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L’archive à l’âge de l’accès : le passé en pleine restructuration

Chaque matin, l’équipe des archivistes de l’INA se réunit comme le ferait n’importe quelle rédaction d’un grand quotidien, pour décider des contenus qui figureront pendant la journée sur la page d’accueil du site de l’institution. Ces archives provisoirement mises à l’honneur sont généralement en lien avec l’actualité du jour : ainsi, de la une de notre quotidien favori à celle de l’INA, les échos se multiplient pour générer parfois un véritable télescopage entre présent et passé (un principe de rétro-actualité, en d’autres termes). Sur Twitter, des profils rattachés à des institutions patrimoniales, ou administrés par de simples passionnés, diffusent des images d’archive qui finissent par percer dans nos fils de discussions, opérant ainsi une forme de médiation culturelle inédite, dont la rigueur scientifique peut bien évidemment être questionnée (Martin Grandjean en a proposé une analyse ici). Plus spectaculaires encore, des projets de réalité virtuelle proposent de reconstituer, archives à l’appui, des pans entiers de notre passé - on citera, à titre d’exemple, la Venice Time Machine « simulation historique et géographique de l’une des villes les plus documentées au monde ». Cette ouverture des archives vient modifier le rôle du public qui, en plus de s’être élargi de manière conséquente, se trouve de plus en plus impliqué dans l’entreprise de diffusion et d’interprétation des documents. Là encore, l’ambition heuristique et historique s’avère variable, sur un large échiquier de projets en tout genre, allant des entreprises de transcription collaborative, comme dans le projet consacré aux testaments de poilus, jusqu’au concours GIF it up![1] organisé par la Digital Public Library of America. Ce dernier exemple en particulier, qui encourage les internautes à détourner et à transformer des images d’archive en GIF, témoigne d’une appropriation grandissante des archives en ligne par le « grand public », et interroge du même coup le sens et la valeur que nous accordons aujourd’hui aux documents, mais aussi, plus largement, au concept même de passé.

Fig. 1

GIF réalisé dans le cadre du concours GIF it up!. Image originale extraite du Piutarchi Chaeronensis Regum Imperatorum Apophthegmata (Laconica Apophthegmata) Raphaele Regio interprete. MS. notes, disponible dans les collections numérisées d’Europeana

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La nature des contenus documentaires qui circulent aujourd’hui sur le web, tout comme la façon dont ces documents (qu’ils soient numérisés ou « natifs-numériques ») sont diffusés, édités ou encore (re)contextualisés, n’ont donc rien de neutre : elles impliquent une certaine idée du passé qui, sous l’effet des nouvelles technologies et de notre culture numérique, a connu ces dernières années de profondes mutations. Matteo Treleani, dans son ouvrage Qu’est-ce que le patrimoine numérique ? (2017), s’est donné pour mission de baliser et de comprendre cette nouvelle conception du passé, pour en mesurer les conséquences sur nos logiques de production, de transmission et de réception des archives[2]. Les exemples tout juste évoqués témoignent, chacun à leur manière, de l’étendue d’une problématique qui s’annonce passionnante : dans quelle mesure le sens d’un document « original » est-il transformé au cours du processus de numérisation et de médiation numérique ? Comment penser, pour les générations futures, la constitution de notre patrimoine contemporain, quand le numérique semble offrir la possibilité de conserver de gigantesques masses de données ? Dans ce passage vers un paradigme de l’accès, où la réappropriation (souvent ludique) des archives par le grand public s’est banalisée, comment repenser le rôle et la mission des institutions, sans trahir la valeur heuristique de l’archive ? Finalement, quelle évolution du concept même de patrimoine ces mutations impliquent-elles ?

Plutôt que de proposer un nouveau manuel des techniques et technologies d’archivage à l’époque numérique, Qu’est-ce que le patrimoine numérique ? vient proposer une réflexion théorique - devenue urgente - sur les enjeux épistémologiques de ces technologies. Il se réclame à cet égard du versant philosophique des humanités numériques qui insiste sur la dimension culturelle et non seulement technique du fait numérique contemporain (Doueihi 2011). À cet égard, la perspective sémiologique adoptée ici s’annonce absolument nécessaire et riche d’enseignement. Si l’on a beaucoup, et à raison, discuté des enjeux techniques de l’archive (Quelle méthodologie adopter lors du processus de numérisation ? Quelles technologies pour garantir leur pérennité ? Quelles solutions pour une diffusion et une recherche efficace ? Etc.), encore fallait-il remettre en question des concepts qui se sont essentiellement construits, parfois assez récemment, à partir de médias analogiques : l’archive, le patrimoine, la patrimonialisation…

