Abstracts
Résumé
L’autogestion en art permet-elle de déploiement d’une véritable d’action politique (voire de résistance) au Québec ? Est-elle incompatible avec la création, est-elle menacée à l’ère de la dématérialisation des œuvres au profit d’un flux communicationnel opéré par le virage numérique ? Si oui, est-ce à dire que l’apparition du numérique rend caduque toute forme de lien politique locale au profit d’une logique de recoupements transnationaux ponctuels, comme semblent le sous-entendre certaines interprétations ? C’est ce que nous entendons explorer ici, en portant attention aux transformations récentes observées dans la médiation culturelle et la création. Il devrait ressortir que le processus de gestion, loin d’être un frein à la création, peut en constituer le prolongement, puisqu’il mobilise les mêmes aptitudes chez les artistes que la création.
Mots-clés :
- autogestion,
- autogouvernement,
- art engagé,
- artiste,
- activisme,
- Québec
Abstract
Are self-run artist centers truly a tool for political action (or resistance) in Quebec? Are they compatible with creative impulses, are they threatened in this era of the dematerialization of works, in favour of a flow of communication operated by the digital shift? If so, does this mean that the emergence of digital dissolves any form of local political connections? This is what this text intends to explore, by paying attention to the recent mutations observed in cultural policies and creation. It should appear that the management process, far from being a hindrance to creation, can be an extension of it, since it mobilizes the same skills required to succeed as an artist.
Keywords:
- self-management,
- self-government,
- committed art,
- artist,
- activism,
- Quebec
Article body
Introduction
Depuis les travaux de la sociologue de l’art Raymonde Moulin (dont les contributions ont le mérite, notamment, de proposer une lecture attentive et documentée sur une très longue période), il est reconnu que de multiples petites révolutions économiques ont opéré en continu dans les milieux de l’art au cours des dernières décennies (Pierre-Jean 1993 ; Moulin 1991). À l’ère du mécénat artistique, l’activité artistique n’était évidemment, aucunement exemptée des enjeux associés aux considérations économiques, mais les interactions, à une échelle plus restreinte, se faisaient par représentation directe. À partir du moment où la circulation de l’art s’est arrimée au développement des marchés et de l’intervention publique, une maîtrise de la commercialisation des œuvres est devenue requise (Maigret et Macé 2005, 126) et l’élection de l’artiste génial par une figure toute-puissante a depuis été remplacée par le flux de l’offre et de la demande. C’est dans ce contexte que l’autogestion s’impose comme outil précieux afin de contrer les mécanismes de spéculation difficiles à contrôler, sans toutefois faire disparaitre la tension qu’elle entretient avec les habitus propres aux mondes de l’art occidentaux. En effet, comment peut-on alors rendre fonctionnelle une forme d’association où : 1) l’égalité — et l’horizontalité des rapports de façon générale — est fondatrice ; 2) les tâches qui demandent une expertise autre qu’artistique incombent aux artistes dont la priorité est le déploiement de la créativité et ce, tout en maintenant le culte de l’excellence qui ne va pas sans un certain élitisme ? C’est ce que nous entendons explorer ici : l’autogestion en art permet-elle le déploiement d’une véritable d’action politique (voire de résistance) face aux institutions politiques et économiques ?
La question est vaste et les secteurs d’activité où l’on peut observer les réponses possibles sont nombreux. Qu’en est-il plus spécifiquement au Québec, des décennies après le coup de force symbolique de la République des Beaux-Arts ? Pour fins de mémoire : on avait assisté en 1969 à l’occupation[1] pendant cinq semaines de l’École des Beaux-Arts (fondée en 1922 et vouée aux arts décoratifs et appliqués). Insatisfaits que l’approche expérimentale soit absente de la formation, les étudiants souhaitaient par leur action casser le moule traditionnel et être intégrés aux processus décisionnels de leurs institutions (qui sera par la suite rattachée à l’Université du Québec à Montréal lors de sa fondation en 1969). Malgré la présence de coopératives et de centres d’artistes autogérés extrêmement prolifiques, plusieurs observateurs ont constaté les failles et lacunes des modes d’autogestion développés depuis un demi-siècle et la difficulté qu’éprouvent ces organisations à s’imposer comme la première étape vers une transformation sociale plus large. D’autres, en revanche, notent la contribution à une économie locale plus diversifiée de ces centres et leur apport à l’éducation à la vie collective, sans pour autant nier que la prise en charge des opérations liées à l’autogestion puisse représenter, à certains égards, une entrave à la création libre. Alors que le fonctionnement des différents mondes de l’art s’adapte à la dématérialisation des œuvres au profit d’un flux communicationnel opéré par le virage numérique, quels sont les impacts sur les communautés locales ? Est-ce que le développement du numérique rend caduque toute forme de lien politique local au profit d’une logique de recoupements transnationaux ponctuels ? Rien n’est moins sûr et ces questions méritent qu’on s’y attarde. En portant attention aux transformations récentes observées dans la médiation culturelle et la création, nous procéderons d’abord à quelques rappels d’ordre sémantique et historique pour dégager dans quelle mesure on peut (ou l’on doit ?) distinguer « autogouvernement » et « autogestion ». Nous verrons ensuite en quoi cette forme d’organisation peut s’avérer particulièrement adaptée aux milieux artistiques en raison du rapport étroit entre art et politique qui s’est rarement démenti au fil de l’histoire. De là, nous soutiendrons une thèse à la fois triviale et scandaleuse : pour qui connait moindrement la complexité des étapes requise pour réaliser les œuvres, la proposition ira de soi. Cela ne sera pas du tout le cas si l’on demeure attaché à l’idée que l’art véritable doit fait abstraction de toute considération matérielle. Nous soutiendrons que le processus de gestion, loin d’être un frein à la création, peut en constituer le prolongement, puisqu’il mobilise souvent les mêmes aptitudes chez les artistes que la création elle-même. En conclusion, il s’agira d’esquisser les possibles modes de pérennité de l’autogouvernement en art à l’ère où le développement des outils technologiques affecte l’ensemble des rapports socioéconomiques.
