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Avant-propos

Nous proposons dans ce travail, après avoir contextualisé notre approche, d’observer en premier abord la documentation entre la subjectivité des praticiennes et praticiens que nous sommes, et l’objectivité mue par la volonté de contribuer à une recherche-action sur et dans les sujets que nous exposons.

Nous tenterons ensuite d’examiner la documentation comme corps de résistance et d’interroger le wiki en tant qu’objet. La difficulté inhérente à cette démarche concerne son positionnement conceptuel incertain, puisqu’elle est située en partie à l’intérieur d’un tissu de pratiques et à l’extérieur de thématiques que nous avons choisies. Alors que nous tentons de résoudre des problèmes de plus en plus difficiles qui exigent de maîtriser de nombreux domaines et perspectives, la séparation des disciplines semble causer de plus en plus de dommages. Nous choisissons de ne pas travailler sur « une seule science », car par notre réalité sociale, nous sommes une mosaïque de disciplines différentes qui ne se reconnaissent même pas toujours entre elles quand nous regardons le même problème, notre langage étant souvent si différent, et les scopes, réglés si différemment. Nous avons cependant besoin des disciplines, nous tentons de les apprendre, au pire de les arpenter, pour nous en servir, mais nous ne nous enfermons pas dans la somme d’un ensemble de disciplines, ni dans une unique discipline universitaire traditionnelle. Nous traversons et nourrissons librement les disciplines, appuyés par des licences juridiques qui le permettent, et nous n’en restons pas personnes de condition non libre mais personnes agentes, maîtresses et contributrices.

it may be, that long after the theories of the philosophers whose achievements are recorded in these pages, are obsolete, the vision of the poet will remain as a truthful and efficient symbol of the wonder and the mystery of Nature.

Thomas Henry Huxley , 4 novembre 1869, introduction au premier numéro paru de la revue scientifique Nature.

(1869)

Le corps que nous essayons de travailler et l’objet que nous voulons interroger ne semblent pas posséder de certitudes de conceptualisation, du moins en référence à une définition stable et de consensus accepté. Toujours objectivement, les caractéristiques que nous tentons de relever et de mettre en observation restent vagues et non soutenues par des bases de données triées ; nous partirons, sans nous y limiter, de nos vécus et subjectivités. Ce que nous sommes, comme ce que nous tentons de regarder, sera orienté par l’antidisciplinarité et l’entropie qui guident notre observation, qui guident nos vécus et subjectivités.

Contexte

Jürgen Habermas, dans les années soixante, étudia le philosophème d’un dogmatisme technocratique et positiviste (1963), puis examina l’incidence de la rationnalité scientifique sur le vécu social (1968). Habermas, comme d’autres sociologues classiques et de la société civile moderne, a essayé de comprendre et d’analyser l’évolution du cadre institutionnel des sociétés lorsqu’elles se métamorphosent en sociétés modernes sous une influence croissante de la science et de la technologie.

Dans les progressions de ses travaux, Jürgen Habermas, qui décrit des différences capitales entre technique et pratique, proposa notamment un couple travail et interaction pour aller au-delà de contradictions dans l’étude de faits sociaux. La discussion, le raisonnement, le questionnement et l’interprétation qui occupent Habermas concernent la profondeur du rapport entre théorie et pratique. Cette effort d’étude, depuis la surface jusqu’aux profondeurs de ce rapport, se concentre dans « la pratique » qui offre tout autre chose que l’« application linéaire » et univoque d’une « théorie lui préexistant dans un Ciel d’idées ». Alors, la relation de la science à la technique, des ensembles de principes scientifiques aux technologies — et donc aux stratégies — « est celui de la pure et simple application, la pratique se trouve alors valorisée par rapport à la théorie ».

Le travail désigne ainsi une activité conforme à la raison par rapport à une finalité, autrement présenté que les technologies ou « règles techniques », qui sont des applications du savoir empirique formalisé par les sciences expérimentales et qui mettent en œuvre des « moyens techniques » susceptibles d’être réutilisés de façon systématique dans le cadre d’activités instrumentales (outils, machines, automates…). Cette possibilité de réutilisation est d’importance vitale, nous y reviendrons dans la suite de cette introduction. Si souvent le travail se trouve identifié à l’activité instrumentale, cette simplification ne doit pas faire oublier qu’il existe des stratégies, qui sont les règles guidant « les conduites de choix rationnel » et qui, elles aussi, reposent sur un « savoir analytique ». L’interaction est définie par Habermas comme une activité communicationnelle, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une pratique sociale « symbolique ». Elle se définit aussi par référence aux « normes en vigueur » rejoignant ainsi la problématique de la socialisation et de ses déterminations socioculturelles. L’anthropologie sociologique de Jürgen Habermas réinstalle l’homo loquax, celui qui communique, à côté de l’homo faber, celui qui fabrique[1]. La rationalisation instrumentale guidant et administrant par une progression continuelle tous les domaines de la vie sociale humaine, la technoscience est devenue, selon le sociologue allemand, la force productive par excellence. Cette situation nouvelle pose le problème de leur relation avec la pratique sociale, telle qu’elle doit s’exercer dans un monde où l’information est elle-même un produit de la technique.

Dès les années 1960 se dessine une théorie de la réconciliation entre technique et démocratie, « où le bien être rachète largement quelques libertés perdues » (Habermas 1973, préface p. XVII). Cette perspective amène la « phagocytose » de la démocratie par la technique : c’est la technocratie avec ses méthodes administratives et manipulatoires. Lorsque Arnold Gehen, Herbert Marcus et Jürgen Habermas s’accordent sous et sur l’aspect des choses sociales, ce sont là l’affirmation de l’existence de pressions indirectes et de manipulations diverses qui permettent exponentiellement de contrôler et de limiter objectivement la liberté des individus offrant parallèlement, sur la surface sensible du bien-être, une impression subjective de liberté croissante. Par cette convergence apparaissait alors « un complexe science-technique-industrie-armée-admistration étatique » d’après le théoricien membre de l’école de sociologie de Francfort.

