Abstracts
Résumé
Le concept de mimesis est, depuis l'Antiquité, un des concepts qui demeurent au cœur des structures de la pensée occidentale. Les deux penseurs les plus influents de la philosophie grecque, Platon et Aristote, donnaient deux lectures différentes de la mimesis, en s’appuyant sur l'ambiguïté intrinsèque de ce concept. À travers une analyse formelle de cette ambiguïté, nous nous proposons de réfléchir aux nouvelles formes de mimesis qui se mettent en place à l’époque du numérique – notamment entre êtres humains et machines –, moment historique qui entraîne, dit-on, la disparition de toute distinction entre modèle et copie.
Mots-clés :
- mimesis,
- Platon,
- Aristote,
- numérique,
- agir,
- machine,
- éthique,
- imitation
Abstract
The concept of mimesis is, since ancient times, one of the concepts that shapes the structures of Western thought. The two most influential thinkers of Greek philosophy, Plato and Aristotle, gave two different readings of mimesis, relying on the intrinsic ambiguity of this concept. Through a formal analysis of this ambiguity, we propose to think about the new forms of mimesis that take place in the digital age – especially between human beings and machines –, a historical moment that, it is said, leads to the disappearance of any distinction between model and copy.
Keywords:
- mimesis,
- Plato,
- Aristotle,
- digital,
- action,
- machine,
- ethics,
- imitation
Article body
Caractéristiques générales de la mimesis
Le concept d’« imitation » (mimesis) est une catégorie dynamique et relationnelle. Il relie deux ou plusieurs éléments qui ont un rapport spécifique entre eux. Il s’agit d’un rapport au sein duquel on reconnaît une primauté à un élément particulier, dans la mesure où celui-ci est pris en tant que modèle auquel d’autres éléments se sont conformés ou le seront. Cette conformité est rendue possible par l’acquisition, de la part de l’élément imitant, de quelques-uns des traits caractéristiques de l’élément imité selon les paramètres de la ressemblance. En d’autres termes, la « copie » est considérée comme telle dans la mesure où elle ressemble et cherche de plus en plus à ressembler, à quelque chose ou à quelqu’un pris comme « modèle ». En ceci consiste donc la dynamique de l’« imitation ».
Le rapport imitatif peut concerner soit quelques aspects des éléments pris à l’intérieur de celui-ci, soit la forme entière propre à ces éléments. Habituellement, ce rapport s’accomplit selon le mode d’une comparaison répétée, déployée et mise en place dans le but d’atteindre un rapprochement progressif d’une chose vers une autre — la première étant considérée soit dans sa totalité, soit dans un de ses aspects spécifiques. Le paramètre qui détermine ce rapport est celui, graduel, de l’identification majeure ou mineure de la copie avec son modèle. À y regarder de plus près, toutefois, c’est seulement grâce à cette tentative d’identification que la copie se configure en tant que telle : elle perd quelques-uns des traits qui auparavant la caractérisaient spécifiquement pour se transformer en copie d’un modèle déterminé.
De cette dynamique émerge aussi le fait que l’imitation n’est pas tant le résultat de la comparaison entre deux ou plusieurs éléments, que plus précisément un acte, un processus, dans lequel on découvre, on recherche et on met en évidence au fur et à mesure la ressemblance entre termes différents. En d’autres termes, de telles ressemblances ne sont pas simplement constatées, elles ne sont pas seulement le fruit d’un acte de comparaison qui prend en examen des données semblables, mais elles sont plutôt le résultat d’une dynamique visant à reconnaître une identification réalisée dans le temps ou à en promouvoir une nouvelle. Tout cela trouve aussi une application dans le domaine des doctrines morales[1].
En tant que catégorie relationnelle, et selon sa dynamique propre, la mimesis aussi, l’acte d’imitation, se caractérise — du moins dans sa version traditionnelle — par une ambiguïté spécifique, comme il arrive à d’autres concepts analogues. L’ambiguïté de fond de l’imitation demeure dans le fait qu’elle est mise en œuvre par un élément imitant. D’un côté, ce dernier se trouve dans une condition relationnelle de subordination et de dépendance à l’égard du modèle ; de l’autre, il se configure comme une chose spécifique et autonome justement à travers cet acte. En d’autres termes, la copie est assurément copie par rapport au modèle, c’est-à-dire qu’elle a besoin du modèle comme référence. Et pourtant, elle interprète le modèle, en souligne quelques aspects et, surtout, le légitime véritablement en tant que modèle. En fait, sans la copie le modèle ne serait pas tel. Pour faire en sorte que le modèle soit un modèle reconnu comme tel à travers la dynamique de conformation caractérisant le processus imitatif, à savoir pour accomplir sa fonction, la copie doit alors se configurer comme indépendante. C’est seulement de cette façon qu’une copie peut être une copie : d’un côté, elle peut être jugée par sa proximité plus ou moins grande à son modèle et, de l’autre, elle peut être évaluée dans sa qualité et sa réussite particulières.