I. Questions de définitions
Couramment employé dans les années soixante-dix, le terme d’autogestion est demeuré par la suite associé aux idéaux révolutionnaires de façon telle que le terme pourrait « paraître aujourd’hui frappé de caducité » : ce serait toutefois sous-estimer à quel point ce mode d’organisation est encore répandu. Le concept a donc conservé son potentiel performatif (Desbrousses-Peloille 1986, 606‑7) et a su évoluer au cours des décennies, comme en témoigne son usage dans de nouveaux secteurs d’activités. Contrairement à d’autres termes associés à la sphère politique, autogestion demeure foncièrement polysémique et le sens et l’usage du terme semble directement lié à l’origine sociale du locuteur : il change complètement de signification selon le niveau socio-économique de celui-ci. L’ouvrier et l’actionnaire majoritaire d’une compagnie en instance de faillite ne désignent pas du tout le même processus lorsqu’ils réfèrent à l’autogestion. Au-delà des considérations politiques et idéologiques, le développement de ce mode d’organisation n’est pas sans impacts dans les échanges et protocoles d’ententes qui régissent la mise en marché des productions : dans certains cas, l’artiste doit, ironiquement, se définir parfois comme « artiste-entrepreneur » pour pouvoir pratiquer son art en autogestion, tel que stipulé, à titre d’illustration, dans une entente entre les artistes et l’Union des artistes (UDA), syndicat professionnel dont le mandat est de représenter les artistes francophones au Canada. Par exemple, une entente entre l’UDA et le comité des artistes-entrepreneurs peu ou pas subventionnés prenait soin de définir à l’article 2-2.01 la production autogérée comme une production « gérée par tous ses participants qui se créent ensemble une Société en nom collectif (SENC) et dont la rémunération de chacun est un % [sic] prédéterminé des profits » ; l’entente stipule aussi que les « participants assument aussi les pertes s’il y a lieu selon un % prédéterminé de celles-ci » et que « les membres de la SENC participent aux décisions, dont l’établissement du % de profits et pertes de chacun et sont responsables des actes de la SENC »[2], soit autant de balises qui sont sans équivoque quant à la prise en charge des responsabilités inhérentes à la production.
Mais plus précisément, que peut-on entendre par « autogouvernement » dans les mondes de l’art[3] ? L’usage veut plutôt que l’on emploie « autogestion » (terme habituellement associé au monde des affaires) plutôt qu’« autogouvernement » pour désigner le mode de fonctionnement où des sous-groupes composés de collectivités de taille réduite à moyenne prennent en charge toutes les opérations associées à l’administration et l’organisation d’une activité donnée. On l’aura compris : le glissement de « autogouvernement » à « autogestion » n’est pas anodin. Si le second terme indique une ambition plus modeste, le terme n’en demeure pas moins lié à une visée d’autogouvernement au sens fort, ce qui fait que l’autogestion peut être vue comme une première étape d’implémentation (un mode de fonctionnement à échelle locale) pouvant ensuite s’étendre à une communauté plus large. Les centres d’artistes autogérés, pour leur part, sont définis comme « des organismes à but non lucratif, formés et dirigés par un collectif d’artistes professionnels du domaine des arts visuels qui ont pour objectif de réaliser des projets en commun, de partager et de soutenir un lieu de production et de diffusion pour les arts, ainsi que de stimuler la recherche, l’expérimentation et la croissance de la communauté artistique locale » (Tremblay et Pilati 2008, 433).
Les centres d’artistes autogérés sont plus nombreux et plus connus au Québec (où les contacts avec les artistes français fortement imprégnés des idéaux sont plus fluides) que dans l’ensemble du Canada (où, pour des raisons historiques, les centres d’artistes autogérés souffrent d’un manque de visibilité dû à la méconnaissance de ce mode de fonctionnement). Héritage de la Révolution tranquille, ils ont essaimé[4] dans la métropole et en région, tous médias confondus, pour s’installer durablement, du moins jusqu’à l’arrivée au pouvoir du Parti Conservateur du Canada en 2006. En effet, « l’ère Harper » s’est soldée par des coupes drastiques qui se sont fait sentir dans les milieux culturels au point d’entrainer la fermeture de plusieurs d’entre eux, ce qui a rendu du même souffle manifeste leur dépendance à l’égard du mécénat d’État, c’est-à-dire des subventions d’organismes tels que le Conseil des arts de Montréal (et autres conseils régionaux), le Conseil des arts du Québec et le Conseil des arts du Canada qui permettent de faire des prévisions budgétaires et d’assurer la stabilité du fonctionnement. Les recherches menées sur le terrain relèvent que « les centres d’artistes autogérés constituent un modèle fort original d’organisation de la production et de la diffusion artistique » de sorte qu’ils « constituent en quelque sorte un modèle d’écosystème créatif, composé d’artistes qui se regroupent dans des secteurs géographiques spécifiques » (Tremblay et Pilati 2008, 431). Le mode de fonctionnement de ces centres opère d’ailleurs chez les artistes eux-mêmes des transformations professionnelles majeures, puisqu’ils deviennent progressivement « des communicateurs, gestionnaires, producteurs, diffuseurs, et ce, sans abandonner leur raison d’être première : la création d’œuvres » (Tremblay et Pilati 2008, 431). Tel que précisé par Tremblay et Pilati, le lien de codépendance entre le centre d’artiste et la communauté dans laquelle il s’insère est étroit puisque « le succès avec lequel une région urbaine peut générer et retenir une activité de création dépend aussi de la qualité du lieu et du niveau de promotion du bon voisinage et de la cohésion sociale au sein de sa communauté » (Tremblay et Pilati 2008, 430). Autrement dit, le succès de ces centres d’artistes est directement lié à la qualité des interactions dans l’environnement : ce dernier doit donc être choisi de manière à permettre le bon fonctionnement de toutes les étapes du processus allant de la création jusqu’à la circulation, ce qui exige de la part des artistes de faire preuve d’une capacité d’adaptation, d’un sens de l’opportunité, de la coordination et d’un caractère visionnaire, soit autant de qualités qu’on attribue généralement à l’entrepreneur, mais qui sont tout aussi nécessaires pour le succès d’une carrière d’artiste.
