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Subject: Re: L’espace numérique

Date: 21 Nov 2015 01:35

From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net

To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca

Cher Éric, en effet, le concept d’éditorialisation est né un peu pour cette raison. Ce n’est pas un hasard si Gérard Wormser — qui en a été l’un des créateurs — l’a pensé dans le cadre d’une revue qui s’appelle Sens public. La question que nous nous posions était justement de comprendre ce qui peut produire du « sens public » - et donc du savoir et non pas de l’information. Gérard pensait qu’il fallait retrouver la dimension de production de réseaux d’intelligences qui était le propre des revues du XVIIIe. Sens public est d’abord ce réseau dans lequel un groupe se constitue en pensant ensemble. Le réseau d’intelligences devient un producteur de sens car en réseau on met en place, comme le dit Gérard, des dynamiques collectives de négociation du réel. La revue n’est donc pas un lieu où s’expriment des individus (les auteurs), mais le réseau de production de sens public. Il me semble important de souligner l’aspect de négociation collective — qui fait peut-être défaut aux dynamiques des Google ou Facebook : les grands géants du web essayent de réduire au minimum les possibilités de négociation. Dans ce sens, il me semble intéressant de citer le dernier des 5 principes fondateurs de Wikipédia (https://fr.wikipedia.org/wiki/Wikip%C3%A9dia:Principes_fondateurs) selon lequel « Wikipédia n’a pas d’autres règles fixes » (à part les premiers 4 principes). Les règles peuvent toujours être négociées par la communauté, elles se font collectivement. Au lieu qu’opposer de façon discrète information et savoir (ce qui est commun et ce qui ne l’est pas), je te proposerais alors de placer les différentes expériences de production de contenus sur le web dans une ligne continue qui va du moins commun au plus commun. Car d’une part, même Sens public et Wikipédia ont des éléments de limitation des possibilités de négociation (les politiques éditoriales, par exemple, ou les premiers 4 principes, ou les plateformes), tout comme même Facebook a des éléments de possibilité de négociation (je peux détourner mon profil, jouer avec les contraintes, les forcer… etc.). Plus l’expérience d’éditorialisation a des marges de négociation collective, plus elle produira du savoir et du commun. Il me semble facile de relier cette hypothèse au concept de performativité.

m

Subject: Re: L’espace numérique

Date: 27 Nov 2015 17:59

From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca

To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net

Cher Marcello, En effet, il est toujours intéressant de faire des différences de degré plutôt que de nature. Par exemple entre information et savoir. Il n’en reste pas moins utile aussi de situer l’écart maximal pour comprendre comment s’orienter globalement. Plus important encore serait de déterminer les modes de mesure. Avant d’aborder éventuellement cette question, j’aimerais, cependant, m’attarder sur ton dernier point : la performativité, ce qui me permettra de répondre à une de tes précédentes questions sur l’adresse. Si nous partons du principe que nous ne naissons pas seuls au monde, mais que nous nous trouvons d’emblée dans une multiplicité de relations, la question de l’adresse devient fondamentale. Elle a des enjeux sociaux évidents : je ne m’adresse pas de la même façon à ma mère, à un collègue, à une reine d’Angleterre ou à un voyou qui vient de me piquer mon portefeuille (et si c’est la reine d’Angleterre qui m’a piqué mon portefeuille, je ne m’adresserais quand même pas à elle comme au petit voyou, en dépit du geste identique). De même, les façons par où je suis adressé constituent en partie mon individualité depuis les expériences de ma plus tendre enfance. Pour ce qui est de l’espace numérique, on pourrait penser que sa vertu apparemment démocratique fait négliger ces hiérarchies sociales implicites. On aurait tort. Des hiérarchies continuent à exister et les modes d’adresse diffèrent, y compris dans les présentations ou « publications de soi ». On ne construit pas, par exemple, son profil de la même façon sur LinkedIn ou sur Facebook.