La mimesis dans le monde antique
C’est justement cette ambiguïté, caractérisant toute chose qui nécessite un modèle pour avoir une identité propre, qui a suscité depuis le monde antique un certain embarras en se configurant comme un problème pour la réflexion philosophique. On peut le voir en examinant les réflexions différentes sur la mimesis élaborées par Platon et par Aristote respectivement dans le livre X de La République et le livre I de La Rhétorique. On dirait presque que Platon a peur de l’autonomie de la copie — à savoir, dans sa philosophie, le monde sensible par rapport aux idées — parce que c’est dans un faux rapport avec elles qu’il entrevoit la cause de nombreuses illusions et perversions des êtres humains. Ces illusions et perversions de leur expérience sont provoquées par la prétention à l’autonomie de la copie : par le fait que la copie prétend être l’original, bien qu’elle se situe à un niveau inférieur de réalité. En même temps, toutefois, Platon parle de mimesis pour indiquer aussi la relation positive entre les idées et les phénomènes : la relation grâce à laquelle les phénomènes peuvent être ce qu’ils sont[2]. En d’autres termes, ces derniers sont bien distants de l’original, et c’est justement pour cela qu’ils désirent l’imiter. Mais — précisément grâce au fait que, par le biais du procès imitatif, les phénomènes participent en quelque sorte de la dimension hyperuranienne et lui empruntent quelques caractéristiques — les choses du monde, objets de l’expérience humaine, peuvent revendiquer une consistance spécifique : la même qui fait que, par exemple, elles peuvent être considérées à leur tour comme modèle pour les reproductions d’un peintre. En tout cas, le danger relevé par Platon est toujours le même. C’est le danger de prendre la copie pour le modèle, la représentation de la réalité pour la vraie réalité.
En somme, chez Platon, le processus imitatif est pour ainsi dire un véritable pharmakon — cure et poison en même temps, condition et entrave — de l’expérience humaine. D’une part, il permet que cette dernière soit attirée par ce qui n’est pas vrai, à proprement parler ; de l’autre, il constitue la possibilité qu’à côté de la réalité hyperuranienne, il y ait d’autres niveaux autonomes, des réalités, ayant une consistance : le monde sensible, les productions artistiques. Platon essaie de maîtriser cette ambiguïté en donnant à ces niveaux un ordre hiérarchique bien précis, qui correspond à la stratification de l’être décrite dans son ontologie (à son tour représentée visuellement, toujours dans la République, par le mythe de la caverne).
L’approche d’Aristote est légèrement différente. Aristote n’a pas de problème à considérer comme autonomes les entités dans leur particularité (le tode ti) et il n’a pas besoin de les relier à un monde hyperuranien pour leur donner du sens. Il utilise au contraire la dynamique de la mimesis comme clé herméneutique pour expliquer certaines relations interhumaines et certaines productions du génie. Ce n’est donc pas un hasard que le thème de l’imitation soit à la base de sa Poétique.
Aristote ne définit pas le thème « mimesis ». Il l’emprunte de Platon, mais il s'en distingue en redéfinissant son champ d'utilisation. Par conséquent, dans sa perspective, l’art, en tant qu’imitation du monde sensible, et le monde sensible lui-même, en tant qu’imitation du monde des idées, ne sont aucunement discrédités. Leur autonomie est accueillie et légitimée, bien que son rayon d’action doive être compris proprement. En fait, la mimesis concerne non pas les choses, mais les expressions — les caractères, les émotions, les actions — de l’être humain. C’est justement parce que cette dimension humaine est prise comme point de repère que l’homme peut ordonner les différentes catégories des productions artistiques sur la base de leur capacité imitative plus ou moins grande et, selon les mêmes critères, à en juger la réussite. Dans la Poétique d’Aristote, encore, l’imitation joue aussi un autre rôle très important. Comme nous venons de le dire, elle permet de légitimer et de juger les différents genres littéraires et les formes artistiques en fournissant les conditions pour en évaluer les productions en tant qu’œuvres d’art, mais surtout, en même temps, elle accomplit une fonction bien précise à l’intérieur de ces productions aussi. Dans une représentation théâtrale, par exemple, ont met en scène des personnages, positifs ou négatifs, qui ont un impact sur la sensibilité du spectateur. La tragédie, plus spécifiquement, est la description des bons caractères, alors que la comédie s'attache aux mauvais[3]. Dans un cas comme dans l’autre, un processus imitatif s'opère malgré tout qui fait participer les spectateurs, grâce au caractère paradigmatique assumé par la réalité fictive qui, à chaque fois, est mise en scène. C’est seulement en tenant compte de cette fonction qu’il est possible de comprendre les effets de rejet et d’édification — le phobos et l’eleos — que la tragédie a le pouvoir de produire sur ceux qui y assistent et qu’Aristote décrit, comme on le sait, avec grande précision[4].
Imitations anciennes et nouvelles
Ces brèves notes sur la mimesis dans le monde antique ont en réalité un seul but : celui de souligner combien aujourd’hui, dans l’espace numérique, les choses à l’égard du concept d’« imitation » et du rapport entre modèle et copie sont radicalement changées. En vérité, le changement dont nous parlons ne se réfère pas seulement aux conceptions de Platon et d’Aristote, sur lesquelles nous nous sommes penchés. Il concerne, en outre, un mode de pensée qui s’est prolongé et qui s’est révélé hégémonique jusqu’au siècle passé. Plus précisément, il entraîne l’assomption implicite de deux présupposés. D’un côté, il s’agit d’un mode de penser selon lequel il y a une relation hiérarchique entre modèle et copie : un modèle, en vertu de certaines de ses caractéristiques, se voit conféré la primauté, et la copie, même ayant une autonomie propre, est considérée comme telle seulement en tant que se référant à un modèle. De l’autre, cette conception assume la réalité dont nous faisons l’expérience comme son principal modèle, alors que la fiction, qu’elle soit littéraire ou artistique, est considérée comme une copie ou une imitation de la vraie réalité. Certes, il ne s’agit plus ici de l’acte imitatif que Platon a condamné, par exemple dans l’exercice de la peinture. La représentation mise en œuvre dans l’art ou dans la littérature — comme le soulignait Auerbach, avec de nombreux exemples, à propos des littératures romanes (Auerbach 1968) — s'apparente davantage à une reconstrcution active qu'à un simple reflet : elle interprète et met en lumière, à travers une telle interprétation, des aspects inédits de la réalité même et permet une création renouvelée de nos expériences. Ceci étant dit, et malgré l’autonomie grandissante que la fiction acquiert ainsi, cette dernière s’avère ici malgré tout dépendante de la réalité et à laquelle elle se subordonne, tout comme à son propre modèle inégalable.
