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Pour Oksana Lychkovska

C’est en vivant son époque, en la comprenant du dedans et en acceptant que sa compréhension devienne un agent de l’époque elle-même qu’on est historique, non pas en la contemplant dans l’inactivité de la génération qui n’a plus qu’à l’expliquer. Jean-Paul Sartre (1983)

« Vivre libre ou mourir ! ». Ce 21 février 2014 voit les révolutionnaires ukrainiens, confortés par une médiation de l’Union européenne, parvenir à un tournant historique dans l’histoire de leur pays. On oubliera les péripéties de ce qui apparaîtra comme la « naissance d’une nation » à l’avenir encore très incertain, mais devenue pleinement actrice de son destin. La peur panique des tenants d’un pouvoir face au risque de le perdre est sans aucun doute l’un des motifs les plus puissants de l’histoire, peu étudié alors qu’il est central. Les historiens répugnent généralement à étudier les « causes négatives » (Sartre 1983, 101), cependant déterminantes. L’accumulation de petites frustrations finit par créer un climat propice à une action qui restait en latence : mais la peur retient la plupart d’entre nous d’agir.

Dès 1947, Sartre étudie la manière dont l’histoire est portée par son propre mythe : « La caractéristique de l’histoire moderne est qu’elle a son propre mythe comme facteur interne. Elle enveloppe son propre mythe et l’Histoire vraie se fait par le moyen du mythe de l’Histoire. […] Ainsi les changements qui se faisaient dans l’ignorance s’opéreraient en connaissance de cause… » (1983, 92). Il ouvre alors la voie à une phénoménologie de l’action historique qui devait aboutir à la Critique de la raison dialectique. Après Qu’est-ce que la Littérature ? il se demande si l’« action par proposition », qui caractérise la lecture et qui laisse chacun libre et responsable de ses décisions, permet de penser l’histoire. Est-ce ainsi qu’on parcourt les chemins de la liberté ? Ou bien devons-nous voir dans les décisions humaines des épiphénomènes psychiques ?

L’improbable se produit lorsqu’un saut est franchi : la peur est surmontée par une perspective d’action. « Le soulèvement me semble une manière de faire l’histoire, au sens précisément où il en interrompt le fil, en perturbe le cours pour le modifier. C’est par lui que la subjectivité s’introduit dans l’histoire. […] Subjectivités non de grands hommes, mais de n’importe qui. C’est là une différence notable avec la Révolution française de 1789… », écrit Christophe Bouton dans Faire l’histoire. De la Révolution française au Printemps arabe (Bouton 2013, 242‑43). Référée à Michel Foucault, cette conclusion ne laisse pas de faire question. Comment rejeter la figure des grands hommes, comme si les mouvements populaires ne devaient être ni préparés ni suivis par des « figures » où ils s’incarneraient, dussent ces personnalités trahir ou décevoir. L’Inde sans Gandhi et Nehru ? L’Afrique du Sud sans Mandela ? Le Brésil sans Lula ? Prague sans Havel ? Et n’est-ce pas précisément l’absence de leadership suffisant à Kiev qui permet à Poutine de faire comme si ce soulèvement n’avait jamais eu lieu, et qu’il restait loisible de le réprimer par la force ? Plus fondamentalement, peut-être, il y a comme un escamotage dans le présupposé qu’un « soulèvement » procéderait d’une unité concrète. Accordons à Foucault qu’il est possible de « préférer le risque de la mort à la certitude d’avoir à obéir » (2013, 242). Mais ce thème révolutionnaire, ranimé en France par le mythe de la Résistance, est pour une part illusoire. Nombre de soulèvements liés à des situations devenues intolérables ne parviennent pas à transformer la réalité. Et parmi ceux qui y parviennent, un grand nombre sont portés par des organisations prêtes à engager une confrontation violente : du NSDAP en 1933 aux communistes russes de 1917 ou chinois de 1949, comment fonder la thèse du soulèvement populaire sans direction politique qui se transformerait de soi-même en fait historique ?