Ce que révèle cette mutation de l’artiste en artiste-entrepreneur portée par le modèle d’autogestion (qui n’est d’ailleurs pas une première dans l’histoire – qu’on se rappelle seulement des ateliers des maîtres de la Renaissance organisés comme de véritables usines), c’est que la figure de l’artiste génial et déconnecté héritée de l’ère romantique est à son crépuscule. Peu conforme à la réalité, elle n’en est pas moins demeurée — tout comme celle de l’auteur avec un grand « A » — fermement implantée dans les croyances pendant longtemps. La popularisation de l’autogestion ne fait que mettre encore plus en évidence à quel point celle-ci n’a plus sa place (y compris dans les représentations courantes) et nuit à une compréhension satisfaisante des mécanismes qui sous-tendent la production et rendent possible le partage de la création de l’artiste vers le public. L’artiste crée, certes, mais une partie de sa création relève des processus de contrôle. On ne peut qu’admettre avec la sociologue Ève Chiapello « qu’il est vrai que sous certaines formes le contrôle pourrait bien tuer l’art », mais aussi qu’il est tout aussi vrai, à l’inverse, « que certaines formes artistiques supportent des doses de contrôle bien supérieures à ce que l’on admet généralement comme possible, sans pour autant aboutir à un art de mauvaise qualité » (Chiapello 1997, 81). Cette nuance permet un constat : il n’y a aucune incompatibilité logique entre la création et le contrôle de celle-ci par la gestion sous une forme ou une autre et la prise en charge des opérations de gestion n’éloigne pas l’artiste de son art. L’autogouvernance exige la présence de règles de conduite (qui permettent notamment de maintenir l’intégrité du groupe) et d’une forme de gestion du pouvoir (de même qu’un droit de regard sur les personne(s) à qui il est conféré), et ce, peu importe la taille du groupe ou le contexte où il évolue. Elle n’est donc ni une panacée, ni une solution miracle, mais, dans le pire des cas, un moindre mal, et surtout un formidable moyen de s’assurer d’une cohérence entre les différents aspects de la production artistique.
En quoi l’autogestion change-t-elle le visage de l’art ?
L’artiste a en commun avec l’ouvrier d’être la source de production matérielle de l’objet qu’il ou elle est appelé.e non seulement à mettre au monde, mais à administrer (Desbrousses-Peloille 1986, 608), à la différence près que le lien avec sa production est, règle générale, encore plus étroite et significative que pour la personne œuvrant en milieu ouvrier[5]. Sans aucunement nier l’engagement possible de l’ouvrier envers le fruit de son travail, l’œuvre d’art se distingue en ce qu’elle n’est pas seulement le fruit du travail manuel de l’artiste, mais également le résultat d’un travail de conception : contrairement au produit industriel, toutes les étapes de la production de l’œuvre relèvent d’une même personne. Par conséquent, elle est perçue dans le monde occidental comme un prolongement de la personne (Edelman et Heinich 2002a), propriété qu’on reconnait à la signature, au nom de l’artiste qui prend alors une importance capitale[6]. C’est dans ce contexte que l’autogestion devient d’autant plus signifiante : lorsque l’objet est directement associé symboliquement avec la personne qui l’a produit, l’acte de vente présente une dimension capitale. En effet, la façon dont l’œuvre devient la propriété d’un tiers (ou lui est présentée) n’est pas anodine : il faut donc qu’elle soit échangée librement, avec le consentement de la personne qui l’a produite, dans un contexte qui satisfasse ses valeurs et ses standards d’acceptabilité. Conserver l’emprise sur les modalités d’interaction avec le public est d’autant plus important qu’une part de l’œuvre demeure inévitablement attachée symboliquement à la personne qui l’a fabriquée. Il en va de même pour toute personne appartenant « aux sous-groupes pour lesquels l’activité manuelle est importante » ; le processus d’échange qui la fait changer de main[7] contribue aussi à cette symbolique puisque « “autogestion” peut signifier refus des ingérences extérieures sur le travail ou rejet de la monarchie patronale » (Desbrousses-Peloille 1986, 613), ce qui constitue en soi un acte de résistance face à des forces économiques en apparence invincibles.
Dans plusieurs contextes, l’autogestion est d’ailleurs porteuse d’idéaux forts qui dépassent les considérations organisationnelles. Figure métonymique, l’autogestion prend des couleurs nationales, voire locales : en France, par exemple, l’autogestion incarne « une utopie sociale dont l’histoire est intimement liée à celle de Mai [68] et de ses prolongements » (Georgi 2008, 30), alors qu’aux États-Unis on l’associe au Flower Power hippie ayant résulté des contestations de la guerre du Viet Nam. Au Québec, elle est l’un des outils de la Révolution tranquille et s’implantera dans à peu près tous les secteurs économiques. Le contexte québécois est particulièrement intéressant à cet égard, en raison de la vitalité et la variété des formes d’organisations économiques — incluant des organismes culturels et artistiques — regroupées sous l’étiquette « d’économie sociale », étiquette par ailleurs controversée par certains acteurs sociaux qui n’y voient de social qu’une façade visant à mousser l’acceptabilité de ces modes d’organisation économique en instrumentalisant des valeurs et idéaux qui ne sont ensuite défendus qu’à moitié[8]. Toutefois, une lecture plus optimiste interprétera ces modes d’organisation comme « un idéal type au sens de Weber, soit un idéal à poursuivre constamment, même s’il n’est jamais atteint en totalité », voire un « levier pour favoriser l’épanouissement socioéconomique et socioculturel de la nation québécoise » (Vaillancourt 2008, 2 et 66).