Aujourd’hui, en revanche, ces deux mêmes présupposés ont faibli. D’abord, il semblerait que la copie s’est désormais détachée de façon définitive de son propre modèle en devenant pleinement autonome. Entre modèle et copie la relation hiérarchique subordonnant la deuxième au premier s’affaiblit. Tous deux sont sur le même plan et peuvent donc s’échanger leur rôle. Sans plus de distinction entre modèle et copie, il résulte que tout s’avère infiniment réitérable et reproductible. Tout est modèle et copie de soi-même. Et tout se révèle remplaçable avec tout, dans une dimension d’indifférence insensée.
Voilà pourquoi il a été dit que nous en sommes aujourd'hui à « l’époque de l’image du monde (Heidegger 2003) » : une image désormais autonome, ne se référant qu’à elle-même, qui a pris la place de ce qu’elle est censée représenter. Il faut donc se demander ce qu’il en est de ladite « réalité ». Baudrillard en célèbre la disparition. Et — certes — on en comprend le pourquoi, dans la perspective de la disparition de cette fonction de modèle que la réalité avait auparavant.
Aujourd’hui en revanche le réel n’est plus et ne peut plus être considéré comme un modèle ; toute tentative de récupérer cette idée, plaidant le retour à un « réalisme », par exemple dans le domaine philosophique, est déjà dépassée, quelle que soit la marque de « nouveauté » qu’elle voudrait arborer. En effet, l’image n’est plus seulement une copie qui revendique sa propre autonomie ; elle se révèle indiscernable de l’original et capable de se reproduire de façon sérielle, en revendiquant justement en cela son originalité[5]. Le réel, en somme, est désormais remplacé par ses reproductions ; l’image qui est censée l’imiter, quant à elle, a désormais délaissé cette tâche — aussi parce qu’il s’agit d’une tâche inatteignable à y regarder de plus près —, elle s’est détachée de son propre modèle, a acquis une réalité spécifique propre à elle. Voilà pourquoi il ne s’agit aucunement d’un oxymore que de parler de « réalité virtuelle[6] ».
Comment en est-on arrivé là ? C’est un effet, on le sait bien, des développements technologiques les plus récents ; c’est une conséquence de notre habiter de plus en plus dans des espaces numériques. L’autonomisation de l’image, l’affaiblissement de la relation hiérarchique entre modèle et copie, la perte de la réalité sont en fait la conséquence de la diffusion capillaire de logiciels spécifiques et de l’utilisation de plus en plus massive de dispositifs déterminés. Tout cela entraîne une fusion tendancielle entre dimensions numérique et non numérique de notre vie, un passage continu entre monde imaginaire et monde réel, l’adoption a-critique d’un espace hybride, d'un milieu où faire des expériences de plus en plus articulées et complexes, dans lequel réel et virtuel se contaminent de façon réciproque. C’est une situation qui demande un approfondissement adéquat, d’un point de vue philosophique également. Il faut analyser attentivement les opportunités et les limites de ce scénario. Dans ce but, nous allons privilégier, parmi les multiples expériences qui mériteraient d’être analysées, celle du rapport mimétique possible qui s’instaure entre l’être humain et les machines. Il s’agit d’une exemplification concrète de ce lien plus général qui se met en place entre ce qu’on a l’habitude de qualifier de « naturel » et ce qui doit plutôt être défini comme « artificiel ». Par « machine », j’entends tout dispositif artificiel capable d’agir selon un degré spécifique d’autonomie, en raison de son activité de raccordement et de coordination en système d’un ensemble d’outils techniques. L’outil technique — par exemple, le marteau — possède en fait une autonomie nulle ou, du moins, limitée parce qu’il dépend, quant à son utilisation, en bonne partie de l’être humain. Le dispositif technologique, par contre, est capable de s’autoalimenter et d’interagir de plus en plus avec son environnement.
Ce que nous trouvons intéressant d’examiner, dans la perspective d’une réflexion sur les transformations de la mimesis dans le contexte contemporain, c’est surtout un type de machine, à savoir des dispositifs technologiques à haut degré d’autonomie. C’est cet aspect-ci qui permet à un tel dispositif d’être confronté à la structure et au comportement des êtres humains. J’essaierai, d'une part, de montrer la tendance aujourd’hui dominante à une identification immédiate entre être humain et machine ; et d'autre part de trouver leur différence spécifique à partir de laquelle un discours sur la mimesis pourra être à nouveau légitimé dans notre époque, bien que sous une forme revisitée.
Le piège du langage
Pourquoi — même dans le contexte plus général des relations entre naturel et artificiel, et même dans celui plus spécifique des rapports entre être humain et machine — une tendance à l’imitation se s'impose t-elle? à nouveau ? S’agit-il d’une instance légitime ? Il faut d’abord répondre à ces questions. On peut le faire avant tout en s'appuyant sur cette tendance répandue qui consiste à utiliser les mêmes mots employés normalement pour parler de comportements humains afin de décrire l’agir des machines.
Cette tendance s'appuie certainement sur une motivation psychologique. Depuis la fameuse expérience de Fritz Heider et Mary-Ann Simmel, en 1944, on reconnaît cette attitude des êtres humains à attribuer des propriétés anthropomorphiques à des objets en mouvement, interprétant ce mouvement comme un agir, et cet agir comme un agir intentionnel. Ce n’est pas surprenant, donc, que les mêmes mots soient employés pour exprimer à la fois l’activité humaine et celle des machines.
