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Introduction

L’un des aspects marquants de la pensée de Cornélius Castoriadis (1922-1997) est d’avoir réhabilité, à contre-courant de la période où elle s’est formée, l’idée de subjectivité autonome. Cette idée est le pendant anthropologique de sa conception de la démocratie entendue comme auto-institution de la société dans des structures de pouvoir non séparées, participables par tous. L’autonomie politique, en effet, suppose que soient relativisées les significations imaginaires sociales qui, selon Castoriadis, font être la société en instituant les individus qui la composent, lui assignent son identité, ses affects propres et, avec eux, les formes de son organisation, de ses structures, de leur articulation, etc. Sans quoi, ces significations, représentées non plus comme substantives mais comme substantielles, indiqueraient une origine transcendante de la société (Dieu, l’histoire, le capital, etc.) et justifieraient des formes de pouvoir hétéronomes et séparées. Or, la relativisation de l’imaginaire social grâce à laquelle la société se réapproprie une partie de son pouvoir instituant a pour condition psychique l’autonomie individuelle définie par l’instauration d’un autre rapport, spécifique, entre « inconscient » et « conscient », entre l’imagination du flux psychique et ce que Castoriadis nomme la lucidité (non réductible à la conscience « tout court »). Le concept d’imagination radicale noue ainsi l’inséparabilité de la pensée anthropologique et politique de Castoriadis, inséparabilité que le concept d’autonomie détermine à son tour selon une modalité particulière : l’imaginaire social cesse d’exprimer la loi transcendante de l’Autre (hétéros) lorsque s’instaure au niveau individuel un autre rapport entre « inconscient » et « conscient » poussant chacun à développer et à viser en l’autre sa propre autonomie (tel est selon Castoriadis le propre de la praxis)[1]. Les hommes peuvent se gouverner sans maître parce qu’une praxis collective où chacun vise l’autre comme être autonome est possible.

Ce volet anthropologique de la réflexion castoriadienne est moins connu que les deux autres aspects de sa pensée qui ont le plus retenu l’attention, à savoir sa critique du marxisme et sa conception, radicale, de la démocratie. Or, ces deux aspects perdent l’essentiel de leur signification sitôt détachés du fond anthropologique qui les éclaire. Un seul exemple, celui de la critique du marxisme élaborée lors des années de Socialisme ou Barbarie, suffira à s’en convaincre. Celle-ci, rappelons-le, substituait aux contradictions abstraites et hypostasiées de la critique marxiste du capitalisme des contradictions réelles qui, saisies au plus près du quotidien des ouvriers, révélaient également les contradictions fondamentales de la production bureaucratisée de l’époque[2]. Ainsi, la planification fordiste, en exigeant simultanément la passivité absolue des travailleurs (visée de réification absolue) et leur initiative permanente pour réaliser des plans autrement inapplicables, engendrait d’elle-même des formes d’auto-organisations ouvrières à même le procès productif (Castoriadis 1974, 50 sq.). Mais, si elle posait les bases correctes d’une théorie non contemplative de la praxis que même le Gramsci d’Américanisme et fordisme n’était parvenu à élaborer (fasciné qu’il fût, en bon marxiste, par le mythe d’une rationalisation considérée à la fois comme intrinsèquement zweckratiönal et émancipatrice), cette approche n’était pas encore capable d’expliquer comment les formes en soi autonomes de contre-organisation inventées par les travailleurs (praxis implicite) pouvaient se muer en une remise en cause des significations sociales centrales de l’imaginaire capitaliste (praxis explicite). C’est en ce sens que les analyses de Socialisme ou Barbarie trouvent leur complément indispensable dans une théorie anthropologique de l’autonomie, de même que celle-ci suppose une analyse sociologique des contradictions concrètes produites par l’imaginaire capitaliste. Sans cette dernière, l’idée de sujet autonome, aussi perçantes que soient les vues qui la motivent, est condamnée à errer dans les limbes de la rêverie romantique. Inversement, sans une théorie de l’autonomie du sujet individuel, il redevient hélas possible de fétichiser la praxis, de la réduire à des propriétés purement objectives (force collective ayant tel degré d’intensité, d’homogénéité, etc.) manipulables, du dehors, par un Parti censé accomplir dialectiquement la liberté universelle dont elle serait, à son insu, essentiellement porteuse[3]. On peut donc se demander pourquoi la pensée anthropologique de Castoriadis est à ce point passée inaperçue[4], alors même qu’un tel oubli revient fatalement à dénaturer les implications politiques particulièrement fortes qui en découlent. En effet, ne retenir que sa pars destruens, la critique sans concession de Marx et du marxisme, ne peut que rapprocher la pensée de Castoriadis de l’antimarxisme « mainstream » des années soixante-dix qui, des « nouveaux philosophes » aux auteurs postmodernes adeptes de la « pensée faible » et de la mort des « grandes narrations », enterrèrent toute visée de démocratisation radicale de la société en même temps qu’elles réduisirent l’auteur du Capital au rang de « chien crevé ». De même, ne prendre en considération que sa théorie de la démocratie, exposée sous son jour le plus vif dans ses réflexions sur la polis grecque[5], conduit à présenter Castoriadis sous les traits d’un nostalgique du démos athénien et de la « belle totalité grecque ». Sa pensée politique, alors, se trouve ou bien assimilée à une forme d’holisme d’inspiration rousseauiste qui, succombant au « mythe de la communauté » (Esposito), réintroduirait l’ombre menaçante du totalitarisme, ou bien elle se trouve identifiée à la pensée bien moins radicale d’Arendt avec laquelle elle ne partage pourtant quasiment rien, à l’exception d’une lecture « ontologico-politique » (anti-heideggérienne) de la pensée de Platon qui, rompant l’unité de l’archein et du prattein inventée par la praxis des politès athéniens, aurait donné à la pensée gréco-occidentale sa tournure irréductiblement contemplative (Castoriadis substituant au vocable arendtien de « tradition » celui d’« ontologie héritée »)[6].

Revenir sur la conception castoriadienne du sujet autonome est donc nécessaire si l’on veut prendre la mesure de sa théorie de la démocratie et, ainsi, saisir la double signification, individuelle et collective, psychique-anthropologique et politique, que revêt chez lui l’expression « se gouverner sans maître ». C’est pourquoi nous souhaiterions, dans cet article, faire ressortir l’originalité de la pensée anthropologique de Castoriadis en la ramenant, plus particulièrement, au contexte intellectuel dans lequel elle a pris forme, contexte marqué par l’hégémonie du structuralisme puis du post-structuralisme. Il est rarement (pour ne pas dire jamais) fait mention de Castoriadis dans la constellation d’auteurs associés à cette période[7], comme si le « point d’hérésie » (Balibar) que représente son œuvre au sein de cette matrice conceptuelle ne pouvait se voir assigner de place déterminée dans les présentations courantes qui en sont faites. Nous chercherons à établir, ainsi, que sa théorie de l’autonomie peut apparaître non pas comme un retour en arrière mais au contraire comme un « impensé » ou, du moins, comme une alternative à certaines interrogations laissées sans réponse par ces deux courants qui, au-delà de leurs différences[8], ont communié dans un seul et même rejet des concepts « classiques » de volonté et d’autonomie que Castoriadis, sous une forme profondément renouvelée, a au contraire réarticulé à la notion de sujet[9].