Il faut aussi voir que cette question de l’adresse est cruciale pour l’espace numérique, pas seulement pour les noms de domaine (gérés par un organisme privé qui n’est pas sans poser des problèmes) ou les adressages de sites ou de personnes, mais pour la structure même de nos ordinateurs. Tu sais qu’on appelle « bus », en informatique, un ensemble de liaisons physiques (câbles, pistes de circuits imprimés, etc.) pouvant être exploitées en commun par plusieurs éléments matériels afin de communiquer. Un bus est caractérisé par le volume d’informations transmises simultanément. Un des bus est justement ce qu’on appelle un « bus d’adresse ». Celui-ci permet, lors d’une lecture ou d’une écriture, d’envoyer l’adresse où la lecture ou l’écriture de données doit être effectuée, et donc définit le nombre de cases de mémoire accessible (des cases qui ne sont pas nécessairement voisines, d’où l’importance de ces chemins d’adresse). Contrairement à ce que beaucoup d’usagers croient, la fonction « delete », d’ailleurs, n’efface pas les données, mais bien leur adressage. L’environnement numérique ne cesse de poser le problème de l’accès, donc de l’adressage.

C’est en quoi le rapport à la performativité est aussi important, non ?

eric

Subject: Re: L’espace numérique

Date: 28 Nov 2015 14:07

From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net

To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca

Cher Éric, en effet, on pourrait dire que nous sommes le produit des dynamiques d’adressage. La question est donc de savoir comment ces dynamiques se mettent en place. Tu soulignes à raison l’aspect technique : l’adresse est en partie déterminée par des protocoles — comme dans le cas de la reine ! Le premier protocole sur Internet est le TCP/IP ; c’est sur ce proto-protocole que se basent ensuite toute une série d’autres protocoles (HTTP, par exemple, ou FTP, ou SMTP). Commençons donc par ce premier protocole : il structure l’ensemble d’Internet en tant qu’infrastructure en basant la possibilité d’échanger des données (Transmission Control Protocol) sur une identification (Internet Protocol). L’idée n’est pas neutre : on pourrait imaginer un échange de données qui ne soit pas basé sur une identification (l’adresse pourrait être provisoire ou alors elle pourrait exister seulement d’un des deux côtés de la communication - je connais ton adresse et je viens chez toi pour récupérer ce dont j’ai besoin, sans qu’il soit nécessaire que tu connaisses mon adresse à ton tour). Le TCP, en revanche, tel que développé initialement par Vint Cerf, a été implémenté et fusionné avec l’IP. En gros, cela signifie que pour avoir accès aux données, il faut d’abord s’identifier (avoir, justement, une adresse IP). L’identification nécessaire implique ensuite la possibilité de produire une sorte d’identité de l’usager à partir de son adresse. C’est ce qui permet à des acteurs du web d’accumuler des données sur des usagers et de les organiser afin de produire une adresse plus précise : une cible. L’adresse devient ainsi le résultat de l’interaction entre une identification physique (l’IP) et une somme de pratiques (tous les échanges de données reliées à cette identification). Et c’est là que la question de la performativité se pose : de quelle manière les pratiques d’un usager font-elles partie de la négociation de son adresse ? La notion de négociation de l’adresse se pose donc au niveau technique (quand je me connecte, ma machine « négocie » une adresse IP avec l’infrastructure) et au niveau des pratiques (ce qu’on fait à partir de cette adresse et les données qu’on produit et qu’on échange). Exactement comme notre adresse dans une ville, qui signifie en même temps le fait de se placer dans un tissu de relations prédéfini — par les politiques de la ville, son histoire, etc. — et le fait de donner un sens à ce tissu avec des pratiques (le Plateau est bobo à cause du fait que je vais acheter mes légumes au marché bio). Ces deux niveaux sont en même temps publics et privés et la négociation se joue sur ces deux aspects. La privatisation de l’espace public (sur Internet, mais aussi dans les villes, comme le souligne Saskia Sassen (cf. cet article) pose alors un défi tout particulier : en quoi pouvons-nous être acteurs de la négociation de notre adresse ? En quoi peut-on garder une adresse « publique » ? On revient ainsi à la question des communs…