L’histoire qui se produit est-elle celle qu’ont rêvée les hommes ? Est-elle le fait de puissances qu’il n’est au pouvoir de personne de contrôler ? L’idée d’agent historique fait-elle sens ? Pour envisager cette question, établissons un parallèle avec le livre Who Owns the Future ? de Jaron Lanier. L’auteur, brillant informaticien, acteur des logiciels libres et conseiller chez Microsoft, constate l’effet de la « main invisible » des grands monopoles qui prospèrent sans s’inquiéter du chômage technologique qu’ils créent en captant des profits pour les seuls actionnaires. J. Lanier propose un chemin vers une économie soutenable, un « humanisme informationnel » qu’il souhaite voir adopter par les acteurs du monde des réseaux.

Les monopolistes et les ploutocrates actuels tirent leur puissance du plébiscite quotidien que les utilisateurs en ligne accomplissent en manipulant leurs connexions tarifées et addictives. Le peu de probabilité d’un soulèvement contre le capitalisme du numérique se mesure à la faible part des individus et des organisations qui, dans les pays riches, restreignent leur appui à ces monopoles privés : « La raison pour laquelle les gens cliquent “oui” [à la demande d’être pistés par les sites] n’est pas qu’ils comprennent ce qu’ils font, mais c’est simplement l’unique option pratique hormis celle de boycotter complètement une société, ce qui devient assez difficile. C’est un autre exemple de la manière dont la modernité numérique ressemble à un chantage doux » (2013, 298). Qu’on ne compte pas sur des modèles comme Wikipedia, prévient J. Lanier : la gratuité de la mise à disposition d’informations publiques (à partir de L’Encyclopedia Britannica de 1911, libre de droits, et de contributions volontaires) a aussi pour effet de faire prévaloir un modèle dominant.

Il s’agit ainsi de penser les inflexions, les points de rebroussements, d’aborder l’incalculable, bref l’événement. La même semaine du 20 février 2014 a vu Facebook engager dix-neuf milliards de dollars pour acheter un service de téléphonie mobile sur Internet qu’utilisent un demi-milliard de personnes. Est-ce plus ou moins déterminant que l’événement de la place de l’Indépendance de Kiev ? J. Lanier ouvre son livre sur la mise en balance de la chute du mur de Berlin en 1989 avec le développement de l’informatique personnelle et de l’Internet à la même époque. Lequel de ces deux événements est-il le plus marquant ? L’informatique détruit progressivement les emplois de la classe moyenne en Californie. What’sApp emploie quelques dizaines de personnes au moment de son rachat par Facebook : chaque employé pèse-t-il 300 millions de dollars ? Notre époque est folle. Une loi antitrust pourrait-elle réintroduire de la concurrence entre des réseaux dont l’efficace tient à leur position dominante ? L’acteur principal de l’histoire ne serait-il pas, plutôt que le peuple anonyme, les cabinets juridiques qui rédigent les statuts permettant de lever d’immenses capitaux et de prospérer sur le NASDAQ ?

Le devenir social, entre l’anecdotique et le structurel

C. Bouton repère certaines des objections émises face à la thèse d’une histoire faite par des sujets. L’impuissance des hommes, la confusion des circonstances et l’ignorance des suites seraient rédhibitoires. Les conséquences violentes et meurtrières des actions historiques revendiquées par des autocrates, et pour finir l’obsolescence éventuelle de l’idée d’historicité elle-même achèveraient de nous détourner de toute apologie de l’action volontaire. Convient-il alors d’en rabattre sur l’idée saugrenue de faire triompher les idéaux démocratiques, le progrès de la raison, voire de simples règles d’équité ? Quoi opposer au quiétisme et à l’abstention ? Mais comment expliquerions-nous les progrès de l’esprit humain et la capacité d’une partie de l’humanité actuelle, à conjurer la fatalité qui pèse sur l’existence de chacun sans le « projet historique » ? La synthèse entre ces extrêmes nous conduira-t-elle à nous confier à une providence ?