Pour ce faire, nous montrerons, dans un premier temps, que la théorie de la psyché humaine qui est à la base du concept castoriadien d’autonomie s’éclaire à partir de la pensée de Lacan et, plus particulièrement, du renversement qu’elle opère dans le rapport entre l’instance symbolique et imaginaire constitutive de cette dernière. Puis nous soulignerons, à travers un rapide excursus dans les deux pensées « post-structuralistes » ayant accordé une importance centrale à la psychanalyse (celles de Deleuze/Guattari et celle d’Althusser), qu’il est justement possible de lire en creux, dans leurs limites, la nécessité d’une anthropologie philosophique telle que celle de Castoriadis.

I. De la loi de l’Autre à la subjectivité autonome : la découverte de la psyché comme imagination radicale

La thèse d’une subjectivité autonome, chez Castoriadis, s’est d’abord construite à contre-courant du structuralisme et, notamment, de sa variante lacanienne[10].

Certes, les rapports qu’entretiennent les pensées de Lacan et de Castoriadis (qui a suivi régulièrement les séminaires de Lacan à partir de 1964) ne se laissent pas ramener une simple opposition frontale et stérile. Deux indices au moins l’attestent. D’abord, dès le chapitre III de L’institution (chapitre central où est exposé le concept d’imaginaire radical), Castoriadis reprend à Lacan la distinction entre le réel, le symbolique et l’imaginaire (qui est à la théorie lacanienne de l’inconscient ce que les topiques sont à celle de Freud) pour montrer que le social n’est réductible à aucune composante « réelle » : comme chez Lacan, « l’impossible c’est le réel » c’est-à-dire, ici, le point aveugle de toutes les théories fonctionnalistes, libérales ou naïvement marxistes du social. D’autre part, comme l’a souligné Olivier Fressard dans un article des plus convaincants[11], l’inversion par Castoriadis du rapport entre symbolique et imaginaire défendu par Lacan n’a été acquise que progressivement et non sans quelques flottements ou équivoques intermédiaires. Cependant, ce renversement n’en est pas moins effectif et constitue la clef de voûte d’une refonte majeure du concept psyché dont les effets théoriques se font sentir dès la lecture du chapitre VI de L’institution.

Pour Lacan, la contribution de l’imaginaire (réduit à sa dimension spéculaire) à la formation du sujet humain est secondaire : elle se résume au fameux « stade du miroir » au cours duquel l’enfant, assumant l’image stable et aliénante de son reflet, accède à la conscience de lui-même[12]. Si cette étape n’est pas constitutive, c’est parce que Lacan a voulu penser un sujet originairement inconscient, situé en deçà de la sphère consciente de l’ego et dont la consistance purement différentielle dérive d’un système ordonné de chaînes signifiantes ou oppositives, semblable aux systèmes étudiés par les théories structuralistes du symbole. Ce déplacement majeur conduit Lacan à repenser ce sujet originaire comme étant l’effet du refoulement œdipien d’un signifiant absent (le phallus) d’où naît le désir comme manque irrémédiable[13]. Ainsi, le désir devient proprement humain sitôt qu’il symbolise, sous des formes variées et imaginairement illimitées, cette béance constitutive du sujet même (Ich-spaltung), irrémédiablement décentré et tirant toute sa consistance non d’un quelconque fond substantiel (pas même de ce phénomène de surface qu’est le moi imaginaire) mais, différentiellement, d’un signifiant toujours déjà voilé[14]. Celui-ci a ainsi le statut d’un « symbole zéro »[15] ou plutôt, comme Lacan l’affirme lui-même, d’un « signifiant du manque de ce symbole zéro »[16] qui, en ordonnant le désir sous la forme d’un système de chaînes signifiantes (à l’image de la valeur oppositive du signifié linguistique, selon la théorie de Saussure), conduit à la thèse fondamentale d’un inconscient structuré comme un langage. C’est pourquoi, dans cette première présentation du modèle « RSI » (réel-symbolique-imaginaire), véritable pierre de touche de la pensée lacanienne, l’imaginaire ne désigne qu’un niveau secondaire par rapport au registre symbolique des structures fondamentales de l’inconscient d’où émerge le sujet comme irrévocablement aliéné à la loi du manque et de l’Autre[17].

Castoriadis s’attaque précisément au primat du symbolique sur l’imaginaire. Il montre que l’être de la psyché déborde l’ordre symbolique des chaînes signifiantes auquel Lacan prétend le réduire et doit être repensé sous le signe de l’imagination radicale, par quoi il faut entendre non seulement le caractère défonctionnalisé du psychisme humain par rapport à tout substrat biologique (thèse que Lacan, mieux que Freud, a eu le mérite d’établir) mais aussi, et surtout, à la créativité sui generis du flux psychique, des représentations et de leur altération : la psyché est un « formant » pur, faisant « surgir une première représentation à partir d’un rien de représentation, c’est-à-dire à partir de rien »(Castoriadis 1975, 413). Castoriadis découvre alors, avec l’imagination radicale, un nouveau mode d’être, le magma, et, avec lui, la possibilité qu’advienne une subjectivité réfléchissante et autonome par création immotivée d’un autre rapport entre inconscient et conscient, là où chez Lacan il n’y a de sujet qu’inconscient, assujetti à la Loi (subjectus), effet d’une « cause absente » qui ne le porte à l’être que sous la modalité négative de l’hétéronomie (« sujet barré »)[18].

Ce renversement du rapport entre l’imaginaire et le symbolique s’accomplit au moyen d’une immersion dans les positions les plus reculées de la psyché : en deçà de la phase œdipienne où, selon Lacan, s’installe l’ordre symbolique (« le nom du père »), en deçà également de la différenciation entre système primaire et secondaire. Castoriadis mène cette immersion en déroulant et en réunissant les fils épars de la métapsychologie freudienne sur le narcissisme primaire et les phantasmes originaires, en prolongeant les thèses de Mélanie Klein sur les formations phantasmatiques et, last but not least, en s’inspirant des concepts centraux issus des travaux de Piera Aulagnier[19]. Cette exploration archéologique aboutit au concept de psyché originaire, à la représentation primordiale, antérieure à la distinction zone/objet (bouche/sein), sujet/objet (et donc aussi à la formation du sujet inconscient des lacaniens), d’un « soi/tout » indifférencié, d’une clôture monadique totale faisant circuler une libido d’auto-investissement absolu (Castoriadis 1999, 429‑32). Inscrite au-delà de toute relation d’étayage (Anlehnung) et de toute formalisation symbolique (avant toute différenciation), la découverte de cette strate psychique originaire complètement asociale motive l’invention du concept d’imagination radicale qui, précisément, fait ressortir la créativité pure de la psyché humaine[20].