Ne nous y trompons pas, le numérique n’apparaît pas pour autant comme l’élément déclencheur d’une rupture épistémologique radicale. Au contraire, il est d’abord pensé dans la continuité, considéré comme un « chaînon manquant dans l’évolution vers une accessibilité totale des contenus » (p. 10). Matteo Treleani intègre en effet le numérique dans une histoire, en particulier celle des médias de masse, qui nous ont lentement propulsés, tout au long du XXesiècle, dans un âge de l’accès (Rifkin 2005). Les technologies numériques ne font, à cet égard, que renforcer une tendance de fond qui vise à rendre omniprésents dans notre quotidien les différents produits issus de l’industrie culturelle (le cinéma a fait son entrée dans les maisons grâce à la télévision ; les programmes télévisés ont fini par être maîtrisés grâce aux enregistreurs VHS…). Le numérique marquerait-il donc le dernier pas vers une démocratisation et une délocalisation de l’archive, désormais accessible à tous ? L’accent mis sur « l’accès » (d’ailleurs assez illusoire) par les institutions elles-mêmes ne doit pas non plus nous faire oublier la complexité de ses deux corollaires : la diffusion et la circulation, qui impliquent un travail d’édition, et notamment de contextualisation. En d’autres termes, et contrairement à ce que laisserait croire le discours sur l’ouverture des archives (qui présuppose souvent leur état stable), il n’y a pas de neutralité de l’archive. Ce travail d’édition n’a finalement jamais paru aussi évident et important qu’en régime numérique, où la réutilisation est omniprésente - on parlera alors d’éditorialisation de l’archive.

En plus de dresser un état des lieux des mutations épistémologiques du domaine, pour en pointer les points forts autant que les points faibles, Qu’est-ce que le patrimoine numérique ? émet une série de propositions destinées à repenser nos pratiques patrimoniales et notre rapport au passé. Cette lecture prend le parti de se concentrer tout particulièrement sur ces propositions, quitte à conférer à l’ouvrage la dimension d’un manifeste - dans le meilleur sens du terme.

Pour une archéologie expérimentale des médias

Contrairement aux apparences, le patrimoine n’est pas tant affaire de passé que de futur. L’archiviste, à cet égard, doit intégrer à sa démarche une part de prospective en se demandant comment les historiens de demain liront nos documents. Historiquement, la nécessité de constituer un patrimoine intervient dans un contexte de disparition - une atmosphère apocalyptique à la Mad Max qui, on y reviendra, n’est pas sans conséquence - pour répondre à l’obsolescence de certaines technologies, à la disparition ou la destruction de ses supports, de ses objets. De toute l’histoire des médias, le numérique apparaît ainsi comme la première technologie qui aura rendu nécessaire, quasi simultanément à son développement, la réflexion sur sa propre conservation. Un paradoxe quand on sait combien le numérique, avec ses capacités de stockage décuplées, avait le potentiel pour repousser de nombreuses limites de l’archivage. Dès 2003 l’UNESCO produit d’ailleurs la première Charte sur la conservation du patrimoine numérique, bien consciente que ce péril de disparition est absolument « constitutif du numérique » (p. 15). Cet état d’urgence, probablement encouragé par le discours apocalyptique propre à la notion de patrimoine, s’est ainsi traduit par une tendance à vouloir tout conserver, aux dépens d’un travail de filtrage et de tri pourtant constitutif du travail de l’archiviste.

Comprendre le patrimoine numérique revient d’abord à reconnaître sa diversité et la multiplicité de ses manifestations comme de ses enjeux. Plutôt que de dresser une typologie des patrimoines numériques, Matteo Treleani préfère reconnaître « trois formes de relation entre les technologies numériques et les domaines susceptibles d’être patrimonialisés » (p. 16): le numérique pour le patrimoine, le patrimoine sur support numérique, enfin la question de l’archivage du patrimoine né-numérique - chacune de ces formes apportant avec elle son lot de défis. Le numérique pour le patrimoine comprend tous les cas où la technologie numérique est essentiellement utilisée comme outil de valorisation du patrimoine, dans une logique de médiation culturelle. Relèvent typiquement de cet usage des dispositifs comme le Timescope, une borne installée dans l’espace public et qui permet de visualiser, en réalité virtuelle, un site historique à travers le temps (à Paris, le Timescope installé place de la Bastille permet justement d’observer la fameuse Bastille, détruite depuis la Révolution). Ces dispositifs assez spectaculaires, dont il faut reconnaître la dimension esthétique, vont probablement se multiplier à l’avenir avec le développement de la réalité virtuelle. Cela dit, ils présentent le risque de voir la technologie davantage mise au service d’un site patrimonial (dans une logique marketing) qu’à celui du patrimoine et de sa médiation. On pourra même ajouter que ces dispositifs mettent surtout en valeur les entreprises privées qui les conçoivent et les vendent aux institutions ou, parfois, directement aux usagers. On touche alors à des questions muséologiques complexes, à la fois économiques, institutionnelles, politiques, que l’auteur laisse aux experts du domaine pour se concentrer sur les enjeux du patrimoine sur support numérique.

