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Introduction

Dans ce texte, le premier but poursuivi est une clarification conceptuelle. Comment comprendre les notions d’autogouvernement et de gouvernance, ainsi que leurs relations ? Doit-on les opposer ou, à défaut de pouvoir les identifier, peut-on les penser ensemble ? Pour y voir plus clair, on commencera par des remarques introductives, qui seront suivies par des notes concernant le sens en usage de ces notions. Par la suite, la discussion portera sur deux enjeux plus spécifiquement liés à des recherches menées par le signataire, qui auront pour but d’éclairer la discussion théorique par le recours à des exemples concrets : d’une part, la question de l’autorégulation, d’autre part, celle de la faisabilité concrète. Des précisions seront données sur le concept de philosophie pratique et sur celui d’adaptation, puis nous discuterons d’un projet en cours qui relève d’une gouvernance de l’adaptation aux changements climatiques au niveau régional, en se demandant s’il peut à bon droit être traité comme un cas d’autogouvernement.

On peut se demander si la chose est heureuse ou non, mais il est clair que, de nos jours, beaucoup de travaux se cristallisent autour de certains mots-clés. Ces mots fonctionnent comme des étendards, comme des symboles, des cris de ralliement et, en ce sens, on aurait tort de ne pas voir leur fonction d’appel. Qui dit drapeau, appel et symbole dit mobilisation, ce qui revient à souligner les dimensions rhétorique et pragmatique de ces termes. Ils sont utilisés pour faire quelque chose, en l’occurrence pour mobiliser, rallier. Ils doivent donc être convaincants. L’autogouvernement et la gouvernance ne sont pas seulement des théories relevant plus ou moins d’un idéal ou d’un modèle à prendre en compte parce qu’elles correspondent à ce qui se passe ou à ce qui devrait se passer. Il y a toute une réflexion à faire sur cet aspect des choses, avant même de commencer la discussion sur tel ou tel terme clé. Il est clair que les mots « autogouvernement » et « gouvernance » ont une dimension d’appel ; ce sont des formules clés. Ces deux termes mobilisent des recherches, mais aussi des programmes d’action. Les théoriser, c’est certes l’un des objectifs poursuivis ici, mais encore faut-il voir le sens qu’ont ces notions dans l’usage qui en est fait (Létourneau 2014a, 2014b).

Le présent travail est situé en philosophie. Typiquement, en philosophie, nous en restons à deux volets seulement. Ou bien nous avons un modèle qui sert à décrire, axé sur le problème de la connaissance, à la rigueur sur la question de ce qui existe. Ou bien nous avons un modèle normatif, axé sur ce qu’il faut faire, ce qui est requis. L’enjeu que je soulève ici ne se limite pas à l’une ou l’autre de ces préoccupations. Un symbole ou un cri de ralliement n’est pas la même chose qu’une norme, et ce n’est pas non plus une pure description. Concrètement, on peut décrire un processus d’autogouvernement ou de gouvernance, mais on peut aussi faire appel à des transformations en utilisant ces termes comme mots-clés ou recours critiques. On va certes aussi prétendre y trouver des programmes d’action, bien qu’il faille souvent en inventer les détails. De plus, chacun de ces termes véhicule une ou plusieurs théorisations. La réflexion sur ce qui arrive à des théories quand elles sont aussi des vecteurs de mobilisation visant des effets n’est pas très avancée. La raison est qu’on a souvent une réflexion philosophique qui ne prend pas en compte sa propre dimension rhétorique ; la réflexion cherche toujours, qu’on le veuille ou non, à convaincre des tiers. Elle a aussi une dimension pragmatique ; ce dernier mot renvoie à la théorie des actes de parole ou de discours, selon laquelle nous faisons des choses avec les mots (Searle). D’ailleurs, il est clair que le pragmatisme comme courant philosophique, en attirant notre attention sur la signification des théories en tant qu’effets, nous prédispose à aller dans ce sens (Peirce).

Le sens de certains « mots appelants », comme l’autogouvernement ou la gouvernance, ne s’épuise pas dans leur visée de mobilisation, car ils fonctionnent aussi comme des lieux d’exploration et ce, de plusieurs manières. La recherche qu’ils permettent de mobiliser est tantôt de nature théorique, tantôt de nature pratique, avec des expérimentations en cours, des va-et-vient entre la théorie et la pratique. Vous pouvez avoir des essais expérimentalistes dans un cas comme dans l’autre. L’autogouvernement et la gouvernance ont ainsi tous deux une valeur heuristique – laquelle est liée à leur composante rhétorique, puisque l’invention des Anciens n’était rien d’autre que la recherche des éléments susceptibles de convaincre, comme c’est expliqué dans la Rhétorique d’Aristote (Brunschwig 2009). Il y a bien sûr aussi un aspect herméneutique, qui est l’autre côté de la médaille ; comme concepts ou comme grilles d’analyse, ces vocables permettent d’interpréter les phénomènes, d’interroger le sens de ces derniers, parfois aussi de les critiquer tant sur le plan évaluatif que du point de vue normatif.

Pour employer une métaphore, on peut se demander si ces deux notions, soit l’autogouvernement et la gouvernance, sont aux antipodes l’une de l’autre. Cela voudrait dire que ces termes, concepts et mots appelants, sont opposés et situés à une distance maximale l’un de l’autre. Avant de se prononcer sur ce point, commençons par nous arrêter sur les usages actuels de ces termes.

Les usages de l’autogouvernement

D’importants travaux académiques, mémoires et thèses portent sur ce thème ; c’est notamment le cas d’une thèse récemment publiée (Dubigeon 2017). Le notion désigne une « démocratie par en bas » ; elle renvoie à la démocratie des conseils, alliant une

articulation originale entre destruction de la domination et reconstruction institutionnelle, elle expérimente une stratégie de transformation sociale aussi fertile que fragile. Par son rapport à l’organisation et à la représentation, elle démontre enfin que la démocratie est d’abord et avant tout un geste libérateur contre la tentation du chef .

(Dubigeon 2017, page de présentation)

Il s’agit de déprofessionnaliser l’activité politique, de la réintégrer « au cœur des activités sociales » (Dubigeon 2017).

Les recours à l’autogouvernement peuvent être assez radicaux, comme dans le cas du mouvement pour l’indépendance de la Bretagne (Roblin 2018)[1]. Plusieurs textes montrent qu’il s’agit d’une radicalisation, d’un dépassement de la simple autogestion (Ranocchiari 2016). La même chose est exprimée dans un texte exprimant un fort égalitarisme, qui va d’ailleurs jusqu’à identifier toute différenciation hiérarchique à une captation, qui est une reprivatisation (Les Alternatifs 2019). Autrement dit, selon les auteurs, dès qu’il y a hiérarchisation, il y a capture du pouvoir, ce qui revient à une nouvelle privatisation. Ces citations le montreront :

La propriété formelle des moyens de production et de distribution peut rester commune, partagée entre les coopérateurs, mais la réalité de son exercice réel fait qu’elle redevient de nature privée, au bénéfice de la minorité qui, prenant le pouvoir de décision et de « gérance », acquiert également le droit de propriété. Ce processus de redivision du travail et du pouvoir, de reprivatisation de la propriété, va très souvent de pair avec une autre critique : le caractère corporatiste de l’entité autogérée .

(Les Alternatifs 2019)

Dans nombre de cas, les entreprises autogérées, les coopératives, les associations perdent tout à la fois leur caractère démocratique et leur finalité première : l’utilité sociale. Des processus de différenciation se créent en leur sein, des prises de pouvoir se font, de manière durable, une hiérarchie se recrée et, peu à peu, derrière des affichages qui peuvent, de manière apparente, rester généreux, c’est la logique du capital, et donc la recherche du profit et sa captation par une minorité, qui s’impose .

