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Soutenir un regard suffit à encourager l’existence d’une chose, d’un acte ou d’un être. Un regard, comme nous allons le découvrir, provoquant le réel et mettant à disposition de celui à qui il s’adresse un présent incomplet et exigeant. Comment, alors, soutenir un regard lorsque ce qui nous est présenté correspond aux images de l’enfer d’Auschwitz ? En d’autres mots, comment pouvons-nous regarder et nous figurer les traces d’une expérience humaine qui va au-delà de toutes qualités imaginaires ? Dans un monde « repu, presque étouffé, de marchandise imaginaire » (DIDI-HUBERMAN 2003, 11), peut-on assumer le poids des images en les reléguant à l’inimaginable, à l’impensable, à l’irreprésentable, sans s’en préoccuper ? De quelle vérité pouvons-nous peindre les images, témoignages nécessaires devant l’effacement et l’oubli, mais pas sans défaut ?

Georges Didi-Huberman, en organisant l’exposition Soulèvements (DIDI-HUBERMAN 2016) au Jeu de Paume, à Paris, est revenu sur ces questions qui ont marqué son travail de philosophe et d’historien de l’art. Quatre photographies y sont présentées, entre autres : quatre images « arrachées » du réel d’Auschwitz par un membre du Sonderkommando (commando spécial) pour la résistance polonaise, durant l’été 1944. Cette équipe de détenus, créée en 1942, était l’esclave de la mort. Son travail – si on peut appeler cela un travail – consistait à « manipuler la mort de leurs semblables par milliers » (DIDI-HUBERMAN 2003, 13) dans les crématoires du camp. Leur existence était réduite à mener à bien, dans le secret complet des nouveaux détenus et des SS « non initiés », la Solution finale, soit en éliminant, par les chambres à gaz, les Juifs et en faisant disparaître leurs corps dans les crématoires ou dans les fosses d’incinération. Après avoir usé pendant des mois le peu de sens qui restait de ces hommes, les SS les éliminaient pour former une nouvelle équipe, et ainsi de suite. C’est dans ce contexte que ces quatre photographies ont été prises clandestinement, à l’insu de la machine-à-mort nazie, dans un moment d’urgence, de panique, où la catastrophe était celle de ne pas laisser de trace de cette existence qui n’en était pas une ou, plutôt, qui n’en était plus une. Un acte de résistance, donc, qui n’a jamais réellement été pris au sérieux pour ce qu’il représente : « un imaginable pour ce dont personne, jusqu’alors, n’entrevoyait la possibilité » (DIDI-HUBERMAN 2003, 16).

Cette analyse présentera les arguments éthiques de l’image de Georges Didi-Huberman vus dans son livre Images malgré tout (DIDI-HUBERMAN 2003), écrit il y a quinze ans pour accompagner une exposition sur l’imagerie des camps de concentration (DIDI-HUBERMAN 2001). À partir de ce constat philosophique, nous irons questionner la psychanalyse au sujet de « l’indestructibilité du désir » (MORIEN 2016), comme le dit très bien Georges Didi-Huberman dans la présentation filmée de Soulèvements. Ce désir « plus fort que nous […], qui va  au-delà de notre vie » (MORIEN 2016), peut être expliqué par la théorie de Sigmund Freud. Nous allons décrire l’objet regard de Jacques Lacan, pour ainsi construire une hypothèse générale de ce que serait une éthique du regard : un choix précis, risqué, de soutenir le regard pour percer le réel et ainsi évoluer comme sujet. Effectivement, de ce dialogue entre psychanalyse et philosophie, du malgré tout de Georges Didi-Huberman, nous allons tirer une explication de cette éthique qui combinera les approches pour ainsi rendre hommage aux quatre petites photographies en noir et blanc, à ces « lambeaux » d’un réel violent.

L’image à risque

Dans une récente entrevue donnée à la radio française, Georges Didi-Huberman est revenu sur l’idée qu’il n’y a pas d’identification entre image et émotion : l’image ne cède pas l’émotion et l’émotion ne cède pas l’image (VAN REETH 2016). Les images seraient plutôt des porte-affects, véhicules de l’action d’une émotion. Or, Georges Didi-Huberman remarque très bien l’ancienne méfiance philosophique par rapport à l’émotion, considérée comme étant subjective et irrationnelle, et à l’image ; il parle alors d’un débat entre l’importance du monde de « l’intelligible » et celle du « sensible ». De ce fait, il cite Maurice Merleau-Ponty : « le mot d’image est mal famé » (MERLEAU-PONTY 1989, 69). Comme l’émotion, l’image est ambivalente, propose une présence imminente, une précarité, un mouvement brusque, une action rapide. Mais dans cette ambivalence, beaucoup de choses sont laissées pour compte, manquent de clarté ou manquent, tout simplement. Dans Images malgré tout, Georges Didi-Huberman nomme cette situation « le double régime de l’image » (DIDI-HUBERMAN 2003, 48).