Souvent réduite au statut de simple « photocopie », la numérisation permet pourtant la restitution d’éléments signifiants qui seraient demeurés invisibles dans un dispositif traditionnel. Matteo Treleani nous donne pour exemple un extrait de la correspondance d’Émile Zola, une lettre adressée au critique Émile Deschanel, rédigée sur le papier à en-tête de la maison Hachette, au sein de laquelle évoluait alors l’écrivain (à un poste plutôt élevé qui plus est). Cet élément propre à la matérialité du texte est difficile à transposer dans une édition critique traditionnelle, qui aura transcrit le texte sans s’encombrer de son ancien support. Ce travail de révélation de la matérialité du texte, cependant, s’adresse d’abord aux initiés (il faudra convoquer, pour reprendre notre exemple, un certain nombre de connaissances sur le contexte éditorial de l’époque pour comprendre la portée signifiante du papier à lettres choisi). C’est bien ce contexte que l’archiviste doit donc aujourd’hui restituer pour que les documents deviennent véritablement accessibles au grand public (c’est-à-dire pleinement compréhensibles et pas seulement consultables). À cette fin, de nombreuses institutions ont fourni un important travail éditorial en révisant l’ensemble de leur indexation (qui avait initialement été créée pour répondre au seul besoin des chercheurs). Loin de se mesurer uniquement en termes techniques, le défi de la numérisation se pense aussi en termes herméneutiques, avec de nouveaux modèles et standards d’indexation à imaginer. Indéniablement, le métier d’archiviste subit de profondes mutations en même temps que la « trinité de l’archiviste » - fiabilité, intégrité, authenticité - se voit bousculée, puisque le sens même de ces trois fonctions est amené à évoluer.

Le cas du patrimoine digital native, ou né-numérique, s’avère à cet égard des plus critiques : il est celui qui, finalement, est le plus précaire en raison de l’obsolescence rapide des technologies et supports. Le patrimoine né-numérique est par ailleurs tributaire d’un défi quantitatif qui lui est propre et qui pourrait presque sembler paradoxal : il existe en effet un écart conséquent entre la masse archivable et le patrimoine numérique potentiel. Twitter illustre bien ce défi, lui qui constitue un cas limite mais essentiel, tant l’application fait partie du quotidien des internautes : faut-il archiver chaque tweet, comme l’avait initialement entrepris la Library of Congress en 2010, avant de renoncer tout récemment à ce projet titanesque ? On comprend bien les limites d’une telle entreprise, qui reflète un état d’esprit finalement très contemporain - comme l’indique le philosophe Maurizio Ferraris (2014), nous ne serions pas tant une société de la communication qu’une société de l’enregistrement. Tel le suggère l’auteur, nous avons encore du mal à opérer la distinction pourtant essentielle entre la trace et le patrimoine. C’est ainsi que, là où l’on a pu plaider, autrefois, pour un devoir de mémoire, nous militons à présent pour un droit à l’oubli.

Il faut par ailleurs reconnaître les difficultés inhérentes à la nature même de l’archive née-numérique. Une page web, par exemple, est nécessairement dynamique : l’affichage peut changer en quelques minutes, les hyperliens redirigent sans cesse l’internaute vers d’autres pages, sans parler de l’aspect multimédia… Pour rendre compte de cette dynamicité, à quelle fréquence devrait-on archiver chaque page web ? Toutes les entreprises d’archivage basées sur un principe de collecte (menée de manière plus ou moins systématique grâce à des robots) ne peuvent s’empêcher de déroger aux grands principes de l’archivage : il est tout simplement impossible de capter et de conserver un objet aussi labile qu’une page web, sans toucher à son intégrité. « L’archivage est une discrétisation qui oublie le continu » (p. 32) et la collecte, telle qu’elle s’opère aujourd’hui, ouvre la voie à un long travail de reconstitution… L’exemple des jeux vidéo démontre plus spécifiquement la fragilité du principe d’authenticité : en quoi les logiciels qui s’emploient à recréer artificiellement, selon une démarche lo-fi ou vintage, l’environnement technique du vieil hardware pour faire fonctionner des jeux anciens, garantissent-ils une expérience vidéoludique vraiment authentique ?

Matteo Treleani pointe ainsi les paradoxes et les contradictions de notre conception de l’archivage, inadaptée à la spécificité des objets médiatiques modernes (car le problème est loin de ne concerner que le numérique). Alors que les XXe et XXIe siècles ont en effet façonné des médias particulièrement dépendants d’un dispositif garantissant l’accès aux contenus (si je peux lire un livre imprimé comme je l’entends, il m’est plus difficile en revanche de consulter un ebook sans tablette - voir, dans le cas d’un ebook Amazon, sans l’application Kindle…), les pratiques d’archivage « persiste[nt] à nous faire employer les logiques plus appropriées aux médias traditionnels ». En d’autres termes, les critères de fiabilité, d’intégrité et d’authenticité, du moins tels que la tradition archivistique les a conçus, nous plongent dans une impasse. S’appuyant sur les travaux Andreas Fickers, Treleani plaide alors pour la constitution d’une archéologie expérimentale des médias :

Il s’agirait d’une archéologie au sens de Foucault, mais expérimentale. Fickers utilise le concept de re-enactment : une réactualisation (certes fictionnelle) d’une certaine situation historique et la re-création de son expérience.

