Abstracts
Résumé
« Wikipédia, l’encyclopédie Diderot et D’Alembert du XXIe siècle ? » se demandait Stéphane Baillargeon dans l’édition des 29-30 mai 2010 du quotidien montréalais Le Devoir. Il est loin d’être le seul à s’interroger sur la filiation entre cette encyclopédie publiée entre 1751 et 1772 et celle lancée par Larry Sanger et Jimmy Wales le 15 janvier 2001. Que révèle cette comparaison ? Quel rapport au savoir, à sa conception et à sa transmission ces deux entreprises mettent-elles en jeu ? Peut-on aller au-delà du lieu commun de leur ressemblance et montrer en quoi, sur un plan fondamental, elles se rejoignent ?
Mots-clés :
- Encyclopédie,
- Diderot,
- D’Alembert,
- Wikipédia,
- censure,
- politique,
- utopie,
- histoire du livre,
- citation,
- siècle des lumières
Abstract
According to numerous journalists and scholars Diderot and D’Alembert’s Encyclopédie (1751-1772) «was the Wikipedia of its day». The online encyclopaedia launched by Larry Sanger and Jimmy Wales on January 15, 2001 is said to share many characteristics with that Enlightenment masterpiece. What are they? What do they tell us about the conception of knowledge then and now? About its transmission? Can we go beyond this convenient comparison and understand what profoundly unites both enterprises?
Keywords:
- Encyclopédie,
- Diderot,
- D’Alembert,
- Wikipedia,
- censorship,
- politics,
- utopia,
- book history,
- citation,
- enlightenment,
- encyclopaedias
Article body
« Wikipédia, l’encyclopédie Diderot et D’Alembert du XXIe siècle ? » se demandait Stéphane Baillargeon dans l’édition des 29-30 mai 2010 du quotidien montréalais Le Devoir. Il est loin d’être le seul à s’interroger sur la filiation entre cette encyclopédie publiée au Siècle des lumières et celle lancée par Larry Sanger et Jimmy Wales le 15 janvier 2001. Que révèle cette comparaison ? Quel rapport au savoir, à sa conception et à sa transmission ces deux entreprises mettent-elles en jeu ? Peut-on aller au-delà du lieu commun de leur ressemblance et montrer en quoi, sur un plan fondamental, elles se rejoignent ?
Un best-seller
De 1751 à 1772, quatre « libraires » parisiens publient les 28 volumes de l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 17 volumes de « discours » (les textes) et 11 volumes de « planches » (les illustrations). D’abord placé sous la double responsabilité de Diderot et D’Alembert, le projet est mené à terme par le premier, avec l’aide de son « secrétaire de rédaction », le chevalier de Jaucourt.
L’Encyclopédie poursuivait au moins trois buts. Ses concepteurs souhaitaient y rassembler les « connaissances éparses sur la surface de la terre » (Diderot), dans l’ordre alphabétique. Cet ordre étant parfaitement arbitraire, ils désiraient ordonner, de plus, les savoirs de façon rationnelle. Voilà pourquoi ils constituèrent un « arbre des connaissances », qu’ils inscrivirent les articles individuels dans des « rubriques » synthétiques et qu’ils proposèrent des « renvois » (des liens) d’un article à l’autre. Ils voulaient enfin « changer la façon commune de penser » (Diderot). L’Encyclopédie devait être descriptive et critique.
Dès sa page de titre, il est indiqué que cette encyclopédie est l’œuvre d’« une société de gens de lettres ». Or, malgré plusieurs décennies de recherche, on s’interroge encore sur l’identité des auteurs de plusieurs textes. Collective, l’Encyclopédie rassemble des auteurs célèbres, venus d’horizons divers : outre Diderot et D’Alembert, on peut y lire Montesquieu, Voltaire et Rousseau. Des personnages secondaires, voire inconnus, contribuent aussi au projet. On en a identifié environ 200, mais il peut y en avoir plus. Des articles restent anonymes depuis leur parution originale.
On notera que tous les collaborateurs ne s’entendent pas : à « Histoire », Voltaire conteste l’article « Certitude » de l’abbé de Prades ! Certains y voient le signe d’une contradiction. D’autres préfèrent interpréter cela comme la trace active d’un savoir en train de se constituer par le dialogue. Ce n’est pas d’hier que les encyclopédies sont des lieux de débat.
Le Dictionnaire est très tôt apprécié et critiqué.
Cet objet de luxe est publié par souscription et il obtient un succès considérable : 4225 souscripteurs paient une très forte somme pour recevoir la première édition. C’est celle-là que cherchent désespérément les héros du récent roman Deux hommes de bien de l’Espagnol Arturo Pérez-Reverte (2015).
Parce qu’elle est critique, l’Encyclopédie est censurée par les pouvoirs, le parlementaire comme le royal. Suspendue et semoncée en 1752, puis interdite en 1759, elle sera complétée dans la clandestinité. Il n’est pas bon de vouloir « changer la façon commune de penser » dans la France de l’Ancien Régime.
La source de référence du XXIe siècle ?
Wikipédia est une encyclopédie numérique, gratuite, multilingue, collaborative, ouverte et neutre. Elle n’a pour mission que de diffuser un savoir déjà connu. En quoi cela la distingue-t-elle, ou pas, de l’Encyclopédie ?