Une fois atteint ce stade originaire, la représentation psychique dévoile ainsi sa texture intrinsèquement imaginaire. C’est en ce sens que la préexistence de l’imaginaire sur le symbolique prend chez Castoriadis un tout autre sens que chez Lacan. Celui-ci, rappelons-le, admet également l’antériorité de l’imaginaire : le « stade du miroir » précède la structuration symbolique de la phase œdipienne[21]. Mais, pour Lacan, l’imaginaire se réduit à une simple fonction spéculaire ; c’est le symbolique seul qui fait émerger le sujet des chaînes signifiantes qui organisent, tel un langage, l’inconscient (1971, 2:206). De sorte que l’imaginaire ne subsiste ensuite que sous la forme non moins réductive du fantasme inconsistant, pensé comme effet des chaînes signifiantes[22]. En découvrant l’imagination radicale sous le symbolique et le spéculaire, Castoriadis peut au contraire penser le psychique au-delà de la référence au signifiant linguistique et en faire l’expression d’un magma, au sens où, bien qu’étant relativement déterminées (le magma n’est pas un chaos informe), les représentations psychiques mettent en déroute les catégories de la logique traditionnelle (identité, différence, principe de contradiction et de tiers-exclu, déterminité) ainsi que les opérations qu’elle rend possibles (Castoriadis nomme cette logique ensembliste-identitaire) : « le rêve : “l’ami R est mon oncle” ne dit pas : il existe x, x= l’ami R., et il existe y, y=mon oncle et, vu les lois de l’inconscient, x=y et x ≠ y. Le rêve donne la représentation inconsciente telle qu’elle est, dans ce que parlant d’elle nous sommes obligés de nommer sa fusion, son indistinction- lesquelles n’en sont pas pour autant un chaos » (Castoriadis 1975, 404)[23]. Le sens psychique n’est donc pas comparable, même métaphoriquement, au signifiant linguistique qui participe de la logique traditionnelle-héritée c’est-à-dire d’un ordre parfaitement déterminé de correspondances biunivoques entre signifiants et signifiés distincts et définis. La représentation psychique est intrinsèquement une et plusieurs et ces déterminations ne sont pour elles ni décisives ni indifférentes[24]. Bref, l’inconscient n’est pas structuré comme un langage : l’imaginaire préexiste à l’avènement du symbolique au sens où il fait être le symbolique[25]. Immergé dans le magma imaginaire, le symbolique cesse donc de désigner un ordre clos articulant soumis à la même « logique », formelle et aliénante[26]. Et le sujet, par conséquent, d’être le pur représenté (« lieu-tenant ») d’un signifiant auprès d’un autre signifiant. Un triple gain se déduit de cette promotion du concept d’imaginaire.

Le premier gain est que cette remontée dans le passé le plus archaïque de la psyché permet, sitôt reparcourue en sens inverse[27], de proposer une théorie complète de la socialisation, capable de relier, sans jamais céder au réductionnisme (qu’il soit psychologiste ou sociologiste), et depuis leurs extrémités respectives (la psyché asociale d’un côté, l’imaginaire social et anonyme de l’autre), les deux faces psychogénétique (« idiogénèse ») et sociale-historique (« koinogénèse ») qui la composent. L’anthropologie castoriadienne dépasse et surmonte ainsi les limites de l’approche freudienne (qui, à travers le concept de sublimation, ne voit que le versant psychogénétique de la socialisation), ainsi que celles de la pensée structuraliste, incapable d’opérer autour du symbolique la jonction conceptuelle entre le psychique et le social. Certes, Lévi-Strauss a souligné, de son côté, le fonctionnement inconscient des structures et des symboles sociaux (les mythes, les structures de parenté, etc.). Lacan, quant à lui, a bien remarqué l’inscription des symboles sociaux dans l’inconscient psychique (le nom du Père). Mais aucune synthèse des deux approches n’a été faite, si ce n’est sous la forme nettement insuffisante proposée, dans LireLe capital, par Althusser et ses disciples qui assimilèrent, par simple extrapolation, le concept social de Valeur au concept lacanien de causalité structurale[28]. En dialectisant l’archaïque (la clôture absolument asociale de la psyché, jamais complètement dépassée) et le téléologique (l’investissement psychique d’un imaginaire social irréductible à la psyché et issu d’un procès anonyme de création collective), l’anthropologie castoriadienne évite ainsi le double écueil du psychologisme et du sociologisme tout en renvoyant à ses propres limites le structuralisme qui, vainement, a cherché à les dépasser.

En outre (second gain), cette jonction permet, autrement que ne l’a fait Lacan, de mettre en lumière les racines psychiques profondes de l’aliénation sociale. En effet, telle que la décrit Castoriadis, la fabrication sociale de l’individu a presque toujours comme résultat l’aliénation de ce dernier à l’imaginaire social, qui apparaît comme la meilleure formation de compromis, la meilleure compensation possible aux violences successives infligées à la psyché pour qu’elle renonce à sa toute-puissance autistique et s’ouvre suffisamment à l’altérité. Tout se passe comme si l’ouverture de la psyché devait se payer par une clôture du monde social-historique[29]. La psyché, autrement dit, accepte l’épreuve de la socialisation en investissant de manière rigide des significations imaginaires sociales qui, ainsi représentées comme substantielles, se voient attribuer la propriété « magique » d’englober et d’insérer systématiquement tous les évènements (aussi tragiques et absurdes soient-ils) dans une matrice de sens inaltérable (l’histoire des tragédies successives du peuple juif comme signes toujours plus évidents de son élection divine, etc.). En prenant le relai de la clôture psychique originaire, la clôture des mondes sociaux permet ainsi de conserver, malgré la sublimation avancée qu’elle suppose, la trace archaïque d’un désir de sens total (« l’inconscient ignore la contradiction ») et, aussi, d’un désir d’immortalité transféré sur les significations sociales ainsi soustraites au changement (« l’inconscient ignore le temps »). Or une telle clôture est source d’hétéronomie car elle revient à rapporter le sens mortel, ouvert et toujours en suspens de la praxis social-historique à un méta-sens rigide (un Sens du sens) transcendant le pouvoir instituant des hommes. Ainsi, l’aliénation à l’imaginaire social recouvre-t-elle le pouvoir instituant de la société dans le mouvement même par lequel elle soulage la psyché en lui dissimulant l’Abîme, l’a-sensé de tout sens que l’histoire, à travers la création-destruction permanente des imaginaires sociaux, ne cesse de faire apparaître : l’auto-institution de la société semble être, ipso facto, auto-aliénation des individus à leur imaginaire[30]. Pourtant, et ce point est bien évidemment décisif, quelques collectivités humaines sont exceptionnellement parvenues au cours de l’histoire à briser suffisamment la clôture de leur imaginaire pour se donner des formes radicalement démocratiques de pouvoir.

Ce qui nous conduit tout droit au troisième point : la possibilité d’une subjectivité autonome que la critique de Lacan rend pensable. En effet, la sublimation se faisant dans l’élément du magma et sous le signe de l’imagination radicale, la création sui generis d’un autre rapport entre le conscient et l’inconscient où la relativisation simultanée de la « loi de l’Autre » et de l’imaginaire social permet d’ouvrir un horizon individuel et collectif d’autonomie, devient concevable. Plus précisément, c’est au point de flexion de l’imagination créatrice (le flux psychique immotivé qui sourd en chacun de nous) et de la conscience (qui est l’une de ses modalités) que les contours d’une subjectivité libre peuvent prendre forme. Cette thèse centrale de Castoriadis que nous allons immédiatement approfondir a ceci de particulièrement remarquable qu’elle dépasse les antinomies classiques (conscience/inconscient, volonté/désir, autodétermination/causalité, etc.) à partir desquelles la liberté a jusqu’alors été pensée, tantôt pour être affirmée, tantôt pour être niée. En effet, si Castoriadis réaffirme l’existence de la liberté, celle-ci cesse d’être l’apanage exclusif de la conscience, qu’elle soit thétique, non-thétique (le « pour soi » sartrien) (1975, 158), kantienne (car tout se joue, ici, au niveau de ce que Kant appelait les déterminations empiriques, soumises selon lui au déterminisme) (1975, 159) ou encore freudienne (le moi de la seconde topique est une construction sociale essentiellement rigide[31]), sans être pour autant renvoyée dans l’inconscient et le désir, comme l’ont prétendu les freudo-marxistes (notamment Marcuse) et les apologètes des machines désirantes (2000, 180).

