manières. Non seulement les festivals organisés par le RFBC en 2013 et 2015 sont l’occasion pour les fondateurs de diriger vers la liste échanges les acteurs souhaitant s’investir plus activement au sein du réseau, mais la référence à échanges circule peu à peu de bouche-à-oreille via d’autres réseaux[26]. À l’ampleur des inscriptions viennent bientôt s’ajouter les interfaces nourries par les participants eux-mêmes, notamment en relayant de l’information en provenance d’échanges vers d’autres réseaux (personnels, professionnels ou militants[27]) – et inversement. Les informations relayées sur la liste et les discussions se suivent à raison de plusieurs courriels par jour[28]. La diversité des informations qui y transitent vaut même à échanges d’être progressivement reconnue comme une arène majeure d’action et de réflexion autour de la notion : « Je lis ce qui passe pour sentir le pouls du monde des communs », écrit un répondant à notre sondage en 2017.

Ces derniers éléments remettent en perspective le rôle de la liste vis-à-vis des objectifs initiaux du réseau. Qu’il s’agisse de dresser une cartographie du mouvement, de diffuser ou de recevoir de l’information, de prendre part à des projets de vulgarisation des communs ou à des discussions théoriques, il est évident que la liste ne saurait être décrite comme un simple outil, une antichambre ou un pâle point d’appui à la constitution de ce « mouvement » qui lui serait extérieur. Entre 2012 et 2017, la liste devient en effet, et à plus juste titre, l’un des lieux par excellence où le « mouvement des communs » prend forme et s’éprouve, au jour le jour. Dès lors, échanges constitue un point d’observation privilégié de ce « croisement » des approches, des cultures et des visions que les initiateurs du réseau identifiaient dès 2012 comme un défi majeur. Mais comment cette exigence d’interculturalité(s) se déploie-t-elle concrètement dans le quotidien des échanges ? Et quel rôle l’interface numérique revêt-elle à cet effet ? C’est pour répondre à ces questions que nous plongeons, à présent, dans la trame quotidienne des échanges.

De l’interculturalité comme travail : une plongée dans le quotidien des échanges

Il nous est nécessaire de croiser les approches entre écologie, ESS, logiciels libres, contenus ouverts, etc.. […] la référence par Monsieur T. à Alternatives économiques est tout à fait significative d’un manque de croisement de nos cercles. Non pas qu’elle soit erronée mais les Biens Communs de la connaissance aujourd’hui sont bien plus situés du côté des licences libres et de l’open data que des entreprises de presse en coopératives.

Cette réflexion sur le vif envoyé par Monsieur M. à la liste le 26 octobre 2013 est tout à fait significative de la manière dont la diversité des « approches » se vit dans le quotidien des échanges. Avant « la référence par Monsieur T. à Alternatives économiques », l’auteur du message n’était vraisemblablement pas conscient du « manque de croisement » de son « cercle » (celui des « biens communs de la connaissance ») avec d’autres (telles l’écologie et l’Économie sociale et solidaire). Plus précisément, il n’avait sans doute pas mesuré autant que d’autres son propre ancrage « du côté des licences libres et de l’open data ». Si la liste compte plus de 600 abonnés, force est de constater que la diversité ne s’y éprouve pas au jour le jour sous le signe de l’évidence. Émergeant dans et par la confrontation, elle est à la fois ce qui frappe et ce qui oblige, invitant les participants à éprouver la singularité de leur positionnement et à s’ouvrir à d’autres perspectives.

Entre 2012 et 2017, la liste se fait le lieu de nombreuses « confrontations » de la sorte, débouchant parfois même sur des horizons de collaboration. C’est notamment le cas d’une discussion autour de la Licence Semence Libre, initiée sur la liste le 13 juillet 2017. Après qu’un participant eut partagé un texte explicatif rédigé par les fondateurs de cette « licence copyleft pour les nouvelles semences », une discussion se noua entre deux principaux inscrits. Monsieur K., dont le courriel est rattaché au Réseau Semences Paysannes, commence par commenter les conditions de fonctionnement d’une telle licence au regard des enjeux réglementaires et des contraintes techniques auxquels font face les paysans. Monsieur M., « cofondateur du collectif SavoirsCom1, politiques des biens communs de la connaissance[29] », le remercie aussitôt pour ces éclaircissements et suggère :

Il faudrait davantage nous mobiliser, nous, acteurs du numérique et des Communs de la connaissance, pour soutenir les actions que vous portez pour changer les choses au niveau européen. Cette liste pourrait être un moyen de nous alerter lorsque quelque chose peut être fait.

