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Comment changer le cours de l’Histoire ? Comment changer le cours des choses ?

La marche néolibérale et l’univers des grands projets du technocapitalisme nous ont habitué à des processus d’irréversibilisation. Pourtant, nos multiples prises sur le réel et notre maintien d’une vigilance critique collective nous invitent au contraire à ne jamais réduire l’Histoire politique des sociétés, des technologies et de l’environnement à un processus linéaire.

Les injonctions à l’irréversibilité (Chateauraynaud et Debaz 2017) réveillent au contraire les alternatives.

Parmi ces alternatives, nous assistons un peu partout dans le monde à une renaissance des communs, pratiqués comme une voie possible pour relancer la promesse démocratique. Les communs n’ont pourtant jamais disparu, et l’on estime que près de deux milliards de personnes appliquent leur principe pour des biens et services de leur vie quotidienne. Le concept de commun, qui suppose la coexistence d’une ressource identifiée, d’une communauté définie et d’un mode de gouvernance collectif, renvoie à la prise de conscience des limites d’une régulation des sociétés, de l’économie et de l’écologie par le marché ou par le public.

Cette renaissance des communs est donc d’abord politique, dans le sens où elle s’accompagne, depuis les travaux d’Elinor Ostrom (1990; 1994), d’une expression critique consciente et d’un développement réflexif par ses praticiens. Les communs s’incarnent, en Europe et dans le monde, dans une diversité d’expériences qui révèlent une intense production sémantique et documentaire.

L’écrit advient ainsi naturellement au coeur de ce retour, participant d’un désir de structuration et de renforcement des communs dans un paysage économique et juridique encore hostile au collectif et à ses manifestations[1].

De ce point de vue, écrire revient à reconnaître les dérivations et les alternatives, souvent traitées comme irréalistes ou utopiques par les puissants et maîtres du récit Historique. Au contraire, lorsqu’il s’inspire du principe de fork issu du logiciel libre, l’acte d’écriture peut prétendre à accueillir la pluralité des versions des trajectoires possibles. Les pratiques d’écritures documentaires relèvent alors d’un effort de compréhension et de description[2] des dynamiques collectives à l’œuvre. Ces partages d’expérience se projettent à la fois dans l’échange avec des communautés proches, et dans la production d’un patrimoine informationnel commun, dédié aux communautés futures.

L’écrit constitue également un outil tactique pour des communs qui n’ont pas l’ambition de constituer un « Tout » unifiant, et qui coexistent plutôt comme archipel d’initiatives. À la mystification de l’« _intérêt général_ » pour « _un_ » peuple construit sur mesure par les institutions politiques (Dardot et Laval 2018), les communs privilégient l’inventivité d’un savoir-agir instituant, par lequel peuvent se concrétiser des faisceaux de droits de manière distribuée. À ce titre, la General Public License, les Creative Commons, ou encore les mécanismes de gouvernance de Wikipédia sont autant de processus singuliers de production de normes juridiques ascendantes (Lionel Maurel 2015, citant Peugeot) organisant la lutte contre les abus de la propriété intellectuelle et garantissant la libre circulation de la connaissance.

De la même manière, en réponse aux dangers de la privatisation du monde et du vivant par les transnationales [générant conflits, inégalités et destructions écologique], la multiplication des initiatives, prises séparément ou conjointement de la part des collectivités locales et des acteurs de la société civile, enrichissent le paysage juridique et politique. Comme en témoigne le projet Atlas des Chartes des communs urbains porté par le collectif Remix The Commons, il s’agit très souvent de « hacks » des réglementations existantes, détournant la finalité initiale de mécanismes juridiques au profit d’un usage civique. Les communs, au travers de ces processus, se présentent comme des instruments juridiques qui prétendent reconfigurer le partage du pouvoir et la légitimité des acteurs dans l’espace public à l’échelle du quartier, de la ville, ou du territoire. La mise en écriture prépare ainsi le terrain juridique, et invite les administrations à cohabiter avec les initiatives locales ou à intégrer les principes du commoning dans la régulation municipale, étatique ou européenne.

De ces pratiques sémantiques et documentaires, transparaît enfin un déploiement de discours engagés sur le plan politique, appelant à la généralisation des communs comme forme de gouvernance. Une intense production théorique (Dardot et Laval 2015; Rochfeld, Orsi, et Cornu 2017; Alix et al. 2018) s’articule aux recherches de laboratoires citoyens oeuvrant dans les transformations de société.