Pourtant les concepts réhabilités par Castoriadis (autonomie, sujet, réflexivité) ne font-ils pas clairement « pencher la balance » du côté de la conscience ? N’indiquent-ils pas un retour aux conceptions classiques de la liberté, comme si les acquis les plus importants du (post)structuralisme (au premier rang desquels, précisément, une nouvelle critique de la liberté naïve que s’attribue le sujet conscient) pouvaient être ignorés ? Selon nous, de telles interrogations seraient justifiées si la pensée de Castoriadis pouvait s’inscrire dans la ligne de partage indiquée ci-dessus et, de la sorte, être rangée du côté des philosophies qui fondent la liberté sur la conscience. Or, précisément, cette alternative est profondément remise en cause par Castoriadis. En effet, s’il n’y a de liberté que par la réflexivité, celle-ci selon Castoriadis ne se réduit pas à la conscience mais déborde son cadre : elle désigne un rapport interne au flux psychique qui ne relève plus, en tant que tel, d’une décision volontaire et motivée mais d’une création[32]. Le point crucial et novateur, ici, réside dans la distinction entre la subjectivité « tout court » de la conscience vigile (hétéronome) et la subjectivité pleinement réfléchissante (autonome). En effet, même si elle ajoute à l’instinct le savoir de soi et le savoir qu’on sait (la cum-scientia distincte du « sentiment de soi » animal), la conscience « tout court » ne se distingue pas encore de la simple autoréférence, présente fondamentalement dans toutes les formes de vie, dès qu’il y a auto-finalité et autoconservation[33]. Or, même réfléchie, l’autoréférence est incapable de remonter aux présupposés de l’activité qu’elle « accompagne » : il lui est impossible de remettre en cause et de modifier le but qu’elle poursuit. Instinctive ou consciente, elle ne peut opérer que sous la modalité exclusive du calcul (« reckoning »), entendu précisément comme capacité de sélectionner les moyens les plus efficaces et les plus conformes au but suivi[34] : à ce titre, aucune différence de nature ne distingue le calcul instinctif d’un chien optimisant la trajectoire de sa course afin d’attraper le lapin qu’il pourchasse, le travail « nocturne » (extraordinairement rusé et habile) d’une pensée inconsciente à l’œuvre dans un rêve et le calcul conscient et optimisateur (zweckratiönal) d’un entrepreneur capitaliste « idéal-typique ». C’est pourquoi Castoriadis étend la catégorie ontologique de « pour soi » (self) à l’ensemble du vivant. Mais les accents vitalistes de cette conception de la conscience, loin d’anéantir la catégorie d’autonomie, permettent au contraire de la cerner plus rigoureusement en faisant d’autant plus ressortir, à l’autre extrémité, l’abîme qui sépare la conscience « tout court » de la conscience proprement réflexive (non plus au sens de « consciousness » mais au sens de « to be aware »). En effet, la subjectivité pleinement réfléchissante ajoute quelque chose de déterminant : le fait que la propre activité du sujet devienne, au-delà de toute fonctionnalité, l’objet de sa propre réflexion et parvienne ainsi à interroger ses présupposés ultimes. Elle est l’explicitation de soi comme objet par position et non par nature, ce qui suppose, outre le savoir de soi, l’opposition interne ou, comme dirait Hegel, la scission(Castoriadis 2000, 262). Ainsi, il y a réflexivité, par exemple, lorsque le langage en tant que tel (et non tel ou tel objet du langage) devient l’objet de la réflexion, lorsque le langage devient son propre métalangage. Possibilité remarquablement inscrite dans le langage humain (comme l’atteste le « dialogue de l’âme avec elle-même » qui définit la discursivité philosophique)[35] : de même, la pensée, comme le langage qui la soutient, peut se retourner complètement sur elle-même (parfois contre elle-même comme dans le scepticisme mais aussi pour revenir sur ses présupposés en vue, notamment, de déterminer des fondements absolument certains comme dans le cogito cartésien) et la praxis remettre en cause la matrice imaginaire dans laquelle elle se déploie (auto-institution démocratique). Or, ainsi définie, la réflexivité suppose, d’abord, non la conscience mais l’imagination radicale du flux psychique, seule capable de créer une telle scission en faisant être ce qui n’est pas : « pour réfléchir, je dois poser comme étant ce qui n’est pas, voir y dans x et voir double, me voir double, me voir non pas double mais dans le tremblement indéfini de la réflexion, me voir moi-même tout en me voyant comme autre »(Castoriadis 2002, 111). Une telle création n’est certes pas absolue : elle requiert des conditions de possibilité sociales (les contradictions réelles d’un procès productif déterminé) et psychiques (imagination défonctionnalisée, primat du plaisir par représentation sur le plaisir d’organe, présence d’une quantité importante d’énergie libre et labilité élevée des investissements psychiques(Castoriadis 2002, 120‑32)). Mais, bien qu’indispensables, ces conditions ne permettent pas d’expliquer le passage à la réflexivité pleine et entière, qui, ainsi, relève bel et bien d’abord d’une création cum nihilo altérant qualitativement le rapport conscient à soi[36].

Plus qu’un état (être simplement conscient), la liberté humaine doit donc être pensée comme un processus : elle se donne dans ses effets (création immotivée du flux psychique) sans s’y réduire (contrairement à ce que soutiennent les post-structuralistes sur lesquels nous allons revenir). Elle se situe, ainsi, au point où l’imagination créatrice du flux psychique se retourne en réflexivité pleine et entière. Mieux : au point d’équilibre où la réflexivité s’aiguise et se nourrit du flux désentravé de l’imagination et non de son assèchement comme dans la métaphore freudienne du Zuyderzee. C’est pourquoi il faut compléter l’affirmation célèbre selon laquelle « où ça est je dois advenir » en ajoutant que « où je est ça doit advenir »(Castoriadis 2000, 177). La liberté n’est donc pas seulement du côté de la conscience (même pleinement réflexive) ni du côté des forces de l’inconscient. Elle n’est pas non plus une illusion de l’ego ignorant l’ordre inflexible des structures inconscientes qui la produisent : elle tient dans un rapport interne du flux psychique, dans un certain passage de l’inconscient au conscient où la lucidité pleinement réflexive qui en émerge s’affirme au plus près de la source intarissable qui, simultanément, menace sans cesse de l’anéantir(Castoriadis 2000, 181). C’est sur cette ligne de crête précaire et instable (qui ne se réduit pas non plus à une simple différentielle de passivité et d’activité) que se révèle la subjectivité autonome, noyau vivant de toute praxis digne de ce nom et sans laquelle toute remise en cause collective des formes d’oppressions et de domination, aussi légitime soit-elle, ne peut que virer à l’instrumentalisation pure et simple.