Les centres d’artistes autogérés, pour prendre cet exemple précis, sont vus comme des « organismes artistiques culturels qui semblent représenter une configuration propre au Canada et au Québec » qui ont la particularité de présenter « un modèle qui favorise le soutien de l’imagination, de l’expérimentation créative et qui touche l’action sociale et communautaire, dans un contexte flexible, dynamique, multidisciplinaire et ouvert à la création d’un réseau stable de collaboration » (Tremblay et Pilati 2008, 432). Ouverts à la relève, innovateurs et inspirants, les centres d’artistes autogérés occupent une place de choix dans l’héritage tangible et pérenne des idéaux de la Révolution tranquille. Leur vitalité et leur nombre sont tels qu’ils ont pu se regrouper pour « se doter d’une voix auprès des instances gouvernementales provinciales et municipales » (Tremblay et Pilati 2008, 433), de sorte à permettre aux artistes d’avoir davantage d’emprise sur les décisions qui les concernent, tout en leur permettant de porter des valeurs solidaires. En effet, l’autogestion « constitue en soi une action sociale puisqu’elle s’exerce dans le contexte d’un collectif au statut à but non lucratif, soit un organisme dit OBNL » et l’autonomie ainsi acquise « peuvent se conjuguer à l’esprit de solidarité » de sorte à « favoriser d’autres dimensions [que la valeur commerciale de la production d’artiste], soit la recherche et l’expérimentation ; ils doivent susciter la réflexion et le développement des pratiques artistiques actuelles » (Tremblay et Pilati 2008, 437). Bref, s’il existe des regroupements d’artistes qui n’ont d’autogérés que le nom, ceux qui sont fidèles à l’esprit initial peuvent arriver à des résultats tangibles sur le plan des retombées sociales parmi lesquelles on compte la redistribution directe des profits aux artistes, la contribution à l’économie locale et à la vie communautaire (par exemple, en revitalisant des quartiers désaffectés).
On observe d’ailleurs souvent un glissement d’une perspective politique vers une perspective morale chez les artistes, lorsque ceux-ci adoptent une perspective plus « humanitaire » que militante (Lamoureux 2009, 238). Si l’autogestion était jadis vue comme un moyen d’enclencher une révolution politique, on s’y accroche davantage aujourd’hui parce qu’elle est davantage à même de permettre le maintien d’une dynamique à échelle humaine, respectueuse du travail de chacun et de l’environnement dans lequel elle prend place. L’artiste n’est alors plus exclu du monde économique (comme c’est le cas lorsqu’un intermédiaire se place entre lui et l’acheteur) : il participe à part entière à une économie sociale qu’il contribue à développer et enrichir. Si la définition même de l’économie sociale demeure, tel qu’évoqué plus tôt, matière à débat, ces modes de fonctionnement présentent certaines constantes, du moins dans le secteur culturel. D’abord, les organisations qui s’en réclament sont le fruit d’un entreprenariat collectif au service de la collectivité et dont la performance sur le plan des profits est secondaire. Ces organisations peuvent bénéficier (ou non) d’un soutien de l’État — c’est souvent le cas au Québec : par exemple, les centres d’artiste autogérés bénéficient, voire dépendent, la plupart du temps, de subventions. La gestion démocratique (assemblées annuelles des membres, formation de comités pour la prise de décisions et accent mis sur la transparence de celles-ci) est incontournable et fonde les modes de fonctionnement et les rapports de travail (Vaillancourt 2008, 2). En fait, les organisations rattachées à l’économie sociale se retrouvent dans tous les secteurs de l’économie — y compris artistiques — et si leurs retombées économiques dans les communautés sont variables, il n’en demeure pas moins qu’elles ont le mérite de rendre possible la prise de parole par les acteurs ou usagers concernés. Par exemple, un centre d’artiste autogéré qui présente des œuvres hermétiques demandant un fort capital culturel n’aura pas forcément un très grand rayonnement communautaire immédiat, mais son existence même peut avoir des retombées sociales indirectes significatives en raison de sa participation à un écosystème culturel dont la force et la valeur reposent notamment sur la diversité des propositions artistiques qui s’alimentent les unes et les autres.
L’art des affaires (au propre et au figuré)
Contrairement à la croyance populaire, les décisions relatives à la gestion ne sont pas périphériques à la pratique artistique, mais se situent en son cœur même, puisqu’elles sont dans certains cas au moins aussi importantes que le geste de création et ne sont pas d’une nature différente. En effet, toute fabrication implique des moyens matériels (aucune création n’est possible sans installations physiques ou sans équipement), ce qui détermine ensuite la trajectoire de l’œuvre : l’artiste doit établir un budget, un calendrier de réalisation, un plan de travail, autant d’opérations qui influent sur la mise en marché. Toutefois, c’est dans la dimension symbolique qu’opère une différence qualitative. Plusieurs artistes revendiquent l’autogestion comme seul mode d’organisation légitime, notamment parce que leur art, en régime postmoderne, porte souvent une critique des modes de fonctionnement du capitalisme (Sioui-Durand et Riopelle 2003, 20). Cela a pour effet d’inciter à la prise en charge de toutes les dimensions de la gestion, de la mise en circulation des œuvres jusqu’à la gestion comptable, en passant par la promotion. Il n’en demeure pas moins que si le mariage entre art et affaires demeure suspect aux yeux de plusieurs, pour qui l’étanchéité entre les rôles (d’un côté, la création, de l’autre, la gestion) est non-négociable, le caractère ouvert du terme permet néanmoins d’imaginer un mode de gestion qui permet de concilier les valeurs et impératifs pragmatiques associés à la production et à la vente d’œuvre, tout en assumant les « contradictions internes et externes recélées par la notion » (Desbrousses-Peloille 1986, 606).