Nous héritons ainsi de plusieurs décennies d’une nécessité de défendre nos libertés, de résister à une phagocytose, de reprendre une politisation par le service, et ce, peut-être en nous réappropriant, voire possiblement en détournant des techniques appuyées par des sciences si cela nous est permis. La réappropriation et le détournement seraient rendus possible par l’élaboration de nouveaux outils pour relancer une culture de lecture et d’écriture, et pas seulement celle de la lecture seule, avec une démocratisation de la production de l’information et des techniques ainsi qu’avec les outils numériques et Internet. Ces derniers formeraient alors un « champ à la fois objet et moyen d’expérimentation, espace interstitiel et nébuleuse de projets plus ou moins reliés, champ de force et champ de perception.[2] »

Juste après les années 1960, avec la création d’Internet, puis du celle du Web quelques années plus tard, de nouvelles configurations se sont formées. La possibilité d’entrer en contact avec un nombre de personnes toujours plus grand, portant la promesse idéologique du pouvoir de contacter et d’échanger des informations avec le monde entier, serait à la portée d’un plus grand nombre d’individus.

Au début des années 1990, ce nouveau paradigme né de l’Internet a trouvé l’opportunité d’un nouveau langage, parmi d’autres émergents, nommé le remixage : un langage permettant de transformer, avec des stratégies qui précèdent cette transformation, tout ce qui est capté par les sachant⋅e⋅s de ce langage. Des créations ludiques, techniques, politiques, se téléchargeaient depuis et en direction du web et des utilisatrices et utilisateurs de cette toile. Le processus de création est alors apparu encore plus important que le produit : les consommatrices et consommateurs devenaient créatrices et créateurs. Mais les propriétaires des matériaux de la culture et de l’information, au regard de contrats signés reposant sur des législations antériéures au web, le droit d’auteur, déclarèrent une guerre aux internautes, usant même le champ lexical de la criminologie dans des campagnes de propagande publicitaire[3]. En lieu et place d’une bibliothèque planétaire et d’un système de fleuves de l’information, les propriétaires des droits d’auteur cherchaient à concevoir un supermarché, une grande surface one world, sytème généralisé stabilisé par autorégulation avec une expansion régulière et contrôlée. Les idées elles-mêmes relevaient de le propriété intellectuelle. En 2000, Lawrence Lessig publie « Code is Law », manifeste technocritique et politique qui inspira par la suite, entre autres, le film RiP : Remix Manifesto.

À chaque époque son institution de contrôle, sa menace pour les libertés. Nos Pères Fondateurs craignaient la puissance émergente du gouvernement fédéral ; la constitution américaine fut écrite pour répondre à cette crainte. John Stuart Mill s’inquiétait du contrôle par les normes sociales dans l’Angleterre du XIXe siècle ; il écrivit son livre De la Liberté en réaction à ce contrôle. Au XXe siècle, de nombreux progressistes se sont émus des injustices du marché. En réponse furent élaborés réformes du marché, et filets de sécurité.

(Lessig 2000, traduction de l’auteur)

En 2001, Lawrence Lessig forge les licences Creative Commons et crée la fondation éponyme pour constituer une solution constructive légale aux personnes souhaitant libérer leurs œuvres des droits de propriété intellectuelle standards de leur pays, qu’ils jugent trop restrictifs. Sur un autre versant du vécu social culturel d’Internet, par rapport aux tenants de la propriété intellectuelle, se tenaient les partisans de la licence Copyleft (qui pourrait être littéralement traduite par « licence gauche ») qui rédigèrent en 2008 un manifeste, RiP : Remix Manifesto, sous l’impulsion du montréalais Brett Gaylor avec l’aide, entre autres, de Lawrence Lessig (Gaylor 2018).

Le manifeste des remixeurs :

  1. La culture s’appuie toujours sur le passé.

  2. Le passé essaie toujours de contrôler l’avenir.

  3. Notre avenir est de moins en moins libre.

  4. Pour construire des sociétés libres, il faut limiter le contrôle du passé.

Il s’agissait, et s’agit toujours, d’une bataille idéologique visant à déterminer si ce qui compose nos cultures, sciences, arts, techniques, etc., relève d’un complexe industriel privé et pivatif de libertés ou du domaine public, ce qui tend à rejoindre, sans en affirmer la force, la perspective de l’existence de pressions indirectes et de manipulations diverses qui permettent de plus en plus de contrôler et de limiter objectivement la liberté des individus tout en laissant l’impression subjective d’une liberté croissante décrite par Habermas. Dans un espace public, chanter Happy Birthday to You, composé en 1893 par les sœurs américaines Patty et Mildred J. Hill, relevait du droit d’auteur et obligeait à payer une redevance à la société Warner Chappell jusqu’à la décision d’un juge fédéral en 2015 (King 2015). L’invention de la presse typographique par Gutenberg n’a pourtant été possible qu’en puisant dans le domaine public. Le travail d’un imprimeur allemand et de ses ouvriers, dont l’invention des caractères métalliques mobiles, a été déterminante dans la diffusion des textes et du savoir au milieu du XVe siècle en Europe. Le Copyright Act de 1710, également connu comme le Statute of Anne, du nom de la reine de l’époque, est une loi du Parlement britannique, la première à permettre une régulation du copyright par le gouvernement et les tribunaux au lieu d’accords entre personnes privées. Cette loi permet à l’auteur d’obtenir le droit exclusif d’impression de son œuvre et introduit le premier élément de droit patrimonial sur les œuvres artistiques. De l’auteur, cette loi permettra l’évolution de la détention des droits par des complexes techniques-industriels-culturels centralisés et hégémoniques. Depuis les années 2000, Lauwrence Lessig fait appel à « l’usage loyal » (_fair use_), qui est enchâssé dans le premier amendement de la constitution des États-Unis d’Amérique. Cet « usage loyal » permet de garantir la liberté d’expression en garantissant l’autorisation d’utiliser une petite quantité de matériaux sous copyright, c’est-à-dire une réutilisation partielle, pour soutenir une argumentation. Par cette petite ouverture s’engouffre un changement :

Lessig décrit deux cultures : la culture en lecture seule (_Read Only — RO_) et la culture en lecture / écriture (_Read Write — RW_). La culture RO est la culture que nous consommons plus ou moins passivement. L’information ou le produit nous est fourni par une source « professionnelle », l’industrie du contenu, qui possède une forme d’autorité. Le modèle de production et de distribution économique de la culture RO était intrinsèquement lié aux technologies analogiques, qui ont cantonné les personnes réceptrices à un rôle de consommateurs passifs. […] Par opposition à la culture RO, la culture en lecture / écriture se caractérise par une relation réciproque entre le producteur et le consommateur. Prendre des œuvres, telles que des chansons, et se les approprier est une manifestation exemplaire de cette culture RW, qui a longtemps été assimilée à la culture « populaire » avant l’avènement des technologies de reproduction.