Dans certains cas, ces « confrontations » laissent également affleurer des lignes de fractures « transverses » entre différents « champs d’action ». C’est notamment le cas d’une opposition récurrente entre deux entrées dans la notion : l’une qualifiée de théorique et l’autre, que l’on veut avant tout politique ou pratique. Considérons ce message, envoyé en 2014, que Monsieur A. adresse à un professeur d’université intervenu pour rectifier les termes d’un échange :

N’étant pas universitaire, j’ai beaucoup de plaisir à travailler avec des chercheurs qui ont une façon bien carrée de structurer leur analyse. Cependant, je pense également que le foisonnement non maîtrisé peut apporter un équilibre face à des ordres trop rigoureux, être une invitation à tester la solidité de certains cadres conceptuels rigides, bref développer la curiosité et la créativité.

Si cette remarque laisse entrevoir une part de déférence pour la théorie en général, et la recherche universitaire en particulier[30], elle est aussi un rappel à l’ordre ; de toute évidence, l’espace de réflexion ouvert par la liste est vécu comme irréductible aux logiques qui sont celles de l’arène scientifique[31]. Le chercheur universitaire est invité à endosser une posture de tolérance ; faire partie de l’espace collectif qu’est la liste, c’est accepter une recherche d’« équilibre » dans la communication, à la lisière du « foisonnement non maîtrisé » et des « ordres trop rigoureux ».

On le voit, l’interculturalité comme « croisement » des approches est une pratique quotidienne sur la liste échanges. Qu’elle s’exprime à la croisée des « acteurs du numérique » et des paysans, ou des « chercheurs universitaires » et des autres membres, elle apparaît solidaire d’un travail sur soi et d’une ouverture à l’autre. Toutefois, l’anicroche qui précède montre que ce travail individuel n’est pas toujours de mise, et que son épanouissement implique dès lors une régulation, voire une vigilance collective de tous les instants. Considérons l’exemple suivant, tiré d’une discussion datant du 13 janvier 2014. L’échange, initié par Monsieur D., porte sur une « proposition d’axe de travail » que l’auteur introduit dans les termes suivants :

Dans mes recherches en sciences humaines et sociales il est apparu que les valeurs et l’éthique de communication qui en découlent (expression du soi profond, écoute sans jugement, attention à l’autre… ) et les facultés de base des êtres humains (conscience, auto-observation, attention, réflexivité, empathie… ) sont le bien commun immatériel premier.

Cette proposition parle tout à fait à Madame P., qui réagit dans la foulée : « Cet axe de travail fondé sur les valeurs permettant une société harmonieuse et digne […] fait partie de mes priorités à différents titres », remarque-t-elle, soulignant qu’elle « pratique ce style depuis déjà quelques années dans [son] milieu professionnel enseignant, chez des enfants en bas âge ». Dès lors, la discussion est lancée. On parle de pédagogie alternative, d’éthique de communication, de recherches en psychologie, de respect des autres et de soi. On échange des numéros de téléphone, on convient de se rencontrer en personne, et un participant suggère même la création d’un groupe dédié à ces questions dans le cadre du festival Lyon en Biens Communs.

Une demi-heure plus tard, l’échange fait pourtant l’objet d’un recadrage : « Je me permets de proposer quelques règles d’usages pour cette liste, au vu des derniers courriels et du nombre de désabonnements quotidiens qui nous font perdre de nombreux commoners », écrit, en guise de préambule, l’une des fondatrices du réseau. Parmi les règles qu’elle suggère, deux attirent tout particulièrement notre attention :

N’envoyer sur la liste que des informations susceptibles d’intéresser une large majorité de membres, avec un lien étroit avec la question des biens communs […]. Lorsqu’un sujet dérive pour ne concerner qu’un petit groupe (ex : les messages à en-tête « proposition d’axe de travail »), sortir la liste échanges des destinataires. Vous ne pouvez pas « spammer » plusieurs centaines d’utilisateurs avec des sujets qui ne concernent que certains d’entre vous.