Mais ces initiatives suffisent-elles face à la complexité qui nous attend ? Le désastre climatique imminent, la montée des populismes, la financiarisation couplée à un extractivisme destructeur, tout cela nous oblige à adopter de nouvelles approches susceptibles d’embrasser la complexité des agencements et des engendrements.

De la créolisation (Dorismond 2014, citant Glissant) et de la lisière, proposées par Romain Lalande, à l’idée de membrane et de perméabilité, formulée par Julien Lecaille, ou encore par la posture déflexive proposée par l’artiste Claire Dehove, la réactualisation par hybridation des idées et des actes s’est affirmée au travers d’expressions diverses dès les premiers échanges qui ont jalonné la construction de ce dossier.

C’est par de tels mouvements que les communautés peuvent se décloisonner et ne pas se figer dans leurs positions. En tant que commoners, cela suppose de constamment prendre soin de nos idées et principes, de questionner les idéologies qui nous traversent[3], et de déconstruire celles-ci pour rendre les communs plus dynamiques et inclusifs. Il s’agit en d’autres termes, de se porter « au devant de l’irréversible ».

La réversibilité s’impose alors autant comme un horizon que comme un impératif.

Par ailleurs, advient un constat : « Le paysage a déjà changé », nous dit Riquier (2018), « il n’a pas de représentation politique unifiée, faute d’un horizon partagé ». Il faut donc chercher ensemble des perspectives communes.

Au moment où de nouvelles formes d’opinions émergent, où de nouvelles scènes politiques trouvent dans les réseaux sociaux l’espace de leur manifestation (Cardon 2018), où les repères politiques sont brouillés (Citton 2018), qu’est-ce que faire mouvement ? Comment faire « peuple politique »[4], et non pas seulement peuple social ? Comment les communs s’expriment-ils dans le paysage en transformation des mouvements sociaux ?

Ce dossier, en édition continue, se veut un appel à l’écriture comme une invitation au mouvement. Une invitation à construire un espace public où s’opèrent des rencontres singulières, des croisements inattendus. Tout en veillant à garder la main sur les processus et les outils avec lesquels nous construisons notre émancipation, cet échange ouvert puise dans la diversité des répertoires d’écritures des commoners, en les enrichissant et les actualisant de sorte qu’ils soient toujours opérants.

Processus

Depuis sa création, la revue Sens Public s’est donné pour objet une analyse théorique, philosophique et politique des changements des espaces publics dans notre société contemporaine. En ouvrant ce dossier sur les communs, Sens Public consacre donc l’idée que la culture des communs vient modifier notre rapport et notre engagement à ces espaces, en diversifiant nos manières de les façonner. C’est dans ce cadre que Sens Public s’est engagé dans l’expérimentation d’un espace éditorial dynamique pour apporter un éclairage sur les nouveaux répertoires d’action, et les formes d’écriture qui les soutiennent.

Sens Public ouvre avec ce dossier un espace en gestation qui accueillera progressivement des textes parfois encore en friche, publiés au fil de l’eau dans une version stabilisée.

Pour plusieurs contributeurs, cette mise en écriture est apparue comme un effort non négligeable de formalisation. Que ce soit la formulation d’intuitions ou de principes tacites, le passage de l’oral à l’écrit et sa nécessaire réflexivité, l’organisation et la mise en forme d’idées participant à les légitimer, cette formalisation participe finalement de leur co-existence (vertueuse) dans un même objet éditorial.

Il nous a semblé qu’une telle formalisation ne pouvait s’inscrire que dans une démarche collective et dynamique. En cohérence avec le sujet, notre approche a été d’ouvrir un espace de discussion, de mise à jour et de réactualisation, dans un mouvement de va-et-vient propre à l’esprit des communs.

Le dossier a donc voulu adopter certains patterns dont il tente de rendre compte.

Une première attention a consisté à adopter un fonctionnement collégial, ouvrant la gouvernance du dossier aux contributeurs, qui s’est concrétisé en particulier dans des collaborations entre pairs. Les contributeurs ont ainsi pu se lire et se commenter mutuellement, à l’origine de conversations croisées par textes et annotations interposées. Nous avons tenté de réintégrer ces conversations, afin qu’elles se poursuivent avec vous, dans l’espace ouvert de la revue. Une seconde attention s’est portée sur l’ouverture des processus d’écriture, qui se traduit dans ce dossier par l’accès aux documents de travail et aux versions successives des textes. Enfin, dans cet esprit de réactualisation, il s’agira de poursuivre le mouvement (engagement que l’on se donne et pris par la revue) en permettant la réécriture des contributions, à partir des conversations élargies aux lecteurs du dossier.