(« Remix (book) » 2019, traduction de l’auteur)

Cela revient aux problématiques d’un essai, d’une publication ou d’une documentation, qui inclut dans son corps de réflexion des autrices, auteurs, morceaux de texte, qui proviennent du bagage culturel des autrices et auteurs de cette nouvelle œuvre. Ces problématiques sont renforcées, par exemple, dans des domaines tels que celui du cinéma, des sciences, des techniques, poussant parfois à commettre des infractions aux lois étatiques. Il se constitue pourtant

des communautés qui se forment grâce aux technologies, et ces communautés engagent une forme de conversation. Elles prennent les œuvres d’autres personnes, font des ajouts, du mixage, des modifications. C’est un acte de création. […] L’importance du remixage ne réside pas dans les techniques que l’on retrouve dans ses productions. Elle réside dans la démocratisation de ces techniques […] c’est un pouvoir donné de dire les choses différemment. C’est ça l’écriture du XXIe siècle […] C’est l’architecture d’une nouvelle démocratie, d’une nouvelle culture où les individus participent à la création et à la recréation de la culture qui nous entoure. Et cette culture existe depuis la naissance des civilisations jusqu’à aujourd’hui, à l’exception d’un siècle : le XXe siècle.

Lawrence Lessig, une conférence à l’université de Stanford qui a été tournée pour le film RIP! Remix Manifesto.

Pourtant, le professeur de droit de Harvard ne se contente pas d’un techno-optimisme simpliste : « La segmentation du monde que provoque Internet est dévastatrice pour la démocratie » (2016).

il y a quelque chose qui a irrémédiablement changé chez Lessig depuis le suicide d’Aaron, survenu il y a quatre ans. On sent chez lui une inquiétude croissante à propos du sort de la démocratie, renforcée encore depuis que Donald Trump a été élu aux États-Unis. Dans l’interview donnée à Télérama, il se montre notamment soucieux de l’impact des fake news sur le débat public.

(calimaq 2017)

Le parcours professionnel de Lawrence Lessig, depuis ses travaux sur la propriété intellectuelle et sur les nouvelles technologies jusqu’à ceux d’aujourd’hui sur la corruption et la démocratie, nous donnent une possible indication des grandes questions de notre temps auxquelles nous devons faire face, des questions qu’abordait également Jürgen Habermas, et qui peuvent s’exprimer à travers cette phrase : « comment le consensus social que postule la démocratie peut-il s’opérer dans les sociétés industrielles avancées ? » (Habermas 1973).

À la suite de cette introduction, nous avons essayé d’observer, au travers de nos vécus sociaux, de certaines de nos pratiques (collaboratives et coopératives), des techniques que nous déployons (documentations, transmissions…) et des technologies que nous utilisons (wiki notamment), ainsi qu’au travers de celles de nos pairs, de possibles appropriations des items techniques, technologiques, scientifiques, communicationnels, savoir-être, etc., ainsi que les éventualités de leur détournement. Ces appropriations et détournements procéderaient à des tentatives de construire autrement une représentation du monde, de fournir une manière de voir les choses différement ; autrement écrit, de s’outiller pour concevoir et appliquer un modèle cohérent du monde qui repose sur un fondement défini ; un modèle différent de ceux émanant de la surveillance et du contrôle des individus et des masses de population.

Nous tenterons, dans un second article à venir, de travailler des questions telles que : si la documentation est une technique de résistance, à quoi résiste-t-on ? depuis quand ? Est-ce que le wiki, qui est l’un des dispositifs d’écriture les plus anciens du web, était en 1995 un objet de résistance, ou une superbe (et encore naïve) expérimentation d’outil de coconstruction de connaissances ? Ces efforts nous permettent-ils de prendre soin de soi, prendre soin d’autrui, prendre soin ensemble ? Les wikis, objets technologiques, portent-ils des exigences techniques ? La documentation en pratique coopérative et/ou collaborative est-elle élitiste ?

Transmission, frictions et tensions, volonté de documentation

Le fait de transmettre des items n’est pas le propre de l’Homme. Pour reprendre un exemple étudié chez les chimpanzés d’Afrique, sept foyers de culture reposant sur 30 items (outils, type d’abris, modes de salutation…) avaient été relevés sur des observations qui, mises bout à bout, représentaient cent cinquante années[4]. La volonté de transmettre des éléments, des savoirs acquis, des objets, par ita (adverbe,  ita , « ainsi, en conséquence ») en prenant le sens de « de même, également », pourrait alors être entendue comme remontant à plus de deux millions et demi d’années, au sens de la biologie de l’évolution et de la paléoanthropologie. Au regard de cette complexité étendue dans le temps et dans les espèces, une prudence et une humilité sur une analyse des techniques et des objets de transmission sont impondérables. Nous pouvons cependant légitimement nous poser les questions du où, du pourquoi et du comment s’expriment aujourd’hui des formes de quêtes d’émancipation et de liberté liées à la transmission d’expériences, de connaissances, de conquêtes, d’héritages, de savoirs, de mémoires.

Cette volonté de diffusion, de propagation, d’hérédité, de transmissibilité, peut prendre racine dans un processus adaptatif ou exaptatif[5], telle une mémoire procédurale et un processus automatique qui s’effectue après une nécessité nouvellement découverte lors d’un stimilus inédit. Cette volonté peut aussi être deployée par des processus inconscients, ou dans une « relation intériorisée qu’un être est capable d’établir avec le monde où il vit ou avec lui-même.[6] » Cette réaction, conscientisée ou non, provient d’un besoin prégnant à une situation inconfortable, voire à une menace perçue dans l’environnement, c’est-à-dire dans l’ensemble des éléments qui entourent un individu ou une espèce.