(Les Alternatifs 2019)

Un texte militant et non académique montre bien comment l’autogouvernement est une revendication radicale d’auto-organisation sociale basée sur une critique nette du capitalisme (Londres 2018). Selon Pierre Madelin, et je cite la revue qu’en fait London (2018), « [l]a propriété privée et la propriété étatique ne sont que les deux faces d’un même processus de dépossession ». La dénonciation de l’État et de la propriété privée ne laisse alors comme seuls acteurs légitimes que ceux qui ne sont ni de l’une ni de l’autre de ces formes d’organisation sociale.

Impossible ici d’oublier la Zone à défendre et Zone en aménagement différé (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes, célèbre entre toutes les ZAD créées en France depuis quelques années. Selon Melchior (2018), « [c]es derniers [les résidents de la ZAD] disent habiter “en conscience” une ZAD devenue au fil des années une zone “libérée” et “autogouvernée”, une véritable “utopie réelle” à ciel ouvert, pour reprendre le titre du sociologue Erik Olin Wright ». L’article de Frédéric Barbe qui est donné comme référence dans l’article de Melchior (2018) ne cite pas les résidents en utilisant le mot « autogouvernement » ; il parle plutôt de mode de gouvernance. Un article paru dans Grand Angle affirme plus clairement le discours des résidents de la ZAD sur l’autogouvernement comme quelque chose d’assez banal concernant l’espace occupé par les zadistes (Bulle 2016). Toutefois, les occupants parlent aussi beaucoup d’auto-organisation, assumant une posture de rupture avec le système capitaliste, tant sur le plan global que du point de vue d’une usine en particulier.

Certains ont peut-être noté la stratégie de refondation du politique chez Dardot et Laval (2015), autour de la notion de commun. Il n’y a pas de meilleur exemple de l’écart entre les notions d’autogouvernement et de gouvernance, et de leur flexibilité. Ici, la notion de commun, étudiée dans un cadre plutôt économique et sociologique par Elinor Ostrom, devient un concept ayant une portée révolutionnaire chez des auteurs français. Récemment, Dardot a été interrogé par Séguin dans le cadre des entretiens de l’Association francophone pour le savoir (ACFAS), basée au Québec. Dardot et Séguin (2019) en viennent à discuter de la gestion des universités. Je cite :

Ève Seguin : Le commun, il me semble, se trouve au cœur de beaucoup de pratiques du milieu de la recherche, comme du milieu universitaire. Le premier élément qui me vient à l’esprit, c’est évidemment la collégialité universitaire, une notion entourée d’un flou artistique. J’en distinguerais trois dimensions. La collégialité comportementale qui renvoie aux relations de soutien mutuel entre les collègues, la collégialité culturelle qui désigne les valeurs partagées entre universitaires, et la collégialité structurelle, celle qui nous intéresse ici, qui renvoie à l’autogouvernance professorale des universités. Est-ce que vous pensez que cette autogouvernance est réelle ? Je pense que vous êtes au courant que beaucoup de gens la questionnent, et j’en fais partie. D’après vous, est-ce qu’elle relève du commun ?

Pierre Dardot : Ouf, vaste question ! Autogouvernement ou autogouvernance ? Je préfère, avec Christian Laval, le terme d’autogouvernement pour des raisons politiques. Mais attardons-nous plutôt à cette notion d’auto, à cette idée d’une institution qui se gouverne par elle-même…

(Dardot et Séguin 2019)

Ici, la notion de gouvernance n’a pas la cote, ce qui est assez paradoxal puisque Elinor Ostrom, sur les travaux de qui toute cette réflexion sur les communs est basée, a passé des décennies à n’étudier que des arrangements concrets de gouvernance - ce qui est autre chose que de se lancer dans des projets de recommencement politique radical. Faut-il préciser que cette velléité de recommencement radical n’est pas nécessairement partagée, quoiqu’elle offre un séduisant ensemble de promesses.

Soulignant les 15 ans d’autogouvernement zapatiste au Chiapas, un article paru dans Le Monde diplomatique parle de l’Escuelita avec beaucoup de détails (Cusset 2017). On a là un cas très particulier : séparation effective de l’État mexicain, discussions nombreuses, mandats électifs (et non illusion d’égalitarisme total sans hiérarchie), échanges avec les voisins qui ne sont pas zapatistes, repiquage d’électricité et achats poursuivis avec l’argent de l’État mexicain. Trois échelons sont posés dans ce modèle, qui implique une structure de gouvernance assez claire : communes, villages et caracoles. Le texte va au-delà du radicalisme pour montrer que la question de la gouvernance peut être posée dans un contexte se réclamant d’autogouvernement.

Les usages de la gouvernance

Si nous considérons les usages du terme de gouvernance, nous allons les trouver dans plusieurs contextes très différents les uns des autres. Pour l’Institut sur la gouvernance, il désigne « la façon dont la société, et les groupes en son sein, s’organisent pour prendre des décisions » (Institut sur la gouvernance 2019)[2]. C’est là une définition très générale ; la difficulté vient du fait que plusieurs discussions spécialisées ont lieu dans différents domaines, et que ces discussions ne sont pas bien articulées. Chose certaine, nous ne sommes pas dans un monde culturel qu’on qualifierait aisément d’« utopiste » et de « révolutionnaire ».

Il y a ainsi une discussion spécifique sur la gouvernance corporative ou gouvernance d’entreprise ; en général, cette discussion concerne la distribution du pouvoir entre les conseils d’administration et les équipes exécutives (Paquet 2013; Finet 2009). En études internationales, une discussion spécifique concerne la « bonne gouvernance », ce qui désigne techniquement les requêtes formulées par les institutions internationales aux pays en voie de développement (PEVD), notamment à des fins de financement dans la foulée de Bretton Woods, avec souvent le problème de la corruption des élites en vue. Ces usages ont évidemment été beaucoup critiqués (Dolzer, Herdegen, et Vogel 2007). Une discussion distincte existe sur le rôle du G20 dans la gouvernance financière du monde (Mistral 2011). On peut repérer le recours à la gouvernance aux niveaux local, régional, national et global, mais, dans tous les cas, cette dernière est une affaire de réseaux d’acteurs et concerne une pluralité de pôles en interaction (Moreau Defarges 2015; Arnaud 2014; Gaudin 2002). Il y a des traités qui, dans le sens du New Public Management, opèrent une critique des bureaucraties pour louer les modèles développés dans le contexte de l’entreprise privée, et tenter de les introduire dans celui de la gestion publique en faisant davantage appel aux services externes (Meier, O’Toole Jr, et O’Toole 2006). Ce sont ces tendances qui sont souvent critiquées par certains farouches détracteurs du recours à la gouvernance (Zarka 2016; Deneault 2013) ; on ne saurait les en blâmer. Dans le domaine spécifique de l’environnement, discuter de gouvernance consiste à relever les problèmes d’action collective qui se posent de fait. Il s’agit de prendre en charge la multiplicité des acteurs qui affectent l’environnement ; on parle alors de gouvernance en réseaux ou de gouvernance systémique (Young 2013). La problématique de la gouvernance peut être élargie à d’autres secteurs de l’action publique.