Le travail de l’archive s’opérerait ainsi de plus en plus dans le cadre d’une reconstitution historique - où l’on ferait « revivre les situations de réception et de production de l’époque ». Cette proposition, en particulier, semble s’inscrire dans le paradigme performatif[3] qui traverse, depuis quelques années maintenant, la théorie des médias, et qui suggère en fin de compte que toute médiation gagne aussi à se penser comme un geste. La conservation ne concerne dès lors plus seulement les objets, mais les savoir-faire…

Pour une patrimonialisation du stock numérique

La tradition archivistique et ses présupposés (la fameuse « trinité » fiabilité/intégrité/authenticité) ne constituent pas la seule impasse d’une pensée du patrimoine numérique. L’archive, et surtout l’archivage, sont aussi étroitement associés à un imaginaire de la catastrophe - ce que Matteo Treleani appelle le « scénario Mad Max ». Celui-ci se traduit par une obsession de la pérennité du patrimoine qui doit impérativement nous survivre :

Le scénario Mad Max est une hypothèse de discontinuité: un écart temporel nous sépare du monde dans lequel nos archives seront reçues. L’idée est de transmettre des objets qui ont de la valeur à une postérité très lointaine, aux civilisations qui nous succéderont. (43)

À cette fin de pérennité, nous stockons donc tous nos documents - pour les livrer à l’incertitude du temps, en espérant qu’à très long terme, d’autres cultures, voire d’autres civilisations que la nôtre, y trouveront une trace de notre existence. L’expression « scénario Mad Max » le souligne pourtant bien : cet imaginaire de la catastrophe est, dans une large part, le fruit d’une construction à laquelle les mythes, les récits fictionnels, les arts visuels dont bien entendu le cinéma, ont largement contribué. Crainte d’un déclin des civilisations et imaginaire de la fin ont toujours remporté un certain succès, notamment en période de transition comme c’est le cas aujourd’hui. Mais si nous substituons à cet imaginaire une logique de la continuité (probablement bien plus fidèle à la réalité historique), cette obsession de la pérennité ne peut plus suffire. Le scénario de la continuité est en effet indissociable d’un effort de transmission qui ne concernerait plus seulement des documents, mais aussi les pratiques et les savoirs associés à ces documents - d’où l’importance de bâtir une archéologie expérimentale des médias. « Dans l’environnement numérique, il devient par conséquent nécessaire de penser qu’au lieu de transmettre des objets il s’agit de transmettre des compétences. » (p. 44) La question des présupposés épistémologiques qui régissent les politiques institutionnelles devient dès lors essentielle. La notion de patrimoine conçue comme un « stock » à préserver, doit composer - et ce terme est là pour appuyer la complémentarité, non la concurrence - avec celle de patrimonialisation, « qui envisage le patrimoine comme une activité dynamique dont les objets ne sont que les supports matériels » (p. 44).

Mais n’allons pas trop vite en besogne. Le paradigme du « stock » (qui a fortement caractérisé les politiques patrimoniales ces dernières années) a tôt fait d’entraîner un déplacement de la notion de document à celle d’objet, ou de « stock d’unités conservées dans un dépôt » :

La valorisation est alors facilement explicable. Si le patrimoine est un stock d’objets conservés quelque part, la valorisation est alors l’activité permettant d’exposer ces objets, de les restituer au public à l’aide d’une médiation adéquate. (45)

Conçu comme un stock, le patrimoine a pour enjeu essentiel la préservation. Les objets sont soumis à un cycle de vie dont les principales étapes sont la protection, l’exposition et la valorisation. Or la conservation des objets numériques est justement ce qui pose problème, en raison de l’obsolescence rapide des technologies, des supports ou encore des outils de lecture (qui, aujourd’hui, dispose encore d’un lecteur de disquettes quand les nouveaux ordinateurs portables ne permettent même plus de lire des CD ou CD-ROM ?). La crainte d’un « trou noir numérique » (p. 47), qui n’est pas complètement sans fondements, encourage des pratiques plutôt surprenantes : l’ANDRA (l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs), par exemple, imprime sur papier de tous ses documents. Il s’opère ainsi une pratique de remédiation à l’envers, sorte de rétromédiation plutôt contre-intuitive quand on observe, a contrario, les politiques de numérisation…

Pointer du doigt ces problèmes n’a pas non plus pour objectif de dénigrer le tournant numérique qui aura transformé les conditions d’accessibilité au patrimoine. Ainsi, la mise en ligne massive des objets du passé « modifie le statut de l’archive en permettant sa circulation ». Si l’archive avait jusque là toujours été disponible, l’usager n’a plus à lui courir après dans les bibliothèques ou les centres de conservation : c’est aujourd’hui elle qui vient à nous. De fait, le principe de circulation est de plus en plus conçu comme une condition nécessaire à la création du patrimoine. Dès lors, la logique du stock comprend le risque de se plier au critère quantitatif (un fonds sera valorisé pour le nombre d’objets qu’il contient), entraînant par la même occasion une chosification de l’archive. On ne peut nier l’influence des politiques du chiffre, devenues un argument de poids du discours autopromotionnel des institutions : sur la plateforme Europeana, par exemple, le compteur tourne, bien visible au centre de la page d’accueil, juste sous la barre de recherche (« Découvrez 51,532,090 oeuvres d’art, objets, livres, vidéos et sons de toute l’Europe »). Il existe une contradiction entre cette politique du chiffre et l’indispensable travail de contextualisation - sinon de valorisation - des archives :

L’aporie du stock est donc celle d’une conservation matérielle des conditions de possibilité du patrimoine, qui n’arrive pas à instituer sa valorisation - et garantir sa transmission en son sens en raison d’une quantité d’objets jugée excessive. (p. 52)

C’est ici que le concept de patrimonialisation peut intervenir comme une activité complémentaire capable de rétablir l’équilibre.