Cette prise en charge explicite et codifiée des échanges fait ressortir avec une acuité particulière ce qui aura servi de fil rouge à cette troisième partie. De toute évidence, l’interculturalité n’est pas une dimension à laquelle la liste pourvoit « naturellement », simplement en agrégeant en son sein une grande diversité d’inscrits et en favorisant les échanges. Qu’elle prenne la forme d’un travail réflexif de chacun sur soi, d’une régulation distribuée au sein du groupe ou d’une activité de modération, l’interculturalité apparaît à plus juste titre comme une pratique, un travail, un exercice. D’un côté, elle se tisse dans l’attention prêtée aux autres, dans une certaine qualité d’écoute et dans un respect (spontané, contraint ou induit) des centres d’intérêts tacitement considérés comme majoritaires au sein du groupe. D’un autre côté, cette dernière scène souligne également la part d’ambiguïté que recouvre cette dimension volontariste de l’interculturalité dans le quotidien des échanges. Au fond, qu’est-ce qu’un sujet « en lien étroit avec les communs  » ? Qu’est-ce qu’une discussion qui « dévie » ? Et comment s’exprime cette « majorité » en vertu de laquelle les modérateurs peuvent clore la discussion, la plupart du temps sans susciter de débat[32] ? Ces interrogations nous convient à notre dernière partie : la diversité comme exercice réflexif du groupe vis-à-vis de lui-même, à partir d’une enquête rapprochée sur l’imprégnation du « monde du numérique » sur la liste.

L’interculturalité à l’épreuve du « numérique »

En 2014, de retour d’une conférence sur le « bien commun territorial », une femme s’adresse aux membres d’une liste de diffusion électronique : « Il faut croire que la réflexion sur les biens communs est décidément dans l’air du temps », remarque-t-elle.

Si le sens du concept n’a pas toujours été bien compris/utilisé lors des discussions, notamment par les élus, il était néanmoins salutaire et inspirant de voir émerger une telle réflexion dans le milieu des urbanistes et des acteurs locaux, pas nécessairement familier des pratiques collaboratives et des logiques de l’open source.

Envoyé en 2014, ce message interroge. Quel est ce « sens du concept » dont l’exactitude a tendanciellement fait défaut dans les rangs des élus territoriaux ? Plus encore, comment saisir cette indulgence teintée d’évidence sur laquelle le propos se clôt ? Comprendre et user adéquatement du concept de « biens communs » suppose-t-il une certaine « familiarité » avec les pratiques collaboratives et l’open source ?

Ce message et les questions qu’il ouvrent sont illustratifs de la manière dont certains cadres et certains imaginaires – très souvent liés aux outils numériques et aux possibles qu’on leur associe – s’imposent naturellement sur la liste, que ce soit à travers la manière dont les inscrits interagissent ou à travers celle dont ils se rapportent à la catégorie. Entre 2012 et 2017, une recherche sémantique conduite sur l’ensemble du corpus de discussion révèle un total de 141 occurrences pour les catégories de « (biens) communs de la connaissance », de « (biens) communs (du) numérique » et de « (biens) communs de l’information/informationnels », alors que la catégorie de « (biens) communs urbains » n’est invoquée que 63 fois, et celle de « (biens) communs naturels/de la nature », « écologiques » et « environnementaux », 38 fois. Plus largement, les thèmes et les débats ayant trait aux outils numériques, à Internet et à la circulation des savoirs s’illustrent sur toute la période par une présence massive dans les échanges, notamment parmi les discussions les plus actives[33]. Ainsi, on s’interroge longuement sur les conditions auxquelles un logiciel libre peut être regardé comme un commun ; on discourt sur l’emprise de l’économie de la connaissance sur les imaginaires ; on parle de créer un massive open online course (MOOC) autour du droit d’auteur et des biens communs, et on défend les vertus d’un tel outil en matière de circulation des savoirs ; on discute de la loi pour une République numérique, de la défense du domaine public et de la place des communs en son sein ; on lance un appel à nourrir un wiki sur les « communs numériques » ou encore à mutualiser, via une plateforme, des « ressources pour aider à innover en pédagogie dans l’enseignement supérieur »…