m

Subject: Re: L’espace numérique

Date: 28 Nov 2015 17:04

From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca

To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net

Cher Marcello, L’adresse IP fonctionne plutôt comme un code d’accès. À mon adresse, on envoie du courrier comme à mon adresse courriel on m’écrit des emails. Alors que l’adresse IP permet à mon ordinateur d’être reconnu par le réseau et, du coup, d’y avoir accès (l’adresse IP, comme tout code, est d’ailleurs falsifiable ; c’est le b.a.ba du hacker d’usurper des IP pour masquer son adresse source réelle. Par contre, si je donne une fausse adresse domiciliaire, je ne risque pas d’avoir accès à mon courrier !). Ainsi, l’adresse de mon habitation me permet de recevoir des communications ; l’adresse IP m’autorise à en produire. Je suis (en partie) défini par mon lieu de domiciliation (le choix de mon quartier, du type d’habitation, dira quelque chose de ma situation sociale, de mon salaire, de mes goûts). Par contre, mon adresse IP ne dit rien de moi (et mon adresse courriel très peu : un choix entre gmail.com ou yahoo.fr… c’est pas énorme) — tant que je n’ai pas visité de sites. C’est à partir de ma navigation que l’adresse IP devient ce qu’on pourrait appeler une « carte de visite » : une carte de visite annonce une identité, mais ici ce sont les visites que je fais (sur des pages web) qui m’identifient. Autrement dit, mon logement dit quelque chose de moi en amont de ce que j’y vis et l’adresse IP révèle des choses sur moi en aval de ce que j’y fais.

Cependant, je m’interroge sur la notion de « négociation » que tu utilises et j’aimerais que tu la précises. En quoi mon ordinateur « négocie »-t-il avec l’infrastructure du réseau ? Et par où puis-je « négocier » mon adresse, en particulier entre privé et public  ? Enfin, faut-il positionner cette négociation dans une perspective diplomatique ou commerciale ?