II. L’autonomie, « l’impensé » du post-structuralisme ?

L’anthropologie de Castoriadis ne révèle pas seulement les failles du structuralisme lacanien auquel elle s’oppose frontalement. Elle apparaît aussi au « point d’hérésie » des pensées post-structuralistes. Celles-ci, tout en adhérant à l’idée structuraliste d’une mort irréversible du sujet, n’en essayèrent pas moins de neutraliser la thèse d’un assujettissement complet du sujet en déterminant des lignes de fuite, des espaces de résistances soustraits à l’emprise des structures ou encore des contradictions internes au procès de leur reproduction, susceptibles de manifester des formes créatrices de subjectivation, des désirs déterritorialisants ou bien encore des conjonctures révolutionnaires. Ce passage d’un « structuralisme des structures » à un « structuralisme sans structures » a pris différentes formes. Tantôt celle d’une désactivation de la référence à la psychanalyse et à la psyché (via la promotion exclusive du concept de corps, comme chez Foucault), tantôt celle d’un dépassement « interne » de Lacan visant à remettre en question l’emprise infaillible d’un « Signifiant des hauteurs » (Derrida, Deleuze et Guattari), tantôt, enfin, celle d’une marginalisation de Lacan, consistant à repenser l’assujettissement non plus dans les structures profondes de la psyché mais dans l’espace ouvert des interpellations multiples émanant, depuis le champ social, des appareils idéologiques d’État (le « second Althusser »). Malgré leurs différences, ces pensées convergent vers une même idée : s’il n’y a de sujet que décentré, les effets qui le produisent n’en sont pas moins susceptibles d’altérer les rapports de pouvoir, les machines sociales, les structures qui, pourtant, l’assujettissent (voire le produisent en l’assujettissant). Ce positionnement présente l’avantage de corriger les excès du structuralisme (qui rend difficilement pensable la transformation historique) sans revenir aux philosophies « classiques » de la liberté qui peuvent être récusées plus efficacement, tant dans ses variantes substantialistes (réaffirmées notamment par un certain marxisme posant au niveau collectif l’existence d’un sujet universel - le prolétariat comme « classe non-classe » - appelé à mener à son terme le cours essentiel de l’histoire) qu’existentialistes (où la non-coïncidence à soi du sujet, réduite à la néantisation conscientielle, aboutit à une conception naïve de la liberté)[37]. Nous voudrions montrer cependant que les problèmes de fond posés par chacune de ces options trouvent leur origine dans le présupposé anthropologico-philosophique contestable qui les réunit et que traduit la tâche commune qu’ils assignent à leurs réflexions respectives : celle de penser des effets de subjectivité révolutionnaires (résistances biopolitiques, agencements déterritorialisants des machines désirantes ou interpellations contradictoires des Appareils Idéologiques d’État) qu’aucun « bouclage récursif » ne saurait transformer en autonomie volontaire et effective (car cela reviendrait, en effet, à substituer à l’idée d’un décentrement constitutif du sujet celle d’un recentrage inexplicable et contradictoire).

Pour établir la validité (au moins partielle) de notre hypothèse, nous nous pencherons plus spécifiquement sur les pensées de Deleuze et Guattari puis d’Althusser : outre les contraintes formelles qui dans le cadre de cet article imposent un tel choix, ces deux pensées se distinguent en ce qu’elles sont, d’une part, plus « complètes » que celle de Foucault en raison de la place qu’elles accordent à la psychanalyse[38] et, d’autre part, en ce qu’elles soulignent plus fortement les potentialités révolutionnaires du procès de subjectivation, contrairement à Derrida qui tend à reléguer la subversion possible des structures dans une pensée des « marges » et de la « différance ». Pourtant, elles révèlent également, dans le creux de leurs limites respectives, une autre direction qu’elles esquissent malgré elles et qui, sous la forme d’un renversement interne (hérétique), pourrait justifier le passage à une conception de la subjectivité autonome au sens précis où l’entend Castoriadis.

Il est bien connu que la voie explorée par Deleuze et Guattari dans l’Anti-Œdipe a consisté non pas à annuler la référence à la psyché (comme Foucault) mais à la retourner contre la psychanalyse lacanienne et, en grande partie aussi, contre celle de Freud. Ils reprennent à ce dernier le concept fondamental de libido, concept qu’ils pensent au plus près de sa dimension énergétique et économique, moléculaire et nomade, au point précis où les mirages de l’imaginaire, du signifiant et de la loi peuvent se révéler tels qu’ils sont. Freud, en effet, aurait eu l’intuition du caractère productif du désir inconscient[39]. Mais, en restant fidèle au concept idéaliste de représentation (« Vorstellungrepäsentanz des Triebes »), il aurait mutilé ce que son intuition avait d’essentiel et justifié une nouvelle conception territorialisée du désir, cristallisée dans le mythe œdipien où les flux versatiles du désir se voient assigner un destin fixé, une fois pour toutes, sous le signe de la culpabilité (névrotique)(Deleuze et Guattari 1973, 1:89). Incapable de substituer la production à la représentation, la psychanalyse freudienne serait revenue à une conception classique du désir, pensée dans l’élément de la représentation et donc du manque[40]. C’est pourquoi Deleuze et Guattari comparent Freud aux grands économistes classiques. Eux aussi, avec le concept de travail abstrait, ont dévoilé l’essence subjective abstraite de la richesse et entrevu le caractère générique, désobjectivé et déterritorialisé de l’activité productive pour mieux la reterritorialiser en la ramenant à la forme fétichisée de la propriété privée des moyens de production et des rapports sociaux d’exploitation qu’elle sanctionne[41]. Mais ce rapprochement avec l’économie politique bourgeoise, on le sait, est poussé plus loin : en effet, l’une des thèses centrales de L’Anti-Œdipe est que le mythe familialiste sur lequel a prospéré la psychanalyse serait l’instrument de répression idoine du capitalisme, la reterritorialisation artificielle inventée par ce dernier pour contenir le décodage déterritorialisant des flux auquel il a dû procéder afin d’instaurer son propre règne, celui de la quantité abstraite et de l’axiomatisation impitoyable de toutes les formes de vie. En s’inspirant de ce que Marx a fait avec l’économie politique classique, Deleuze et Guattari s’assignent donc la tâche de dépasser la psychanalyse spiritualiste avec ses propres ressources : de même que Marx a subverti de l’intérieur la théorie classique de la valeur pour mettre en lumière le caractère révolutionnaire des forces productives, de même il faut revenir à l’intuition centrale de Freud, au plan d’immanence absolu où l’inconscient se donne à voir comme désir et non comme fantasme, comme production (usine) et non comme représentation (théâtre), comme versatilité moléculaire incontrôlable et non comme rabattement invariable des flux sur l’image spéculaire du petit moi produite par refoulement – « castration symbolique ». Derrière le mythe familialiste, c’est donc le concept de représentation qui doit être liquidé car, qu’il soit pensé dans l’élément de l’imaginaire (Freud) ou du symbolique (Lacan), il convertit fatalement le désir en manque[42] (se représenter l’objet de son désir c’est manquer de cet objet), le réinscrit dans l’horizon de la transcendance et de la négativité[43]et, ainsi, dénature sa puissance qu’il assujettit complètement au pouvoir. Il ne faut donc pas seulement décentrer le sujet par rapport à la conscience (comme l’a fait la psychanalyse) mais aussi par rapport à la représentation (ce que n’ont fait ni Freud ni Lacan) : non pas décentrer le sujet par rapport au vide d’un Signifiant absent qui le représenterait sous la loi d’un « manque à être » perpétuel mais supprimer toute référence à la représentation afin de penser le sujet comme étant décentré par rapport au plein de la production des machines désirantes, sur le bord desquelles il consomme activement le produit de leurs synthèses disjonctives sous la forme d’un devenir impersonnel et actif[44]. Sitôt quitté le plan mystificateur de la représentation, le vrai sujet, celui que produit l’infrastructure productive et immanente du désir, se révèle donc être l’effet des machines désirantes qui, à l’image des forces productives des marxistes, sont intrinsèquement révolutionnaires[45]. Le sujet n’existe bien qu’en effets, excentré, sous la modalité de la non-coïncidence à soi : mais ces effets, saisis désormais sous le plan mystificateur de la représentation, sont pensés comme intégralement positifs, affirmatifs et actifs (et non comme l’expression d’une négativité essentielle : celle d’un vide, d’un Signifiant absent). Sans réhabiliter une quelconque forme d’autonomie subjective, Deleuze et Guattari proposent donc, contre Lacan, une première réhabilitation « vitaliste » et post-structuraliste du sujet[46].

