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Subject: L’espace numérique

Date: 17 Sep 2015 08:38

From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca

To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net

Marcello,

J’envoie ce message à ton adresse institutionnelle, pas à ton adresse gmail. Cela en fait-il un message plus officiel ? C’est surtout ce que tu m’as dit hier qui finalement m’a conduit à faire ce choix. Tu as lu avec attention ce que personne ne lit jamais : le contrat avec Goog, et il semblerait donc que tout texte passant dans l’espace Goog lui appartiendrait. Essayons alors de les (qui est ce « les » ?) priver de ce message, de garder privés ce texte et sa réponse. Je veux dire de les en « priver ».

Tu sais que les devins de l’Antiquité romaine avaient pour habitude de tracer du bout de leur bâton un espace dans le ciel et tout ce qui passerait alors par cet espace (oiseau, nuage, astéroïde) deviendrait un signe à déchiffrer. Cet espace momentanément sacré, ils l’appelaient « templum ». Un temple n’est pas seulement cette construction impressionnante que les touristes visitent encore après des siècles ; c’était aussi un morceau de ciel. Est-ce que l’espace Goog serait du même type ?

eric

Subject: Re: L’espace numérique

Date: 17 Sep 2015 09:25

From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net

To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca

Éric,

Tu ne peux pas savoir si tu es en train de passer dans le ciel de Google ou non, car tu ne peux pas savoir si mon adresse institutionnelle est acheminée vers gmail. C’est la première différence par rapport à l’espace sacré dont tu parles : la sacralité de ce dernier est déterminée par le geste du sacerdoce, la « sacralité » de l’espace Google par des règles qui sont plutôt imposées par la plateforme elle-même.

D’ailleurs, afin de te donner une réponse plus précise, je suis tout de suite allé chercher ces conditions d’utilisation pour les relire. J’ai cherché avec https://duckduckgo.com — un moteur de recherche alternatif, car je ne veux plus utiliser Google — « google conditions d’utilisation ». J’ai cliqué sur le premier résultat (https://google.com/intl/fr-CA/policies/terms/) et suis tombé sur une erreur 404 — oui, ça existe encore. C’est comme s’il y avait une dimension ésotérique par rapport aux dispositifs normatifs, qui ne doivent pas pouvoir être interprétés par tout le monde — c’est la même chose pour l’espace sacré, n’est-ce pas ?

La question est donc : qui établit les règles qui norment et structurent l’espace ? Ces règles, sont-elles toujours intelligibles ? Par qui ?

marcello

Subject: Re: L’espace numérique

Date: 17 Sep 2015 11:41

From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca

To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net

Marcello,

La tentation est forte de répondre rapidement et je vois déjà certaines choses que je pourrais articuler et certaines questions à te poser. Mais ce serait céder tout de suite à la tentation favorite de « l’espace » numérique : faire fonctionner la temporalité à flux tendu. Je te propose plutôt un flux détendu (à tous les sens du terme). Règle numéro Un donc : pas plus d’un courriel par jour (ce courriel-ci est déjà une transgression de la règle énoncée : j’aurais pu attendre demain avant de te l’envoyer, mais la tentation de l’auto-transgression immédiate est trop forte. Nous aurons l’occasion, je pense, de reparler du désir).

eric

Subject: Re: L’espace numérique

Date: 18 Sep 2015 09:09

From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca

To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net

Marcello,

En effet je ne peux contrôler le message envoyé ni être sûr qu’il ne débarque pas aussi à une autre adresse. C’est certainement une des caractéristiques de l’espace numérique. La bonne vieille poste pouvait égarer nos anciennes lettres, mais pas faire rebondir nos messages d’adresse en adresse. L’essor du service postal organisé apparaît en même temps que se développe la physique des plans inclinés et des chocs. C’est une autre physique qui accompagne l’effervescence numérique. La pesante masse de fer lâchée du haut d’un plan incliné tombait directement à l’adresse indiquée ; la petite balle lumineuse en caoutchouc, avec laquelle mes enfants jouaient il y a quelques années, rebondit en tous sens avec une facilité déconcertante.