Mais — posons-nous encore la question — est-il strictement nécessaire d’opérer une distinction entre les deux milieux ? Faut-il vraiment, en d’autres termes, différencier le discours relatif à l’agir des machines de celui concernant l’agir des êtres humains ? Ou bien les ressemblances entre ces deux types d’agir, qui nous amènent à utiliser des expressions analogues, ne sont-elles pas plutôt le signe d’une homogénéité ontologique plus profonde, à savoir d’une véritable uniformité de structure et de comportement entre l’être humain (et l’animal), d’une part, et la machine, de l’autre ? En somme, la question plus générale est la suivante : entre les deux milieux, humain et artificiel, y a-t-il une différence de principe ? Ou la différence n’en est-elle que de degré, pour ainsi dire, dans la mesure où elle touche deux entités entre elles qualitativement indifférenciées, dont les caractéristiques sont dans une relation de continuité et peuvent être conçues selon une logique de complexification croissante ?
La question est d’autant plus légitime qu’une discipline née après la Seconde Guerre mondiale, la cybernétique, a voulu se présenter exactement comme une théorie générale mettant sur le même niveau l’animal et la machine (après que la théorie de l’évolution avait mis sur la même ligne de continuité l’être humain et l’animal). La cybernétique part d’une idée de communication bien spécifique développée selon la théorie mathématique de l’information élaborée par Claude Shannon et Warren Weaver, dans laquelle la communication est conçue précisément comme une transmission de données[7]. Dans la même tradition, aujourd’hui, se situent les développements des sciences cognitives et ceux des neurosciences. Le projet partagé par la cybernétique et ces approches plus récentes consiste à expliquer mécaniquement même les comportements humains, dans le but de pouvoir les reproduire et les contrôler. À cet égard, d’un côté, l’idée de mécanisme est radicalement modifiée par rapport au modèle du passé, grâce aux développements des technologies des communications et des sciences de la vie ; de l’autre, toutefois, l’agir des êtres vivants, tout comme celui des entités artificielles, est reconstruit dans l’optique d’une causalité performante, et il est pensé de façon unilatérale à partir d’un type déterminé de procédures. C’est seulement en assumant une telle démarche, en tous les cas, qu’il est possible de poursuivre la maîtrise de processus humains et, plus encore, d’essayer de reproduire artificiellement leurs comportements. De là, il est clair que c’est cette même tentative d’uniformiser l’être vivant et la machine, exprimée par la cybernétique et développée par quelques récentes disciplines à succès, qui est la raison pour laquelle les rapports d’imitation entre ces deux entités peuvent être poussés jusqu’à ce qu’en résulte le signe de leur identité. C’est un processus analogue à celui qui se déroule aujourd’hui entre modèle et copie, et entre réalité et fiction. À y regarder de plus près, alors, il n’y aurait même plus de sens à parler de dynamique imitative, du moment que l’être humain et la machine posséderaient la même structure ; une telle uniformisation justifierait aussi la tendance psychologique et lexicale dont j’ai fait mention. Malgré tout, il s’agit d’un parti pris qui ne peut pas être accepté de façon a-critique, mais qui demande d’être à son tour approfondi, évalué et discuté[8].
Alice au miroir
La tendance à l’uniformisation du naturel et de l'artificiel, c’est-à-dire la tentation d’identifier modèle et copie — ou mieux, de supprimer tout modèle et de faire en sorte qu’il y ait seulement des copies, infiniment reproductibles —, est en fait plus problématique et complexe qu’il ne le semble de prime abord. Il existe aussi d’autres dynamiques qu’en tant qu’êtres humains, nous sommes amenés à expérimenter face aux dispositifs articifiels, quand nous sommes en relation avec eux. Nous pouvons convoquer d’autres expériences relevant du domaine psychologique. Pensons notamment aux recherches de Mori Masahiro, connues sous le nom de théorie de la uncanny valley ou « courbe inquiétante[9] ». Elles montrent la façon dont la sensibilité que l’on peut éprouver envers un dispositif spécifique, par exemple un robot anthropomorphique, augmente jusqu’à ce que sa ressemblance excessive avec l’être humain provoque en ce dernier un véritable rejet émotif, signalé par une baisse brusque dans la courbe qui représente, dans un graphique hypothétique, son attitude face à de telles entités artificielles (Masahiro 1970, 33‑35) — l’uncanny valley à laquelle la théorie se réfère.
Dans ce cas, si elle est poussée jusqu’aux conséquences extrêmes de l’identification, l’imitation produit un rejet. Mais il ne s’agit que d’un exemple parmi d’autres. Il y a en fait un autre phénomène intéressant qui nous permet de comprendre un autre aspect de la relation mimétique complexe entre être humain et machine. Il s’agit d’un processus selon lequel l’imitation devient reproduction, et la reproduction s’opère dans les deux sens dans lesquels le rapport imitatif peut se déployer, afin d’atteindre, de nouveau, une pleine identification des termes de la relation. Je parle de la tendance à activer, entre être humain et machine, un processus de reflet réciproque. Il s’agit d’un reflet qui a lieu — si l’on veut utiliser cette métaphore — dans les deux directions opérées par l’extension de l’utilisation d’un miroir : comme l’expérimente bien l’Alice de Lewis Carroll quand il lui arrive de traverser le miroir où sa propre image est reflétée (transformant ainsi le monde apparent, fruit de l’imagination, en un milieu effectif de son agir). En fait, non seulement nous nous reconnaissons et nous nous contemplons dans l'image dans le miroir, mais nous pouvons aussi projeter activement en elle nos meilleurs traits grâce à un exercice d’aliénation. Il en dérive un échange de rôles entre le sujet représenté et son image, en vertu duquel l’un, alternativement, fait modèle et copie pour le comportement de l’autre. C’est justement ce qui se passe dans la relation entre réel et virtuel. En ce qui concerne le cas spécifique des machines, elles sont d’abord créées à l’image et à la ressemblance des êtres humains. Elles s’adaptent à eux, afin de pouvoir être utilisées par eux. Elles doivent être user-friendly, pour pouvoir être vendues plus facilement. Très tôt, pourtant, la direction du reflet se renverse. Le maître est asservi à son esclave. Le modèle, ce n’est plus nous, c’est la machine : elle est beaucoup plus parfaite et fonctionnelle que nous pouvons l’être. Se répandent alors les tentatives, menées par des êtres humains, de se transformer en automates ou d’uniformiser leurs propres comportements à l’efficacité de certaines procédures standards. S’élaborent ainsi, sur un plan théorique, les perspectives du transhumain et du posthumain.