Pour ce champ interdisciplinaire qui rejoint des chercheurs en sciences politiques, en gouvernement et en gestion, mais aussi d’autres disciplines, les concepts de base sont l’hétérarchie (échanges asymétriques entre plusieurs hiérarchies) et le réseau (Ansell et Torfing 2016). C’est là qu’on va trouver la gouvernance régionale des ressources communes. On va vers cela, au Québec comme ailleurs, avec la gestion intégrée de l’eau par bassin versant (GIEBV) et cela, depuis un certain temps. Tous les cas documentés par Ostrom pour les pêcheries et les systèmes d’irrigation en relèvent. On étudie et développe des modèles structurés socialement pour prendre en charge les effets des actions, souvent indirects et indésirables. Pour ne donner que l’exemple des organismes de bassins versants (OBV) du Québec, la représentation de leur conseil d’administration est structurée par l’État de la manière suivante : secteur communautaire (20 à 40 %), secteur municipal (20 à 40 %), secteur économique (20 à 40 %), secteur gouvernemental (sans droit de vote), membres cooptés (deux membres maximum avec droit de vote, choisis par les membres du conseil (situés dans le communautaire ou l’économique, et comptabilisés dans les 20-40 %). Ces gens sont tous des bénévoles. Les recommandations des OBV du Québec n’ont pas force de loi, c’est-à-dire que les municipalités doivent « tenir compte » de leurs analyses et propositions, ce qui est typique de la soft law en gouvernance.

La gouvernance, ce n’est ni le gouvernement (système électif et représentatif avec fonctionnaires) ni la gestion (procédure quotidienne routinisée). Plusieurs théoriciens ont célébré le passage « du gouvernement à la gouvernance », indiquant par là le dépassement d’une approche uniquement bureaucratique dans la façon de gouverner, centrée autour d’un pôle de commandement. La gouvernance désigne les moyens par lesquels les décisions collectives se prennent, avec les acteurs qui participent aux prises de décisions affectant les collectivités. Elle désigne aussi un ensemble complexe de mécanismes, règles et procédures en recoupement partiel… liés à des réseaux d’acteurs. Elle est susceptible d’études empiriques : quelles sont les modalités de ce qui se produit ? À la base, il y a bien sûr la question de ce qu’est gouverner, de ce qu’est une relation de pouvoir. Elle se développe par contraste avec la conception hiérarchique de la gouvernance, selon laquelle il faut l’autorité, la juridiction, les lois et le pouvoir de sanction (Hans Klein). La question de l’hétérarchie, soulignée plus haut, renvoie au fait que les différents groupes qui doivent interagir entre eux et prendre des décisions ne s’inscrivent pas dans une hiérarchie les uns vis-à-vis des autres, et doivent donc trouver une façon de collaborer.

Cette discussion a connu plusieurs phases. Dans les années 1980, on a vu le développement des théories du Hollow State en sciences politiques. On critiquait l’État qui veut tout faire. On développait l’idée d’un État qui externalise ses fonctions en faisant appel au privé. Très populaires chez Thatcher, Reagan et dans les milieux conservateurs de l’époque, ces idées cherchaient à cesser de vouloir tout contrôler à partir de règles venues d’en haut. Peu après, on a assisté à un relatif dépassement du thatchérisme sur la gauche avec Tony Blair et Anthony Giddens, qui développèrent une nouvelle thématisation de la gouvernance comme « troisième voie », soit le New Labor, auquel on reprochera cette reprise du thème de la gouvernance. Dans ce contexte, je plaide pour ma part en faveur d’un rôle renforcé de l’État dans les processus de gouvernance, le travail de l’État devant être revalorisé dans tous ses chantiers – sans pour autant absorber ou faire disparaître les acteurs de la société civile, y compris les acteurs économiques (Létourneau 2017; 2015).

Plus fondamentalement, la gouvernance renvoie à un nouveau modèle d’exercice du pouvoir dans la société. Elle implique une vision décentrée du pouvoir, celui-ci n’étant plus la seule prérogative de l’État de droit, mais un pouvoir dispersé dans le corps social ; on peut le relire dans « L’archéologie du savoir » de Foucault. On désigne ainsi le pouvoir en réseaux, distribué comme l’est l’information. Une définition possible a fait école : la gouvernance, c’est « la coordination efficace quand pouvoir, ressources et information sont vastement distribués » (Paquet 2004). Selon Paquet (2004), il y a un appel normatif à une gouvernance efficace, ce qui suppose et requiert une attention aux dysfonctionnements. Il n’est pas sûr qu’elle soit toujours efficace… encore finit-elle par l’être, dans le sens où elle produit certainement des effets. On a de fait des pouvoirs distribués, et cela se joue de bien des façons et à bien des niveaux. La définition de Bob Jessop (2016) est intéressante : « it refers to the diverse mechanisms and strategies of coordination that are adopted by autonomous actors, organizations and functional systems in the face of complex reciprocal interdependence among their actions, activities and operations ». Elle donne lieu à des descriptions possibles. Dans sa typologie, Jessop (2016) va distinguer hiérarchie, anarchie, hétérarchie et solidarité. Voilà un sens technique avec lequel on peut travailler. Or, dans les usages, il y a autre chose. Évidemment, tout ce qui est régime international « souple », du type « Accords de Paris » de 2015 et « Objectifs d’Aichi » du Japon en 2010, relève un peu de cela… avec une efficacité souvent douteuse et insatisfaisante.

En ramenant la théorie de la gouvernance à sa plus simple expression, on peut laisser de côté les visions stato-centrées et leur pendant opposé qui, à l’époque de Margaret Thatcher, soit il y a une trentaine d’années, mettaient l’accent sur les acteurs non étatiques. On se retrouve avec l’idée d’un pouvoir qualifié d’« hétérarchique », c’est-à-dire qui ne serait ni hiérarchique ni anarchique, mais qui se déploierait dans un ensemble de lieux de pouvoir. Cela suppose dès lors de mener une série de tractations et de rechercher des accords entre des acteurs, qui sont souvent des organisations structurées et hiérarchisées (Stephenson 2016). Par ailleurs, le rôle de l’État demeure tout à fait possible et requis, même quand on admet qu’il n’est pas le seul ou le principal joueur.

Comment comprendre les rapports entre autogouvernement et gouvernance ?

Un positionnement oppositif entre autogouvernement et gouvernance est certainement possible : ces termes sont en opposition. Pour résumer la situation, dans le cas de l’autogouvernement, on a une revendication très forte d’autonomie et de reprise du pouvoir ; on y a souvent recours sur une base locale, et il arrive que ce soit lié à un type de pratique, comme la culture biologique des sols, la permaculture, mais aussi à une revendication de gestion directe du territoire. L’autogouvernement est souvent associé à une critique forte du capitalisme. Dans le cas de la gouvernance, on a plutôt une série d’approches visant à repenser le pouvoir, la manière de le comprendre et de l’exercer, notamment en tenant compte des acteurs qui en font déjà partie, mais aussi de ceux qui devraient en faire partie. Ici, il n’y a pas une velléité de remise en question globale du système, mais plutôt une attention portée à « qui agit sur quel dossier » et « avec quels effets ». Par définition, la gouvernance s’ouvre à la pluralité des réseaux d’acteurs qui ont, ou peuvent avoir, un effet sur les prises de décision ; elle peut très bien s’inscrire dans une perspective de démocratisation de la vie sociale, mais seulement par élargissement des réseaux d’acteurs. Tentons maintenant d’aller plus loin en discutant des requêtes de chaque concept.

On l’a vu, la requête de la self-rule est quelque chose de très radical. Elle soulève d’emblée deux enjeux : d’une part, celui de savoir quel est le self de référence (c’est-à-dire l’ensemble de personnes, le groupe ; bref, le référent auquel renvoie le préfixe auto- ou self-), d’autre part, celui de savoir ce qu’est le gouvernement comme tel. Il faut déjà poser le premier problème avant d’aborder le second.

Bien que nous sachions depuis longtemps qu’il y a de l’action collective, nous savons aussi qu’elle est le fait de plusieurs agents en interaction et qu’elle implique une série de médiations permettant aux acteurs de travailler de concert. Dire qu’il existe de l’action collective, ce n’est pas la même chose que dire qu’il y a des agents collectifs. De manière habituelle, il est toujours possible de dire « nous » voulons ceci et « nous » faisons cela. Des décisions collectives peuvent avoir lieu sans qu’il soit requis de postuler des agents collectifs au sens fort. Il peut y avoir des processus communicationnels et médiatisés par lesquels les membres d’un groupe donnent figure à de telles entités collectives ; en quelque sorte, nous leur accordons alors une existence, nous les faisons exister, mais ces entités sont constamment sujettes à reconstruction dans les discours. On peut aussi penser que certains collectifs ont des statuts plus forts que d’autres, selon leur degré d’institutionnalisation et d’organisation, lesquels sont hautement variables.