L’une de ces contradictions est la forme d’élitisme héritée du régime de singularité qui est la marque des milieux artistique à l’ère postromantique : être artiste, c’est être unique et génial, ce qui se concilie mal avec la figure de l’artiste-entrepreneur ancré dans les considérations pratiques. Comme l’explique le sociologue Éric Maigret, en plaçant « l’artiste au centre du processus de création, cette vision a produit un clivage très puissant et le plus souvent imaginaire entre un individu assimilé à un démiurge inspiré et des déterminations sociales dont il s’émanciperait de plus en plus » ; il découle de cet état de fait que l’artiste perçu comme « véritable » se voit alors « segmenté de la société, en particulier de l’Église, de l’État et des contraintes du capitalisme » (Maigret et Macé 2005, 124). Premier complice de cette mise en scène, l’artiste est en fait souvent la personne même qui camoufle l’essentiel de son travail pratique pour cultiver une forme de mystère et n’en laisser apparaître que la dimension la plus prestigieuse (à l’instar de ce qui se pratique dans n’importe quel domaine d’activité où l’on baigne dans une culture de l’excellence). La contrepartie malheureuse de cette stratégie est que l’artiste se retrouve lui-même ou elle-même à devoir composer avec cette aura souvent lourde à porter : « L’héroïsation de la geste artistique a profondément masqué la réalité des pratiques », explique Maigret, qui affirme sans détour — et de façon très juste — que « [l] » art fait beaucoup de choses, mais il ne donne pas accès à un autre monde », qu’il peut « être fait à partir de beaucoup de choses, mais il surgit avant tout des efforts permanents, laborieux, voire routiniers, et non de soudains accès de génie » (Maigret et Macé 2005, 124). En effet, plusieurs des étapes requises pour la fabrication d’une œuvre peuvent s’avérer d’un prosaïsme tel que le public, s’il en avait conscience, en serait le premier étonné. L’autogestion est justement le lieu où l’artiste peut résoudre lui-même ou elle-même les tensions inhérentes à sa production.
En effet, c’est là où « le caractère vague de l’autogestion fait aussi sa force, qu’en dépit ou grâce à son caractère “d’auberge espagnole” l’usage qui en est fait » : on peut donc l’employer dans une foule de contextes qui, au final, peuvent avoir assez peu en commun les uns avec les autres ; on peut aussi l’adapter aux différents profils d’artistes, au risque de le galvauder ou le vider de sa substance, d’autant plus que certaines analyses iront même jusqu’à affirmer que « le mot ne parait pas crédité […] d’une quelconque cohérence scientifique » (Desbrousses-Peloille 1986, 609). C’est donc à dire que si l’autogestion, qui peut être limitée aux aspects pragmatiques et transactionnels, n’est aucunement garante de la présence d’une forme d’autogouvernement à petite échelle, mais peut en revanche renaître de ses cendres pour proposer des formules innovantes capables de s’adapter au gré des transformations sociales et technologiques. Ainsi, c’est à la fois la force et la faiblesse du concept d’être malléable :
Le mot « autogestion », pour l’heure, ne semble pas doté de la stabilité et de l’universalité qui ont pu être associées à « république » ou à « socialisme ». Les principaux illustrateurs des thèses autogestionnaires s’accordent pour reconnaître que celles-ci, sous forme d’ébauches incomplètes ou suffisantes, ont déjà été proposées sous d’autres dénominations, qu’il s’agisse d’autarcie, de contrôle ouvrier, d’exploitation par association, de conseils coopératifs, d’équipes solidaires et de gestion autonome, de communautés ou de syndicalisation de l’industrie (Desbrousses-Peloille 1986, 610).
Bref, il y a autant de modes d’organisation que de profils d’artistes. Un point commun demeure toutefois : tel qu’évoqué plus haut, on ne saurait penser l’autogestion sans évoquer la notion de contrôle, qui à elle seule cristallise une part significative des aversions courantes dans les milieux artistiques, mais cela ne rejoint que partiellement les pratiques qui ont cours dans la gestion commerciale traditionnelle. Dans les écoles de gestion, on définit d’ailleurs le contrôle à partir de normes et d’objectifs, ce qui n’est pas une pratique universelle dans les centres d’artistes :
Des mesures et analyses régulières doivent dire si l’objectif est atteint ou la norme respectée, et déboucher sur des actions de corrections destinées à ramener le réel au plus près de la norme. La métaphore du thermostat qui autorégule un système de chauffage est presque systématiquement utilisée pour faire comprendre cette conception du contrôle. Le contrôle est vu comme un instrument au service de la direction d’une entreprise ; il est intentionnel et lui-même sous contrôle.
(Chiapello 1997, 82)
Ainsi, le contrôle, bien que cela puisse heurter nos intuitions, est inhérent à la gestion, mais il se déploie sous une forme bien particulière en contexte artistique. Il retombera inévitablement sur les épaules de l’artiste qui s’est engagé dans l’autogestion. Celui-ci ne pourra pas s’y soustraire sous prétexte que sa créativité pourrait en être brimée, puisqu’après tout, selon le principe rousseauiste bien connu, « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite soi-même est liberté » : on ne saurait donc trouver forme plus entière d’autonomie. Si on « constate assez rapidement que la définition managériale du contrôle est incompatible avec l’idée de création qui justement suppose que la norme n’est pas préétablie », cette définition ne convient « [qu’]aux seules choses formalisables a priori, et qui ne s’applique bien qu’aux activités dont on connaît les règles pour pouvoir intervenir en correction, est fortement antinomique avec l’activité artistique » ; cette définition est par ailleurs inopérante pour « bon nombre d’activités humaines dont les objectifs sont flous, peu précis, et dont il est difficile de formaliser l’ensemble des règles tant elles demandent d’expérience, de savoir-faire et de compétences incorporées dans les personnes » (Chiapello 1997, 83)
Bref, la façon dont le contrôle est exercé dans les organismes artistiques peut être compatible avec des idéaux d’autonomie et des valeurs innovantes, malgré l’apparence de contradiction. Mais il n’en demeure pas moins que concilier les résultats économiques et le respect des valeurs implique de savoir marcher sur une fine ligne en risquant constamment de verser de l’un ou l’autre côté.