eric

Subject: Re: L’espace numérique

Date: 28 Nov 2015 18:47

From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net

To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca

Cher Éric, je ne suis pas complètement d’accord avec tes remarques sur l’adresse IP. Tout d’abord : mon adresse IP n’est pas si facile à falsifier. Je peux bien sûr me cacher derrière une autre adresse, mais il est toujours possible — et très facile — de retrouver l’adresse originale. Techniquement, l’adresse IP est donnée par le fournisseur d’accès — Bell, Vidéotron, Free, etc. Sans fournisseur, pas d’accès possible. Internet est un réseau très hiérarchisé en ce sens. Mon fournisseur a toujours l’obligation légale de conserver mes navigations (et donc aussi d’enregistrer et de sauvegarder le fait que je suis passé par un site qui a masqué mon adresse). Ces données de navigation sont visibles par les autorités — en France pendant 5 ans, ici au Canada, je ne sais pas exactement, mais la structure est la même. Mon adresse IP est associée, par ailleurs, avec l’adresse physique de mon ordinateur (l’adresse MAC) et rend donc possible l’identification du propriétaire de l’ordinateur — et au bout des comptes de l’utilisateur. Je peux utiliser des processus complexes pour éviter que Google connaisse mon IP (et encore), mais jamais je ne pourrai l’effacer. Deuxième chose : mon adresse IP dit beaucoup de moi : par exemple, elle dit de moi ma géolocalisation (ce qui fait par exemple qu’on peut cibler un public selon où il se trouve et que quand tu cherches « restaurant » ici, tu ne trouves pas la même chose que quand tu le cherches en France). C’est le principe de la « négociation » de l’adresse IP. Quand tu allumes ton ordinateur et que tu te connectes, ton ordinateur demande à ton fournisseur d’accès de t’attribuer un IP. Cet IP peut être de deux types : fixe ou dynamique. Une adresse IP fixe est une adresse que tu achètes et que tu réserves pour toi. Dans ce cas, ton adresse reste toujours la même à chaque connexion : cela est utile quand par exemple tu as un serveur (il faut qu’il soit toujours à la même adresse IP, sinon il ne serait pas repérable), et il faut que cette adresse soit listée dans un DNS si tu veux l’associer à un nom de domaine (par exemple eric.ca). Les adresses que nous avons à la maison sont le plus souvent dynamiques, c’est-à-dire que le fournisseur possède une plage d’adresses et qu’à chaque fois qu’un usager se connecte et lui demande de lui en attribuer une, il choisit la première disponible. Cela se fait ou manuellement (dans le temps, tu avais une liste d’adresses disponibles et tu en rentrais une à la main lors de ta connexion — configurer manuellement la connexion) ou, plus souvent, automatiquement, grâce à un autre protocole  : le DHCP (Dynamic Host Configuration Protocol). Ce protocole est le cœur de la « négociation » : tu demandes au fournisseur une adresse, il t’en attribue une qui fait partie de sa plage, et ton ordinateur répond avec un autre protocole (ARP — Adress Resolution Protocol) qui vérifie qu’il n’y ait pas de conflit, à savoir qu’il n’y ait pas une autre machine qui utilise le même IP. Car plusieurs DHCP pourraient être en train de négocier en même temps — la négociation est collective — et il faut éviter de se retrouver à deux sur la même adresse. La rhétorique du protocole DHCP est aussi intéressante : il s’ouvre avec la « discovery » (le client trouve le fournisseur via le masque de réseau — masque et découverte…), ensuite il y a l’« offer » (le fournisseur propose une adresse, il fait un « lease offer », et il est possible qu’il propose plusieurs adresses), puis il y a une « request » (le client demande de prendre une des adresses offertes) et finalement, il y a l’« aknowledgement » (le fournisseur reconnaît le client avec sa nouvelle adresse). Autre chose intéressante : l’offre a une durée, le lease time, et cette durée est spécifiée par le fournisseur au moment de la négociation. C’est donc une rhétorique commerciale et non diplomatique. Cela t’identifie géographiquement — car le fournisseur est localisé et il sait où tu es — et détermine aussi l’ensemble des temps de connexions qui te séparent des serveurs que tu vas interroger (il ne faut pas oublier que même si la lumière court vite, il faut plus de temps pour récupérer des données en Australie qu’à New York si tu es à Montréal). Cela détermine les politiques des entreprises sur le net : si mes clients ou ma cible se trouvent dans un endroit, je vais mettre mes serveurs le plus près possible et si j’ai des clients aux quatre coins du monde, je vais différencier mes serveurs selon les groupes géographiques. Par ailleurs, mon adresse IP me dit aussi quel fournisseur tu as choisi — et cela aussi est intéressant : un vrai Québécois francophone préfère Vidéotron à Bell, par exemple (c’est une caricature, mais c’est juste pour dire que le choix n’est pas anodin). L’adresse IP révèle donc aussi des choses en aval de ce que tu fais. Et Internet n’est pas une infrastructure neutre. L’idée de neutralité du net met entre parenthèses la matérialité de l’infrastructure — et le fait que l’adressage des données dépend des positions géographiques, des contrats sur la jouissance des câbles, des ententes commerciales entre les entreprises propriétaires, des conditions géopolitiques, etc.

Je suis sûr que tu auras des choses à dire sur les étapes de la négociation…

m

Subject: Re: L’espace numérique

Date: 29 Nov 2015 09:49

From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca

To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net

Cher Marcello, En ce dimanche grisâtre, je suis content de trouver quelques étincelles de désaccord entre nous. Je conviens que j’ai sans doute simplifié les éléments pour le plaisir d’une opposition tranchée. Je voudrais, cependant, en conserver la dynamique, qui ne me semble pas inintéressante. D’abord, pour la falsification de l’IP, ce n’est certes pas facile, mais si ce n’était pas possible, je ne pense pas que les polices du numérique auraient tant de mal avec les hackers d’envergure. Et sans cacher absolument, je peux au moins dérouter les identifications faciles en me servant comme intermédiaire d’un réseau privé (du genre Private Internet Access ou le peu élégamment nommé « Hide My Ass », qui était jadis gratuit et qui est bien sûr devenu payant). Et cela suffit pour mon argument.