Pour ce qui est du second volet de l’expression qui concerne le gouvernement, la distinction entre gouvernement et gouvernance semble utile. Dans la pratique, le gouvernement est électif et représentatif, alors que le concept de gouvernance souligne que le pouvoir s’exerce à plusieurs types d’acteurs. Ce dernier concept permet de reconnaître que le pouvoir n’est pas le monopole de l’État, qu’il est largement distribué dans la société. Il permet une critique des pratiques qu’il concerne, ce que ne permet pas le concept de gouvernement. Le recours au concept de gouvernance a également pour conséquence de ne pas limiter la responsabilité civile et politique à l’État de droit et à ses délégués, même s’il les inclut évidemment ; la responsabilité civile et politique concerne alors tout citoyen et toute organisation ou association civile ou commerciale.

Une fois que cela a été dit, il y a des décisions qui consistent à mettre l’accent sur certains éléments. Se gouverner ensemble au travers d’un collectif, cela doit vouloir dire discuter et délibérer, mais aussi prendre des décisions.

Des auteurs comme Colin et Stoker (2016) insistent sur le renforcement des structures représentatives dans la démocratie, contrairement à d’autres qui préfèrent la participation ou la délibération à cette option. « If we are to challenge populist negativity towards politics, we conclude that improving the operation of representative politics is more important than offering citizens new forms of more deliberative participation » (Colin et Stoker 2016). Les auteurs en démocratie délibérative iraient en sens inverse, estimant que les gains épistémiques et éthiques d’une ouverture à une pluralité de points de vue bien informés seraient considérables, en supposant que l’on favorise une formation critique de l’opinion des personnes intéressées par des questions d’intérêt commun (Dryzek 2006). Je laisserai de côté une autre hypothèse, selon laquelle il nous faudrait effectuer des contrôles d’expertise et ajouter des experts aux processus politiques - ce que l’on appelle l’épistocratie (Brennan 2016). À mon avis, nous pouvons viser une plus grande participation sans laisser de côté les structures représentatives ; celles-ci ont surtout besoin d’être raffermies et réinvesties par les gens. L’enjeu de la légitimité de ceux qui exercent le pouvoir est sans aucun doute central, et de fait celle-ci semble variable d’une époque, d’une région et d’un pays à l’autre.

Je pense qu’en général, et sauf situation exceptionnelle et improbable, recommencer à zéro l’organisation politique en laissant de côté les forces et les institutions que nous avons déjà n’est pas la meilleure solution. Des exemples récents montrent notamment que la ville peut être un espace dynamique et citoyen ; pensons au cas de Boulder où on a racheté l’entreprise privée d’électricité qui avait le monopole sur la ville, ou encore à celui de Preston en Angleterre, qui constitue un autre exemple à étudier davantage[3]. En adhérant à certaines causes sociales et en embrassant des programmes innovateurs et exigeants, les villes et les municipalités peuvent donner lieu à une réappropriation partielle du pouvoir par les citoyens. Il n’y aucune raison de penser que les régions, à supposer qu’elles se donnent les outils nécessaires, ne pourraient pas aller dans le même sens.

D’ailleurs, si l’État voulait jouer pleinement son rôle et renforcer sa légitimité, une façon de le faire serait de reconnaître et de faire contribuer les acteurs du milieu à une gouvernance sociale et politique qui ne peut se réduire à une approche de type command and control en provenance d’un centre unique de décision. Disons-le d’entrée de jeu : je plaide pour un rapprochement des acteurs politiques, économiques et sociaux pour développer une coresponsabilité construite sur la base des responsabilités de chaque acteur ou partenaire. Je pense aussi que l’échelle locale peut s’y prêter, au moins dans certains cas.

Cela ne veut pas dire que l’initiative d’un projet visant une responsabilisation locale devrait nécessairement venir de l’instance instituée, par exemple la municipalité. Seulement, il faut bien saisir que la gouvernance implique une pluralité de centres de perspective, et non un seul. Pour mieux le faire saisir, je ferai un bref retour sur une discussion qui fut prégnante dans les milieux de l’éthique appliquée québécoise de la fin des années 1990 jusqu’à récemment, car celle-ci me semble porteuse d’un certain nombre de leçons. Il n’est pas sûr qu’en insistant au maximum sur l’autonomie, on obtienne les résultats visés ; de plus, il est probable que tout processus d’autogouvernement mette en jeu des structures spécifiques de gouvernance.

Excursus 1 : la discussion sur l’autorégulation

Dans les années 1990 et 2000, dans le milieu restreint de l’éthique appliquée au Québec, on a beaucoup mis l’accent sur l’autorégulation. De plus, là comme ailleurs, cette discussion n’est pas tout à fait terminée. Elle venait explicitement du souhait de dépasser une hétérorégulation, où les règles viennent du dehors, la plupart du temps d’un ordre supérieur, notamment d’un ordre de gouvernement, souvent vu à bon droit comme une bureaucratie lointaine détachée des enjeux locaux et spécifiques. Le recours à l’autorégulation a semblé plus propre à une approche éthique, car elle reconnait l’autonomie et la responsabilité des groupes. On peut dire même que ce recours tablait sur l’autonomie dans le but de renforcer une prise en charge plus responsable de certains acteurs, notamment dans les chantiers de l’agir professionnel. En ce sens, il allait de pair avec un souhait de transfert régulatoire, même si la chose avait pu être défectueuse dans la pratique (Boisvert et al. 2003). Enfin, il était fréquent de voir surgir dans le même discours un recours à la gouvernance qui, avec le renvoi à l’autorégulation, était vue comme opposée au gouvernement et à ses règles peu flexibles et sensibles aux contextes spécifiques.

Avec le recul, plusieurs limites de cette approche sont apparues. D’une part, il y avait des liens avec une vision thatchérienne de la gouvernance, ou avec une vision conservatrice libérale de celle-ci. Parler d’autorégulation voulait dire abolir les règles, prôner le laisser-faire, compter sur la bonne volonté et la spontanéité créative des acteurs… au lieu de signifier une réelle prise en charge de la régulation. D’autre part, il était assez facile d’opposer ce qui viendrait du « référent collectif », soit ce « nous » qui cherche à s’autoréguler, à tous les autres. On amalgame alors les groupes et les organisations semblables à la nôtre, ainsi que les pôles hiérarchiquement supérieurs (comme les gouvernements), et on les englobe sous la catégorie générale de l’hétérorégulation. Cette polarisation entre auto- et hétérorégulation n’était-elle pas un peu simpliste ? On semblait ainsi supposer une rupture entre ce soi-disant groupe de référence, le « nous », et un gouvernement vu comme extérieur et lointain. C’était d’autant plus problématique que l’on pouvait facilement lire cela comme de la complaisance envers les intérêts de son propre groupe de référence. Tout ce qui avait pour intention de favoriser l’autonomie des agents professionnels en reconnaissant qu’ils avaient un mot à dire devenait une justification du corporatisme. Peut-être mettait-on ainsi dans le même panier tout ce qui était « autre » comme relevant de l’hétérorégulation.