Ce qui agit et ce qui réagit

Ce qui nous entoure et nous environne (dérivé du dénominatif de environ qui signifie « alentours ») est composé par des réseaux, des ensembles de relations, c’est-à-dire un ensemble interconnecté, fait de composants et de leurs interrelations, autorisant la circulation en mode continu ou discontinu de flux (eau, air, informations…) ou d’éléments finis (marchandises, personnes…). Ces réseaux sont supportés par des infrastructures qui fournissent le cadre nécessaire pour assumer la totalité de la structure avec des notions de robustesse ou de fragilité dans un environnement de flux. Dans ces environnements, sur ces infrastructures, sur les individus, peuvent s’exprimer des pressions, voire peser des menaces. Cela peut être une cause potentielle d’incident, qui peut résulter en un dommage au système ou à l’organisation ; des phénomènes extérieurs qui portent atteinte à un ordre social, ou le fait qu’une personne ou une entité ait la possibilité ou l’intention (affichée ou non) d’infliger des dommages matériels ou non matériels. Les possibilités qu’un événement indésirable survienne sont une composante des menaces, l’occurrence indésirée étant le concept de risque.

Les schémas de menaces se retrouvent sous des formes diverses et parentes dans de multiples domaines tels que l’écologie, le secteur militaire, l’économie, l’urbanisme et la construction, la santé et le secteur médical, c’est-à-dire dans l’ensemble d’une société formée par un groupe d’individus organisés en réseaux de relations dans un environnement spécifique.

Dans cette configuration, une volonté de transmission d’items peut apparaître à partir de besoins variés. La documentation est l’une des techniques qui peut être pratiquée pour permettre un transfert de savoirs et de connaissances. L’oralité, sous la forme du chant, est un exemple de médium de transmission de la mémoire et du Savoir, comme dans les cultures celtiques[7] ou dans la Grèce antique. L’écriture, elle aussi, peut prendre plusieurs formes : des volumens continus en passant par les codex paginés jusqu’aux outils numériques permettant l’écriture réticulaire. Ces modes opératoires se sont succédé dans le temps, sans totalement se remplacer. Ils existent toujours simultanément aujourd’hui, chacun adapté à des besoins particuliers : les fils d’informations que l’on scrolle, reprenant l’esprit des rouleaux de papyrus que l’on déroule, par exemple. Cela illustre la persistance du parcours des techniques dont l’évolution technologique supporte ces techniques (que l’évolution technologique supporte). Une approche sociologique de ce parcours forge un « système technicien »[8] qui caractérise la façon dont la technique, d’outil artisanal, s’est progressivement transformée en milieu (des conditions qui environnent les objets ou les êtres vivants), se substituant ainsi à l’environnement naturel.

Cette approche que nous proposons est une tentative non pas de justifier les menaces mais de décrire les liens fonctionnels entre environnement — celui des individus et des espèces — et phénomènes de menaces. Et ce, tout en nous efforçant de signifier ce que nous définissons par menaces, risques, réseaux, schémas, etc., sans pour autant nous y attarder trop lourdement puisque menaces, modèles de menaces, risques sont propres à chaque nouvelle configuration et différents dans chacune d’entre elles.

Décrire la documentation

Ce qui est commun aux formes de documentation est la fixation, dans le sens « collecte avec indexation », d’informations et de processus stockés menant à une réalisation reproductible et diffusable. La diffusion d’informations n’est pas propre à la documentation mais en est un objectif essentiel. Un autre dessein porté par le concept de documentation est de proposer des opportunités d’apprentissage fournies par le contenu. Pour remplir cette mission, dans certaines configurations avec des stratégies prédifinies, la documentation peut tendre vers une neutralité en ce qui concerne le contenu. Wikipédia illustre la difficulté intrinsèque et les tensions pour atteindre cet objectif de neutralité, que ce soit par l’impossibilité pour le langage d’être complètement neutre, ou que la sélection des contenus, des sources et de preuves, porte un biais. Lorsque des choix sont effectués à un instant précis, des périmètres sont inévitablement tracés. Toutefois, de l’objet documentation découle des orientations non neutres influencées par la liberté d’information, le besoin de reproductibilité, la nécessité d’action collective, par exemple. Dans cette dualité, des tensions s’articulent dans un système technicien. La question se pose d’inclure ou non un sujet au sein de la documentation et jusqu’où développer les sujets traités. Dans ces questionnements émergent des zones grises, et les seuils entre les zones grises et noires sont interprétés différemment par les personnes contributrices comme par les personnes lectrices. Ces zones grises participent à l’élaboration d’une éditorialisation. Wikipédia se construit autour d’un principe encyclopédique[9], mais sa mise en œuvre fait l’objet d’interprétations : par exemple, une icône de la culture pop est-elle encyclopédique ?[10]

Documentation et communs

Le pair à pair est une typologie de relation sociale au sein d’un réseau humain qui réarrange la structure hiérarchique et redéfinit la répartition des responsabilités des ressources. Ce système pair à pair fonctionne dans une infrasctructure de dialogue avec des codes de fonctionnement propres à chaque infra-système pair à pair et des règles communes, ou apparentables, entre ces infra-systèmes. Cela, dans un regard macrosystémique, constitue une genéralisation à grande échelle de productions et d’échanges. Les pratiques de la documentation en pair à pair, avec les savoirs et la connaissance qui en émergent, sont des ressources partagées, cogouvernées par leurs communautés d’utilisateurs et d’utilisatrices, celles et ceux qui produisent, entretiennent, partagent ou utilisent, cela prenant cours selon les règles et les normes de ces communautés. Pourtant, une gouvernance, quel que soit le type de communauté sociale qui la met en œuvre, ne pourra être que difficilement appréhendée sans sa documentation, voire pas du tout, par un individu désireux de prendre part à cette communauté ou de s’investir sur une ressource.

Cette approche des communs que nous accolons à la documentation s’amplifie avec un dialogue entre humains et machines, et entre machines, par son existence dans le cyberespace, ce que nous pourrons appeler « nouveaux communs » (Benkler 2014), c’est à dire les communs numériques du savoir, du logiciel et du design. Un logiciel, même défini comme libre, serait difficile à faire fonctionner sans sa documentation pour une personne extérieure à sa conception ; il y aurait d’autant plus de freins à sa réutilisation hors du premier cercle de conception et encore plus à sa modification et à son amélioration.

Pour illustrer cela, prenons l’exemple à la fois populaire et technique de Wikipédia :

  • Une ressource : plus de 30 millions d’articles dans plus de 280 langues ;

  • Une communauté socialement variée qui partage la ressource et en prend soin ;

  • Des droits (accès, ajout, modification, etc.) et des obligations (15 statuts de contribut⋅rices⋅eurs différents) ;

  • Un système de gouvernance non hiérarchique et auto-organisé (consensus passif s’il n’y a pas de débat, consensus actif en utilisant les pages de discussion et le comité d’arbitrage en cas de conflit).