Ensuite, plus importante, ton explication détaillée des mécanismes d’attribution. Je concède volontiers l’ensemble des informations impliquées par ces mécanismes et la non-neutralité d’Internet. Il y a bien échange d’informations pour l’attribution d’un IP, qui permet de connaître ma géolocalisation et mon choix de fournisseur d’accès. Je n’avais ainsi jamais réalisé qu’en choisissant Vidéotron, j’étais si banalement Québécois francophone (mais tu me renforces dans mon choix !). Cela dit, quand j’ai envie de voir des films sur Netflix-France alors que je suis au Canada, je me débrouille pour avoir une fausse adresse IP française afin d’y avoir accès. Je reconnais, cependant, que truquer des informations suppose bien qu’il y a des informations données automatiquement. Or, c’était là ton argument. Dès que sont lancés les mécanismes d’attribution, sont récupérables des informations sur ce que je suis (ou prétends être, peu importe) ou sur ce que je fais (quand je me connecte non de chez moi, mais dans un hôtel où je séjourne ou dans un Starbucks avec WiFi). Mais quoi d’autre que localisation et fournisseur ?

Là est ce que je voulais souligner : de fortes différences de degré (plutôt que de nature, soit !) entre l’appréhension sociopsychologique d’une adresse géographique et les jeux de géolocalisation. Et surtout l’énorme quantité d’éléments que je livre de moi par mes navigations par rapport à ce que je dis (ou prétends faire savoir) de moi en amont avec l’attribution d’une adresse IP. Donc : non-neutralité structurelle de l’Internet qui fait que je dis, avec mon adresse IP, des choses de moi en amont (même si on peut truquer ou protéger ces informations à condition d’avoir les connaissances techniques ou d’être prêts à payer pour) ; par contre, masse d’informations bien plus importante en aval par les usages que j’en fais. Est-ce plus juste ainsi ?

eric

Subject: Re: L’espace numérique

Date: 30 Nov 2015 08:27

From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net

To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca

Cher Éric, hélas oui, en ce lundi matin, je regrette de voir disparaître toute étincelle de désaccord entre nous. En effet, je ne vais pas nier que nos actions ont un poids bien plus significatif dans notre identification — ou plutôt dans notre assujettissement. Par contre l’IP est la conditio sine qua non : sans IP, il ne serait pas possible de rassembler les pratiques d’une même personne pour en faire une personne — à moins qu’elle ne s’identifie d’une autre manière, par exemple avec un compte sur une plateforme. Ce qui nous pose encore une autre question : celle de l’identification via compte usager. L’identification, dans ces cas, dépend du fait de posséder un mot de passe — ou de posséder une clé d’accès stockée quelque part sur l’ordinateur, pour les systèmes les plus récents. Avoir une information, c’est ce qui fait de moi une identité. Dans certains cas, comme tu le disais, je suis parce que mes relations m’identifient. Dans ce cas spécifique, je suis parce que je connais une information que les autres ne connaissent pas. J’ai toujours pensé que l’amour est une question de recherche de l’identité ; voilà donc pourquoi les adolescents donnent leur mot de passe à leurs amoureux… Je sais, mes réflexions sont un peu confuses, mais que veux-tu, on est lundi matin !