De cette façon, l’indifférence lexicale devient, au bout du compte, non seulement un symptôme, mais un impératif, une prescription. C’est ce que nous devons réaliser, non pas en façonnant la machine à notre façon et notre profit, mais bien en nous uniformisant de plus en plus à son mode opératoire. Cela, à nouveau, est légitimé par le présupposé de fond de l’identification entre homme et machine, acquis comme une évidence. Parcourir la voie de l’imitation, au sein d’une activité de reflet, sert alors à réaliser pleinement ce qui est déjà structurellement donné. D’ailleurs, l’être humain, comme quelqu’un dirait, n’est qu’une machine imparfaite[10].
Agir de machine et agir humain
Nous avons analysé la façon dont les processus imitatifs changent dans le contexte contemporain, en prenant comme fil rouge le rapport entre être humain et machine. Nous avons mis en évidence la tentative d’éliminer l’idée d’une imitation comme relation de la copie au modèle, et aussi la transformation de la dynamique imitative dans la direction d’un immédiat reflet réciproque et d’une fusion tendancielle entre les éléments impliqués. Maintenant, il s’agit de vérifier si la thèse de cette identification est soutenable. En fonction de la réponse que nous allons donner, nous pourrons établir le rôle que peut encore jouer, éventuellement, dans le contexte contemporain, le thème de la mimesis, et comment celui-ci peut être utilisé.
La question que nous entendons discuter, en d’autres termes, est celle qui concerne la possibilité de réintroduire des différences : dans notre cas, des différences entre être humain et machine. Il faut évaluer la légimité de cette réintroduction, dans un monde où, comme nous l’avons vu, règne l’indifférence. Nous pourrons le faire plus aisément, à notre avis, en nous situant sur un plan éthique plutôt que théorique : c'est-à-dire lorsque nous examinerons ces différences, évidentes et nécessaires dans le cadre d'une étude des connaissances, en se focalisant moins sur la structure ontologique des entités impliquées que sur l’exercice de l’agir, à la fois humain et artificiel.
Si cette approche est correcte, nous devons nous poser une série de questions. Nous devons nous demander : qu’est-ce que signifie « agir » pour une machine ? Et qu’est-ce qu’indique ce verbe, précisément, dans le cas des machines autorégulatrices, surtout si l’on considère les exemples les plus perfectionnés d’entre elles, à savoir les robots ?
En effet, même les machines agissent. Le terme « agir » recouvre pourtant une constellation sémantique floue et disparate : il contient en soi plusieurs significations, il peut se réaliser de plusieurs façons, il peut indiquer des formes différentes, quoiqu’apparentées « par un air de famille » — comme le dirait Wittgenstein. L’utilisation d’un tel verbe — le verbe « agir » — peut donc être légitime et adéquate même dans le cas des machines. Mais ce qui demeure en tout cas nécessaire, même en admettant l’exactitude de cette expression, c’est une précision du mode spécifique dans lequel elles opèrent.
Quelles sont les caractéristiques de l’agir articifiel ? Elles sont en partie les mêmes que celles propres à l’agir humain. Il y a d’abord, et c’est déterminant, l’agir comme production d'effets. Pour se réaliser comme effectif, efficace et efficient, cet agir se configure dans les termes d’une procédure bien définie, programmable et répétable. Il s’agit d’une procédure qui comporte l’acceptation d’une série de règles plus ou moins rigides qui la caractérisent en tant que procédure, et qu’elle-même doit suivre pour se réaliser correctement.
Les règles dont nous parlons, ensuite, sont l’élément de médiation qui permet à la procédure de s’étendre dans tous les cas reconnus comme similaires. De telle façon on rend possible une interaction avec un environnement, et surtout une ouverture à ce qui ne peut pas être déterminé en avance et qui peut se dérouler dans le futur. Dans le but de garantir une gestion de l’imprévu en termes procéduraux, un calcul anticipé est fait des occurrences qui pourront avoir lieu, de façon à reconduire ces possibilités à des paramètres spécifiques, et à repérer la stratégie la plus appropriée pour les maîtriser[11]. Si l’on assume cette posture, un logiciel pour jouer le jeu de Go ne pourra que vaincre même le champion du monde en titre, comme ceci est en effet arrivé ; surtout si le comportement de l’adversaire humain est guidé par l’intention d’atteindre l’objectif suivant les critères d’efficacité et d’efficience, et ce comportement peut être reconduit dans une optique de calculabilité et de prévisibilité.