Selon mon raisonnement critique réfutant cette dichotomie un peu facile, il faudrait plutôt en venir à discuter d’interrégulation sans nier l’importance des sphères d’autorégulation. Très souvent, un groupe peut se donner ses propres règles, ou vouloir le faire, mais il doit aussi tenir compte des règles des autres. Ne doit-on pas faire le même genre de remarque à propos de l’autogouvernement ? L’autogouvernement renvoie à un recentrement ; il semble avoir des connotations de gouvernement de proximité, de capacité à travailler collectivement, à prendre les décisions qui s’imposent au plan local, parce que c’est à ce niveau qu’on connaît mieux les problèmes. Pourtant, aucun groupe n’est cloisonné sur lui-même, ne se suffit à lui-même, sauf dans un modèle utopiste. Prenons pour exemple les décisions affectant l’eau, ressource indispensable s’il en est. Un groupe en amont pourrait toujours « s’autogouverner » sans se soucier des groupes en aval, mais ce ne serait pas souhaitable – bien que, malheureusement, cette situation ne soit pas rare (Wolf, Newton, et Priscoli 2009). C’est sans doute tout à fait nécessaire et utile de reconstruire une appartenance politique et un sens des responsabilités au plan local et, pour cela, il faut un référentiel collectif partagé, qui peut être variable : quartier, commune, région. N’oublions pas qu’il faut aussi un champ de pratique donné, un type de préoccupation ; par exemple, on va vouloir un autogouvernement concernant la production d’aliments, concernant la production d’électricité ou autre chose. Il y aura ainsi un choix de centre de perspective qui va commander le reste. Si le projet était réellement global, on irait vers les communes autosuffisantes, choses qui se sont vues dans le passé et dans divers contextes (par exemple, les écovillages, mais, encore ici, il y a une perspective qui rassemble, si ouverte soit-elle) (Litfin 2013). Cela s’ajoute à l’enjeu central du choix de groupe de référence qui sera concerné par un éventuel autogouvernement. Or, ce choix peut relever de logiques diverses : territoriale et à plusieurs échelles, ou volontaire sur la base d’un programme partagé, mais aussi relevant de la pratique (un syndicat professionnel), etc.

Excursus 2 : les valeurs et la faisabilité

Parler d’autogouvernement renvoie à des sentiments démocratiques et des valeurs de participation qu’on peut estimer justifiés et qui, de manière spontanée, vont de pair avec une idée d’équité ou de justice. Cela correspond à nos intuitions démocratiques les plus claires, et à ce besoin d’autonomie précisément – quoiqu’il faille bien admettre que le virus autoritariste a eu tendance, depuis plusieurs années, à prendre à nouveau de l’ampleur dans plusieurs pays. Il n’est toutefois pas interdit de penser que, même sous un régime autoritaire, les personnes pourraient souhaiter gérer en commun leurs affaires. Ce serait alors à des échelles restreintes. Évidemment, le degré d’autonomie qui peut être laissé aux groupements locaux dans de telles circonstances est sujet à une grande variabilité ; ces derniers pourraient se trouver d’autant plus intéressés à le faire, mais ce serait sans doute sous un œil vigilant de surveillance.

Mais restons dans le cadre familier des pays démocratiques. De tels mouvements d’autogouvernement supposent des éléments de cadre normatif, parfois plus ou moins implicites, à différents niveaux. Nous avons sans doute une certaine idée de la justice, mais des règles de procédure sont requises afin d’assurer un contrôle effectif, encore une fois par un collectif qui sert de point d’ancrage et de référence pour ses membres. Je ne pense pas qu’un collectif puisse fonctionner sans de telles règles. Je pense aussi que l’absence de règles rend bien plus difficile l’existence même des collectifs. Dans les cas de gouvernance des ressources communes étudiés par Ostrom et les chercheurs dans cette foulée, soit l’École de Bloomington en gestion des common pool resources (CPR), la question des règles de gouvernance est de toute première importance. Elle inclut des mécanismes de surveillance, des procédures délibérées en commun et parfois des mécanismes de contrainte autoadministrés. Ostrom a aussi montré que, dans plusieurs cas, l’appui d’un État structuré s’avère une aide précieuse (2005).

Un élément décisif, mais pas toujours facile à établir avec une certitude suffisante, concerne la faisabilité concrète des différents projets visant cet autogouvernement. La dimension d’idéal sociopolitique qui est présente dans la notion d’autogouvernement ne peut pas être cachée ou minimisée. Avec une dose de réalisme, admettons que l’autogouvernement ne peut exister dans l’absolu. On devrait parler de projets singuliers se dirigeant vers cela de manière tendancielle, tous les leviers n’étant pas à la disposition de quelques groupes de référence que ce soit, et ne pouvant censément pas l’être ; par hypothèse, la communauté tout à fait autarcique et autosuffisante flirte avec l’utopie et, à ce titre, elle risque d’être la victime de son propre idéalisme. De fait, non seulement aucune communauté humaine n’est totalement autosuffisante, mais les communautés humaines sont dépendantes des communautés non humaines. Ce qui concerne l’air et l’eau dépend du travail des plantes et d’autres éviers de carbone (carbon sinks), la nourriture nous vient des vivants quels qu’ils soient, il y a aussi le microbiome en chacun de nous, et la biodiversité aujourd’hui menacée est d’une grande importance. L’humain socialisé est constamment dépendant de l’environnement et des écosystèmes dans lesquels il se déploie ; les environnements artificiels (un vaisseau spatial, ou une éventuelle base sur une autre planète) ne seraient possibles qu’en reproduisant le mieux possible les écosystèmes environnant la vie humaine ordinaire.

Cependant, le recours à la notion d’utopie peut avoir un sens critique, en tant qu’idéal dont on sait qu’il a un tel statut – on ne le confond dès lors jamais avec un projet singulier. Soutenir la différence entre un idéal et le possible qui sera et pourra être réalisé, ce serait refuser une posture substantiellement utopiste – Adorno et la théorie critique ont développé ce genre de perspective (2006, 2003). En ce sens, il conserve un sens précisément critique.

La question de ce qui est jugé faisable ou non est de la première importance. Elle ne peut pas trouver une réponse générale. Il faut voir au cas par cas. Des projets singuliers avec certaines velléités, certains buts précis, peuvent être discutés sur le plan de la faisabilité et, dans certains cas, estimés réalisables – ce qui dès lors mérite notre investissement en temps et énergie. Bien sûr, il faut toujours faire la part des choses, pas toujours évidente, entre les estimés de faisabilité et la validité des jugements sur lesquels ils portent. La composante subjective ne peut être enlevée, quoi que l’on en dise. Le meilleur exemple de cela est le cas de la prophétie d’échec qui se réalise en se transformant en acte performatif, et qui peut d’ailleurs être partagée par plusieurs individus. Les acteurs sont alors tellement convaincus qu’une chose n’est pas faisable, qu’elle ne l’est forcément pas, puisque l’action convaincue fait partie des conditions de la réussite. Toutefois la self-fulfilling prophecy peut jouer des tours inverses. Ce n’est pas parce que je me mets à croire en mes grands talents de joueur de tennis que je vais monter les échelons des élites internationales pour me rendre à Rolland-Garros et à Wimbledon. William James (2005), souvent associé dans le courant du pragmatisme à cet intérêt vis-à-vis des croyances subjectives, ne prétendait nullement à l’impossible dans le déploiement des croyances, des projets et de leurs effets vraisemblables. Toutefois, il soulignait à bon droit l’importance et le rôle des croyances subjectives dans les projets d’action. Si un projet emballant peut être mobilisateur, des exigences trop élevées peuvent autrement mener à des sentiments d’échec qui auront des effets délétères en démobilisant les personnes.