Cependant, l’espace numérique est aussi celui de la confiance (par définition facilement trompée) : je suis sûr que tu as veillé à ce que ton adresse institutionnelle soit sans renvoi possible à ton gmail, c’est donc question de confiance dans un savoir manipuler (ce qui veut dire surtout : savoir ne pas se faire manipuler). Quant à Goog, j’ai beau savoir que je ne sais rien de son algorithme de recherche, je lui fais tacitement confiance pour trouver ce qui m’intéresse. Je sais que, réciproquement, Goog s’intéresse à moi.

Le moteur duckduckgo.com, dont tu me parles, fait de sa non-traque individuelle un argument de vente. J’aime bien leurs résultats sur un menu déroulant et non par pages successives comme Goog, qui d’office sépare les premiers « bons » résultats des suivants que l’on ne va jamais regarder. Par contre, cette idée que « nous ne vous fichons pas dans nos dossiers clients, donc nous sommes meilleurs que Goog » me laisse sceptique : dans le templum, nous voulons que les oiseaux qui passent de manière parfaitement contingente nous parlent à nous et deviennent un accès à notre avenir. Conserver l’historique de nos accès passés pour mieux organiser notre avenir, telle est aussi la séduction du Temple Goog. Il ne s’agit pas, avec les moteurs de recherche, d’en savoir plus sur le monde, mais que le monde en sache plus sur nous : les réseaux de convivialité exacerbée en ont simplement redéployé autrement l’impeccable logique. C’est pourquoi il me semble que la sacralité n’a pas disparu de notre univers numérique. On peut certes s’enthousiasmer pour la contingence et l’éphémère (voir l’appli Snapchat, qui gère des envois de messages ou de documents à durée d’accès limitée) : c’est une variante de cette sacralité temporelle de l’accès. Et pour donner une réponse déplacée à ton excellente question marxiste : qui établit les règles qui norment l’espace numérique ? Je dirais : ceux/celles qui gèrent les accès. Le templum ne rend pas simplement visible ce qui passe dans son espace, il rend surtout attentifs les devins qui les guettent et doivent les interpréter. Gérer les accès, c’est définir des régimes d’attention…

À toi la balle.

eric

Subject: Re: L’espace numérique

Date: 19 Sep 2015 15:30

From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net

To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca

Éric,

oui, l’espace numérique est un espace de la confiance, comme n’importe quel autre espace. La question est : pourquoi faisons-nous confiance à Google ? Pourquoi faisons-nous confiance au devin ? Ou pourquoi faisons-nous confiance à l’État — très peu, de mon côté.

Hannah Arendt définissait l’autorité comme la qualité d’inspirer confiance sans violence et sans argumentation. En d’autres mots, obliger quelqu’un à faire ce qu’on dit ne signifie pas avoir de l’autorité — les états totalitaires manquent d’autorité, selon Arendt. Mais aussi, convaincre quelqu’un de nous écouter en lui démontrant rationnellement le bien-fondé de notre demande, ce n’est pas avoir de l’autorité. En effet, Google a de l’autorité, car nous lui faisons confiance sans besoin qu’il nous force et sans besoin qu’il nous démontre qu’il a raison — personne ne connait vraiment le fonctionnement du PageRank ni les conditions d’utilisation. Mais alors, d’où vient cette confiance ?