Telles sont les premières questions de l’auteur. Par choix méthodologique, il assume le fait d’étudier des catégories herméneutiques et délaisse les dimensions « matérielles » de l’histoire. Évoquées dans l’introduction, les objections liées à l’excès de confusion ou à l’obsolescence ne sont pas traitées avec la même précision que ne le sont les thèses de l’impuissance ou de l’ignorance. Les catégories mobilisées suffisent-elles à remplir le programme explicite de l’ouvrage ? L’idée même d’histoire se trouve minée par le retrait des acteurs politiques au profit des puissances économiques et financières.

C. Bouton s’attache aux débats issus du 19e siècle qui voient se succéder les figures du « grand homme » et de la « classe ouvrière ». Si, selon Marx, le communisme peut se présenter comme l’agent d’une histoire dont les conditions sont potentiellement réunies, mais à laquelle manque encore la pleine conscience de ses acteurs (2013, 55), reste, note Castoriadis, que l’aléatoire marque le décalage entre le cours rationnellement prévisible des choses et la suite des circonstances qui fait proprement histoire. Castoriadis introduit « l’irréductibilité de la signification à la causation » (2013, 74). Cet écart est le lieu spécifique du « faire histoire », par un paradoxe qui clôt l’essai de problématique rédigé par C. Bouton, sur un concept « qui vise la transformation de la société par l’autonomie des hommes pour réaliser l’autonomie de tous » (2013, 77)[1].

Nous retrouvons là le projet du Contrat social, mais la volonté générale se heurte à l’incapacité des hommes à s’élever au niveau de l’intérêt général d’où le fait que l’histoire doit en rester au seuil de l’émancipation, devenant la chronique de ses échecs. La démocratie, on le sait, est présentée par Rousseau comme convenable à des dieux, mais inatteignable dans les conditions de l’historicité humaine. Cette aporie pourrait-elle être levée en examinant la part de l’imaginaire social qui peut s’investir dans un processus de transformation de la société par elle-même ? Par opposition à cette involution, C. Bouton entend poursuivre un programme de recherche d’herméneutique historique développé par Reinhardt Koselleck dans les années 1970, pour étudier les conditions de « faisabilité » de l’histoire. Si Daniel Innerarity s’est efforcé de montrer que la prétention de faire l’histoire avait toute chance de créer les conditions même de la violence qu’on prétend dépasser (Innerarity 2008), C. Bouton revisite les analyses qui doutent de la capacité des hommes à faire l’histoire.

Impossible de reprendre ici chacune de ses études. Les romanciers sont des protagonistes essentiels. Tolstoï est l’auteur de référence pour peser le mérite des décisions humaines à l’aune du destin des sociétés. La guerre et la paix confrontent dans l’écriture même de l’événement les bornes de l’énergie et de la volonté humaines face aux contingences du destin et aux constances des choses. Le génie napoléonien engage des puissances humaines et non humaines qui transforment ses décisions les plus hardies en pièges et muent le calcul en autant de prises de risques auxquelles se mesure la raison. Tolstoï fait un héros d’un Koutouzov dont la réussite viendrait de ce qu’il ne tente pas le destin, mais l’accompagne. Le grand homme est aussi contraint dans ses actes que l’un quelconque de ses subordonnés. Des citations de Musil renvoient aux dimensions statistiques et moyennes qui sont l’ordinaire historique. Se refusant à un réel plaidoyer pour l’action historique, l’auteur choisit de présenter avant tout les travaux « à charge », qui tiennent un discours négatif sur la possibilité de faire histoire : il se réserve quelques pages (intitulées « répliques ») pour présenter quelques intuitions et objections au terme des chapitres.