Parce qu’il déplace la réflexion en considérant cette fois le processus qui confère leur valeur aux différents éléments culturels (matériels ou immatériels), le concept de patrimonialisation tel qu’énoncé par Davallon est devenu essentiel dans le contexte contemporain. Il permet en effet d’englober non seulement les objets, mais aussi les pratiques, les idées et les savoir-faire dans la notion de patrimoine :

Dans l’idée de patrimonialisation, au lieu d’aller du support physique à sa valorisation, on va, au contraire, de la valorisation au support physique […] le patrimoine n’existe que dans une forme déjà valorisée. (p.53)

Cette conception de la patrimonialisation permet de revoir la stratégie et les pratiques archivistiques : « il ne s’agir[a] plus de tout conserver pour ensuite exposer, mais, au contraire, d’opérer une sélection en amont, en raison de la valeur que l’on souhaite diffuser ». En d’autres termes, la patrimonialisation est conçue comme un processus dans lequel le principe de circulation occupe une place centrale. Ce changement de perspective a deux conséquences sur le statut de l’archive, mais aussi sur le rôle de l’archiviste : d’une part, la revalorisation du travail de contextualisation. Éditer et, à plus forte raison, éditorialiser l’archive devient un acte de patrimonialisation - dont la numérisation n’est alors plus qu’une étape, certes indispensable, mais absolument incomplète. La contextualisation devient finalement le point de départ du travail de l’archive - et non plus une étape a posteriori. D’autre part, l’importance de la sélection et du filtre, sans lesquels nous risquons de ne construire que des machines de stockage ultra-efficaces, mais incapable d’interpréter le passé.

Mais tout cela suffit-il à construire le patrimoine de demain ? Pour Treleani, ces efforts mis dans la circulation des archives doivent forcément s’accompagner d’un travail de contextualisation qui participe à la constitution d’une mémoire collective :

Ce n’est que lorsque l’on travaille à sa contextualisation et que l’on essaie de lui faire parler du passé, en lui donnant une véritable valeur, que le document peut devenir patrimoine. L’archive n’est donc que la condition de possibilité d’un patrimoine qui, lui, doit être transmis et contextualisé. (p. 58)

En mettant ainsi l’accent sur le principe de contextualisation, l’auteur ouvre la voie à une réflexion sur le concept de vérité, dont on devine qu’il a, lui aussi, vu ses critères évoluer ces dernières années. Il y a fort à parier, à cet égard, que les moyens et les formes de contextualisation ou de filtrage que nous choisissons aujourd’hui pour ordonner notre patrimoine en diront plus sur l’état de notre société que certains des objets conservés.

Pour une éditorialisation du patrimoine

En 2013, Channel s’est servi d’images d’archives pour faire de Marilyn Monroe l’égérie - posthume, mais iconique - de son célèbre parfum N°5. La marque n’est pas la seule à procéder ainsi : en 2010, Alfred Hitchcock nous vendait déjà des Citroën DS3… Sur la plateforme de Culture pub, des dizaines de vidéos sont ainsi taguées « images d’archive »; certaines sociétés n’hésitent d’ailleurs pas à jouer avec leurs propres archives publicitaires, comme la marque de rasoir Bic, qui a mis en scène Éric Cantona à quinze ans d’intervalle : un habile recyclage destiné justement à vanter le tournant écologique de l’entreprise…

Marilyn and N°5 (30" version) - Inside CHANEL

Source: https://www.youtube.com/embed/r6AtDQZ8K28

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Hyper présente dans la sphère médiatique, l’archive a acquis une indéniable valeur marketing, si bien qu’« une tension se crée avec d’un côté une intention de patrimonialiser - faire circuler le document afin de transmettre des éléments du passé à la postérité - et, de l’autre, une intention médiatisante, répandant un usage plutôt instrumental de l’archive. » (p. 61) Cette instrumentalisation est liée au passage d’un paradigme de l’accès à un paradigme de la diffusion, avec lequel les institutions patrimoniales n’ont plus d’autre choix que celui de négocier. Nous ne venons plus à l’archive - l’archive vient à nous. Ce renversement implique une autre attitude vis-à-vis du « public » qui est devenu le « grand public », quand l’archive devait autrefois s’adresser à des communautés de chercheurs et à des amateurs éclairés. Si l’on peut observer avec méfiance cette médiatisation et cette instrumentalisation de l’archive qui tourne parfois à la gadgétisation, il ne faut pas pour autant négliger le potentiel heuristique de cette nouvelle diffusion qui vient « modifier non seulement notre perception du passé, mais, aussi, du présent en reliant continuellement un fait à son histoire » (62).