Dans cette forme d’organisation du pouvoir (au sens capacité) modulaire, la configuration pair à pair offre à toute personne des possibilités d’auto-sélection des tâches, de spécialisation ou de non-spécialisation volontaire, d’anti-accréditation (pas de diplôme ou de références exigées à l’entrée), de transparence (laisser des traces numériques). La personne qui fait usage de ce commun devient contributrice, ce qui diffère du cadre traditionnel offre et demande qui institue donneur d’ordre et exécutant. Ce fonctionnement pair à pair et en réseaux dialoguants tend vers l’équipotentialité dans laquelle tout le monde, ou du moins le plus grand nombre possible, peut participer. Cependant, sans sa documentation, Wikipédia serait plus difficile à pénétrer pour une ou un néophyte.

Cette tendance à l’équipotentialité s’écrit sous nos yeux dans l’entrêlement entre l’actualité sociale française immédiate et le fonctionnement de Wikipédia dans l’exemple de l’article sur le « Mouvement des Gilets Jaunes » et ses traductions[11] :

  • créé en français le 14 novembre 2018 ;

  • en 8 langues le 24 novembre ;

  • 12 langues le 1er décembre ;

  • 23 langues le 5 décembre ;

  • 36 langues le samedi 8 décembre au matin ;

  • des dizaines de photos de manifestations et de barrages prises par des wikipédiens, classées par date et par ville.

La documentation, par son lien avec l’histoire de l’humanité, par son rôle dans la transmission des savoirs et de la connaissance, est à considérer tel un commun. Une des difficultés dans son appréhension et sa définition provient de son rôle racine et moteur essentiel dans la conception et l’entretien des infrastructures pour les systèmes contributifs basés sur les communs. La documentation fait partie des communs tout en leur permettant de naître et d’exister. Ainsi, les questions et enjeux dans et autour des communs prennent quelques sources et racines dans le corps de la documentation, les enjeux et problèmes de la documentation se trouvant eux-mêmes entrelacés avec ceux des communs. La documentation peut s’envisager comme sein et au sein des communs.

Interprétation de la documentation

Une interprétation de la documentation en qualité d’objet à concevoir pourrait postuler d’inclure et de structurer celle-ci autour de quatre fonctions différentes : tutoriels, guides pratiques, explications et références techniques. Chacun d’entre eux nécessite un mode d’écriture distinct. Les personnes travaillant avec des réalisations ont besoin de ces quatre types de documentation différents à des moments différents, dans des circonstances différentes. La documentation devrait alors être explicitement structurée autour d’eux, et ces quatre fonctions devraient toutes être séparées et distinctes les unes des autres. Dans cette configuration, la documentation prendrait alors quatre apparences :

  • La forme tutorielle, qui est axée sur l’apprentissage, permet au nouvel arrivant de commencer, telle une leçon. Elle est similaire à l’acte d’apprendre à planter des légumes ou d’apprendre à faire la cuisine à un individu.

  • La forme de guide pratique, qui est axée sur les buts, montre comment résoudre un problème spécifique, tout comme une série d’étapes. Elle est semblable à l’acte de cultiver des légumes ou à une recette dans un livre de cuisine.

  • La forme d’explication, qui est axée sur la compréhension, explique, fournit des renseignements généraux et le contexte. Elle est comparable à un article sur l’histoire sociale de la tomate ou l’histoire sociale culinaire.

  • La forme d’un guide de référence, qui est axé sur l’information, décrit la conception réalisée. Elle vise l’exactitude, donc la vérification et l’ajout de sources, et recherche à être complète. Elle est semblable à un article d’encyclopédie de référence.

Cette division vise à permettre à l’auteur ou l’autrice et aux lectrices et lecteurs de savoir où va l’information. Elle dit à l’auteur comment écrire, quoi écrire, et où l’écrire. Cela cherche à éviter à l’autrice, l’auteur, de perdre beaucoup de temps à essayer de transformer l’information qu’il ou elle veut transmettre en une forme qui a du sens, parce que chacun de ces types de documentation n’aborde qu’une seule forme de maîtrise de tâches.

La documentation est composée par des individus employant des techniques et visant à atteindre des objectifs prédéfinis. Cependant, deux tactiques de la pratique de la documentation peuvent se concevoir ; soit documenter ce que l’on fait, soit faire ce que l’on a documenté ou prescrit en amont. La première tactique repose sur l’acquisition de savoirs par l’expérience et la transmission des connaissances et savoirs, et la seconde se base sur un présupposé d’objectif à atteindre et la transmission du chemin pour atteindre cette finalité par une forme de cahier de charges. La documentation forme in fine un ensemble constitué par des éléments, un corps non isolé dans un processus plus large qui ne se suffit pas, et n’existe pas, par lui-même.

Figure 1

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Le corps documentation, les sujets et le contenu de ce corps et les orientations prises par la documentation peuvent être subjectifs. Cette subjectivité peut inquiéter des organisations, des états, des personnes. Elle peut aussi être utilisée en réponse à des menaces identifiées, pour prévenir des risques définis ou être la cible de coercitions.

Wikipédia est perçue comme une menace dans certains pays et fait l’objet de mesures de censure voire de blocage, illustrant le fait que le corps même de la documentation est une forme de résistance par la publication d’informations[12]. Les choix de plateformes de publication, les objets qui portent le corps, permet aussi de s’assurer de la visibilité des contenus[13]. Dans un autre pan de la documentation, dès l’annonce de la création d’un Google Campus dans le quartier de Kreuzberg à Berlin, des personnes ont choisi de s’organiser en mouvement de contestation à cette implantation. Elles font usage de la documentation sur un logiciel MediaWiki pour décrire leurs actions, coordonner des rencontres, décrire les risques de cette implantation et enquêter sur les velléités de l’entreprise Google. Ce principe de technique de la documentation et d’usage de la technologie wiki, DokuWiki, est reprise à Rennes en février 2018 à l’annonce de l’ouverture d’un « atelier Google ». Cette démarche, inspirée de celle de Berlin et réutilisant certains de ses contenus, est rendue possible grâce à l’utilisation de licences libres apposées auxdits contenus[14]. Dans ces deux cas, Berlin et Rennes, la pratique de la documentation et l’usage de wikis viennent compléter un ensemble de mesures du dispositif de résistance et de militance plus vaste.