La stratégie deleuzo-guattarienne diffère sensiblement de celle de Foucault. Chez Foucault, la subjectivation passe par une mise à l’index de l’idée d’inconscient au profit d’une histoire politique du corps d’où ressort l’indistinction toujours plus grande entre vie-pouvoir-résistance ; chez Deleuze et Guattari, elle passe non par le rejet de l’inconscient mais par une schizo-analyse révélant les lignes de fuite d’un désir inconscient essentiellement en excès sur toute forme de pouvoir. Là où Foucault situe la résistance au niveau où corps et pouvoir tendent à devenir indistincts, Deleuze situe cette résistance dans l’inconscient, où l’opposition entre potentia (celle des machines désirantes, du conatus inconscient du sujet) et potestas se révèle au contraire absolue. Cette option est-elle plus éclairante que celle de Foucault ? Il est permis d’en douter. Pour nous en convaincre, nous souhaiterions insister sur l’un des problèmes majeurs qu’elle soulève. Bien qu’ayant déjà été souligné[47], nous voudrions y revenir pour en donner une interprétation particulière qui aura l’avantage de nous ramener au concept castoriadien d’autonomie. Ce problème est le suivant : si le désir inconscient est intrinsèquement révolutionnaire, si la puissance (nomade, schizo-moléculaire) est aux antipodes du pouvoir (sédentaire, unificateur), comment comprendre le devenir-réactionnaire, parano-fascisant qu’affirme le plus souvent, de lui-même, ce même désir[48] ? Deleuze et Guattari relèvent en effet que si les révolutions classiques (bourgeoises et prolétaires) ont mal tourné, c’est parce que les intérêts préconscients révolutionnaires qui les animèrent furent portés par des désirs inconscients de nature réactionnaire et fasciste : les prolétaires ont voulu consciemment la justice et l’égalité en investissant libidinalement des formes de pouvoir terriblement oppressantes(Deleuze et Guattari 1973, 1:124‑25). Mais comment ces désirs peuvent-ils être réactionnaires si l’inconscient est essentiellement révolutionnaire ? Deux thèses antinomiques coexistent ainsi dans L’Anti-Œdipe : selon la première, le désir est essentiellement révolutionnaire (le moléculaire est révolutionnaire), selon la seconde (corrigeant la première mais incompatible avec elle), les productions des machines désirantes suivent, dès le niveau le plus moléculaire, deux orientations opposées (l’une parano-fascisante, sédentaire et univoque, l’autre révolutionnaire, nomade et plurivoque). En opposant radicalement la puissance et le pouvoir, Deleuze et Guattari rendent donc incompréhensible une aliénation qu’ils veulent thématiser (à juste titre) comme un phénomène qui vient de l’inconscient.

Il y a donc une contradiction entre leur anthropologie optimiste (les forces productives des machines désirantes sont révolutionnaires) et leur refus de penser l’aliénation comme l’effet mécanique d’une simple répression extérieure (le ver est dans le fruit des forces productives). D’un côté ils refusent avec Reich de penser le refoulement comme l’effet mécanique d’une répression sociale qui viendrait du dehors (Deleuze et Guattari 1973, 1:140) ; pourtant, ils partagent avec Marcuse un schéma manichéen (non plus Eros versus Civilisation mais puissance versus pouvoir). D’où le problème. Si la critique sommaire de la psyché par Foucault tend à rendre indiscernables corps, vie et pouvoir (et difficilement compréhensible le rapport entre résistance et pouvoir), la définition que Deleuze et Guattari donnent de l’inconscient les amène à opposer trop schématiquement puissance et pouvoir jusqu’à entrer en contradiction avec leur propre démarche qui saisit quelque chose d’essentiel (la racine inconsciente, désirante de l’aliénation). Or, c’est en comprenant l’origine de cette contradiction (et le point commun qu’elle partage avec Foucault), qu’on pourra faire un pas de plus vers la conception castoriadienne. L’origine de la contradiction où s’enferrent Deleuze et Guattari vient, en effet, de l’opposition entre inconscient (productif) et représentation (le théâtre œdipien) qui, dans L’Anti-Œdipe, donne sens à l’opposition métaphysique entre puissance et pouvoir[49]. Comme on l’a vu, Deleuze et Guattari soutiennent que l’inconscient, machinique-productif, n’est pas de nature représentative (retour au modèle « énergétique »). La représentation psychique au sens où l’entendait le Freud de L’inconscient (1915), comme « délégation de la pulsion » (Vorstellungrepräsentanz), mise en image irréductible à la réalité représentée, désigne donc selon eux autre chose qu’une réalité intrinsèquement psychique. Comme elle ne relève pas des machines désirantes, c’est-à-dire de la puissance effective de production du réel, elle provient forcément du pôle opposé, celui du socius et du « pouvoir » : plus précisément, elle est l’effet d’une connexion spécifique, proprement assujettissante, entre les machines désirantes et les machines sociales, entre l’inconscient et le corps plein du socius qui, au lieu d’apparaître comme le produit des forces productives du désir, s’impose comme leur présupposé naturel et divin. Or, le régime propre au socius diffère de celui du corps sans organes, l’autre surface d’inscription du désir : si tous deux, en tant qu’ils enregistrent le procès de production du désir, impliquent une « station improductive inengendrée », le socius introduit un élément d’anti-production qui se rabat sur toute la production pour s’en approprier le surproduit dans le mouvement même par lequel il s’attribue, comme si elles émanaient de lui, l’ensemble des parties du procès[50]. Alors que le corps sans organes est le point limite de la puissance désirante, le socius est l’instance du pouvoir qui assujettit et retourne la puissance désirante contre elle-même, la sépare de ce qu’elle peut. Dans ce mouvement d’inversion, les machines désirantes se soumettent aux machines sociales qui, imposant leur régime propre (celui de l’anti-production), répandent le manque dans le désir et avec ce dernier la représentation : « le manque est un contre-effet du désir, il est déposé, aménagé, vacuolisé dans le réel naturel et social »(Deleuze et Guattari 1973, 1:34). Aménagé et organisé dans la production sociale, il est « contre-produit par l’instance d’anti-production »(Deleuze et Guattari 1973, 1:35). La représentation qui accompagne le surgissement du manque dans le désir, son œdipianisationdipianisation, est donc la délégation du pouvoir auprès de l’inconscient, l’élément dans et par lequel s’accomplit la reterritorialisation factice des machines désirantes[51]. Derrière l’idée de « représentation psychique », s’opère donc une reterritorialisation, un renversement dialectique de l’ordre de production du réel : contaminé par le manque que répand en lui le socius, le désir (qui ne manque de rien) se met à « marcher sur la tête », à se plier au pouvoir que sa puissance produit. Derrière l’idée d’une représentation psychique per se, d’une « représentation par délégation » occultant la réalité intrinsèquement productive de l’inconscient, Deleuze et Guattari lisent donc « dialectique » : ils plaquent sur la question du statut de la représentation psychique une critique de la dialectique qui, on le sait, est le fil rouge de la pensée deleuzienne. L’idée de représentation psychique serait ainsi, en quelque sorte, la mystification dialectique la plus aboutie, la plus intériorisée : après celle de la multitude en peuple, du travail concret en travail abstrait, de la valeur d’usage en valeur d’échange viendrait celle des machines désirantes en représentations imaginaires-symboliques. Or, cette identification n’est-elle pas aussi réductrice et simplificatrice que celle qui déduit l’être de la représentation psychique du triangle œdipien[52] et celle qui, au nom du caractère intransitivement social du désir inconscient (« le champ social est immédiatement parcouru par le désir »), réduit la sublimation psychique à un procès de médiation intégralement placé sous la coupe de l’instinct de mort et de la renonciation[53]. Cette interprétation, en effet, ne colle ni avec le sens bien plus riche qui ressort du concept freudien de sublimation, ni avec celui bien plus complexe et étendu que Freud donnait à l’idée de représentation à laquelle Castoriadis accorde une importance décisive en en faisant l’illustration éclatante de l’irréductibilité ontologique de la psyché[54]. C’est donc, selon nous, cette obsession antidialectique qui, en conduisant Deleuze et Guattari à poser l’opposition binaire entre puissance et pouvoir, entre inconscient productif et représentation aliénée, aboutit à la tension contradictoire non résolue qui traverse leur définition du désir. Il faut donc, pour sortir de l’impasse, réintégrer la représentation au cœur de la réalité psychique et faire passer dans l’élément de la représentation la frontière entre passivité et activité, entre aliénation et liberté. Tel est le chemin suivi, avant Castoriadis, par le second Althusser, celui des appareils idéologiques d’État.