Dans la partie consacrée à l’ignorance comme justification de l’impossibilité de « faire l’histoire », les thèses de Hugo (« les événements dictent, les hommes signent [et] ne sont que les greffiers », p. 141), de Hannah Arendt ou de Hans Jonas s’opposent à la thèse hégélienne selon laquelle, même dans l’ignorance de ce qu’il accomplit, le « grand homme » est l’agent historique. L’agent historique consacre son énergie à poursuivre un but dont il a conscience : seulement, à travers ce but, il arrive que s’engendre autre chose. À la lettre, donc, l’ignorance n’empêche nullement de faire histoire. Simplement, le grand homme aurait besoin de l’historien pour préciser le sens dialectique de son action. Cela fut noté par Sartre, après d’autres, en 1947 :

Plus l’agent historique choisit pour moyen la violence, le mensonge et le machiavélisme, plus il est efficace. Mais plus il contribue à la division, plus il met l’accent sur la détotalisation ; plus il est lui-même objet en Histoire et plus il défait l’Histoire (dont l’existence idéale serait par totalisation). Le véritable agent historique est moins efficace, mais en traitant les hommes comme lui-même il tâche à faire exister l’Esprit comme unité donc l’Histoire. C’est par lui qu’une Histoire est possible (par l’écrivain, le philosophe, le prophète, le saint, le savant) .

(Sartre 1983, 27‑28)

Einstein, bientôt opposé à la bombe, et Eisenhower, soucieux de préparer le refoulement du communisme, ne font pas de leur responsabilité l’enjeu essentiel. Le savant qui tente d’éviter l’instrumentalisation de la science est en retard sur l’histoire, et le politique qui l’enrôle accomplit le destin, si l’on pense que ce programme débouche à terme sur l’informatique d’aujourd’hui (Dyson 2012 ; Turner 2012). Facebook était en germe dans le programme Manhattan pour la bombe en raison même de la masse des calculs nécessaires, de la mobilisation des universités pour des programmes « finalisés » et de la gestion de projets de recherche à l’échelle nationale. Les grands hommes s’exonèrent donc par principe de toute responsabilité : déjà Thucydide avait montré l’inutilité historique des mises en garde de Périclès aux Athéniens. Bientôt, Philippe et Alexandre de Macédoine domineraient la Grèce, et C. Bouton note qu’ils ont su maximiser leurs chances dans une époque troublée. Les Californiens ont-ils fait autre chose ?

Calculs et destin : Jaron Lanier et le destin du capitalisme cognitif.

C’est bien ce qui inquiète J. Lanier : « À mesure que notre économie devient davantage une économie de l’information, la croissance ne viendra que si plus d’informations sont rétribuées, et non moins. Mais ce n’est pas ce qui se passe » (Lanier 2014, 12). Les facilités du numérique gratuit sont donc une dangereuse illusion. Nous croyons disposer de plus de ressources, en réalité nous nous appauvrissons. Notre temps de travail perd toute valeur économique, notre pouvoir d’achat baisse, la distribution des richesses devient de plus en plus inégale. Ne faudrait-il pas rémunérer a minima chacun de ceux qui traitent des données sur les réseaux et les améliorent ? Les logiques collaboratives devraient se substituer, y compris au plan financier, à l’idée de rentes versées sans contrôle aux entreprises cotées. Utopique ? L’auteur y voit le seul moyen d’échapper à l’approfondissement de la crise des classes moyennes. Le revenu de base stagne à des niveaux limités quand quelques vedettes voient les leurs monter de manière astronomique. Cette répartition selon un modèle où le gagnant rafle la mise (winner takes all) accroît le conformisme : tout écart à la norme devient fatal, tant l’aléatoire devient fort. Une courbe en cloche moins inégalitaire des revenus rendrait viable de nombreuses initiatives qui resteront sans cela à l’état d’ébauches inabouties. C’est sur cette courbe qu’il faut agir.

Les financiers et les concepteurs d’applications cotées exultent et encensent la dérégulation et la compétition ouverte (Lanier 2014, 44). Mais les artistes voient disparaître leurs droits d’auteurs, les syndicalistes les emplois industriels et les ménages leur espoir de gains immobiliers. Les perdants ont en commun que chacun peut survivre, mais est placé dans l’impossibilité de construire un avenir, faute de revenus récurrents prévisibles (Lanier 2014, 46). Ne gagnent que ceux qui parviennent à créer un monopole fonctionnel, un usage monétisable dont ils sont propriétaires, de la cote d’un artiste à la réputation d’un logiciel comme PayPal (Lanier 2014, 54). Wal-Mart (Lanier 2014, 62‑65) avait réalisé une semblable percée en créant une base exhaustive de fournisseurs dans les années 1990 : assuré de passer ses commandes au meilleur rapport coût-quantité et de maintenir ses marges malgré la concurrence sur les prix, le réseau de vente capte le client final, mais nombre de boutiques disparaissent des villes.