m

Subject: Re: L’espace numérique

Date: 30 Nov 2015 16:53

From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca

To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net

Aouch, l’amour ! Rien de moins… Ce n’est pas du jeu de faire intervenir l’amour dans une conversation jusque-là aussi savante et paisible que celle de nonnes qui parleraient du fonctionnement de leur réfectoire dans un couvent de province. Pour me venger, je vais alors t’attaquer (tu remarqueras déjà que j’ai supprimé mon « adresse » habituelle : pas de cher Marcello ce matin, même pas de Marcello tout court), donc t’attaquer justement sur l’identité que tu établis entre identité, identification et personne. Je propose les définitions suivantes. L’identité est le sentiment temporel de la répétition (qui escamote la production des différences et des contingences). L’identification est un discours d’interpellation par où quelqu’un est dénommé (que ce soit des parents qui choisissent un prénom, un policier qui t’interpelle à cause de ton faciès, un chauffard qui te traite de saucisse parce que tu conduis trop lentement ou encore toi-même qui crée ton profil sur Facebook). La personne est un instrument de localisation et d’imputation de droits et d’obligations (c’est la persona de tes ancêtres latins : un masque de technique juridique). Sentiment, discours et instrument opèrent à des niveaux distincts.

Pour revenir au fameux amour et au mot de passe donné facilement, je l’interprète à rebours de ce que tu dis : comme signe de désidentification, comme désir de différence, comme mise entre parenthèses des obligations. L’IP est personne (localisation et code d’accès juridiquement reconnu), pas d’identité ni d’identification.

À toi la parole maintenant, Marcello cher.

eric

Subject: Re: L’espace numérique

Date: 10 Dec 2015 09:09

From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net

To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca

Tu m’as coupé le souffle avec ton attaque et il m’a fallu une semaine pour m’en remettre. L’IP est personne, tu dis, et tu distingues avec précision l’identité de l’identification de la personne. Oui, je te suis sur toute la ligne, mais je me demande si les trois concepts peuvent vraiment être pensés séparément. Je suis personne… cela me rappelle quelque chose — même si l’origine est différente. Outis… Comme tu le sais, Ulysse a recours à cette formulation pour tromper Polyphème. En grec : « oûtis émoì g’ónoma » (je cite par cœur). Mon nom est personne, dans le sens de « pas-quelqu’un » (_ou-tis_). Outis est différent du latin persona, car ce n’est pas un masque, c’est juste la négation du pronom. Le jeu de mots avec « personne » ne fonctionne qu’en français — en italien : « il mio nome è nessuno », en latin : « nemo mihi nomen est » — d’accord, mais ton « l’IP est personne » m’a quand même interpellé. L’idée d’Ulysse est que l’identité se fait par défaut, par le vide — est-ce que cela est très loin de ce que tu appelles « identification » ? L’IP est personne, justement, le vide qui laisse la possibilité d’appeler, d’être appelé et d’être, donc, identifié. Et ensuite, le sentiment de la répétition n’est-il pas rendu possible justement par la saisie de ce vide ? Pour mettre au clair ce que je suis en train de dire : les processus techniques de production d’un tout cohérent et nommable à partir des traces me semble plus ou moins correspondre avec une espèce de noyau autour duquel se rassemblent identité, identification et personne… Si c’est vrai, le contrôle de la technique devient une maîtrise — potentiellement dangereuse — de l’ensemble des processus de production identitaire. Donner le mot de passe est donner la place à la reconnaissance — tu sais qui je suis, car de mon côté, je n’en ai aucune idée. Mais qui est ce « tu » ? L’aimé, mais aussi l’ensemble des dispositifs techniques qui peuvent remplir le vide laissé par le fait que je suis personne. Tu me pardonneras cette digression un peu incohérente — mais je sais que nous partageons l’amour pour la Grèce et que tu ne m’en voudras donc pas trop.