Ce qui risque d’être mis de côté de cette conception de l’agir, c’est toutefois la question concernant les critères selon lesquels ces effets peuvent être à leur tour évalués. Mais qui est, au fait, chargé d’établir ces critères et de juger du grade de réalisation effective ? Dans le cas de l’agir humain, ils peuvent être définis — nous pourrions dire — à la fois « de l’extérieur », en recourant à des principes et critères imposés par une instance ultérieure par rapport au sujet agissant, et « de l’intérieur », dans la mesure selon laquelle ce même sujet les reconnaît, les accueille et à eux conforme son propre agir. Dans le cas de l’agissant artificiel, ceux qui établissent ces principes et ces critères sont les constructeurs et programmeurs. Il semble donc que ces principes et ces critères soient imposés de l’extérieur. En vérité, ce n’est pas toujours le cas. Les constructeurs et les programmeurs doivent en tout cas faire face à la structure de la machine qu’ils arrivent à construire, à la portée de son opérativité telle qu’ils arrivent à la programmer et, plus généralement, aux limites du développement technologique donné dans un moment historique particulier. En d’autres termes, il y a même ici, en fonction du mode et dans le but selon lesquels une machine est faite, une sorte de contrainte intrinsèque et une indication précise à l’égard de ce qui est adéquat. Donc, il y a en outre — et il se révèle décisif — un jugement de valeur exprimé sur le sujet par l’utilisateur. Ce jugement porte sur la façon de considérer le fonctionnement d’une machine. Il permet de confronter la prestation concrète et effective d’un dispositif aux intentions avec lesquelles il a été produit et au niveau de la moyenne prévue des qualités pour la réalisation de ce but. Certes, même pour l’agissant humain, la référence à sa structure — ou, mieux, à sa « nature », comme cela a été plus souvent dit — se révèle déterminante, dans l’histoire de la pensée morale, afin d’établir les critères et les limites de l’agir de ce sujet. Ceci s’est passé surtout au sein de la tradition judéo-chrétienne, où l’être humain est conçu comme une créature qui porte en soi la trace du vouloir divin, dans la façon dont cette tradition a été interprétée à l’époque moderne, faisant de ce même être le produit d’une volonté supérieure, très souvent inconnaissable, à laquelle il doit pourtant adhérer s’il veut se sauver.
Mais se trouve justement, à l’égard de ce dernier aspect lié à l’hypothèse qu’une entité déterminée puisse se conformer au moins à ce qui est inscrit dans sa structure, un élément de différenciation entre le comportement humain et celui de la machine, du moins telle qu’on l’a définie jusqu’ici. La référence à ce dernier aspect permet de mettre l’accent sur d’autres formes de l’agir — ultérieures par rapport à celles qui se relient à une procédure à suivre de manière effective, efficace et efficiente — lesquelles, à ce moment, semblent irréductibles à l’agir des entités artificielles. Il s’agit, plus précisément, de la possibilité que soit posée une autre série de questions éthiques bien connues dans l’histoire de la discussion de ces thèmes. Elles demandent, pour être formulées, qu’il y ait de la part de l’agissant une sorte de recul par rapport aux procédures que ce dernier est appelé à réaliser, ainsi qu’à la structure même qui le caractérise et qui lui permet de suivre une règle. Ce recul par rapport à soi et aussi à ce qui est fait à un certain moment, représente l’élément caractéristique des êtres humains qui semble ne pas pouvoir être partagé par les machines[12].
Il s’agit d’un point décisif pour l’élaboration d’une idée d’« éthique » conforme à l’ampleur de l’élaboration que cette discipline a connue au long de son histoire. L’éthique, en fait, ne coïncide pas seulement avec un comportement adopté en tant que tel, c’est-à-dire avec les coutumes (un ethos) établies à l’intérieur et entre les limites d’une structure déterminée : celle qui, dans le cas des êtres humains, peut se configurer comme une structure sociale ou un caractère individuel, et de laquelle Aristote part pour la définition de la discipline qui s’en occupe spécifiquement. Outre ceci, dans l’histoire de l’éthique, il y a une autre posture, à travers laquelle le sujet agissant se détache de comportements prescrits et de coutumes habituelles, remettant en question, critiquement, le même contexte du caractère ou du social à partir duquel son agir s’accomplit.
Par conséquent, la signification du verbe « agir » change elle-même. Il n’y a pas seulement l’agir, plus ou moins automatique, qu’on accomplit en suivant une règle. Il y a en outre la possibilité de formuler un jugement sur cette même règle — jugement qui, lui aussi, par ailleurs, représente une forme d’agir — et aussi l’occasion de changer cette même règle, en la confrontant à d’autres et en se rapportant à elle. De telle manière, l’action n’est pas seulement conforme à la morale, mais elle est proprement morale. Plus précisément, l’agir, en ce sens, est un agir réfléchi. C’est un agir qui s’adresse toujours à soi-même aussi, et cette adresse à soi renforce et développe sa propre motivation. C’est un agir dans lequel autorelation et hétérorelation se trouvent co-impliquées. C’est un agir pour ainsi dire qui s’accomplit « sachant » aussi qu’il agit. Il en découle avant tout un élargissement des significations de ce verbe par rapport à la perspective liée à une idée de causalité efficiente. « Agir », ici, parvient à signifier plus en général « être en relation » et « mettre en œuvre des relations » : avec autrui et avec soi, de façon intentionnelle. En particulier, toutefois, en considérant cette approche, on trouve une autre série de questions qui se relient à d’autres mots utilisés dans l’histoire de la pensée et qui permettent de développer des pistes de recherche ultérieures. Il s’agit précisément de ce qui concerne la problématique de la réflexion en général.