Plus fondamentalement, l’imprégnation du « numérique » dans le quotidien des échanges s’exprime bien souvent sous la forme d’un « prisme » au travers duquel sont abordés les thèmes et les objets les plus divers. Ainsi, en 2014, on passe l’actualité éditoriale des communs au crible de la prise en compte des techniques : « Monsieur L. relativise à mon avis beaucoup trop le rôle de la technique, en particulier dans l’environnement numérique », écrit une utilisatrice ; « S’il n’évacue pas totalement le rôle des hackers, développeurs, ingénieurs… dans le mouvement des communs, il ne théorise pas du tout la technique elle-même comme agir ». De même, en 2016, l’annonce d’un film « qui parle des communs » donne lieu à une vive discussion sur la liste prenant pour objet la « production » des films « comme communs », soit les modalités de leur diffusion sous licence Creative Commons. Si l’on débat peu, en tant que tel, sur le sujet du film en lui-même, on apprécie néanmoins que le cinéaste ait su mettre en avant « l’apport positif d’Internet pour développer des alternatives » et « l’importance du partage des connaissances, via l’Open Source et les licences libres »[34]. Enfin, c’est en scrutant la « place faite aux « communs de la connaissance et du numérique » » que les participants tendent à décrypter les programmes des candidats à l’élection présidentielle de 2017.

Dans certaines circonstances, la prépondérance de ces cadres suscite des réactions. Le 28 septembre 2012, un participant qui propose d’« étudier ensemble la place des Communs dans la transition sociale écologique » insiste sur la nécessité de « ne pas limiter » le groupe de travail en question « au potentiel du numérique ». De même, lorsqu’en 2014 certains inscrits dressent des parallèles entre la question de « l’héritage des peuples indigènes » et les enjeux liés au partage de contenus sous licences libres sur Internet, un participant partage la « sensation très désagréable » qu’il éprouve « à ce que cette question du respect dû au savoir traditionnel et aux communautés qui le conservent et le transmettent soit appréhendée par le prisme de la propriété intellectuelle ». Le caractère hégémonique et culturellement situé d’un certain rapport à la technique affleure également, en clair-obscur, au détour de certaines observations, à l’instar de ce message envoyé le 27 novembre 2017 dans lequel Monsieur K. souligne la distance délibérée qui est la sienne à l’égard de l’interface numérique en général et de la liste en particulier : « J’interviens peu sur cette liste car je suis plus souvent devant les plantes et les animaux bien vivants dans mes champs que devant les informations dématérialisées de mon ordinateur », écrit-il. Enfin, quelques répondants à notre sondage relèvent expressément un certain ascendant du numérique sur le plan thématique, à l’image de Monsieur S. dans l’extrait qui suit :

Je regrette que sur cette liste, quand on parle de communs, c’est souvent les communs numériques. Bien qu’ex-informaticien, c’est un sujet qui m’intéresse moins. Schématiquement, je regrette que l’on ne parle pas de la ZAD de NDDL (que je suis beaucoup).

Ces critiques frontales restent relativement rares dans le quotidien des échanges, et le prisme numérique s’impose en général de manière tout aussi naturelle que discrète, avec la force de l’évidence. Ainsi, en 2014, une discussion initiée sur la gouvernance d’une Association pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) donne lieu à un débat de plus d’une dizaine de messages sur la question des licences libres. Elle est expressément renommée Logiciels libres et communs sonnants et trébuchants, sans susciter la moindre accusation de « détournement ». La confiance marquée dans les outils numériques s’exprime bien souvent, quant à elle, au détour de remarques teintées d’universalité, à l’instar de cette invitation que l’un des inscrits adresse le 26 juin 2017 à un colistier : « Je te propose aussi de venir sur le chat des communs, c’est un endroit fait pour tous les commoneurs du monde ». Plus fondamentalement, il est fréquent que l’imaginaire numérique imprègne jusqu’à la « tessiture » du langage et les contours mêmes de la catégorie de communs. En février 2015, un courriel est adressé à la liste faisant état d’une « grande collecte participative » destinée à « soutenir des actions sociétales en Grèce ». La question de la solidarité étant très rarement soulevée sur la liste, son auteur en est conscient et le note d’emblée : « Je sais que cela peut paraître limite hors sujet sur cette liste ». L’un des fondateurs de la liste lui répond : « À mon sens, elle n’est pas du tout hors sujet […] les actions sociétales en Grèce relèvent pour une bonne part des communs, et les relations P2P (de peuple à peuple ;) sont également des alternatives nécessaires ».