De la note d’intention initiale à l’écriture de ce sommaire, de multiples questions ont émergé, et se sont ajoutées au dossier comme autant de problématiques à adresser. L’écriture collective ne va pas de soi. Les modèles juridiques et économiques que l’on tente souvent de dépasser sur le terrain, continuent de conditionner les logiques d’écriture et de publication. La question de la propriété en particulier est revenue de manière récurrente. Cette question rejoint celle de l’articulation entre l’individu et le collectif, qui est au coeur du fonctionnement de toute communauté. Certaines démarches d’écriture parviennent-elle à résoudre ces questions ? Permettent-elles de nouvelles collaborations (l’idée de dessiner de nouvelles géographies de collaboration) ? Permettent-elles le rapprochement entre chercheurs et militants, ou de nouvelles solidarités dans des contextes cosmopolitiques ? De ce point de vue, le dossier reste une expérimentation dont on pourra tirer une analyse.

Contributions

De l’hypothèse de la documentation comme technique de résistance et du wiki comme objet de ces résistances.

Figure 1

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Par Sébastien Beyou, Xavier Coadic, Émilie Picton, Nicolas Belett Vigneron.

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Résumé  : À partir de leur expérience personnelle au sein des communautés locales mobilisées face aux services de proximité que Google tente d’installer dans plusieurs quartiers en Europe, les auteurs analysent les mécanismes de la résistance active et le rôle de la documentation comme répertoire d’action.

Éditorialiser des productions numériques. Le pari éditorial de la collection La Numérique.

Figure 2

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Par Muriel Amar, Sophie Bertrand, Sarah Clément et Catherine Jackson.

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Résumé  : La collection La Numérique des Presses de l’Enssib expérimente la fabrication d’un livre numérique en accès libre relatant les expériences de lecteurs du blog S.I.Lex de Lionel Maurel. L’ouvrage en cours d’édition parie sur des formes d’éditorialisation susceptibles d’interroger la place de l’auteur et des lecteurs, la valeur de la gratuité et le rôle du numérique dans la circulation des idées.

Écrire les communs pour appuyer les luttes citoyennes en Europe du Sud-Est.

Figure 3

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Par Valentine Porche et Cécile Jeanmougin.

Résumé : Cet entretien avec Tomislav Tomašević et l’Institut d’écologie politique de Zagreb revient sur la publication de “Commons in South-Eastern Europe” (2018), qui dresse un inventaire et une mise en narration des expériences de communs dans l’espace territorial de l’ancienne Yougoslavie. La démarche de Valentine Porche et Cécile Jeanmougin, en témoignant de communs peu visibles, tisse de nouvelles circulations, et renforce ainsi la légitimité du paradigme des communs.

Des outils à la trace : vers des communs créolisés qui habitent le monde ?

Figure 4

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Par Romain Lalande.

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Première version commentée (lien)

Résumé : Ce texte questionne la relation qu’entretiennent les communs avec le monde, et leur capacité à fabriquer des récits tournés vers l’extérieur. Romain Lalande insiste sur la nécessité, pour les communs, d’entretenir des « lisières » sur lesquelles pourront se rencontrer et s’hybrider les communautés et les récits alternatifs aux communs.

L’Ambassade des communs : le lien comme finalité d’art

Figure 5

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Par Sylvia Fredriksson, Claire Dehove, WOS / Agence des Hypothèses

En édition (lien)

résumé : L’Ambassade des communs est un projet artistique initié en 2014 par WOS / Agence des Hypothèses dans le cadre des Nouveaux Commanditaires. Cette institution fictive interroge la manière dont la pensée et l’expérience des biens communs pourraient déplacer certains paradigmes de la création artistique et de la Commande publique. La revue Sens Public s’associe au projet en ouvrant un espace de restitution de ses anarchives. Une invitation à débattre à partir des hypothèses formulées par tou·te·s ces protagonistes :

hypothèse 518 : Saisir l’instant où la délégation de tout à tous devient une évidence à énoncer - conversation avec Alexandre Monnin

hypothèse 519 : Le centre de gravité de l’œuvre serait transféré aux rapports du domaine de la vie essentiellement - conversation avec Alexandre Monnin

hypothèse 520 : Une (an)archive qui serait vouée avant tout à l’urgence de l’avenir - conversation avec Camille Louis

Communs, outils numériques et diversité du « mouvement » : Enquête sur la liste de diffusion Échanges

Figure 6

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Par Léa Eynaud et Frédéric Sultan.