Dans ce contexte, les théories et les pratiques de l’éditorialisation (Vitali-Rosati 2016; Merzeau 2012) prennent tout leur sens. L’archiviste qui gère un fonds d’archives en ligne doit en effet opérer une curation constante de ses contenus - en les mettant par exemple en lien avec l’actualité, comme s’y attelle chaque jour une équipe de l’INA. Ce type de pratique vient enrichir le sens des archives et modifier du même coup leur rapport au temps : elles font désormais partie d’un réseau d’informations plus large. Mais à l’époque du web, il faut bien comprendre que ces pratiques ne sont pas le seul fait de l’archiviste : tout internaute peut y participer (c’est la dimension collective de l’éditorialisation). Surtout, il faut prendre en compte les aspects technologiques qui déterminent la place des contenus dans l’environnement numérique : plateformes, algorithmes, formats… Bref, il est évident que les institutions ne peuvent plus exercer sur ces documents le même contrôle qu’auparavant. L’archive, dans l’environnement numérique, se trouve systématiquement réappropriée et réactualisée. « Une étude de la médiation ne pourrait donc se résoudre à questionner les intentions d’une institution ou d’une entreprise » (p.66), elle doit aussi prendre en compte « l’impact des technologies sur la production des contenus » (Vitali-Rosati 2016) et les interactions collectives.

Cette perte de contrôle des institutions s’opère au profit de « logiques propres à une médiation numérique [qui] façonnent la manière de publier et de valoriser des archives ». Ces logiques sont d’ailleurs d’autant plus déterminantes qu’on ignore bien souvent les détails techniques des outils numériques (et à plus forte raison les présupposés épistémologiques qui ont guidé leur conception) : combien d’usagers sont en effet capables de dire comment fonctionne l’algorithme PageRank de Google (et combien ont d’ailleurs vraiment conscience qu’un algorithme a ordonné les contenus sur la page du moteur de recherche) ? Les technologies numériques - même une simple base de données - impliquent une standardisation des pratiques (le design d’interface, par exemple, obéit à des codes graphiques et ergonomiques qui se sont naturalisés très rapidement), mais aussi un phénomène d’« industrialisation » (soit, pour citer Yves Jeanneret « une prise en charge d’une partie de la communication par un processus rationalisé, optimisé techniquement et soumis à un principe d’efficience et d’économie » (2014, 12)). Autant d’éléments qui ont pour conséquence d’ôter aux institutions le contrôle de la gestion des contenus - avec le risque de les voir tomber aux mains d’entreprises peu regardantes, ou du moins de rendre plus flous les contours de la patrimonialisation : « Une sorte de pouvoir diffus, non localisé, semble donc s’emparer des documents publiés en ligne. » (p. 69) Les rétrospectives que Google réalise chaque année à travers un montage en images des recherches les plus populaires sur son moteur, témoignent de cette frontière de plus en plus floue entre documentarité (les archives de l’année sont sélectionnées à partir d’un calcul de données réelles[4]), dramatisation de l’archive (mention spéciale pour la musique épique qui accompagne généralement ces diaporamas) et dispositif promotionnel (pour les services de Google, qui est ici érigé en portail de la connaissance).

Google — Year In Search 2017

Source: https://www.youtube.com/embed/vI4LHl4yFuo

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Cette crise de l’autorité des institutions traditionnelles ne risquerait-elle pas d’entraîner par ricochet une crise du statut des archives ? On peut en effet observer un « chiasme entre, d’un côté, des institutions patrimoniales qui utilisent l’espace médiatique pour diffuser des archives et, de l’autre, des industries du web qui permettent le partage de contenus archivistiques sur leur plateforme. » (73) Il existe évidemment de nombreuses raisons de craindre les dérives potentielles liées à ces nouvelles pratiques. L’ouvrage mentionne par exemple le cas d’une vidéo publiée sur YouTube par l’Instituto Luce, et dont l’un des contenus associés (dans les suggestions de lecture) a été posté par un usager qui, lui, fait l’apologie du fascisme… Nous avons tous une anecdote de ce type en tête. Ces cas limites posent la question de la légitimité des contenus et, surtout, celle de leurs auteurs et de leurs diffuseurs :

Nous nous fions à l’institution. Alors pouquoi ne pas nous fier aux usagers ? Le détail, sans doute essentiel, est que la distinction entre les deux n’est pas suffisamment mise en valeur. La confusion entre institution et usagers se fait assez rapidement par manque d’attention durant la navigation (72).

En d’autres termes, le problème n’est peut-être pas tant l’autorité des anciennes institutions que celle des grandes plateformes numériques : YouTube, mais aussi Facebook, Twitter, etc., sont d’ailleurs régulièrement critiquées pour le manque de garanties qu’elles offrent. Mais c’est encore un autre problème que celui de la légitimité que les usagers accordent à ce type de plateformes. Car ce nouveau pouvoir des médiations n’est peut-être pas totalement une fatalité si l’on s’attache à mieux les comprendre et à les rendre plus transparentes. Pour cela, il est urgent d’augmenter notre littératie numérique à tous : un tel projet pourrait être pris en charge par l’archéologie expérimentale des médias, par exemple.