Le clin d’œil bricolé à base de signes de ponctuation retient ici notre attention. Qui n’est pas initié au monde du numérique ne pourra pas relever l’habile trait d’humour qui transforme l’acronyme « P2P » (Peer to Peer) en une tournure solidaire. Mais il ne comprendra pas non plus la précaution initiale de l’auteur, sa peur du hors-sujet. On le voit, le numérique n’est pas seulement un thème ou un prisme au travers duquel une majorité d’échanges prennent sens et forme sur la liste. Plus fondamentalement, il emporte avec lui toute une « culture » dont les inscrits les plus actifs se revendiquent bien souvent de façon explicite (« culture libre », « monde du numérique », etc.) et dont la prééminence s’exprime de façon tout aussi marquée que diffuse – dans l’épaisseur du langage, dans la délimitation tacite des « hors-sujets », dans un enthousiasme teinté d’évidence pour les outils techniques, mais aussi – et surtout – dans la figure discrète de cet interlocuteur que l’on tient pour majoritaire, à tort ou à raison. Par-delà la diversité des inscrits et l’espace de discussion qu’offre la liste, l’enquête montre ainsi que la « pluralité » effective n’est jamais acquise. Elle implique un exercice réflexif et une vigilance de tous les instants – tant à l’échelle des individus qu’à celle du groupe dans son ensemble.

Conclusion

À partir d’une enquête rapprochée sur la liste de discussion échanges, notre étude a mis en évidence les difficultés pratiques que sous-tend l’activité conjointe de mise en réseau d’une pluralité d’acteurs et de mise en récit politique de la notion de communs. En particulier, elle a souligné le rôle ambigu de l’outil technique à cet égard. D’un côté, la liste de discussion a indéniablement favorisé l’épanouissement d’une vaste communauté d’action et de réflexion autour des communs, et elle a ouvert, à bien des égards, un espace propice à la confrontation des diverses visions et aspirations qui entourent la notion. D’un autre côté, l’enquête montre que la pluralité des voix qui s’expriment en son sein n’est jamais un acquis, et que l’outil technique n’y pourvoit pas intrinsèquement. Non seulement l’interculturalité requiert un travail « de chacun sur soi » (réflexivité, posture d’écoute et d’ouverture), voire l’intervention d’un modérateur en cas de crise, mais elle demande aussi un exercice réflexif du groupe sur lui-même, pour rendre visible la culture qu’il tient pour majoritaire, les imaginaires que cette culture convoque, les formes les plus discrètes qu’elle revêt, et de la manière dont elle s’impose, plus ou moins subrepticement, dans les interactions quotidiennes. Plus précisément, nous avons montré en quoi le recours à une liste de diffusion participait, dans le cas du RFBC, d’une certaine confiance envers la technique et ses possibles, et en quoi cette vision était caractéristique d’une culture plus vaste (la « culture libre » ou le « monde du numérique »), dont l’ascendant est particulièrement marqué sur la liste.

En somme, notre recherche se clôt sur une double conclusion : (1) elle constitue un appel à davantage de vigilance quant à la manière dont certains cadres peuvent imprégner les pratiques de « mise en mouvement » et de « mise en récit » des communs (la multiplication des enquêtes collectives peut constituer un pas décisif en ce sens) ; (2) sans nier l’efficacité des « outils numériques » utilisés pour faire mouvement, elle insiste sur la non-neutralité de ces derniers, suggérant que la façon dont les acteurs s’y rapportent est indissociable d’une certaine vision du monde.

Ces résultats doivent cependant être mis en perspective. D’une part, rappelons que le « mouvement des communs » n’est pas réductible au réseau francophone et encore moins à la liste de discussion qui a servi d’objet à notre enquête ; d’autres arènes, que le RFBS n’est pas parvenu à rallier à sa vision, existent. On pense notamment à la constellation de chercheurs et de militants regroupés autour du séminaire Du public au commun et à ses suites[35]. D’autre part, le RFBC a lui-même vu ses arènes se diversifier au cours de sa brève histoire. En particulier, en 2015, le festival Le Temps des Communs a favorisé l’arrivée de nouveaux membres qui ont travaillé à l’élaboration d’outils de discussion, de coordination et de mise en mouvement venant compléter les technologies déjà utilisées[36].

Les pistes de réflexions esquissées tout au long de notre enquête ne sont donc ni extensibles au « mouvement » ou au réseau dans son ensemble ni nécessairement réductibles à notre objet d’enquête. À notre sens, elles ont plutôt vocation à nourrir la réflexion entre ces différentes arènes – et potentiellement à précipiter de nouvelles enquêtes.