II. L’artiste : nécessairement un animal politique ?
C’est un lieu commun que d’attribuer à l’artiste une volonté d’action sociale et de l’identifier comme porte-parole des dissensions et tensions présentes dans la société civile. C’est néanmoins ce qui ressort à la fois des analyses se rattachant à l’histoire de l’art que de celles issues des sciences politiques :
Les artistes sont des acteurs sociaux profondément influencés par le contexte culturel, social et politique dans lequel ils s’insèrent, et bien souvent engagés dans les enjeux de leur époque. L’artiste ne détient pas une double identité d’artiste et de citoyen. Les deux états ne peuvent que s’imbriquer. Autant l’artiste est influencé par la société, autant ses œuvres influencent celles-ci. Les formes symboliques inscrivent un sens dans la communauté qui s’écarte de l’expérience usuelle, quotidienne.
(Lamoureux 2009, 12)
Autrement dit, même si l’on voulait réduire l’artiste à son rôle professionnel, cette position serait intenable, tant le concept même d’artiste implique une relation dialogique avec la société dans laquelle il ou elle évolue : l’artiste ne peut faire abstraction des conditions éthiques, politiques, économiques dans lesquelles se déploie son travail. L’artiste n’est cependant pas la seule figure à avoir une identité intégrale qui correspond à la description proposée par Lamoureux. Tant Mai 68 que la Révolution tranquille des années soixante ou encore le Printemps Érable (la grève étudiante de 2012 qui s’est mutée en grève sociale) étaient menés par des étudiants inspirés notamment par des pratiques d’autogouvernement (et revendications associées). Ces mouvements ont souvent été appuyés ostensiblement par des groupes artistiques de divers ordres (c’est-à-dire des plus militants aux plus modérés). Ainsi, l’autogestion apparait depuis des décennies aux yeux de la jeune génération non seulement comme une solution possible aux effets pervers du capitalisme, mais comme le véritable outil d’un progrès social qui permet la mise en place d’une démocratie directe telle qu’on ne l’a jamais connue. Puisque « sa polysémie et sa nouveauté en font le succès relatif », l’autogestion s’impose parce qu’elle « permet de donner par le verbe une perspective globale à la contestation antiautoritaire qui embrasse jusqu’à la vie quotidienne, de rejeter le “néocapitalisme” tout autant que le “socialisme d’État” » (Georgi 2008, 31).
Au-delà des stéréotypes associant la jeunesse rebelle à un idéalisme impraticable, ce que cette constante révèle, c’est que l’autogestion n’est ni une utopie ni un mode de fonctionnement farfelu : elle correspond à une réelle volonté de progrès politique, dont les modes de fonctionnement s’apprennent par mimétisme souvent sur les bancs mêmes de l’université. Celle-ci, depuis ses origines médiévales, a d’ailleurs toujours reposé sur l’autogestion (Jaspers et Lachaussée 2008). Plus récemment, nombre de centres d’artistes autogérés ont naturellement développé des liens de « collaborations intéressantes » avec les universités en raison de leur proximité sur le plan géographique, collaborations « basées sur l’échange d’informations et de connaissances dans la réalisation de conférences et symposiums, ainsi que l’intégration d’étudiants aux activités du centre » qui permettent de « fidéliser le public » ainsi que « faire connaître le processus requis pour devenir un artiste professionnel » (Tremblay et Pilati 2008, 440). Il n’est donc guère surprenant que les étudiants — par exemple ceux qui ont proclamé la République des Beaux-Arts en 1969 comme ceux qui ont contribué à la prise de conscience collective de 2012 en ajoutant un pendant créatif aux manifestations du Printemps Érable — exigent de n’être soumis à aucun autre pouvoir que le leur, puisqu’ils peuvent voir leurs formateurs opérer de la sorte. Toutefois, cette proximité entre les milieux artistiques et les milieux universitaires comporte un double tranchant : l’intégration des cercles professionnels met parfois en péril cet idéal d’autonomie (ne serait-ce que momentanément) en raison des concessions exigées pour obtenir de la visibilité et de la reconnaissance. Les artistes doivent alors être doublement vigilants quant à l’image qu’ils projettent et se soucier constamment des impacts de leurs positions politiques sur leur développement professionnel.
Cette vigilance devient alors couteuse : sur le terrain, lors d’enquêtes sociologiques ou d’interventions médiatiques, plusieurs expriment un malaise quant au fait d’être identifiés en tant qu’artistes engagés (Lamoureux 2009, 152). Cependant, les artistes hésitent rarement à déployer un engagement réel (c’est-à-dire prendre position explicitement par la parole ou des actions), quitte à faire discrètement afin de ne pas être étiquetés comme tels et se voir refuser l’accès à certains circuits de diffusion. Conserver leur indépendance par rapport à certains intervenants des milieux artistiques par l’autogestion participe de cet engagement. L’autogestion en art devient alors une forme de contrepouvoir qui s’exprime certes à une échelle extrêmement localisée, voire strictement symbolique dans certains cas, comme le relate une étude révélant que « les artistes, du moins dans les arts visuels, souffrent d’un manque de visibilité, mais qui permet de ne pas s’aliéner les milieux institutionnalisés. L’art reste d’une certaine façon, inaccessible ou opaque, il ravit un cercle assez restreint de professionnels et de connaisseurs et ne réussit pas, ou peu, à rejoindre un vaste public » (Lamoureux 2009, 157), mais il se fait à tout le moins dans un cadre libre. Tel que l’observe Lamoureux, c’est la portée — et non la nature — des revendications qui est ajustée, ce qui fait que « [l] » engagement aujourd’hui se fait donc plus humble, plus subtil, mais il exige une authenticité pensée en opposition à une radicalité factice et à la « langue de bois ». Il doit s’enraciner profondément dans la vie des gens. » (Lamoureux 2009, 150). C’est donc aussi au niveau « micro » (associations de quartier, implication dans la communauté immédiate) ou leurs choix de consommation (l’alimentation comme les biens culturels) que l’engagement des artistes se fera visible. En fait, selon plusieurs artistes, « la création implique nécessairement une “prise de position” » ; l’engagement politique y est inhérent et la « neutralité n’existe pas » (Lamoureux 2009, 147).