Nous ne pouvons pas développer davantage ce point. Il suffit pourtant de souligner le fait que c’est seulement à partir de cette réflexion et partant de la possibilité d’un agir conscient, que peuvent faire sens des expressions comme « liberté », « devoir », « sens », référées justement à l’action et sujettes dans l’histoire de la philosophie à un approfondissement éthique. De plus, c’est seulement en suivant cette approche qu’une discipline comme l’éthique, capable de réfléchir sur les critères et les principes de l’agir, peut être développée. À y regarder de plus près, en l’état actuel, un dispositif artificiel n’est pas en mesure d’élaborer une éthique, bien qu’il puisse se comporter selon des critères éthiques bien précis : ceux selon lesquels il a été construit et programmé ; ceux selon lesquels il a été programmé aussi pour apprendre et s’adapter conséquemment à son interaction avec un environnement[13].
Conclusion : les métamorphoses de la mimesis dans le contexte contemporain
Ce que nous venons de signaler, en nous déplaçant sur un plan éthique, contribue à remettre en discussion, dans le contexte du développement technologique actuel, la pleine autonomie de la machine. Il y a, sur le plan de l’agir, une différence entre le comportement humain et le fonctionnement d’un dispositif. Il s’agit d’une diversité opérative que même la tendance uniformisante du langage anthropomorphique, celui que l’on utilise quotidiennement, n’arrive pas à cacher.
S'il en va ainsi, s'il est correct d’élargir également à d’autres milieux de notre expérience l’exemple de la relation entre être humain et machine, nous pouvons être capables de comprendre dans toute sa complexité la façon dont la dynamique de l’imitation se présente dans le contexte contemporain. Il y a, d’une part, sans doute, la tentative d’identifier de plus en plus les deux milieux, fondée sur la tendance psychologique à reconnaître l’autre comme semblable, mais contrastée aussi par un rejet toujours résurgent de l’uniformisation. Il y a, d’autre part, toujours fonctionnel au processus d’identification, le reflet réciproque de naturel et artificiel, de réel et virtuel, de vrai et vraisemblable. La propagation des fake news, dont on parle aujourd’hui même trop, n’est qu’une expression parmi d'autres de cette réflexion ambivalente.
Dans tous ces cas, les processus imitatifs parviennent à être considérés comme une évidence. De plus, si l'on considère ceux-ci comme des évidences, ils perdent leur propre tension dynamique. Ils ne sont plus des processus. Ils sont les signes d’une identification toujours déjà à l’œuvre, qui ne requiert que d’être mise en lumière explicitement. Dans cette optique, donc, parler de « modèle » et de « copie » n’a plus de sens, sinon en tant que termes qui servent à exprimer avec très peu de précision une chose qui est ontologiquement structurée différemment.
Mais si, malgré tout, comme on l’a vu, une différence ressort entre ces mêmes milieux qui, de plus en plus, semblent s’uniformiser, alors la référence à la dynamique de l’imitation semble être pertinente à nouveau. Il s’agit certes d’une imitation qui s’avère transformée, en relation avec le contexte technologique dans lequel se vérifie son application. Et pourtant, du moment qu’une autonomie d’action demeure entre les éléments impliqués dans les processus, l’utilisation de ce concept peut redevenir appropriée.
Grâce au développement actuel des technologies numériques, le contexte a en fait radicalement changé. S’est imposée — on l’a vu — une indifférence grandissante entre modèle et copie, entre réel et virtuel, entre espace numérique et non numérique. Nous avons analysé cela en prenant en examen la relation spécifique entre être humain et machine. Dans ce contexte d’indifférence, parler d’imitation n’a plus de sens, car il n’y a plus d’écart entre les éléments impliqués dans le rapport mimétique. Dans un monde où tout est copie de rien, où tout est infiniment reproductible, pour l’effort d’imitation il n’y a plus de place[14].
En y regardant toutefois de plus près, on ne peut pas soutenir la thèse de l’élimination des différences engendrée par les technologies — thèse qui a comme pendant la désintermédiation. Les différences, en fait, se proposent à nouveau. Même l’image devant le miroir, même le virtuel qui reflète la réalité, même les robots les plus perfectionnés ont toujours quelque chose de différent par rapport à ceux qu’ils reproduisent.
C'est de cette façon que se présente à nouveau, aujourd’hui, le caractère d’ambiguïté de l’image qui a tant inquiété Platon. Il se présente à nouveau dans la réaffirmation de l’autonomie de la copie à l’égard du modèle. Et s'il est vrai qu’aujourd’hui cette autonomie est poussée à l'extrême, car la copie s’est désormais affranchie du modèle, il est vrai aussi que la dépendance passée de la copie d’un modèle quelconque demeure. À y regarder de plus près, il s’agit quand même d’une copie, caractérisée d’une convenance spécifique. Cependant, le monde d’aujourd’hui, en général, est fait de clones qui se considèrent comme indépendants. L’indifférence réciproque de ces entités qui s’estiment irréductiblement différentes de tout est plus inquiétante que ce que Platon craignait.
Face à ce contexte, il n’est pas suffisant de montrer les mécanismes qui l'ont produit ou de réaffirmer les structures qui caractérisent certaines dynamiques. Les différences dont nous avons parlé, en fait, ne sont pas seulement une donnée, mais surtout un processus ; elles ne sont pas un présupposé, mais un mouvement qui peut être activé ou pas. Voilà pourquoi la recherche de ces différences est, en particulier, une question éthique.
Nous l’avons vu au début : l’imitation est une dynamique, un rapport, une action. Comme telle, elle requiert qu’on y réfléchisse et qu’on la mette en œuvre sur la base des critères, des principes dont la légitimité a été établie. En fait, même s’il s’agit d’une posture que nous possédons en tant qu’êtres humains, nous pouvons malgré tout rétroagir sur cette prédisposition.