Filip Müller, survivant du Sonderkommando, témoigne d’une scène incroyable se passant un soir de février 1944 : dans la chambre du chef de commando, voisine du crématoire, entourée des cadavres prêts à être brûlés, une bande de SS fêtent la promotion d’un collègue avec de la musique et de la nourriture à profusion – confisquée à leurs victimes (MÜLLER 1980, 133‑34). Dans le bruit continu de la machine-à-mort, la musique et la fête se mêlent dans un tout sensible. Qu’est-ce qui est capté ici ? Une monade, le simple éclair essentiel du moment, et le montage, l’agencement d’un dialogue entre deux sources au sein même de l’événement, forment une « bouleversante contrainte » (DIDI-HUBERMAN 2003, 45) qui pousse un après-coup à contenir cette étrange chimie. « Dans l’instant il [l’après-coup] transforme la monade temporelle de l’événement en un complexe montage de temps » (DIDI-HUBERMAN 2003, 46). Nous sommes donc dans l’essence-même de l’image malgré tout, de cette ambivalence mouvementée de Merleau-Ponty, dans le double régime du témoignage entre « vérité » et « obscurité ». On est à la fois dans la féroce résolution d’un réel et dans l’incessant revirement de l’imaginaire. Cette position est cependant « fragmentaire » et « lacunaire » (DIDI-HUBERMAN 2003, 48). Hannah Arendt parlait des « instants de vérité » (ARENDT 1997, 235); d’une vérité qui n’est « pas toute » (DIDI-HUBERMAN 2003, 54). On ne peut pas s’attendre à une vérité complète et unie de la part des images. Leur mouvement même rend l’exercice difficile. Mais paradoxalement, la nécessité des témoignages, des images et des mots, réside dans cet aspect lacunaire ; elle en est la particule même de vérité.

De cette manière, une éthique des images commence à se dessiner devant nous. Il y a un « impossible de droit » – Auschwitz l’inmontrable – et un « nécessaire de fait » – les images comme preuves d’un montrable (DIDI-HUBERMAN 2003, 55). Alors, entre ces deux propriétés exiguës, à l’aide du double régime de l’image, l’éthique se forme dans un compromis exigeant. Modestie ou simplicité, l’éthique des images sert à « rendre visible » (DIDI-HUBERMAN 2003, 56) malgré tout, à se montrer nécessaire à l’histoire en étant une fenêtre unique vers le « vrai » imaginable.