m

Subject: Re: L’espace numérique

Date: 12 Dec 2015 17:33

From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca

To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net

Cher Marcello, Certes les trois concepts sont liés, mais il semble utile d’en distinguer les logiques propres et les critères d’application. Ce que fait Ulysse est de s’identifier quand Polyphème lui demande son nom, mais il garde son identité d’Ulysse le rusé sous l’identification déclarée à « Outis ». Cela lui permet de faire passer Polyphème pour un couillon auprès des autres cyclopes lorsque, lui ayant crevé l’œil, Polyphème hurle qu’il a été agressé par personne. Mais n’oublie pas qu’une fois hors de portée, sur son bateau fuyant l’île, Ulysse révèle son nom bien fort à Polyphème. Ce qui entraîne celui-ci à réclamer la vengeance de Poséidon son père. Comment Ulysse s’identifie-t-il cette fois ? En se disant Ulysse, fils de Laërte, habitant d’Ithaque : nom, coordonnées spatio-temporelles, qui indiquent qu’une identité est faite de liens (c’est le propre des coordonnées). Revendiquant la gloire de ses actions, Ulysse en devient aussi imputable : il devient ainsi une personne dans des régimes de reconnaissance et d’obligation (par exemple de vengeance). La personne n’est donc pas un vide, car elle montre des liens (possibles). De même l’IP ne me semble pas vide justement parce que c’est une instance d’où des appels peuvent être lancés et reçus, c’est-à-dire autant de liens, ces « cartes de visite  » dont je parlais. A-t-on pour autant affaire à un noyau à trois faces ? Je ne crois pas à la nécessité d’un tout cohérent, mais à des articulations à géométrie variable. Pourquoi devrions-nous recourir à un tout cohérent ?

Peut-être parce que, en tant que modernes, nous sommes formés à penser la société à partir des individus. Il nous faudrait ces petites totalités baptisées individus pour que la grosse totalité sociale soit constituée. Ulysse, malgré son intelligence rusée, ne peut imaginer une telle conception : il est d’emblée l’effet de ses liens. Nous, modernes, avons des « crises d’identité » parce que nous avons glissé sous cette notion des dimensions étrangères les unes aux autres. Peut-être l’espace numérique dans lequel nous interagissons va-t-il justement nous permettre de les repositionner.

Pour une fois je te laisse sur cet énoncé d’un optimisme inconsidéré, mais typique du samedi soir.

Avec toute mon amitié,

eric

Subject: Re: L’espace numérique

Date: 12 Dec 2015 17:58

From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net

To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca

Maintenant je suis satisfait de ta réponse. Les trois dimensions que tu soulignes sont une dynamique — je dirais qu’elles sont des conjonctures. D’accord aussi, en partie, sur l’optimisme — c’est encore samedi soir. Internet a sans doute le mérite de questionner une série de modèles interprétatifs qui s’étaient tellement bien établis dans notre pensée qu’ils finissaient par sembler « naturels » et immuables. Un est celui de l’individu, un autre est celui de l’original, ou encore celui de l’auctorialité. Nos pratiques numériques nous font comprendre que ces grands modèles ne sont pas les seuls possibles, qu’ils sont historiques et qu’ils peuvent changer. Peut-être, par ailleurs, Internet et le web sont-ils nés justement à cause d’une certaine crise de ces catégories interprétatives — l’individu est mis en question avant la naissance de ces technologies.

Je me permets donc de changer un peu de thématique et de commencer à questionner la nature culturelle de tout ce que nous sommes en train de dire : j’ai l’impression que nos analyses ne font rien d’autre que laisser émerger un air du temps qui est caractérisé à la fois par un environnement technologique particulier et par des présupposés culturels qui en sont le contexte de production. En d’autres mots : nous ne faisons rien d’autre que confirmer nos propres présupposés culturels. Par exemple — pour être dans la provocation : dire qu’il n’y a pas d’individus, mais seulement des liens est typique de la vision du monde de notre époque ; si nous — ou des analogues de nous — avions eu cette conversation il y a cent ans, nous aurions dit autre chose. Or il n’y a évidemment aucun problème à être dans l’air du temps, sauf un : comment développer un discours critique sur l’environnement technologique que nous habitons si notre discours émerge des mêmes présupposés culturels qui ont produit cet environnement ? En d’autres termes : comment avoir un discours critique sur la culture numérique si la nôtre est une culture numérique ? Il en va de la légitimité de l’ensemble de notre réflexion. Est-ce possible — comme le suggère Milad Doueihi — de trouver un ghost in the shell ?

m