Ce n’est pas la même chose d’imiter Gandhi ou Hitler. L’assomption de ces critères, ensuite, doit être elle-même motivée. Il se dessine ainsi un champ spécifique de réflexion et d’action : celui que nous pouvons nommer — quasiment par un jeu de mot qui résonne avec ce dont nous avons parlé — le domaine de la mim-éthique.
Voilà ce dont nous avons assurément besoin à notre époque. Il nous faut, avant tout récupérer l’exigence d’une gestion morale des processus imitatifs. Il nous faut, ensuite, d’en tirer parti. Nous pouvons le faire à plusieurs fins : pour favoriser une relation correcte entre être humain et machine, pour repenser notre rapport entre mondes réels et réalité virtuelle, pour mener consciemment et bien notre vie à l’époque des technologies numériques. Pour tout cela, la réflexion philosophique peut apporter sa contribution.
Appendices
Notes
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[1]
L’exemplarisme, notamment, est cette doctrine qui étudie les conditions, les formes et les mobiles pour lesquels un sujet moral peut être pris comme modèle à imiter, à travers une analyse de l’émotion de l’admiration. Voir à ce sujet Zagzebski (2017).
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[2]
Aristote, dans Métaphysique A, 9, critique Platon exactement sur ce point, en disant que parler de mimesis, methexis et parousia pour définir le rapport entre monde des idées et monde sensible n’est pas faire de la philosophie, mais s’exprimer de façon poétique.
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[3]
Poétique, 1448 a, 16-18.
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[4]
Voir chapitre 6 de la Poétique.
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[5]
Comme il arrive pour certains tableaux de Warhol.
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[6]
Sur le concept de « virtuel », que nous ne pouvons pas traiter ici de façon approfondie, nous nous limitons à renvoyer à Fabris (2006), et à Vitali Rosati (2012).
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[7]
Cela est exprimé clairement déjà à partir du titre de Wiener (1965). La théorie de communication de Shannon et Weaver, dont les résultats ont été publiés après la Deuxième Guerre, est maintenant disponible dans Shannon et Weaver (1963).
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[8]
Il n’est pas possible, en d’autres termes, d’assumer tacitement une telle conception sans l’approfondir et la justifier. Je le souligne parce que ceci est ce qui se passe très souvent dans quelques courants des neurosciences et, en particulier, de la neuroéthique. Il en découle que les résultats de telles recherches dépendent très souvent d’une démarche adoptée de façon a-critique, avec le risque qu’ils finissent par se configurer dans les termes d’une prophétie autoréalisatrice.
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[9]
Fabris utilise ici curva perturbante pour désigner l’uncanny valley ; perturbante, à l’instar de uncanny, renvoie à la notion d’unheimlich freudien ou d’« inquiétante étrangeté » en français. (NdT)
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[10]
Nous avons développé plus largement ce thème dans l’essai Philosophy, Images and the Mirror of Machines (Fabris 2016 b, 111‑20).
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[11]
Ceci est la posture selon laquelle cette question est abordée dans les chapitres 6 à 8 du volume de Hibbard (2014), disponible en ligne.
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[12]
Tenant compte de cet aspect, Wallach et Allen mettent en évidence le fait que, dans le cas des êtres humains, « les théories éthiques ne sont pas […] guides rigides de l’action, mais contextes de négociation » [Wallach et Allen (2009), p. 216 ; traduction de l’auteur].
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[13]
Nous avons développé davantage ces thèmes dans « Etica delle macchine » (Fabris (2016 a)) publié dans le dossier spécial Etiche applicate de la revue Teoria.
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[14]
Ce n’est pas un hasard que, par exemple, dans les relations interhumaines, soit rare désormais qu’un rapport entre maître et élève se développe. Ce n’est pas qu’il n’y a plus de maîtres. C’est qu’eux, ils ne sont plus reconnus comme tels, car on n’en ressent plus la nécessité. Dans la mesure où tout un chacun, grâce aux technologies auxquelles il a accès, voit ses capacités d’action renforcées, augmentées, et a à disposition des bases de données qui offrent d’emblée le contenu dont il a besoin, se précise l’illusion que toute autre médiation est inutile.
Bibliographie
- Auerbach, Erich. 1968. Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale. Tel. Paris: Gallimard.
- Fabris, Adriano. 2006. Etica del virtuale. Milan: Vita e Pensiero.
- Fabris, Adriano. 2016 a. « Etica delle macchine ». Teoria Etiche applicate (2): 119‑36.
- Fabris, Adriano. 2016 b. « Philosophy, Images and the Mirror of Machines ». In Theorizing Images, 111‑20. Newcastle upon Tyne: Cambridge Scholars Publishing.
- Heidegger, Martin. 2003. « Die Zeit des Weltbildes ». In Holzwege, édité par F.-W. von Herrmann, Gesamtausgabe. Vol. 5. Francfort-sur-le-Main: Klostermann.
- Hibbard, Bill. 2014. Ethical Artificial Intelligence. https://arxiv.org/abs/1411.1373.
- Masahiro, Mori. 1970. « The Uncanny Valley ». Energy 7 (4): 33‑35.
- Shannon, Claude E., et Warren Weaver. 1963. The Matemathical Theory of Communication. Urbana / Chicago: University of Illinois Press.
- Vitali Rosati, Marcello. 2012. S’orienter dans le virtuel. Cultures numériques. Paris: Hermann.
- Wallach, Wendell, et Colin Allen. 2009. Moral Machines. Teaching Robots Right from Wrong. Oxford / New York: Oxford University Press.
- Wiener, Robert. 1965. Cybernetics, or Control and Communication in the Animal and the Machine. Boston, Mass: MIT Press.
- Zagzebski, Linda. 2017. Exemplarist Moral Theory. Oxford: Oxford University Press.