À ce point, J. Lanier fait état d’une « nostalgie pour le sens » qui, dit-il (Lanier 2014, 122), nous rapproche de Rousseau rêvant du retour à une authenticité originelle. Sauf que c’est impossible, tant nous alimentons de multiples innovations dont résulte un appauvrissement continu de notre environnement social. En utilisant les meilleurs réseaux, nous renforçons les plus puissants d’entre eux. « Nous autres, de la Silicon Valley, avons miné les droits d’auteurs en valorisant le service au détriment des contenus – notre code plutôt que leurs fichiers. Mais l’impasse inévitable fut bien entendu que nous avons perdu le contrôle de nos propres contenus, de nos fichiers. Nous n’avons pas affaibli seulement des exploitants démodés, nous nous sommes affaiblis nous-mêmes » (Lanier 2014, 199), en laissant les publicitaires prendre la main. Et J. Lanier d’ajouter que seule une classe moyenne prospère peut maintenir une vitalité démocratique. Cela a un coût : mieux vaut que l’information et les contenus soient « payants mais abordables » (Lanier 2014, 202) que gratuits et déstructurants pour la société, sans quoi les productions exigeantes ne verront plus le jour.

Le temps que nous passons à échanger des informations, des opinions et des conseils pourrait fonder divers types de rétribution pour des activités en ligne si le jeu de l’offre et de la demande fixait des prix attachés à chaque contribution sur les réseaux. Peut-on répartir ces droits par une traçabilité pérenne des contributions attachées à une personne au lieu d’en créditer un site ou une société ? Une nouvelle économie numérique reste à construire pour monétiser l’information et permettre aux multiples micro-producteurs et micro-usagers d’associer des revenus à leurs échanges. Il s’agit de transformer l’Internet en immense coopérative d’échanges administrés. On prélèverait aussi des impôts pour financer le service et des achats publics destinés à ceux dont les revenus sont loin de couvrir les dépenses (Lanier 2014, 277‑78). La contrepartie en sera la traçabilité de toutes nos navigations. Cette inévitable transparence sociale des comportements en ligne ouvre un chapitre délicat et peut-être contradictoire du modèle esquissé. Mais l’auteur nous demande de contribuer à son amélioration.

Jaron Lanier rejoint exactement la problématique de Christophe Bouton. Comment se fait-il qu’« au moment où la crise climatique eut demandé aux pouvoirs publics de mobiliser des ressources considérables dans la recherche pour la transition énergétique, on ait plutôt subventionné les prêts liés à l’extension de l’habitat pavillonnaire, avec les conséquences désastreuses que l’on sait », les coûts induits étant notoirement incompatibles avec la transition énergétiques  (2014, 281)? Il existe un conflit de rationalité entre le court-termisme des financiers et le long-termisme des scientifiques. Intégrer le coût des externalités aux taux d’intérêts et d’assurance dégonflerait instantanément les bulles financières. Mais qui pourra décider en ce sens ? L’économie contemporaine a intégré de plus en plus de plaisirs à la pyramide des besoins selon Maslow (Lanier 2014, 284). Mais si les gens deviennent dépendants de leurs plaisirs encore davantage que de leurs besoins, qu’avons-nous gagné ? Et si cela se fait pour le plus grand profit des sociétés qui nous les procurent, nous renforçons notre dépendance ! Tel serait le piège comportemental de la société des données.

Batailles et soulèvements seraient-ils alors limités aux enjeux des transformations capitalistiques ? Si tel était le cas, nous pourrions tenir ce qui a relevé du « faire histoire » jusqu’alors pour un vestige dont les effets restent purement locaux, mais n’interfèrent plus avec les transformations mondiales. Cette question des échelles d’historicité est sans doute l’un des manques des deux ouvrages considérés, et l’un des aspects qui resterait à étudier de près, en repartant peut-être des analyses de Sartre, certainement rendu attentif à cette question par sa lecture des historiens de la Révolution française, qui peut encore servir de modèle par la complexité et l’intrication de ses dimensions multiples.