Contre ces menaces un brin technodéterministes - qui risquent d’ailleurs de faire passer les usagers pour des ignorants à remettre impérativement dans le droit chemin des « bonnes pratiques » numériques - on pourra opposer la culture participative propre au web. Outre le partage de contenus (images, informations, etc., que les internautes peuvent s’échanger sur des forums ou sites web leur étant consacrés), on soulignera la dimension ré-créative des gestes de réappropriation des archives par les internautes. L’ouverture de plus en plus massive des archives se manifeste à travers une multiplicité de vrais-faux profils de poilus sur les réseaux sociaux (comme celui de Frédéric B. administré par des lycéens de Fonsorbes), la mise en scène d’une enquête menée dans les archives personnelles d’une veille dame disparue (le Madeleine project de Clara Beaudoux, des mashups… « de document historique, l’archive devient objet artistique ». Ces pratiques en disent beaucoup sur notre rapport au concept même d’histoire et de passé. La « forme » archive (qui se détache d’ailleurs de l’archive à proprement parler, lorsque l’on ajoute par exemple un filtre sépia à une photo captée à l’IPhone) est désormais convoquée aussi pour faire signe, signe d’historicité. C’est en ce sens que l’on peut aussi, finalement, interpréter les rétrospectives de Google construites à partir des statistiques de nos historiques de navigation : nous sommes tous des acteurs de l’histoire.

Éloge de la mémoire… et de l’oubli

À quoi sert donc encore la mémoire dans un univers où tout est stocké et rendu (en apparence) accessible ? L’oubli est-il un risque définitivement dépassé, au point d’être devenu un droit à conquérir ? Si l’on peut louer l’ouverture et la diffusion massive des archives, qui ont littéralement envahi notre quotidien, un paradoxe ne tarde pas à surgir : à vouloir ainsi « s’approprier […] quelque chose qui garde tout son intérêt précisément dans le fait de différer du présent », n’est-on pas en train de modifier profondément le passé - dont l’écart, la différence, l’étrangeté ne cessent de se réduire ? Si le profil Facebook d’un poilu comprend une valeur heuristique certaine, et permet à toute une génération de s’approprier des documents, une histoire, une mémoire, l’anachronisme d’un tel dispositif a forcément un impact sur la représentation et l’expérience du temps. Tandis que l’analogie entre « appropriation des archives » et « appropriation du passé » ne cesse de grandir, Matteo Treleani s’interroge finalement sur les conséquences épistémologiques de cette nouvelle forme de « domestication du temps ».

Le numérique, à cet égard, conclut un mouvement d’invasion et de gestion de notre quotidien qui a en fait traversé toute l’histoire des technologies et des médias modernes. Depuis l’invention de l’électricité, qui nous a « permis » de travailler de plus longues journées, jusqu’à celle de l’IPhone qui nous a rendus joignables et disponibles en tout temps, nous nous sommes progressivement laissés aller à une « mobilisation totale[5] » pour reprendre le concept de Ferraris (2014). Nos villes contemporaines, fonctionnant 24h/24, 7j/7, encouragent la perception d’un temps continu, voire d’un non-temps. Si, en apparence, cette présentification semble inconciliable avec la nature même de l’archive - qui se situe d’abord, comme on l’a vu, dans une tension entre passé et présent - l’inflation patrimoniale (Heinich 2009) à laquelle nous avons assisté ces dernières années relève surtout d’une forme de présentisme : « le fait de “tout archiver” est une manière de présentifier le passé, de le rendre matériellement disponible dans le présent, mais elle se développe aussi dans la singularité du rapport au passé. » (p. 84)

Cette domestication entraîne un phénomène d’objectivation du patrimoine, qui « passe donc à la fois par une chosification de la masse » (cette conception du patrimoine comme stock où les objets sont déposés pour être préservés du temps, mais un stock qui reste ouvert à tous) et « par une occultation de la médiation » (p. 86). Ce dernier aspect, en particulier, aboutit à l’affirmation d’une forme de vérité qui serait consubstantielle à l’objet archive. À cet effet, l’archive se retrouve soumise à un critère de transparence paradoxal. Car si les dispositifs de médiation n’ont cessé de croître (nous bénéficions tous d’un accès facilité à l’archive, publique et disponible), cette médiation se fait plus « invisible » que jamais. En effet, elle est déléguée à la technique, en l’occurence à la technologie numérique, dont les connotations laissent entendre une forme de neutralité ou d’objectivité :

Il s’agirait d’un régime de l’objectivité appliqué à la consultation des archives : c’est-à-dire une manière de lire le contenu des archives qui leur confère une forme d’objectivité. Antoinette Rouvroy appelle cela le régime de vérité numérique (empruntant à Foucault la notion de régime de vérité comme mode de catégorisation du réel): une croyance de vérité sur le contenu des données (Rouvroy parle en particulier des sites de visualisation de données). Autre manière de maîtriser le passé : rendre ses traces objectives au grand public. (p. 87)

Évidemment, ce critère d’objectivité est largement fantasmé. Il est intéressant de noter qu’il s’appuie sur une série de discours, voire de mythes, qui se sont appliqués à d’autres médias, en particulier celui de la Photographie. On retrouve ici par exemple le paradigme de la trace, de l’indice, cette fois appliqué à la donnée (occultant complètement, au passage, le fait que celle-ci soit d’abord et avant tout le fruit d’une construction…).