Ceci étant dit, l’éthique est fragile et peut facilement se compromettre dans le dogme. Georges Didi-Huberman nomme plusieurs situations où les images d’Auschwitz ont été trafiquées, mal interprétées ou tout simplement ignorées. Ainsi, nous revenons à la méfiance face aux images et à l’irreprésentable d’Auschwitz. En posant le problème de cette façon, l’éthique de l’image change d’orientation pour produire deux champs du discours : l’esthétisme et l’historicisme (DIDI-HUBERMAN 2003, 50). Pour le premier, l’image n’est pas un document historique, mais une trace visuelle dont on peut facilement manipuler et changer les composantes, pour en extraire un nouveau sens, une nouvelle destinée. Pour le second, l’image est d’emblée incomplète ; elle ne peut pas instruire sur l’histoire, donc elle n’est pas porteuse de vérité. Où les images de la Shoah se placent-elles dans un tel contexte ? En présentant l’exposition Mémoire des camps en 2001, suivie de Images malgré tout, Georges Didi-Huberman a été vivement critiqué pour ses propos sur ce sujet, notamment par le psychanalyste Gérard Wajcman[1]. Dans le raisonnement de celui-ci, appuyé par l’iconographie du film homonyme de Claude Lanzmann (LANZMANN 1985), la Shoah « fut et demeure sans image » ; elle est « sans trace visible et inimaginable » ou tout simplement la « production d’un Irreprésentable » (WAJCMAN 1998). Claude Lanzmann poussa son raisonnement jusqu’à affirmer que les images d’Auschwitz étaient des « images sans imagination » (LANZMANN 2001). Il alimenta alors une opposition entre le témoignage, porté majestueusement par son film et vu comme le seul moyen d’incarner l’unique vérité, et l’archive visuelle, utilisée par les « fétichistes » de l’apparence ou les délirants de l’information. Avoir en main une image des camps ne fait pas de nous des spécialistes d’Auschwitz, des acteurs imaginaires indécents, pris dans une incarnation artificielle de l’horreur. D’un autre côté, exclure complètement l’image comme une source impossible de vérité, comme un trompe-l’œil, un appel constant à la preuve – pensons à la crainte du négationnisme –, une source inutile d’information, semble être une attitude autrement tendancieuse. Cependant, l’archive est-elle aussi amalgamée dans un tout impossible ? Où est la nécessité de l’image, défaillante, trace bâtarde d’un réel, face à l’absolu de la logique du tout ou rien ? Qu’est-ce qui a permis une telle vision hermétique, presque sacrée[2] ? C’est exactement cette méfiance vis-à-vis des images qui a fait l’historicisme et l’esthétisme, une méfiance cédant à la morale indécente de la négation imaginaire. Gérard Wajcman et Claude Lanzmann, comme beaucoup d’autres, n’ont pas su regarder les quatre images d’Auschwitz comme des morceaux de réel, moments de vérité faisant partie d’une seule vérité, dialogue et montage entre « la parole et le silence, le défaut et le reste, l’impossible et le malgré tout, le témoignage et l’archive » (DIDI-HUBERMAN 2003, 133) : ils ont voulu n’y voir qu’un simulacre, une fausseté, une attaque à la sacro-sainte iconographie véritable – paradoxale, puisqu’elle représente l’irreprésentable – et unique de la Shoah, soit celle de l’absence, de l’invisible.

Or, les photos existent et ces quatre dernières sont encore plus importantes, puisqu’elles ont été portées par une volonté de résister. Pour défendre l’éthique des images face au régime de l’invisible, l’auteur de Images malgré tout fait intervenir Georges Bataille dans la question de la contrainte même de la Shoah : « L’image de l’homme est inséparable, désormais, d’une chambre à gaz » (BATAILLE 1988, 228). En effet, en reléguant les images à l’irreprésentable, à l’invisible, une distance se crée entre celui qui regarde et ceux qui sont regardés, soit les prisonniers et leurs bourreaux. La responsabilité d’intégrer Auschwitz à un « possible » (BATAILLE 1947, 266) doit faire partie de notre réalité. Si cette réalité n’est pas faite pour accueillir l’idée de représenter la destruction qu’Auschwitz incarne, il faut la changer pour que cela soit possible – d’où la part éthique de l’image.

Dans un autre substitut du discours, les images d’Auschwitz peuvent être transformées en « icônes de l’horreur » – volonté purement esthétique – ou en « document de l’horreur » (DIDI-HUBERMAN 2003, 50) – volonté historiciste. Les deux visions de l’image en viennent à modifier les éléments des quatre photographies de l’été 1944, dans le but, soit de donner visage (manipulation de la représentation des corps pour les humaniser), de rendre présentables les clichés pris dans un tout autre ordre d’idées, soit de manipuler l’information contenue dans les photographies afin de les rendre plus informatives (recadrage, immersion, purification informative) (DIDI-HUBERMAN 2003, 50‑52). Georges Didi-Huberman parle d’une manipulation « tout à la fois formelle, historique, éthique et ontologique » (DIDI-HUBERMAN 2003, 51‑52). En changeant les particularités de l’image, on aliène le photographe à une nouvelle grille phénoménologique. On change les intentions, le regard et ses particularités. On édifie un mensonge paresseux pour éviter d’accepter l’image comme telle, malgré tout.

Quelle est la nature des images selon Georges Didi-Huberman ? Elle est enseignante d’une vérité en mouvement ; elle est prise sur le coup, dans le paradoxe du regard, entre dynamisme et statisme ; elle est incomplète, pleine de trous et s’offre telle quelle ; elle provoque la nécessité du témoignage dans l’histoire ; elle est ambiguë et son traitement contemporain est tout aussi problématique ; elle joint l’imaginaire au réel.