Celui-ci, en effet, a emprunté une voie intermédiaire, consistant à marginaliser la conception lacanienne : ni sa forclusion pure et simple (comme Foucault), ni sa subversion interne (Deleuze-Guattari). Dans « Trois notes sur la théorie des discours » (1966), il reconnaît un grand mérite à Lacan : celui d’avoir posé les bases d’une théorie générale de l’inconscient, délimitant clairement le domaine qui lui correspond en lui donnant des concepts propres (1994, 125, 1994, 59). Contrairement à Deleuze et Guattari, Althusser place Lacan au-dessus de Freud qui, ayant découvert l’inconscient, ne pouvait le penser qu’avec des concepts trop souvent importés d’autres domaines (psychologie, biologie, etc.)[55]. La théorie de Lacan poserait ainsi les bases d’une « théorie générale » de la « théorie régionale » léguée par Freud, l’équivalent de ce qu’a fait la linguistique moderne par rapport aux conceptions pré-scientifiques du langage, ou de ce qu’Althusser et ses disciples pensaient avoir fait avec Marx (condamné lui aussi, comme Freud, à aborder le « continent histoire » qu’il venait de découvrir avec des concepts encore contaminés par Hegel et les économistes classiques)[56]. La théorie lacanienne serait plus largement l’un des quatre piliers d’une théorie plus générale du signifiant, c’est-à-dire des discours ou des formes de production de l’effet-sujet (scientifique, esthétique, idéologique, psychanalytique) que le matérialisme historique a pour but d’articuler dans leur réalité différentielle (la spécificité de chacun des discours ne pouvant être conçue qu’à partir du type d’articulation différentielle qui le rattache aux autres formes de discours)[57].

Cependant, Althusser insiste aussi sur le fait que Lacan n’est pas allé au bout de sa découverte. Car si la catégorie centrale de symbolique marque de manière bien plus incisive la frontière séparant l’inconscient du biologique, du neurobiologique, du psychologique, la référence centrale au concept de signifiant ne permet pas, en revanche, de marquer tout aussi clairement la différence avec la théorie linguistique du signifiant[58]. Faute de se refermer complètement sur elle-même et de délimiter clairement son objet de pensée, la théorie lacanienne ne produirait donc qu’un « effet de théorie générale »[59]. On peut d’ailleurs mettre en rapport cette critique avec la critique que nous avons adressée plus haut à Lire Le Capital où les althussériens commettent étrangement une erreur de même nature en transposant sans précaution le concept psychanalytique de causalité structurale au concept social-historique de valeur : Lacan, ainsi, aurait insuffisamment clarifié la nature différentielle du concept psychanalytique de signifiant tandis que le matérialisme historique à la sauce althussérienne aurait indument emprunté un concept de causalité encore trop chargé de connotations lacaniennes. D’où la nécessité de mieux marquer les frontières de chaque théorie pour éviter les extrapolations en cascades.

Tel est le sens du réagencement théorique qu’opère Althusser dans le fameux article sur les appareils idéologiques d’État : détacher la composante imaginaire de la vie psychique hors du champ de l’inconscient (qui, chez Lacan, en est la cause) pour la rattacher aux appareils idéologiques d’État et, simultanément, identifier le sujet au moi préconscient-conscient (ich), au lieu de l’inscrire, comme le faisait Lacan, dans l’inconscient (comme « sujet barré », ich-spaltung). Le sujet n’est plus dans l’inconscient (divisé en lui-même) mais à côté : il devient l’effet immanent des pratiques matérielles, signifiantes et ritualisées des agents au sein des appareils idéologiques d’État[60]. En « extirpant » le sujet de l’inconscient, Althusser croit ainsi dissiper l’usage encore équivoque du concept de signifiant qu’en fait Lacan sans revenir pour autant à une conception naïve, « humaniste » qui reviendrait à présenter le sujet comme un être essentiellement autonome (croyance qui est au fondement de toute interpellation idéologique). La conception lacanienne se trouve également relativisée sur un autre point crucial car, en faisant passer le sujet et ses représentations imaginaires du côté de l’idéologie, en inscrivant sa genèse dans la matérialité des pratiques sociales commandées par les appareils idéologiques d’État, il devient possible de penser le changement pratique-révolutionnaire des structures sociales (ce que Lire Le Capital, encore trop pris dans le référentiel lacanien, ne pouvait plus vraiment penser, si ce n’est sous la forme fort peu convaincante d’une synchronie généralisée englobant l’approche diachronique des modes de production[61]). En effet, si les sujets sont complètement déterminés par les appareils idéologiques d’État, ces idéologies sont multiples car les appareils idéologiques d’État qui interpellent les sujets sont eux-mêmes multiples, de sorte que leurs effets d’assujettissements (même s’ils servent chacun d’entre eux, pris séparément, la reproduction des structures) peuvent se contredire ponctuellement et se retourner contre la finalité globale qu’ils servent (Althusser 2011, 114‑15). En suturant l’être du sujet à l’interpellation des appareils idéologiques d’État, Althusser rend donc pensable des formes de subjectivation en excès sur les structures qui pourtant fabriquent et aliènent l’homme au sujet imaginaire qu’il croit être. Sans renoncer au noyau de la conception structuraliste du sujet, il est possible de rendre intelligible l’altération historique des structures, là où la subordination totale de l’imaginaire à la Loi symbolique (qui rabat la multiplicité des chaînes signifiantes sur un seul et même Signifiant) rend tout simplement incompréhensible le changement historique. Sans revenir ni au mythe d’un sujet individuel autonome (le sujet n’existe qu’en effets), ni au mythe d’un Sujet de l’histoire (l’histoire est un « procès sans sujet »), Althusser peut ainsi faire la synthèse concrète entre ces premiers articles des années soixante comme « contradiction et surdétermination » où la place accordée au changement à la pratique révolutionnaire est encore centrale et LireLe Capital, où l’emprise de Lacan (qui le conduit à éliminer les concepts freudiens de « condensation » et de « déplacement », déterminants dans les analyses de « Contradiction et surdétermination ») conduit inversement à insister bien plus fortement sur l’inertie reproductrice des structures et la réification des agents qui en résulte (réduits au rang de simple « supports de structures »).