Ainsi domestiqué et numérisé, le passé n’est-il pas amputé de sa signification essentielle ? On peut en effet s’inquiéter de voir peu à peu s’effacer l’étrangeté du temps passé - ce sentiment d’un monde disparu rendu inaccessible en raison de notre inscription dans le présent, « cette forme de distance qui nous sépare et, en même temps, nous permet de saisir un autre monde que le nôtre » (p. 90). Il en va de même pour l’oubli, « impensé et impensable de la technique et de la culture numérique » (Doueihi, 2001, 155), que nous avons lui-même cherché à oublier. L’idée, bientôt la conviction, que rien ne s’effacerait sur le web, que la moindre trace y resterait à jamais inscrite, et que ces traces sont le réel, s’est vite répandue dans les esprits. Or « [e]nvisager le tout-archive comme une mémoire sans perte est le véritable problème », autant parce que cette pensée pèche par excès de confiance en la mémoire supposée exhaustive du web (la nouvelle mythologie du big data par exemple), que parce que la mémoire n’a, par définition, aucun intérêt sans l’activité herméneutique qui permet d’en extraire un sens.

Deux figures littéraires incarnant des problématiques de la mémoire, traversent l’ouvrage : Funes, le héros de « Funes el memorioso » de Borges, et Yambo, personnage principal de La misteriosa fiamma della regina Loana d’Umberto Eco. À la suite d’un accident, Funes se retrouve doté d’une incroyable mémoire exhaustive. Incapable d’opérer un tri, ni même d’interpréter le sens de tout ce dont il se souvient, il finit par s’enfermer chez lui et mourir. Yambo, de son côté, est atteint d’une forme d’amnésie bien particulière : privé de sa mémoire expicite (ou autobiographique), il gagne en compensation une parfaite mémoire sémantique (qui concerne les connaissances générales). Yambo est ainsi devenu une sorte d’encyclopédie vivante cependant dénuée de toute subjectivité : il peut citer des livres par coeur, mais ne peut dire s’il aime ces livres ou non, et pourquoi ceux-ci sont mémorables. De la mémoire absolue mais ininterprétable de Funes à la mémoire encyclopédique mais déshumanisée de Yambo, se profilent les risques liés à notre désir démesuré de domestication du passé.

On adressera finalement à l’ouvrage de Matteo Treleani deux questions - qui sont d’ailleurs plutôt des pistes de recherches destinées à prolonger une réflexion absolument fondamentale. La première concerne la valeur de vérité présupposée de l’archive, dont l’ouvrage souligne en maintes occasions la dimension problématique, sans en interroger suffisamment peut-être les fondements. Car si l’archive vient « rétablir » une vérité, c’est uniquement parce que nous lui avons conféré ce pouvoir, cette autorité. Or cela fait déjà bien longtemps que cette dernière fait l’objet d’une importante déconstruction : rien qu’au XXe siècle, on ne compte plus les écrivains (comme William Boyd et son Nat Tate), les plasticiens (Boltanski et son Album de la famille D), les photographes (Joan Fontcuberta, dont l’oeuvre entière est fondée sur la parodie de la rhétorique de la vérité), les cinéastes (adeptes du mockumentary dans la veine de This Is Spinal Tap) qui s’y sont livrés. Sarah Cook (2016) a récemment consacré une anthologie critique à ces pratiques qui interrogent, depuis les années 1960 au moins, le concept d’information tel qu’il a été construit à partir des années 1950 par les sciences de l’information et de la communication. Bien qu’elle se soit naturalisée, l’association entre document et vérité n’est donc pas un fait, mais bien une construction culturelle, et notamment institutionnelle. L’idée selon laquelle le document fait la vérité s’inscrit dans une histoire et prend racine, en grande partie, dans la tradition humaniste. En cette période de mutations majeures, il semble essentiel d’étudier la généalogie de cette perception de l’archive, afin de mieux comprendre, d’une part, ce qui se joue aujourd’hui et pourquoi, d’autre part, nous avons tant besoin de nous rassurer avec cette valeur de vérité de l’archive.

Si l’archive n’est pas tant une représentation qu’une construction[6], alors la redéfinition contemporaine du concept de passé - qui passe notamment par de nouvelles formes de gestion des archives - vient surtout produire des représentations plus ou moins inédites de nous-mêmes (de nos sociétés, du monde, de l’humanité). Or ces représentations doivent, elles aussi, être analysées, questionnées, critiquées. Leur origine doit être soigneusement identifiée et disséquée. Dans sa rétrospective annuelle, il est ainsi évident que Google opère un choix parmi une série de récits et d’autoreprésentations. Google n’est certainement pas dupe de l’objectivité prônée dans son discours : le monde tel qu’il apparaît dans ces capsules vidéo de deux minutes vient mettre en avant, avec beaucoup d’exaltation d’ailleurs, certaines valeurs plus que d’autres. Ce que réalise ici Google, nos institutions patrimoniales traditionnelles pourraient-elles seulement le faire avec la même efficacité ? Il s’agit là en tout cas d’une mission fondamentale, à laquelle une réponse collective doit être donnée.