Surprendre son désir par le regard

La psychanalyse s’impose ici comme interlocutrice des avancées éthiques de l’image de Georges Didi-Huberman. C’est par la voie du regard qu’elle va pouvoir répondre à l’expérience des quatre photographies d’Auschwitz, à ce désir de mémoire qui a été plus fort que la mort. Dans une entrevue donnée au magazine Philosophie, Georges Didi-Huberman mentionne le désir dans l’acte de se soulever : « […] on transgresse, on va vers quelque chose qui vous était interdit, on crée une nouvelle possibilité de vie, on va vers le futur. […] Se soulever procède du désir, et le désir ne cesse jamais. Il est indestructible […]. Il renaît de tout deuil. Ce que Freud précise, justement, c’est qu’on ne désire jamais sans qu’intervienne la mémoire » (ENJALBERT 2016). En effet, Freud, depuis le début de sa conception de la psychanalyse, a fait de la mémoire une source incontournable du désir et un terrain propice à son accomplissement. Le rêve est un parfait exemple du lien entre désir et mémoire. À l’époque de L’interprétation des rêves, Freud reconnaîssait « une collection de résidus psychiques, des traces mnésiques auxquelles [il a] dû attribuer le caractère d’actualité » (FREUD 1980, 201). Avec cette actualisation des traces mnésiques, « un matériel neuf sous forme de sensation vient s’ajouter à ces souvenirs devenus actuels ». Freud ajoute que « l’essence du rêve n’est pas modifiée quand un matériel somatique s’ajoute aux sources psychiques ; il reste accomplissement de désir, quel que soit le mode d’expression que le matériel actuel donne à ce désir ». Puisque chaque nouvelle sensation, nouvelle pensée, nouvelle perception, sont vues comme un réinvestissement des traces mnésiques, ce réinvestissement rétablirait l’état primaire de satisfaction du désir. Georges Didi-Huberman finissait par répondre que « toute invention du futur passe par une reconfiguration – et non pas une table rase – de la mémoire » (ENJALBERT 2016). Le désir est dirigé par ces perceptions, ces sensations, ces pensées, et recherche la satisfaction dans les objets qui lui sont présentés (oral, anal, phallique, scopique, etc.). La « reconfiguration de la mémoire » passe par une dynamique pulsionnelle de ces objets qui se donne des moyens diversifiés plus ou moins efficaces[3].

La pulsion scopique a cette particularité d’être « ambivalente », soit auto-érotique. En effet, son « objet s’efface au profit de l’organe qui est [sa] source, et, en règle générale, ne fait qu’un avec lui » (FREUD 1968, 33). L’œil n’est pas la source pulsionnelle, même s’il en fait partie. Pour Freud, le « regarder précède l’être regardé » (FREUD 1968, 29), ce qui veut dire que l’on veut choisir activement un objet à regarder avant de vouloir être l’objet des autres à regarder. Cependant, l’ambivalence de la pulsion ne serait pas présente sans un autre stade qui précèderait le « regarder » et qui consiste en un « retournement de la pulsion de regarder sur une partie du corps propre » (FREUD 1968, 28). Freud reclasse tous ces stades en les faisant évoluer parallèlement, d’où une maximisation de la satisfaction pulsionnelle. Arrêtons-nous ici en ce qui concerne la pulsion scopique freudienne, puisqu’elle sert à une toute autre fin théorique et pratique dans le champ de la perversion.