En quoi, pourquoi, les pratiques de documentations peuvent-elles être utilisées dans l’objectif de résister, de se prémunir, de prévoir, ou de répondre face à des menaces ?

Le collectif Gynepunk[15], en Espagne, prend le parti d’user de la documentation, parmi d’autres moyens et techniques, pour apporter des réponses à des problèmes identifiés après leur constat de pressions patriarcales, de méthodologies perçues comme obscures pour pratiquer le diagnostic médical sur le corps féminin, de pratiques douloureuses sur ce corps. « L’objectif de Gynepunk est de faire émerger des laboratoires de diagnostic accessibles à faire soi-même (_Do It Yourself_), à faire avec d’autres (_Do It Together_), et des techniques d’expérimentation » ; ces techniques sont « basées sur la méthodologie et la discipline scientifique et sur l’expérience de chaque corps est aussi source de connaissance (la sagesse du corps ancestral). C’est pourquoi la documentation, la mémoire sous toutes ses formes, est essentielle ! ». Nous pourrons relever, dans les contenus, l’emploi d’interjections (_Fuck, Fuckin’_…) semblant exprimer un besoin d’extérioriser des colères. Dans cette réponse aux menaces, Gynepunk propose, par la documentation, la réappropriation d’un corps humain et de son fonctionnement dans un objectif d’autonomisation de l’individu et du collectif. Ce postulat est consubstantiel à la volonté d’offrir à l’individu d’être actrice et acteur de cette réponse disponible et des soins reproductibles dans une documentation. C’est là l’opportunité de contribution qui, elle aussi, participe au processus d’autonomisation de la personne par l’acquisition de compétences et de savoir-faire, par exemple la technique de documentation, la syntaxe du langage propre au logiciel.

Greg Gillis, l’artiste au pseudonyme de Girl Talk dont le travail inspira le film RiP : Remix Manifesto, s’appuie lui aussi sur la documentation dans un wiki au titre et à l’URL empreints d’ironie, https://illegal-tracklist.net, face à la copyright madness qu’il a dû affronter. Cette documentation sur le concept d’Illegal Tracklist et les pratiques du remix musical est contenue dans un wiki minimaliste expliquant le concept et la démarche :

Qu’est-ce que Illegal TrackList ?

Wikipédia a toujours été une source fiable pour les listes d’échantillons de l’artiste de mashup Girl Talk. Ces tracklists, cependant, ont été récemment considérées comme violant une politique de Wikipédia sur les recherches originales, et en tant que telles ont été supprimées. Il y a une forte discussion en cours pour savoir si les tracklists peuvent rester ; en attendant, l’information est enterrée et difficile à trouver.

Beaucoup de gens ont travaillé dur pour comprendre les tracklists ; plutôt que de laisser cette information mourir, je me suis dit que j’allais la refléter ici.

Y a-t-il des politiques à cet égard ?

Il y a trois règles :

  • Ne supprimez pas les listes de pistes.

  • Ne spammez pas et ne postez pas de messages hors sujet.

  • Non, sérieusement, ne supprimez pas les listes de pistes.

Comment le contenu du site fait-il l’objet d’une licence ?

Tout le contenu de Illegal Tracklist est sous licence Creative Commons Attribution-ShareAlike 3.0 - la même licence que Wikipédia. N’hésitez pas à l’arracher, le mixer et le graver.

Pour soutenir le postulat du « Remix comme œuvre culturelle » avec acte de création, Greg Gillis pratique la documentation de la grammaire de ses compositions promouvant la publication d’un argumentaire intellectuel et technique et visant une démocratisation de ces techniques, c’est un pouvoir donné de dire les choses différemment. Ses sélections d’échantillons couvrent sept décennies et des douzaines de genres musicaux et la documentation est à disposition sous licence libre. Cette technique de documentation est concentrée autour des expressions régulières, une suite ordonnée d’unités de code et d’instructions, qui décrit, selon une syntaxe précise, un ensemble de chaînes de caractères possibles pour composer une grammaire. La structure de haut niveau présente ici est pratiquement autodocumentée : chaque ligne dans la source wiki est soit une ligne de titre, soit une ligne de piste d’exemple, soit une ligne blanche et chaque type de ligne est assez clairement découpé en composants nommés qui sont séparés par des chaînes littérales.

Figure 2

-> See the list of figures

Figure 3

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Le code source qui permet cette documentation et cette visualisation des données de grammaire musicale est développé par Matt Adereth. Il est publié et mis à dispostion sous Eclipse Public License (ou EPL), une licence libre à copyleft faible. Ainsi, en plus de son travail de compostion artistique, Greg Gillis nous met à disposition le matériel pour repenser le rapport entre liberté et contrôle culturel dans le paradigme Langage(s) et Pouvoir(s) tel un vecteur de stratégies que nous pouvons nommer :

  • Résistance de l’œuvre : documentation avec dispositifs textuels et grammaticaux (contenu et forme de l’œuvre – œuvre ouverte, œuvre fragmentaire) qui s’opposent à un système normatif à la fois idéologique et industriel.

  • Résistance de l’auteur : éthique de la création et légitimité d’existence (exposition de soi, scénification, pratiques de subjectivation).

  • Résistance du corps phénoménal : réutilisations, métamorphoses, hybridations, productions participatives, transgressions, réinterprétations.

  • Résistance au monde du capitalocène : subvenir à ses besoins et produire ses moyens d’existence (« À l’intérieur des structures sociales, politiques et économiques mises en place par le capital, l’activité humaine a été dépossédée de sa finalité initiale » Marx (2007)) et refuser la limitation du flux culturel.

« […]la permanence du corps propre, si la psychologie classique l’avait analysée, pouvait la conduire au corps non plus comme objet du monde, mais comme moyen de notre communication avec lui, […] » .

(Merleau-Ponty 1945, 109)

Pourquoi et comment les documentations sont plurielles dans leurs objets, dans leurs formes et dans leurs pratiques ?

Pour l’apprentissage en pair à pair, l’appropriation des sciences et techniques, le hackerspace californien Noisebridge se veut

un espace physique ouvert et accueillant pour tous, offrant une infrastructure et des possibilités de collaboration pour tous ceux qui s’intéressent à la programmation, au matériel, à l’artisanat, aux sciences, à la robotique, aux arts et à la technologie. Nous enseignons, nous apprenons, nous partageons. En l’absence de dirigeants, nous avons généralement promu une seule règle prépondérante : « Soyez excellents les uns envers les autres »[16].