Néanmoins, là aussi, cette démarche soulève de nouvelles interrogations. Pour aller à l’essentiel, nous nous attarderons sur celle qui est la plus importante pour notre propos. Elle tient au sort réservé à la psychanalyse lacanienne et, par extension, à la notion de psyché qui, vidées de toute substance par le transfert qu’opère Althusser, empêchent in fine sa propre construction de se boucler et de se fermer. En effet, tout se passe comme si le transfert, par armes et bagages, des notions de sujet et d’imaginaire dans le champ des pratiques sociales-idéologiques révélait en creux la nécessité d’une approche psychanalytique complémentaire qu’Althusser, précisément, ne peut plus fournir (alors même qu’il appelait de ses vœux, dans Trois notes sur la théorie des discours, une théorie générale de l’inconscient). Le transfert qu’opère l’article sur les appareils idéologiques d’État a pourtant deux effets positifs majeurs. D’abord il ne prend plus la forme d’une transposition aveugle comme c’était encore le cas dans Lire Le Capital. Extirpées hors du champ psychanalytique, les notions de sujet et d’imaginaire font l’objet d’une réélaboration rigoureuse en passant dans le champ social-idéologique. On peut souligner ici le progrès accompli par rapport à une théorie plus récente telle que celle de Zizek qui, en (trop) bon disciple de Lacan, généralise sans précaution le rapport du sujet inconscient à la loi au rapport du sujet idéologiquement assujetti aux lois sociales et juridiques, brouillant ainsi la frontière entre ces deux domaines ontologiquement distincts que sont la psyché et le social (Zizek 1989). L’autre effet positif est que la théorie d’Althusser sur « l’interpellation », parce qu’elle inscrit l’être du sujet dans l’élément irréductible de la représentation imaginaire-idéologique, détermine bien plus clairement la nature et la logique des dynamiques sociales d’aliénation et de désaliénation que ne peuvent le faire Foucault ou Deleuze et Guattari. Contre Foucault, elle montre que les phénomènes de résistances ne doivent pas seulement être pensés au niveau des formes biopolitiques qui investissent et normalisent le corps, mais aussi au niveau des représentations imaginaires du sujet, des différentes formes d’interpellations qui s’adressent à lui, selon qu’elles se conjuguent et renforcent l’effet d’assujettissement ou selon qu’elles se heurtent, détraquent ou brouillent les messages et les ordres (éventuellement jusqu’à la contradiction ouverte)[62]. Contre Deleuze et Guattari, elle montre que l’opposition entre liberté et servitude (auto-aliénation) ne recoupe pas la polarité production/représentation mais passe tout entière dans la représentation.

Ces deux avancées révèlent cependant le problème majeur d’une construction qui, en vidant la théorie lacanienne de toute substance et en évacuant, avec celle-ci, toute référence au psychique, ne parvient pas à se boucler sur elle-même. Les références à l’inconscient et à la psychanalyse ne subsistent plus, en effet, que sous la forme d’analogies insuffisantes (quand Althusser, par exemple, rapproche l’énoncé de Marx sur les idéologies qui n’ont pas d’histoire et la proposition de Freud sur l’inconscient qui ignore le temps (2011,p,112.)). De même, les schémas lacaniens subsistent subliminalement dans la description de la « centration spéculaire » et de la « garantie » (comme le sujet inconscient qui, chez Lacan, doit son être au Signifiant absent qui le représente, Althusser prend l’exemple de Yahvé s’exprimant à Moïse dans la nuée) (2011, 132‑33). Mais le système de coordonnées où se trouvent transplantés tous ces concepts lacaniens, celui du champ social, n’est plus le même, de sorte que la nature des termes et des relations change complètement. Or, sortis de leurs éléments d’origine (l’inconscient), ils perdent ici l’essentiel de leur portée explicative (et ce d’autant plus qu’Althusser ne cède pas au piège de l’extrapolation). D’une part parce qu’ils perdent la systématicité que Lacan pouvait encore leur donner : Althusser est obligé de se rabattre sur des exemples religieux pour que sa description du mécanisme d’interpellation devienne convaincante, sans laisser entrevoir comment il pourrait s’appliquer à d’autres formes d’aliénation[63]. D’autre part, ces concepts peuvent seulement décrire comment l’individu se fait sujet sans expliquer pourquoi l’individu se fait sujet (pourquoi répondons-nous à l’appel, pourquoi l’interpellation fonctionne-t-elle ?) : ni le premier exemple donné (celui, fameux, de l’interpellation policière dont Althusser reconnaît la limite évidente puisqu’il présuppose déjà la préexistence du sujet à l’appel) (2011, 126), ni le second « plus sérieux » de la religion (qui montre la contemporanéité de la formation du sujet et de son assujettissement) ne permettent de comprendre pourquoi le sujet surgit d’un rapport spéculaire à un Sujet éminent. Si l’on veut approfondir la question dans le cadre de l’article, il ne reste rien d’autre à se « mettre sous la dent » que la référence hypertrophiée (mais à la portée explicative mince) à la citation de Pascal faisant émerger la croyance de la pratique répétée (2011, 120). On voit immédiatement ce que ces explications ont d’insuffisant et à quel point elles font naître une autre question, à laquelle il n’est plus possible de répondre : qu’est-ce qui, dans la psyché et avant la fabrication « idéologique » de l’individu social, rend inévitable sa formation sous la modalité de l’auto-aliénation (ou en termes psychanalytiques : qu’est-ce qui rend possible la sublimation du psychisme humain sous la forme de l’interpellation assujettissante) ?

L’analyse d’Althusser requiert ainsi une approche complémentaire (qui va de la psyché non encore socialisée au sujet) allant en sens inverse de sa démarche (qui, via l’interpellation, va de l’idéologie et des structures sociales au sujet constitué). Ce qu’il ne peut plus faire puisqu’il a entre temps vidé la conception lacanienne, la seule à disposition, de sa substance. D’où la montée au créneau des philosophes lacaniens (Slavoj Zizek, Mladen Dolar) pour justifier un retour à Lacan (d’autant qu’Althusser continue de s’en inspirer dans son analyse des effets de l’interpellation). Or si l’on veut conserver les acquis majeurs de la conception althussérienne et l’intuition précieuse qui les sous-tend (la différence non réductible de l’imaginaire social où peut se penser l’irruption de la contingence dans la temporalité historique), il faut aller dans une autre voie : hors du structuralisme, hors du post-structuralisme. Cette voie est précisément celle qu’a empruntée Castoriadis. Car si, en un sens, un univers sépare la constellation poststructuraliste de la pensée castoriadienne où renaissent les concepts honnis par les auteurs de la « French theory », c’est au plus près des contradictions, des problèmes, mais aussi des éléments les plus prometteurs (du côté du second Althusser) qui ont émergé du courant poststructuraliste que la portée de son anthropologie philosophique pourra être reconnue à sa juste valeur et éclairer d’une lumière plus vive sa pensée politique.