Les encyclopédies, jusqu’à la fin du XXe siècle, ont évidemment toutes été conçues pour être imprimées. Comme l’Encyclopédie a été fort populaire, on en a tiré un Supplément et des éditions pirates, tout cela sur papier. Ce n’est pas le cas de Wikipédia, dont la conception n’est possible que dans l’univers numérique. Elle repose sur un de ces logiciels que l’on dit « libres », MediaWiki. Il permet l’impression, mais ce n’est qu’une de ses fonctionnalités, bien accessoire.
Pas question pour Larry Sanger et Jimmy Wales de faire payer leurs utilisateurs : Wikipédia est née gratuite et elle l’est restée. Le savoir doit être disponible pour tout le monde et pas uniquement pour les mieux nantis. Cette accessibilité déplaît dans certains pays (Chine, Turquie, etc.), qui interdisent l’accès à Wikipédia à leurs citoyens. La censure existe toujours, sous une nouvelle forme.
La langue dominante en matière de science et de culture a varié au fil du temps. Il y eut, pour aller vite, le grec, le latin, l’italien, le français (aux XVIIe et XVIIIe siècles) et enfin l’anglais. Les éditeurs de l’Encyclopédie comptaient sur un public européen parlant français. Pareille hégémonie linguistique est contraire à la mission de Wikipédia, qui est offerte dans plus de 200 langues.
Collaborative, Wikipédia est rédigée par qui veut se donner la peine de le faire et il est facile d’y modifier des articles existants ou d’en créer de nouveaux. Il n’y a pas de sélection initiale; il n’est pas nécessaire de faire partie des « gens de lettres ». Si les collaborateurs réguliers ont souvent recours à un nom d’usager, ce n’est pas obligatoire : on peut intervenir anonymement, comme l’ont fait nombre d’auteurs encyclopédiques des siècles passés.
Wikipédia est ouverte de plusieurs façons. En théorie, son nombre d’articles est infini : en français, elle compte un peu moins de 2 000 000 d’entrées, largement liées les unes aux autres, alors qu’il y en avait moins de 72 000 dans l’Encyclopédie. Elle est également ouverte, car elle accueille volontiers des sujets dont il n’est pas sûr que les encyclopédies traditionnelles leur feraient une grande place. C’est tout particulièrement le cas de la culture populaire. Elle est enfin ouverte par ses collaborateurs, venus de partout (socialement, géographiquement, professionnellement, linguistiquement, etc.).
Il y avait une dimension militante à l’entreprise de Diderot et D’Alembert. Ce ne devrait pas être le cas dans Wikipédia : un de ses principes fondateurs est que l’on devrait y faire vœu d’objectivité. Ce principe est respecté dans certains articles, mais pas dans tous. Parce qu’elle est ouverte, cette encyclopédie est à l’occasion le lieu d’affrontements idéologiques violents. C’est à la communauté wikipédienne de veiller au respect de l’objectivité et de mettre un terme à ces affrontements.
Vous avez trouvé le remède contre le cancer ? Vous ne pouvez pas en faire l’annonce sur Wikipédia, car on y exige que toute information soit appuyée sur une source externe. Vous auriez donc intérêt à prévenir d’abord un quotidien, un magazine, un site. Un collaborateur créera l’entrée annonçant votre découverte et renverra à une de ces sources. Ce genre de question ne se posait guère au XVIIIe siècle : l’information y circulait à un autre rythme.
Éclairer l’une par l’autre
Les points de comparaison entre l’Encyclopédie et Wikipédia ne manquent pas.
Du temps de Diderot et D’Alembert, on pouvait encore faire comme si le savoir, à défaut d’être fini, pouvait être circonscrit et maîtrisé par quelques dizaines de collaborateurs. Plus personne ne défendrait pareille position. Le savoir évolue continuellement, et de plus en plus vite, et il ne peut plus être saisi dans sa globalité.
Le savoir des Encyclopédistes s’ancrait dans une série d’autorités : celle des « libraires », dont l’« Imprimeur ordinaire du roi », Le Breton; celle du roi, qui accorda son « privilège » à la publication des premiers volumes; celle des deux « éditeurs », surtout celle de D’Alembert, scientifique reconnu de ses contemporains; celle des collaborateurs, ces « gens de lettres ». L’autorité de Wikipédia, si souvent mise en cause, est collective. La communauté wikipédienne, dans la rédaction aussi bien que dans le choix de la nomenclature et que dans son fonctionnement, repose sur la délibération publique. Voilà une différence fondamentale entre le XVIIIe siècle et le nôtre.
Il en va de même d’un des principes de la communication scientifique : la citation. Rien de plus simple que de citer l’Encyclopédie. De deux choses l’une : ou vous allez à la bibliothèque et vous consultez un exemplaire papier; ou vous ouvrez votre ordinateur ou votre tablette et vous vous servez d’une édition numérique (il y en a plusieurs). Le contenu que vous citerez ne changera jamais. La chose est bien plus compliquée sur Wikipédia : un article peut être modifié plusieurs fois par jour. Quelle version en citer ? (MediaWiki garde en mémoire toutes les corrections jamais faites.) Cette absence de stabilité des savoirs transforme profondément le rapport que nous avons à eux.
Il est pourtant une caractéristique qui unit profondément les deux entreprises. L’une et l’autre sont des utopies, au sens positif du terme. Elles se servent de la technique réputée la plus efficace de leur époque. Elles visent un idéal : rassembler le plus grand nombre possible de savoirs, les mettre en relation, les transmettre, les partager, les soumettre à la discussion. Voilà pourquoi leurs créateurs ont « bien mérité du genre humain » (Diderot).