Christophe Bouton : la violence en question et la responsabilité historique.

Scénarios, mises en scène, récits et contre-utopies mettent en avant, le plus souvent, le caractère contradictoire d’une volonté forcenée d’accomplir le temps. Le cinéma de Visconti (Les Damnés) associe très précisément les perversions individuelles et collectives : il indique très précisément comment inférer d’une fausse conscience personnelle à des drames humains de grande ampleur. Ces fictions pourraient être congédiées sans remords si l’on disposait de discours satisfaisants en dehors d’elles. Certes, Hannah Arendt voit le totalitarisme comme ce qui « défait l’histoire plus qu’il ne la fait ». Mais s’il s’agit de Cortez et Pizzaro au 16e siècle, de Staline et Hitler au 20e siècle, ou de financiers d’une ambition comparable à celle de Pierpont Morgan ou, dans un autre genre, de George Soros, prêter aux États, financer des universités ou des start-up, n’est-ce pas exercer aujourd’hui des fonctions souveraines au sens de Georges Dumézil ?

C’est une chose de critiquer l’idée de Sofsky selon laquelle il y aurait dans l’humanité en tout lieu et en toute époque, un même quantum de violence larvée. Une autre serait de faire droit aux réponses apportées au cours du 20e siècle à l’hypothèse de la violence de masse comme destructrice de la possibilité de faire histoire. Aron, évoqué par C. Bouton, indique que les « guerres en chaînes » résultent du fait que les états-majors se prévalurent d’une capacité destructrice pour porter les buts « politiques » au niveau des possibles militaires, au lieu de proportionner les forces aux enjeux diplomatiques raisonnables selon Clausewitz. Dans un chapitre conclusif sur la responsabilité historique, C. Bouton passe du Koutozov de Tolstoï à la figure de Gorbatchev, dont la grandeur aurait été de plier aux événements sans y ajouter de la violence. L’auteur félicite le dirigeant russe d’avoir rompu avec la « doctrine Brejnev » de la souveraineté limitée : mais elle demeure dans la relation de Poutine à l’Ukraine, avec l’approbation d’Hubert Védrine qui considère la « finlandisation » de ce pays comme une hypothèse raisonnable de sortie de crise (Haski 2014). L’hypothèse conclusive de l’ouvrage – « vers une démocratisation de l’histoire ? » – semble pour le moins hasardeuse. Castoriadis et Kojève n’y eussent probablement pas souscrit au vu de l’impunité des affairistes chinois, de la condition des milliards de miséreux et de chômeurs des villes et des campagnes, de Calcutta à Kinshasa, voire de Mexico et Detroit.

N’en déplaise à Koselleck, les obstacles au « faire l’histoire » sont surtout liés à l’inégalité des conditions, à celle des moyens d’agir, voire à celle de formuler sa propre situation dans une langue qui clarifie des enjeux et des possibilités. Si l’impuissance et l’ignorance restent dominantes, ce sont celles des dominés qui facilitent les menées des « élites » de l’argent et du pouvoir. Les impuissances et ignorances des dominants ne marquent notre temps que par le maintien de situations de misère qu’il serait à la portée de l’humanité de supprimer, nonobstant les rapports de domination. C’est ce que Sartre aurait nommé « rareté » puisque nous ne voyons pas comment rejoindre l’espoir de nos deux auteurs de voir un peuple sans chef devenir agent historique. Le spectacle contemporain nous renvoie plutôt l’image de millions de réfugiés bien incapables de changer leur condition. L’horizon d’une justice humaine est loin et nous ne sommes pas convaincus, malgré l’effort de nos deux auteurs pour étayer le primat de l’action humaine, d’échapper au processus sans sujet dont parlait Louis Althusser. Si le monde n’est pas en proie à la Fortune, notre historicité s’articule pour le moins aux contre-finalités thématisées par Sartre.