Chez Noisebridge, le logiciel MediaWiki est le même que celui de Wikipédia et du mouvement Fuck off Google. Son objet, sa raison d’exister, sont différents des exemples précédemment évoqués bien que l’on puisse observer des visées proches ou communes telles que la connaissance libre, l’appropriation d’items, la contribution communautaire, une repolitisation par le service[17]. Un point de travail documenté remarquable chez Noisebridge est l’effort de documentation sur le consensus comme processus de gouvernance[18] et l’historique d’acquisition des items de ce processus[19]. Des philosophies compatibles trouvant des origines dans un mouvement collectif et communautaire s’entremêlent dans ces différents wikis et orientations de la documentation.

Pratiques individuées, collectives, associées, comme une unité multiple

L’internaute sous le pseudonyme Sebsauvage utilise le logiciel DokuWiki pour documenter et partager sous licence libre ses expérimentations personnelles[20] autour de l’utilisation de logiciels, de l’auto-hébergement et du hacking. Cela correspond à une impulsion personnelle ouverte à la contribution adressée à une communauté de pratiques spécifiques des logiciels libres. Là encore, l’acquisition, le partage d’items par la documentation s’exprime dans un contexte communautaire. Sebsauvage est un « Auteur de bricolages libres ». À la question « Pourquoi fais-tu usage de la documentation ? Pourquoi sur DokuWiki ? » il nous répond :

Pour deux raisons : L’une égoïste, l’autre altruiste. Égoïste car mon wiki me sert à noter des choses pour ne pas les perdre et les retrouver facilement. Altruiste parce que je me dis que [ne pas] partager une information que j’ai alors que ça pourrait aider mon prochain, ça me semble égoïste. D’autant que l’effort à faire pour partager n’est pas énorme (d’où DokuWiki). Il est “low-tech”. Il est relativement simple, léger, facile à mettre en place. Pas de base de données à configurer, sauvegarder… DokuWiki permet, sans trop de connaissances techniques, de publier de manière propre des pages.

L’effort et les pratiques de Sebsauvage, bien qu’individuées, ne sont pas une insulation[21], le corps documentation et l’objet wiki composés par un ou plusieurs individus s’intégrent dans, et font courant dans, un cyberespace : « Nul Homme n’est une île, intière d’elle-même ; tout Homme est un morceau du Continent, une partie de l’ensemble » (Donne 1634).

Une grande partie des activités humaines se déroule aujourd’hui sur l’Internet. On y fait des affaires, de la politique, on y bavarde, on travaille, on s’y distrait, on drague… L’Internet n’est donc pas un outil qu’on utilise, c’est un espace où se déroulent nos activités.

(Bortzmeyer 2018, ingénieur en réseaux informatiques. Il travaille à l’AFNIC sur l’infrastructure d’Internet, notamment le DNS [Domain Name System])

Open Source Ecology[22] (constituée en société à titre d’organisme sans but lucratif dans l’État du Missouri aux États-Unis), visant une thématisation écologique avec une approche globale par une communauté de pratiques, et Farm Hack[23], une tutorialisation des outils permettant les pratiques de l’agriculture, semblent complémentaires l’un à l’autre. Le premier est basé sur la technologie MediaWiki, le second, lui, sous technologie Drupal. Wikifab, surcouche de la technologie MediaWiki[24] s’inscrit lui aussi dans une tutorialisation de réalisation individuée, c’est-à-dire qui se construit dans la sphère restreinte, parfois même privée, puis qui est partagée sur une plateforme contributive sous licence libre.

L’utilisation du texte, dans plusieurs langues, de vidéos, de publication de code source libre, la conception de schémas, l’écriture de formules chimiques, la description de processus biologiques[25], et bien d’autres composants servent régulièrement à composer des documentations faisant appel à de nombreux secteurs d’activités de savoir-faire. L’agrégation de ces éléments puis leur éditorialisation sur l’instrument wiki sont réalisées collectivement de façon asynchrone par des autrices et des auteurs qui peuvent être dispersé⋅e⋅s dans l’espace et sur des temporalités différées. Cette disposition particulière peut être vue comme une conformation des parties de ressources, les éléments de documentation, avec les pratiques articulées par les individus, l’opération de documentation, pareilles à une forme organique. Les règles d’entretien de ces communs sont auto-éditées par chaque communauté de pratiques, par exemple, celles de Wikipédia pouvant être différentes de celle de Wikifab tout en comportant des syntaxes et des technologies similaires. Si des groupes de personnes appuient ou complètent leur dispositif de réponse à un problème critique identifié avec la pratique de la documentation dans un wiki, elles ne se trouvent pas protégées de facto par cette technique ou par l’objet.

Méthodes pour faire face à des pressions

Dans les vécus de personnes ou d’entités individuées sujettes à des menaces liées à un environnement comme dans des pressions liées à la pratique de la documentation, il existe des méthodes de prévention et de parades liées à la technique. Pseudonymat, règles de conduite, historique de contribution, licences libres et effets communautaires semblent jouer des rôles influents sur les tendances et les capacités à résister et sur l’usage des objets de documentation. À Rennes, autour des démarches entreprises à travers le wiki no-Google, des « avertissements » provenant de personnalités politiques locales furent émises à destination de personnes impliquées dans la documentation, signifiant des conséquences possibles sur la vie personnelle et professionnelle de ces acteurs et actrices et également pour leur entourage non impliqué dans cette démarche. Les questionnements sur les éventualités de description et de documentation de ces « avertissements » ont été et sont toujours un sujet de réflexion complexe et urgent. Une révélation accompagnée d’une description nominative des émetteurs et récepteurs de messages peuvent augmenter considérablement la source du risque signifié. Cette tension entre différentes polarités de l’action publique a été posée comme un problème essentiel lors de la conférence au festival Pas Sage en Seine 2018 en s’appuyant sur l’exemple Rennais[26]. Utiliser la documentation pour rendre visible et décrire un procédé social, afin d’éviter qu’il soit perpétué, n’engendre pas de protection, du moins pas totalement, contre la menace que ce procédé exprime.