Renvoyer à une faisabilité des actions qu’on envisage demande qu’on se pose tout aussi concrètement les questions de savoir « qui », « quoi », « de quelles façons », « avec l’aide de qui et de quoi » et « dans quels buts ». Cela pose forcément la question de savoir quelle relation s’établit entre les porteurs actuels de pouvoir et les porteurs d’un projet d’autogouvernement. Une philosophie politique peut avoir des velléités de recommencement radical, mais elle peut aussi se situer dans la continuité des cadres de gouvernement et de gouvernance déjà existants. Plusieurs scénarios sont envisageables, mais, dans la pratique, j’ai pour ma part développé une implication dans les milieux, avec les acteurs en présence, qu’il s’agisse d’un OBV, d’un comité de propriétaires autour d’un lac écologique ou d’une municipalité régionale de comté (MRC) désirant se donner une stratégie d’adaptation face aux changements climatiques. On ne peut agir sur tous les fronts à la fois – d’ailleurs, ces différents engagements n’ont pas été menés de manière concurrente dans le temps.

L’adaptation aux changements climatiques du point de vue d’une philosophie pratique de la gouvernance environnementale

Qu’est-ce donc que la philosophie pratique ? Si son domaine le plus propre est sans doute l’orientation de l’action, elle ne peut se passer d’études empiriques, quitte à les mener avec des chercheurs issus d’autres disciplines. Il me semble abusif en tout cas de cantonner la philosophie, fut-elle pratique, à sa seule dimension normative. Je mentionnais l’orientation de l’action : comment s’orienter, même au sens le plus élémentaire, sans d’abord regarder et observer ? Admettons pour les fins de cette discussion que l’élément normatif concerne le triple domaine de ce que l’on doit faire, de ce qu’il est permis de faire et de ce que l’on ne doit pas faire (Ostrom 2005; Von Wright 1963). Or, il est impossible de réfléchir sur les modalités de ce qui représente une norme concrète sans commencer par examiner l’action telle qu’elle existe. Il serait vain de penser construire la spécificité de la philosophie sur la base de l’élément normatif. Toutes les disciplines possèdent aussi une telle composante : droit, sociologie, logique, musique, grammaire… Ce n’est pas pour rien que les éthiques appliquées parlent depuis plus de quarante ans d’étude de situation et de prise en compte des contextes, qui comprennent des cadres normatifs que l’on doit d’abord pouvoir comprendre. On ne les comprendra qu’en fonction des actions humaines possibles et effectives qui sont à baliser.

Une étude de base des principales acceptions de l’expression « philosophie pratique » montre que, de nos jours, ce n’est pas en anglais ou en français qu’elle est surtout un point de référence. Elle est par contre beaucoup utilisée en Allemagne et en Italie ; il y a aussi un excellent texte en hébreu accessible au grand public. D’un point de vue historique, si l’on part d’Aristote pour remonter vers Cicéron ou Giambattista Vico, il s’avère que le lien entre les questions d’éthique et les questions politiques est au coeur de la philosophie pratique, alors que, chez plusieurs, les questions économiques font également partie de celle-ci – chose drôlement pertinente à l’heure de la remise en question de l’économie néoclassique (Létourneau, s. d.; Raworth 2017). Certes, nous voulons une perspective critique face au pouvoir économique, mais il faut commencer par reconnaître que ce dernier existe, et qu’il est structurant dans la vie quotidienne. Nier les composantes économiques et politiques des questions éthiques revient à ne pas les traiter de manière responsable. Le traitement de ces questions montre en effet que les contraintes de situation sont dictées par des facteurs de ce genre.

Dans une approche de philosophie pratique interpellée par les questions environnementales, il est possible de discuter de la question des porteurs, des sujets, des lieux et des vecteurs de l’autogouvernement. On répond ainsi à la première demande d’une réflexion sur l’autogouvernement : on parle de l’autogouvernement « de qui », « de quel collectif » – c’est la première question qui importe. De quel espace géosocial parle-t-on, et avec quels enjeux à la clé ? Je dirais que, si cet autogouvernement prévoyait faire place à une pluralité d’acteurs de différents types, avec un rôle pour les représentants de l’État, mais sans posture de direction, il serait à penser dans le cadre d’une théorie de la gouvernance. Parmi un ensemble de référentiels possibles, lequel serait choisi ? On pense spontanément au territoire, mais est-ce que ce serait celui de la carte politique, celui de la carte géographique (par exemple, celui du bassin versant) ? Il se peut que ce choix serait imposé en raison d’une nécessité (les habitants d’une même plaine inondable qui se rassembleraient et s’organiseraient suite à une catastrophe) ou d’une opportunité (une politique de la gouvernance de l’eau qui ferait appel à la participation citoyenne au plan régional). Il est clair que des citoyens qui se regrouperaient suite à une catastrophe seraient vraisemblablement en partie dans une posture revendicatrice ; des gens convoqués à se rassembler par les acteurs politiques pour fournir des conseils ou gérer le quotidien seraient dans une situation différente. Dans le cas du Québec, les deux choses se sont vues dans les dernières années. Théoriquement, d’autres regroupements seraient possibles sur la base de la gouvernance des forêts, de la biodiversité, de la conservation d’un milieu faunique ; pensons au Corridor appalachien, où la préservation de la faune se lie au souci touristique des pistes de randonnée pédestre ou de ski de fond pendant l’hiver.

On peut tenter une approche descriptive de la gouvernance environnementale (décrire comment les collectifs se gouvernent par rapport à l’environnement, soit comment on « gère » ce dernier) et une vision plus normative. Dans une vision normative, la gouvernance environnementale (qu’on qualifierait alors de « responsable ») serait la recherche visant à structurer les actions de tous les membres d’un groupe social de référence, en tenant compte systématiquement des effets et des conséquences indirectes de l’action de l’ensemble de ses membres sur l’environnement, pour en diminuer les impacts (par exemple, en visant à les absorber de la manière la plus efficiente possible) - ce qui suppose de les connaître. C’est ce que l’on fait lorsqu’on parle d’internaliser les externalités dans l’approche d’économie environnementale (Brown et Timmerman 2015; Field 2008). Il est clair qu’une approche critique est possible. Une telle approche considère la gouvernance telle qu’elle se déploie à la lumière de considérations normatives comme celles qui viennent d’être mentionnées. Plus les attentes sont claires et précises au sujet d’une gouvernance responsable, plus il devient aisé de poser une distance critique face à ce qui se produit effectivement sur un terrain donné.

Quoi qu’il en soit, une approche responsable de la gouvernance couvrirait à la fois la question de la réduction des gaz à effet de serre (GES), responsables des changements climatiques, et celle de la pollution sous ses diverses formes, notamment l’envahissement des matières plastiques[4]. On aura d’ailleurs remarqué que les deux choses sont étroitement liées, considérant que l’industrie du plastique repose en partie sur le gaz naturel (éthylène)[5]. Une gouvernance environnementale responsable réfléchirait aussi sur tous les mécanismes permettant de favoriser la transition énergétique (y compris dans les domaines agricole et financier), et elle supposerait un effort proprement politique. Évidemment, elle le requiert à un niveau sans doute jamais connu par le passé. À cet effet, nous ne pouvons que constater l’importance des efforts réalisés, avec certains résultats, mais, pour le moment, ces derniers ne sont pas encourageants ; nous ne sommes pas suffisamment engagés dans la transformation requise[6]. C’est en raison de cela qu’il faut aussi prévoir l’adaptation des sociétés humaines et des communautés biotiques, car les changements en question sont déjà en cours, leurs effets sont déjà sensibles et ils continueront bien au-delà de la fin du XXIe siècle. L’idée est alors de lancer un ensemble de processus itératifs centrés sur l’adaptation, en tablant sur le fait que ce seront en même temps des espaces de prise de conscience et d’intégration des autres défis environnementaux, notamment celui de l’atténuation. De tels processus ne peuvent évidemment être accomplis une fois pour toutes, et demanderont d’être régulièrement repris au fur et à mesure des changements futurs.