Il me semble que la confiance dépende d’une certaine compréhension — ou intuition — de l’espace — oui, je reviens à la question de l’espace. Je m’explique : un enfant sait que ses parents ont raison à la maison, que son maître a raison à l’école, et que ses grands-parents ont raison chez eux. Je respecte les lois canadiennes au Canada et les lois italiennes en Italie — même si elles sont basées sur des principes différents, principes que, par ailleurs, je peux ne pas bien connaitre. J’ai confiance dans les recommandations de lecture d’un spécialiste du XVIIe quand je suis dans le domaine universitaire. Quand je suis sur le web, j’ai confiance dans les résultats de Google. Ces résultats sont les plus pertinents car ils sont en même temps le fruit d’une série de valeurs qui caractérisent l’espace numérique et aussi les causes qui ont produit ces valeurs. Google à la fois norme l’espace numérique en le définissant et il donne ensuite la réponse la plus pertinente aux questions posées par ses normes. En d’autres termes : la structure de l’espace est en même temps le fondement et le résultat de la confiance.

Bien évidemment, j’entends ici, par « espace », quelque chose d’assez complexe : un ensemble de relations, mais aussi l’ensemble des valeurs implicites dans ces relations. À propos de cet espace, Foucault disait, dans sa conférence sur les espaces autres, qu’il était peut-être « encore sacralisé ». Je cite : « Peut-être notre vie est-elle encore commandée par un certain nombre d’oppositions auxquelles on ne peut pas toucher, auxquelles l’institution et la pratique n’ont pas encore osé porter atteinte : des oppositions que nous admettons comme toutes données : par exemple, entre l’espace privé et l’espace public, entre l’espace de la famille et l’espace social, entre l’espace culturel et l’espace utile, entre l’espace des loisirs et l’espace de travail ; toutes sont animées encore par une sourde sacralisation. » La sacralité est le fait d’accepter que certaines structures ne puissent pas être mises en question — personne ne dira au devin qu’il a mal tracé son cercle avec son bâton, n’est-ce pas ?

Mais ce qui arrive dans l’espace numérique, c’est que justement on met en question et on change radicalement ces oppositions dont parlait Foucault.

Peut-on encore parler d’espace privé et d’espace public ? De différence entre espace de travail et de loisir ?

Et donc : peut-on faire confiance à un espace qui a changé les structures qui nous inspiraient la confiance ?

marcello

Subject: Re: L’espace numérique

Date: 20 Sep 2015 08:17

From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca

To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net

Marcello,

Ta réponse soulève plusieurs problèmes importants.

Le premier est celui de la confiance et de l’autorité, qui rejoint celui du templum avec lequel j’avais lancé notre investigation. Il y a un côté autoréférentiel et autoperformatif du rituel qui est toujours assez mystérieux. Comment fonde-t-on la confiance ou l’autorité ? Je crois que la question du fondement ou de l’origine est une fausse question si l’on recherche une cause. Ici le démontage de ce genre de mythologie par Wittgenstein reste toujours instructif. Le templum est d’abord un geste avant de devenir murs, toits et colonnes. En séparant une partie du ciel de son ensemble, l’haruspice marque une attention particulière, une déférence aussi envers les messages qui vont le traverser et qu’il attend. C’est un geste de respect et d’attente qui fait du « temple » un espace et un temps d’attention. Mais on conçoit alors qu’un rituel produise des effets attendus comme par autoréférence ou autoperformance : on n’engendre pas des effets espérés grâce au rituel, le rituel exprime les gestes d’attente qui focalisent ainsi l’attention sur certains effets (plutôt que d’autres) que l’on interprétera ensuite comme réalisation (les effets attendus seront perçus comme ceux que l’on attendait parce qu’on s’est d’abord mis à les attendre, c’est-à-dire à être attentif à interpréter ce qui arrive comme ce qui était attendu).