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Résumé : Cet article consiste en une enquête ethnographique conduite entre 2015 et 2017 sur une liste de diffusion électronique nommée échanges. Inaugurée en septembre 2012 par le Réseau francophone des biens communs (RFBC), cette liste avait pour ambition de servir d’appui à la constitution d’un « mouvement des communs », que ses initiateurs voulaient « interculturel ». Les auteurs interrogent ici le rôle effectif de l’outil numérique au regard de cet objectif d’« unité dans la diversité ».

Appel à la conversation

Se lire les un·e·s les autres. Connaître, considérer, solidifier, tenir ensemble. Telle est l’invitation faite par ce dossier, qui consacre une approche entre pairs et propose une édition continue, au fil des conversations qui l’entourent. Dans la continuité de son élaboration, Écrire les communs se veut ainsi un espace ouvert à la contribution, susceptible d’échanges, d’enrichissements et de nouvelles propositions.

Annexe

Note d’intention initiale (juin 2018)

Sur une initiative de Sylvia Fredriksson et Nicolas Sauret, le parcours de ce dossier démarre avec le texte suivant, intitulé « Les communs en train de s’écrire comme force politique », et communiqué aux contributeurs sollicités comme une première note d’intention et appel à écrire.

Les communautés des communs sont engagées depuis quelques années dans un processus d’écriture et de documentation qui témoigne d’une certaine forme de politisation des communs. Que ce soit les écrits scientifiques, les wikis communautaires, ou encore l’émergence de médias dédiés aux communs, les communs traversent ce moment particulier où la pensée et les principes des communs, après s’être incarnés dans un premier temps dans le commoning (la pratique des communs), cherchent aujourd’hui à s’incarner dans l’écriture et sa publication.

Cette intense production sémantique et documentaire participe d’un désir de structuration et de renforcement des communs dans un paysage économique et juridique encore hostile au collectif et à ses manifestations. Elle répond aussi à un questionnement plus récent chez les commoners de passage à l’échelle, pour connecter des initiatives locales et disséminer le commoning à tous les aspects de la vie sociale. L’écrit joue évidemment un rôle essentiel dans l’échange et le partage d’expérience, mais il est aussi un déploiement de discours et une politisation des communs nécessaires à leur généralisation. Il prépare ainsi le terrain juridique en étant force de proposition auprès des administrations invitées à cohabiter avec les initiatives locales ou à intégrer les principes du commoning dans la régulation étatique ou européenne.

La revue Sens Public souhaite contribuer à ce moment particulier en invitant les commoners à un parcours réflexif menant à interroger les communs en tant que force politique en train de s’écrire.

Les écritures sont nombreuses et leur diversité reflète la créativité des patterns of commoning. Le dossier cherchera à rendre compte de ces écritures et de leur effets en tant que modes opératoires et modes d’action des communs. La performativité de l’écriture sur les communautés et leurs pratiques semble en effet revenir comme une caractéristique récurrente. En cela, l’inscription des communs, que l’on pourrait être tenté d’associer à un processus d’institutionnalisation, relève davantage d’une discursivité créative, générative et (ouvrante), plutôt que d’une formalisation normative.

Ces écritures n’en sont pas moins politiques, engagées de manière très consciente dans l’évolution des modes de penser et de vivre, comme si le balisage sémantique de ses propres pratiques consistait en premier lieu en un rempart efficace contre l’enclosure, mais aussi en l’ouverture de nouveaux espaces de possibilités et d’opportunités pour les communautés en devenir. En balisant un territoire d’actions possibles, l’écriture des communs produit un espace éminemment politique.

La vision que défend Sens Public depuis sa création s’inscrit pleinement dans l’idée que l’espace public se constitue dans le geste de publier. Un dossier sur les communs en train de s’écrire ne peut qu’adopter les pratiques éditoriales collaboratives qu’il souhaite justement analyser. Le dossier devra donc s’imaginer, avec l’aide de la revue, comme un espace ouvert, tant pour sa gouvernance que pour les discussions à venir.