Bien sûr, l’adaptation concerne tout État et tout groupe social, mais, dans l’approche dite « biorégionaliste », on préfère agir sur certaines questions à une échelle régionale ou locale (Parsons 2001), en raison du fait que le barrage qui se brise, l’inondation, la vague de chaleur ou la sécheresse se manifestent souvent sur un territoire régional. L’enjeu de la proximité fait en sorte que l’aléa est vécu de manière existentielle, ce qui change quelque chose. Les conséquences néfastes concernent les groupes humains et les composantes de leur environnement biogéophysique. Une gouvernance environnementale pensée d’un point de vue normatif devrait correspondre à la prise en charge, par un groupe situé sur un territoire donné, de la santé de son environnement immédiat. Cela implique de diminuer le plus possible les effets toxiques des transports, des usages de l’eau, du rejet de substances nuisibles dans l’atmosphère, l’hydrosphère ou la géosphère de ce territoire. Cela suppose notamment de concevoir la situation sous le concept de polycentrisme, tel que théorisé par Ostrom. Ce concept permet d’abord de saisir que les actions pertinentes proviennent de plusieurs sources. Il fournit une sorte de cadre à une coconstruction par le renvoi aux ressources communes et à certains modèles de gouvernance de ces communs. Ni l’information ni le pouvoir ne sont des monopoles ; nous avons des juridictions multiples qui se recoupent et qui doivent donc travailler ensemble, et certains acteurs dotés de pouvoir ne sont pas étatiques. De même, la responsabilité est quelque chose de largement partagée, ou qui devrait l’être. Les espaces sont communs dans la mesure où des acteurs veulent bien se concerter et les comprendre, les définir et les construire en tant que communs. Cela a pour conséquence de faire en sorte que tous les groupes d’acteurs ayant un effet sur l’environnement auraient à devenir parties prenantes des prises de décision qui les affectent. Ici, la réclamation d’autogouvernement doit être complétée par des précisions concernant les mécanismes de gouvernance : « qui » devrait faire « quoi ». Sinon, ou bien nous aurions de belles déclarations de principes qui ne retomberaient sur aucun acteur spécifique, ou bien nous aurions le développement de groupes en marge qui, coincés dans une logique revendicatrice, seraient systématiquement mis à l’écart des processus décisionnels.

Du point de vue de l’argumentation, on peut dire que la question des porteurs et des espaces de cet autogouvernement est une reprise de la question de la topique, dans le contexte spécifique d’un projet concret que l’on veut bien se donner (Brunschwig 2009, 2007; Meyer 2008). Je veux dire par là que ces éléments auraient à devenir des lieux du discours, qu’ils sont aussi l’occasion d’une construction discursive. Il faut néanmoins préciser que, dans la mesure où elle concerne aussi des lieux physiques, cette construction ne s’achève pas dans le discours. Tout autogouvernement requiert en même temps une discussion constructive, non seulement parce qu’elle serait constructive au plan moral, mais d’abord parce qu’elle est un processus de construction sur le plan social, qui peut d’ailleurs prendre plusieurs sens différents. Or, on a besoin que cette discussion soit le fait des parties prenantes elles-mêmes, c’est-à-dire qu’il s’agisse d’une construction dans la discussion, ce qui suppose d’établir des espaces pour cette discussion qui construit d’une part, du sens, d’autre part, des plans d’action - ce qui est fort différent. Dans sa discussion critique du constructivisme, Ian Hacking faisait remarquer que, dans le domaine social, il y a deux types de construction ; celle du discours et celle des pratiques sociales, qui ne sont pas la même chose (Hacking 2000).

Le cas d’un projet de gouvernance de l’adaptation aux changements climatiques. Contribue-t-il à un effort d’autogouvernement ?

Le cas qui sera présenté ici relève sans doute davantage d’une approche de gouvernance environnementale que d’une approche d’autogouvernement ; rien à voir avec le Chiapas ou le conseillisme ! Il s’agit d’un modeste projet de trois ans qui vise à aider une MRC, sur le territoire québécois, à se donner une stratégie d’adaptation aux changements climatiques. Pourtant, un tel projet entretient des liens avec la notion d’autogouvernement, comme on tentera de le voir ; c’est bien cette MRC particulière, avec ses villes et ses populations, qu’il s’agit en quelque sorte d’aider dans ses orientations. Cela étant dit, les décisions seront autonomes en bout de piste.

Ce projet est financé par un consortium en climatologie et adaptation, Ouranos, qui regroupe plus de 200 chercheurs, et qui est financé par les organismes subventionnaires du Québec et du Canada (notamment, le Fonds de recherche du Québec - Nature et technologies (FRQNT)) ; il obtient également l’appui de certains organismes parapublics comme Hydro-Québec[7]. En 2015, j’ai été approché par Ouranos afin de développer un projet et ce, en même temps qu’Isabelle Thomas, professeure d’urbanisme à l’Université de Montréal. Nous avons convenu d’être cochercheurs. Ma collègue est urbaniste, spécialisée dans la reconstruction urbaine après aléa environnemental ; elle a notamment développé un outil d’analyse de la vulnérabilité tant sociale que territoriale, qui a été utilisé dans une étude antérieure portant sur la Rive-Nord, dans la région de Montréal, soit le milieu risquant l’inondation de la rivière des Prairies (Thomas et al. 2012). J’interviens dans l’équipe en tant que spécialiste de la théorie et des pratiques de gouvernance, sans oublier mes compétences plus spécifiques en argumentation et en éthique communicationnelle. La recherche est soutenue par plusieurs autres organismes : Mitacs, le Centre SÈVE et une MRC, celle qui est concernée[8].

La possibilité discutée concernait le montage d’un travail en partenariat avec une ou plusieurs MRC au Québec. En effet, selon la Stratégie gouvernementale d’adaptation aux changements climatiques, toutes les municipalités doivent se donner un plan d’adaptation. Ce fut le cas de villes grandes ou moyennes comme Montréal, Québec, Sherbrooke et Trois-Rivières. Toutefois, aucune MRC ne s’est encore dotée à ce jour d’un plan d’adaptation. Les grandes municipalités ont confié à des experts la réalisation de leur plan ; dans notre cas, et en accord avec la MRC, nous avons voulu aller chercher ce que j’ai appelé les « expertises de terrain », soit les gens qui œuvrent dans les secteurs concernés au premier plan. De plus, ce que nous souhaitons remettre en fin de parcours, ce n’est pas un plan d’adaptation détaillant des centaines d’actions à accomplir, comme ce fut le plus souvent le cas dans les plans des grandes villes. Nous voulons plutôt favoriser le dégagement, par les décideurs en lien avec les acteurs du milieu, d’un petit nombre d’actions jugées essentielles par tous[9]. Ensuite, la décision finale appartiendra au conseil des maires, qui constitue l’organe décisionnel de la MRC. Une telle décision par la MRC pourrait se qualifier à mon sens comme un acte collectif d’autogouvernement.

On voit qu’ici, une requête normative était clairement présente dans le paysage politique et scientifique avant que nous entrions en contact avec la MRC. Il faut expliquer que les MRC désignent un territoire donné avec un centre administratif, et qu’elles regroupent un certain nombre de municipalités ; elles sont de taille inégale. Des contacts ont été établis avec deux MRC sur le territoire québécois. Bien que les deux se soient montrées intéressées, c’est avec la MRC de Memphrémagog que nous avons pu travailler[10]. Il se trouve que notre projet cadrait assez bien avec sa planification, puisque la MRC doit revoir son schéma d’aménagement en 2020, ce qui correspond à la date de fin de notre projet. C’est donc en étroite collaboration avec cette MRC que nous avons conçu une planification sur trois ans impliquant des acteurs de différents types. Il fallait prévoir et structurer des espaces de parole pour exprimer les velléités des composantes du territoire. Cela revient à définir un espace de relations avec certains décideurs et certains partenaires, qui soient identifiables. Ces porteurs ont des attentes ; il faut travailler à partir de ces dernières. Faire travailler ensemble ces partenaires vient concrétiser une étroite collaboration entre forces du milieu et forces de gouvernance déjà présentes sur un territoire donné, sans passer par la construction de collectifs en parallèle. Nous avons aussi prévu faire appel à des citoyens et organismes indépendants, comme on le verra plus loin.