Mutations de l’engagement des artistes, entre gestion et création
Parmi les auteurs ayant tenté de penser les modes d’action micropolitique en art, on compte des figures telles que Jacques Rancière, qui soutient que l’artiste « vise des objectifs humbles, restreints et de nature réformiste » (Lamoureux 2009, 231). L’action micropolitique procède selon un mode différent, au sein duquel « l’idée est de multiplier et disséminer de petites actions multifacettes […] qui, graduellement, sensibilisent et convainquent un nombre assez important de gens pour que les mentalités se transforment, pour qu’un débat politique ait lieu, pour que les décideurs politiques passent à l’action » (Lamoureux 2009, 239). C’est de cette façon que des groupes moins visibles ont pu prendre leur place au sein des mouvances artistiques contemporaines. Par exemple, les femmes artistes ont pu « investi[r] l’espace public pour affirmer l’univers politique de la sphère privée » et « ont mis sur pied bon nombre de lieux artistiques parallèles afin de diffuser leur travail » (Gingras-Olivier 2014, 153). Cela laisse apparaitre que pour une large part, « la créativité des individus s’exprime d’abord dans le travail créatif, mais aussi à travers l’autogestion [qui] apparait dans ce contexte comme une notion très large, adaptée aux besoins d’un groupe d’individus qui a pensé à l’adopter comme outil de développement » où la « démarche personnelle peut être alimentée par l’action sociale, le dynamisme du milieu, la création d’un réseau et la multidisciplinarité » (Tremblay et Pilati 2008). Autrement dit : sans l’implication directe des artistes marginalisés traditionnellement par les institutions dans le processus d’autogestion, ces artistes seraient probablement toujours en attente de la reconnaissance qui leur revient.
Les conclusions de Lamoureux quant à la nature de l’art engagé actuel sont les suivantes : conformément aux analyses proposées par Lipovetsky et Taylor, les artistes ont une « définition très personnelle de l’engagement » et on assiste à une « multiplication des motifs d’engagement et des manières de l’incarner » (Lamoureux 2009, 221, 223) qui « n’implique plus nécessairement la marge ou la confrontation » (Lamoureux 2009, 229). De là, il devient possible de voir la gestion et le processus créatif en continuité fluide. Les éléments inhérents à la gestion deviennent alors partie prenante de la stratégie de communication qui, elle-même, fait partie de la trajectoire sémantique de l’œuvre ou des œuvres. Gérer, administrer, ce n’est pas aller contre l’œuvre en l’arrachant au monde de la création pour l’assujettir à des considérations économiques, mais bien activer l’œuvre (au sen goodmanien du terme) en lui donnant la possibilité de circuler dans les marchés de l’art sous la gouverne éclairée de la personne la mieux placée pour veiller à ses intérêts, mais surtout à l’intérêt collectif : l’artiste.
Un exemple éloquent se trouve du côté de l’art dit parallèle, l’art « qui se fait hors des galeries d’art », « qui ne se fait pas pour être vendu », les « performances et […] ce genre de choses », celui « qui est fait par ceux qui ne sont pas des artistes, par exemple dans les centres culturels municipaux », « l’art alternatif, contestataire, politique », voire celui qui relève simplement « d’une étiquette nouvelle, d’une mode » (Alvarez Dı́az 2000, 16). Plus précisément, l’art parallèle vise, en opérant une « rupture avec le monde officiel de l’art et son fonctionnement hiérarchique », à se tourner « vers les principes de l’autodétermination communautaire et de l’autogestion des canaux de création et de diffusion » de sorte que ces derniers puissent s’organiser dans de nouveaux réseaux, élargir le circuit de fonctionnement et rompre avec les modes de fonctionnement que les artistes et théoriciens voulaient supplanter à l’aide d’une « utopie sociale […] aussi exprimée dans les œuvres dont le contenu était solidaire des transformations sociales et culturelles aspirant à une plus grande liberté » (Couture 1999, 357‑8). Cette façon de procéder, qu’on observe notamment au Québec, ne va pas sans ambivalences : en se développant en réaction à l’institution artistique, qui par ailleurs soutenait financièrement son développement, l’art parallèle est demeuré dépendant d’un mécénat d’État qui « lui a imposé des modes de fonctionnement incompatibles avec ces principes fondateurs » (Couture 1999, 358). Il est ensuite apparu que ce mode d’autogestion dépendait néanmoins d’une structure hiérarchique stable, c’est-à-dire le soutien de l’État par le biais de subventions. Malgré l’apparition de réseaux parallèles dans les années quatre-vingt-dix, les réseaux « se sont conformés progressivement aux normes technocratiques » et ce mode de professionnalisation en est venu à s’adresser quasi uniquement au monde des initiés de l’art (Couture 1999, 359), de sorte que l’idéal initial s’est quelque peu retrouvé laissé de côté. On pourrait reprocher à l’autogestion telle qu’elle se fait dans l’art parallèle de ne pas véritablement échapper au modèle hiérarchique, si elle produit à son tour un réseau qui fonctionne selon des critères comparables, à la différence près, justement, qu’elle implante des rapports un peu plus horizontaux. À défaut de permettre une démocratisation et une accessibilité massive, l’art parallèle permet à tout le moins une dislocation, voire une microdélocalisation qui permet d’ébranler les hiérarchies traditionnelles. Il n’en reste pas moins que souvent, dès qu’il s’agit d’arriver à une reconnaissance et à une diffusion à grande échelle, les mécanismes habituels (reconnaissance par les pairs, concours, etc.) réapparaissent et le pouvoir retourne là où se trouvent les capitaux.
Conclusion : autogestion à l’ère numérique
Une croyance actuelle confère un caractère quasi « magique » aux technologies de l’information et aux outils numériques, comme si soudainement, tout pouvait être possible en quelques clics et sans effort. Certes, les ressources technologiques permettent de faire beaucoup de choses bien plus facilement qu’avant. Mais elles ne font aucunement disparaitre l’exigence d’une véritable interface entre l’artiste et un public à qui un océan de possibilités est offert en un flux continu. Pire encore : en l’absence de toute possibilité de règlementation (vu son caractère transnational) ce qui en fait un véritable Far West culturel, il est loin d’être clair que des artistes, même regroupés, puissent faire le poids dans cet espace colonisé par le placement publicitaire et les intérêts des corporations. Rien de tel n’est possible ou accessible pour l’artiste qui agit isolé(e), sans réseau, sans soutien. L’avènement du numérique offre néanmoins à l’artiste quelques possibilités inédites qui, loin de l’aliéner définitivement, permettent d’envisager de nouvelles voies d’action.