C’est pourquoi le rituel ne marche pas avec ceux qui n’y « croient » pas, car ils restent inattentifs ou méfiants, voire attendent justement autre chose que ce que le rituel indiquait. Leur « scepticisme » les isole du rituel, leur fait rater le contexte d’attention qui est ainsi créé — contexte qui crée en même temps du lien entre les acteurs du rituel. Car on n’attend jamais seul et on n’est pas attentif dans une parfaite solitude, d’où le facteur intégrateur du rituel. L’attention dirigée (le script n’est qu’un soutien provisoire et toujours variable) est attention aux autres dans la performance, aux relations tressées par le rituel. La véritable performance du rituel, c’est le lien social lui-même. Autrement dit, ce n’est ni la fonction symbolique (expression des valeurs et des conceptions culturelles du groupe) ni la fonction sociologique (définition des frontières du groupe, résolution de conflits, attribution de statuts, effets cathartiques, etc.) qui comptent le plus, mais antérieurement à elles, le sentiment des relations et la construction d’une attention.

En quoi cela importe pour notre réflexion sur l’espace numérique ? Cela nous fait comprendre que cet espace ne fonde pas la confiance des acteurs, mais que le lien social construit par certains rituels de demandes et de réponses crée une chorégraphie à partir de laquelle un espace est défini. Il faut partir des gestes des acteurs.

Or, le grand intérêt des moteurs de recherche comme Goog et du type d’espace possible avec le numérique est que ce sont les gestes, les liens créés par les acteurs eux-mêmes qui sont « reflétés » dans leur ordre d’apparition sur l’écran. Ce reflet est, bien sûr, une construction de l’algorithme. Mais, comme tu le dis très justement, un espace est à la fois un ensemble de relations et les valeurs allouées à ou créées par ces relations. L’intérêt ou le problème de l’espace numérique est qu’il met en scène cette construction de l’espace et assure ainsi d’autant mieux sa valeur (donc la confiance).

Un second problème porte sur le changement de sacralité (et de régime de confiance). Cela ouvre une immense question : comment change-t-on de régime de sacralité si celle-ci est autoperformative ? Il faut, je crois, deux éléments : un bouleversement socio-politique et des opportunités techniques.

Puisque j’ai pris l’exemple du templum (un peu par hasard), progressons dans l’histoire : l’écrasement des Juifs dans la guerre qui les oppose aux Romains dans les années 66-70 après J.-C. et la destruction du Temple de Jérusalem. Les différentes tribus juives sont politiquement démolies à l’instar de leur temple. Qu’est-ce qui va remplacer le temple public ? Le temple intérieur du Talmud, d’abord oral, puis écrit dès le IIe siècle (je vais très vite !). On assiste en effet à un redéploiement des rituels vers une herméneutique sacrée et une ascèse personnelle : une nouvelle caste se forme, ceux que l’on va appeler les « rabbins » avec l’institution d’écoles d’exégèse qui sont aussi des « écoles de sainteté ». Les opportunités techniques sont à la fois celles qu’offrent le commentaire oral et surtout la transcription écrite comme support de nouvelles exégèses. Mais aussi (la contemporanéité est frappante), les techniques de soi ascétique (qu’analyse Foucault) du côté des Romains et des chrétiens. La machine rabbinique se greffe institutionnellement sur cette nouvelle forme de transmission par l’exemple de soi et par la lecture herméneutique (dont l’algorithme de décryptage peut parfois rester secret…) — un peu comme le temple Goog sur la transmission électronique et les valeurs démocratiques ?

La sacralité de l’espace numérique doit au moins être analysée sur les mêmes bases : les bouleversements socio-politiques de l’après-guerre jusqu’à aujourd’hui sont assez évidents et les opportunités techniques aussi. Qu’est-ce que cela nous apprend sur l’espace numérique ? Au moins, que pour l’analyser, il faut prendre des phénomènes de longue durée et l’ouvrir à des comparaisons. Loin d’être un espace laïc et démocratique, libertaire et jubilant, l’espace numérique est défini par une nouvelle figure du sacré et par de nouveaux rituels à étudier.

Puisqu’il nous faut des comparaisons, tu m’as dit que tu faisais volontiers une analogie entre l’espace numérique et l’espace pornographique. Peux-tu m’en dire plus ? Ça m’intrigue.

eric