Concernant l’univers Wikimédia, en avril 2013, la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) menace et oblige un administrateur de la Wikipédia francophone à supprimer un article[27]. À Kreuzberg, alors que plusieurs actions de protestations ou d’occupations se sont confrontées à des opérations policières, la documentation abondante des nombreux événements[28] peut être lue comme un tiers conçu pour faciliter la circulation d’information, éclaircir ou rétablir des relations ou prévenir certains risques.

Pour chaque personne impliquée ou désireuse de s’impliquer dans une forme d’action, la problématique de sa protection personnelle et collective passe par la question du pseudonymat, contraction des termes pseudonyme et anonymat. Pour illustrer cela, le choix d’un pseudonyme pour ouvrir un compte sur wiki permet un certain anonymat mais ce n’est pas un anonymat total. Ceci est une condition importante pour tenter de limiter une surface de menace pour un individu. Cependant, le pseudonymat fournit tout aussi bien les possibilités d’agressivité à toute personne qui en use. « Un opprimé peut devenir un oppresseur. Et il le devient souvent[29] ». Le danger prend ici une nouvelle forme que l’on pourrait nommer : « Tentation du bien[30] ».

Historique des actes, responsabilités et mise en tension

L’observation des contributions à la documentation sur des wikis, l’historique de contribution, les rencontres communautaires et intercommunautaires, nous montrent que ces techniques et objets sont le fait d’un petit nombre d’individus au sein d’un groupe social plus large qui participe aux actions de résistance. Cela correspond à un réseau, un réseau dans un réseau, une micro-configuration sociale dans un configuration sociale plus large, où se produit une rencontre entre des entités individuées qui s’engagent intentionnellement dans la conception d’une représentation commune, c’est-à-dire à responsabilité partagée[31]. Parfois, ces personnes traduisent leur quête de futurs désirables dans leur acte documentation, parfois dans les règles d’usages, parfois dans le contenu, parfois dans l’outil. Par l’emploi de licences libres et de logiciels open source, ces micro-communautés de la documentation produisent des contenus, des recettes et des objets, qui sont à la jouissance d’individus au-delà du cercle de création, au-delà du cercle d’action.

Celui qui croit que les outils sont de simples ustensiles n’a jamais tenu un marteau en main, n’a jamais laissé courir jusqu’à sa conscience le flux de possibles qu’il se sent soudainement capable de trier. Si l’on ne s’aperçoit pas combien l’usage d’une technique, aussi simple soit-elle, a déplacé, traduit, modifié, infléchi l’intention initiale, c’est tout simplement parce que l’on a changé de but en changeant de moyens et que, par un glissement de la volonté, on s’est mis à vouloir tout autre chose que ce qu’on avait désiré au départ. Si vous voulez garder droites vos intentions, inflexibles vos plans, rigides vos programmes d’action, alors ne passez par aucune forme de vie technique. Le détour traduira, trahira vos désirs les plus impérieux.

(Latour 2000)

Dans les procédés d’enquête et de documentation se mettent en tension des points de moralité reposant sur la consultation de fichiers des personnes ou des organisations « mises en cause », comme le rapporte Jean-Marc Manach[32] qui cite Jérémie Zimmermann ; pour illustrer les risques et menaces qui pèsent sur les personnes « défavorablement connues », l’auteur avance que« si la vie privée est mise hors la loi, seuls les hors-la-loi auront une vie privée ». Il s’agit ainsi d’un format d’insubordination infra-politique, un contre-pouvoir détenant une force vitale qui ne peut être oublié, qui ne doit pas être occulté, poussant à endosser une responsabilité de marginalité assumée.

La documentation envisagée comme un ensemble des procédés de fabrication, de maintenance et de gestion qui utilisent des méthodes issues des expériences et des connaissances fait naître un état de schizophrénie. L’humain a su apprivoiser la documentation et celle-ci lui fournit des ressources grâce auxquelles il peut développer les moyens de mieux structurer les connaissances. Cela signifie que la faculté d’adaptation de l’humain lui permet de maîtriser la documentation, et cette maîtrise lui permet alors de développer sa capacité d’adaptation. « Nous sommes les enfants de notre fille : la technique, peut-on imaginer pire ambivalence ? » (Jacquard 1997, 123)

L’homme a besoin d’un outil avec lequel travailler, non d’un outillage qui travaille à sa place. […] Or, il est manifeste aujourd’hui que c’est l’outil qui de l’homme fait son esclave. (Ivan Illich, sur la crise actuelle de la technique )

(1973)

Considérant qu’aucun outil n’est neutre et que la question n’est donc pas de savoir s’il peut être utilisé à bon ou à mauvais escient, il apparaît important d’étudier l’outil tel que porteur, quelles que soient les intentions de ces logiques techniciennes, soumises à des pressions internes et externes qui façonnent largement notre monde.

Envisager un terrain et des arts

Dans le terrain que tracent les diversités de documentations, et des pratiques associées, avec une forme presque fédérée sur divers wikis, prennent corps des morceaux de mémoire politique collective. La documentation pratiquée comme technique de résistance ou d’autre forme de refus, et les objets que forgent ces techniques concernent alors les choix de société[33] que des individus en multitude interrogent et manœuvrent en réponse à des situations critiques expérimentées dans leur vécu. Dans l’article siuvant, nous tenterons depuis les observations présentées ci-avant de chercher si la pratique de la documentation, sortie du cantonnement à la simple liste d’étapes à suivre pour tendre vers une diversité de couches permettant de se former et de comprendre les pourquoi et les comment de manière autonome, peut ou ne peut pas offrir des champs possibles d’émancipation face à différentes menaces, dont le contrôle et les manipulations des personnes et des groupes de personnes en sont une des plus dangereuses.

Sa vie entière est menée par une espérance : permettre aux hommes de mieux se connaître, de ne plus avoir peur les uns des autres et donc de vivre en paix. Le document joue un rôle déterminant pour ce Pacifiste.

(Blanquet 2006)

Pour Jürgen Habermas, comme pour d’autres sociologues et d’autres chercheurs et chercheuses, l’évolution de nos sociétés tendait vers une idéologie de la gouvernance « appliquant une science » et non plus pratiquant un art. Une des voies possibles que dessinent les résistances, si notre hypothèse a des raisons d’être posée, pourrait être d’explorer de nouveaux arts de vivre ensemble et de faire société, de nouveaux arts de gouverner sans être soumis ou dévorés par des sciences et techniques qui supervisent l’humain, mais en les replaçant dans les mains d’un nombre toujours plus grand de personnes, pour réhumaniser Prométhée[34].