On peut constater une certaine persistance de l’idéal d’autogestion qui s’exprime dans la pratique effective de la gestion par les artistes eux-mêmes, malgré la disparition possible de l’usage du concept d’autogestion proclamée il y a déjà longtemps par les observateurs qui ont cru « possible de prédire des réactivations régulières des thèmes aujourd’hui regroupés sous la notion d’autogestion » sans pour autant être confiant quant à la possibilité « de se prononcer sur la postérité du mot lui-même, vu la stabilité de son sens ou son degré d’usure sociale relative » (Desbrousses-Peloille 1986, 631). Le terme peut paraître usé, mais les pratiques qu’il désigne, elles, sont des plus dynamiques, parce qu’elles ont su suivre et s’adapter à l’évolution technologique et sociale :
De nouvelles attitudes stratégiques ont cours. Elles enclenchent une métamorphose du champ de l’art qui est moins d’ordre infrastructure, mais qui continue à voir avec « l’immatérialité » de l’art. Disons de nouvelles énergies comportementales et stratégies contextuelles. Des artistes formulent des alliances entre eux définissant des acteurs pluriels nouveau genre. Ils n’ont que peu à voir avec les anciens collectifs d’artistes. L’ère n’est plus à la révolution culturelle ni à l’autogestion de nouveaux lieux de l’art comme alternative : ces acteurs des rapports entre la société et l’art « surfent, clavardent, squattent et zappent » les infrastructures existantes (Sioui-Durand et Riopelle 2003, 20).
Parmi ces attitudes on trouve les tentatives visant à transformer les lieux de productions de l’art, conformément à l’évolution des mentalités. Par exemple, une réorientation épistémique visant à « décentraliser la critique féministe et queer par des initiatives artistiques ainsi que par la valorisation des savoirs minoritaires et des discours marginalisés » a permis de mieux sensibiliser un public plus large à des questions qui lui était jusqu’à présent quasi-étrangères, ainsi que de montrer l’ancrage social et « la richesse des pratiques d’art féministe et queer », de sorte à permettre « le décloisonnement et la diversification des lieux de l’art et du politique » (Gingras-Olivier 2014, 154).
Mobilisée comme outil indispensable et comme réponse possible aux défis actuels des milieux artistiques, l’autogestion permet aussi de rejoindre certains idéaux de la philosophie politique classique : Arendt, par exemple, déplorait que le monde moderne ait liquidé l’œuvre au profit du travail, critique centrale dans son propos. Si les fruits du travail sont destinés à la consommation (et s’épuisent d’eux-mêmes), ceux de l’œuvre sont destinés à l’usage, au sens d’un usage par un agent, d’un sujet responsable. L’œuvre libère la personne qui la produit de sa condition de travailleur et s’adresse au citoyen : c’est dans cette mesure où Arendt assignait un rôle à la culture qui prend tout son sens à notre époque où le lien politique, fissuré par des situations inédites où la technologie ou l’économie amènent des défis sans précédent (par exemple, la quasi-absence de réglementation sur internet et la capacité de certaines corporations à s’imposer face aux États), est à reconstruire sans cesse. La réflexion sur la vie politique ne peut se faire selon Arendt sans qu’on se questionne sur la liberté et l’influence de l’éducation et de la politique (notamment). Quelle est notre marge de liberté et — si tant est qu’on ait une telle marge — comment la préserver ? L’art est une première étape possible, grâce au travail singulier de l’artiste qui agit à la fois comme forme de résistance et source de questionnement.
Appendices
Notes
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[1]
Pour un aperçu de la variété des lectures possibles du mouvement, voir : « Penser l’histoire du mouvement étudiant au Québec : sous les lieux communs, un chantier » (Poitras 2014). Pour saisir le pouls des productions artistiques militantes spontanées issues de la mobilisation de la grève étudiante de 2012, voir : Le Printemps québécois. Une anthologie (Bonenfant, Glinoer, et Lapointe 2013).
-
[2]
Cette définition est tirée de : L’Union des artistes (UDA) et les artistes-entrepreneurs peu ou pas subventionnés (AE)* en théâtre, Principes de base, modes de production et admission, document de présentation (artistes-entrepreneurs 2015, 13).
-
[3]
Nous employons ici l’expression « monde de l’art » au sens établi par Howard Becker, Menger, et Bouniort (2006), pour désigner une multiplicité de réseaux organiques ayant chacun leurs propres normes et modes de fonctionnement.
-
[4]
On peut penser à des lieux de création et de diffusion tels que : Caravanserail, Circa, le GIV (Groupe d’Intervention Vidéo), l’Atelier Silex, Skol, etc. Le Regroupement des centres d’artistes autogérés du Québec est une des associations qui veille à la promotion de ces centres.
-
[5]
Sur le rapport entre art et commercialisation, voir notamment Thériault (2016).
-
[6]
L’exemple le plus paradigmatique de cette conception serait Fontaine de Duchamp, qui paradoxalement est également un cas limite, vu la quasi-absence de travail manuel (en « signant » d’un faux nom la porcelaine, Duchamp montrait du même coup comment l’implication manuelle est secondaire par rapport au travail de conceptualisation).
-
[7]
Cela s’applique tout autant, il va sans dire, pour l’art conceptuel ou dématérialisé. L’autogestion devient alors un « mode de représentation de l’espace social » en tant que processus (Desbrousses-Peloille 1986, 620).
-
[8]
Un exemple éloquent à ce sujet serait celui du Mouvement Desjardins : à l’origine conçu comme un réseau de caisses d’économie coopérative, il lui est reproché aujourd’hui d’avoir adopté le mode de fonctionnement et les valeurs d’une banque tout en gardant les apparences d’une structure coopérative.
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