La décision prise de concert a été de commencer par caractériser les secteurs d’activité les plus importants pour cette discussion dans la région concernée et de les convoquer afin de profiter de leur expertise. La sélection des types d’acteurs a été faite en discutant avec la responsable immédiate du projet à l’intérieur de la MRC, et donc avec les instances de cette dernière, en tenant compte des caractéristiques du milieu. Nous avons estimé que les parties prenantes les plus pertinentes pour le milieu pouvaient être regroupées sur une base sectorielle, plutôt qu’uniquement territoriale – puisque plusieurs fonctions se trouvent en plusieurs espaces distincts du territoire. Ce choix a été fait d’une part, en raison des caractéristiques générales des milieux, d’autre part, en raison des spécificités régionales. Plus concrètement, les secteurs sont l’aménagement et la gestion urbaine (1), la sécurité publique (2), la santé et les services sociaux (3), ainsi que le milieu agricole (4) et le milieu touristique (5). Chacun de ces secteurs a donné lieu à des invitations ciblées permettant de regrouper chaque fois une vingtaine de participants impliqués dans les questions et qui ont à les prendre en charge. Les tables sectorielles furent suivies d’une table régionale, toutes ayant pour tâche de discuter des espaces de vulnérabilité du territoire, tant sur le plan géographique que du point de vue social. Ces tables sectorielles ont permis de mettre à l’épreuve et d’enrichir certaines analyses de vulnérabilité sociale, économique et territoriale, ce qui est une étape essentielle dans toute démarche visant à renforcer l’adaptation (Thomas et Da Cunha 2017; Létourneau 2017; Ford et Berrang-Ford 2011; Adger, Lorenzoni, et O’Brien 2009).

Évidemment, une telle approche pouvait sembler tabler uniquement sur les expertises du milieu, et procéder uniquement par cooptation. Dans le but de permettre une expression des points de vue citoyens, et afin de rendre compte des aspects locaux et des perceptions à l’échelle des municipalités singulières, des Cafés Climat auront lieu au printemps 2019 dans quatre villes ayant des caractéristiques différentes. Ces animations auront lieu sur la base d’un appel plus large, permettant une expression qui rende compte aussi bien des préoccupations citoyennes élargies que des demandes spécifiques en lien avec des territoires plus restreints (ici, des villes et un canton). Cette phase du travail est centrée sur le dégagement de priorités d’action. Nous rencontrons ici la requête territoriale qui n’a pas été priorisée aux étapes précédentes. Un affichage public et des invitations directes par le groupe de recherche nous permettent d’escompter une participation élargie de citoyens engagés dans leur milieu et ce, à divers titres. On comprendra que je ne pourrai faire le point sur l’expérience qu’ultérieurement, puisque le projet se termine en 2020.

J’ajouterais qu’il devient intéressant de se pencher sur une décision porteuse de sens ; donner la parole aux éléments pluriels qui peuplent effectivement nos régions est peut-être la meilleure façon de se diriger vers quelque chose qui ressemble à de l’autogouvernement. Dans notre cadre, évidemment, cela se fait en partenariat et en collaboration étroite avec la MRC et avec les autres organisations comme les OBV et les regroupements professionnels.

Conclusion

La notion d’autogouvernement peut plaire ou non en fonction de sa radicalité bien affichée. On peut la qualifier d’utopiste, la taxer d’idéalisme et dire qu’elle ne prend pas en compte les contraintes et les situations, de même que les acteurs déjà en opération sur un territoire ou dans un champ donné de préoccupations. Or, il y a aussi des difficultés qui caractérisent le recours à la notion de gouvernance. Certains l’estiment polysémique ou incohérente, d’autres parlent de « flou sémantique ». Il y a eu des usages discutables du terme, notamment par la Banque mondiale. On demandait des réformes de gouvernance aux PEVD avant de leur octroyer des fonds, tout en entretenant souvent une vision de la vie politique impliquant un délestage des fonctions de l’État au profit des acteurs privés. Il y a eu également la théorie du New Public Management, qui s’est présentée comme le chantre d’une nouvelle gouvernance. Inspirés par le privé, ses théoriciens pensaient les services collectifs comme des produits, dès lors susceptibles de gains en productivité et donc, de coupures de personnel. C’était là des modalités de la gouvernance, mais il est abusif d’y voir les caractéristiques de toute gouvernance ou de toute problématisation de la gouvernance. D’un point de vue critique, il devient possible de mettre en question des ententes de gouvernance qui seraient préjudiciables pour les biens communs si, par exemple, une entente de services était mal ficelée. Or, il est impossible d’opérer cette critique si l’on ne reconnaît pas l’existence factuelle de ces ententes dans notre vie publique.

Entre l’autogouvernement et la gouvernance, on a deux modèles très différents et qui semblent nous amener dans des directions opposées. Dans le premier, un groupe d’acteurs locaux semble vouloir prendre en main sa destinée. L’accent central porte sur la revendication d’autonomie, de démocratie. De l’autre, il s’agit plutôt de repérer le réseau d’acteurs qui exerce déjà le pouvoir sur une question donnée, pour ensuite réfléchir sur la manière dont nous devrions l’organiser, l’élargir ou le transformer. L’accent est mis sur les processus, les modalités. Le premier modèle tend quelques fois à repartir à zéro dans une approche quasi révolutionnaire, alors que le second opère éventuellement une greffe ou une révision, la complétion de ce qui existe, de ce qui se passe. L’autogouvernement est un idéal, alors que la gouvernance est une réalité qu’il s’agit de faire évoluer au-delà de son exercice actuel. Nous pourrions penser qu’il faut faire évoluer les gouvernances actuelles vers de l’autogouvernement, mais ce serait à la condition de ne pas se faire d’illusion sur les jeux de l’altérité qui ont été expliqués précédemment (les limites de l’autorégulation).

Une recherche plus attentive permet de faire émerger une seconde lecture, toute différente et moins oppositive. J’ai voulu montrer qu’il s’agit en fait d’un spectre de préoccupations qui se recoupent de manière plus importante que l’on peut le penser à première vue. Plus encore, il est très possible de conserver aussi bien un vœu d’autogouvernement qu’une attention aux processus de gouvernance qui la permettent ou la limitent.

Dans ce genre de discussion, on ne peut pas minimiser l’importance des lieux de vie et de réflexion qui servent de cadre spontané. Selon toute vraisemblance, en Europe et spécialement en France, tout le discours sur la gouvernance est plombé d’une part, par des décennies de récupération par les décideurs et conseillers de Bruxelles, d’autre part, par les discours complaisants des gens d’entreprise. Cette double donne fait en sorte que le concept a tendance à n’être vu que comme un équivalent au néolibéralisme. Au Québec, nous ne faisons pas partie d’une entité aussi complexe que l’Europe, bien que la bureaucratie y règne également. Chez nous, la notion est plutôt synonyme de décentralisation du pouvoir, de recours aux acteurs locaux. Elle n’est pas nécessairement vue comme étant opposée au processus de démocratisation de la société ; tout au contraire, elle appelle et permet des participations citoyennes.

Un autre enjeu est celui de l’anticapitalisme. Selon moi, une critique de la financiarisation excessive cherchant à revaloriser l’économie locale ne veut pas automatiquement dire le recommencement radical à zéro. Il en va de même pour la sphère politique ; l’objectif de la transformation des institutions politiques est peut-être lourd, mais celui du recommencement radical le serait encore davantage, sauf à petite échelle, mais cela supposerait ententes et passerelles.