Lacan va reprendre là où Freud s’est arrêté dans l’élaboration de la pulsion scopique en distinguant l’œil du regard et en créant l’objet regard. À la distinction de Freud et à l’aide des avancées phénoménologiques de son ami Merleau-Ponty, Lacan opère une schize entre la fonction de voir et celle de regarder. Voir, c’est se remettre à la conscience qui est obsédée par sa propre place dans le monde. Je me vois me voir (LACAN 1973, 93). On se limite alors à l’image spéculaire du sujet, représentation mentale où l’être prend connaissance de son existence par une vision extérieure de son corps en tant que lui-même. Cette image se résout par le narcissisme, où le sujet « trouve appui pour une si foncière méconnaissance » (LACAN 1973, 87) dans une sorte de contemplation. Or, là est la limite du voir : « c’est par là que le monde est frappé d’une présomption d’idéalisation, du soupçon de ne […] livrer que [les] représentations [du sujet] » (LACAN 1973, 94). Dans cette situation, le regard est quasi impossible, l’illusion étant trop grande. Il est ignoré par la conscience ; il est éludé dans ce que Merleau-Ponty appelle « le spectacle du monde[4] ». Dans ce « spectacle » de contemplation, nous sommes tous des êtres regardés sans le savoir – le « monde est omnivoyeur » dit Lacan (LACAN 1973, 88) – et c’est lorsque ce spectacle commence à provoquer notre regard que le sujet chute dans l’incitation du désir. C’est ici qu’entre en fonction l’objet regard. Lacan fait préexister le regard au sujet, c’est-à-dire qu’avant même d’exister, il était regardé. Dans l’omnivoyance du monde, le sujet est « donné à voir » et recherche alors à être regardé. C’est dans cette recherche que le regard devient un objet du désir, un objet a. Au comble de quoi, le sujet ne sait même pas qu’il recherche le regard, mais, dans une contingence des fonctions de la pulsion scopique, recherche un corrélat « punctiforme et évanescent » (LACAN 1973, 89). Dans l’ensemble du tableau que forment nos représentations, le regard est cette « tache » qui « s’échappe toujours à la saisie […] de la vision » (LACAN 1973, 87); il se déplace à travers nos représentations, soutenu par la fonction du désir, comme « fonction d’écran » (LACAN 1973, 111) dans l’infini symbolique de lumière qu’est notre monde. Cette « tache » est en fait un élément de l’image qui acquiert une épaisseur contingente, ce qui attire le sujet, son désir, sur ce point précis[5]. Cette situation peut placer le sujet comme étant lui-même à la fois un tableau et une « tache » dans un environnement scopique – l’ambiguïté-même de ce qu’est le regard dans l’ensemble. Merleau-Ponty, toujours cité par Lacan, nomme « entrelacs » cet espace pulsionnel entre la vision (le voir) et le regard[6] (LACAN 2004, 107). On revient à l’ambivalence de l’objet scopique chez Freud, où le sujet peut à la fois regarder et être regardé. C’est dans ce contexte très spécifique que Lacan introduit l’objet regard : un objet identifié à la fois à l’imaginaire[7] de l’autre, à la fois à un réel indissociable et au symbolique issu de la lumière. Il joue entre la « lumière et l’opacité (LACAN 1973, 111) » et est objet-cause du désir, insaisissable, comme à jamais caché entre deux champs. C’est dans ce sens que l’on peut parler d’une éthique du regard, à savoir une éthique de l’absence et du désir de recherche du sens, du savoir d’un réel qui s’y cache[8]. Capter à tout prix un morceau de réel pour pouvoir comprendre son désir. Chasser la tache pour savoir ce qui s’y cache derrière. C’est là que Lacan rejoint Georges Didi-Huberman.

L’horreur des images, un acquis du regard

Y a-t-il un savoir dans les images d’Auschwitz ? Peut-on recourir à ce genre d’énoncé lorsqu’il est question des horreurs commises durant la Shoah ? Georges Didi-Huberman affirme qu’il n’y a pas de vérité-toute dans les photographies de 1944, mais qu’elles « sont pour nous – pour notre regard aujourd’hui – la vérité même, à savoir son vestige, son pauvre lambeau » (DIDI-HUBERMAN 2003, 54). Il y a donc un travail éthique à produire devant ces images. Lorsque le dénommé Alex, ce membre du Sonderkommando, a pris ces photographies, n’y avait-il pas là une nécessité, un désir qui rendait la vie accessoire au témoignage ? Les SS, dans leur entreprise terrifiante, avaient comme but ultime de faire disparaître la disparition même des Juifs. Par exemple, le lexique utilisé dans l’administration de la mort était vidé de tous mots qui concernaient directement la mort et son industrie : les corps étaient appelés pièces, la mise à mort par gaz était nommée Sonderbehandlung, soit « traitement spécial », et ainsi de suite (DIDI-HUBERMAN 2003, 31). Même le mot Sonderkommando ne voulait pas dire grand-chose de particulier. Ensuite, les SS voulaient détruire tous les restes humains, toutes les traces de vie, en faisant brûler les corps dans les crématoires ou les fosses d’incinération, en réduisant en poudre les os qui restaient et en éparpillant les cendres dans les étendues d’eau, dans les forêts environnantes ou sous terre. Ils sont même allés jusqu’à déterrer les cadavres des fosses d’exécution pour les incinérer à la suite[9] (DIDI-HUBERMAN 2003, 32). La Solution finale terminée, les SS avaient l’intention de détruire les installations qui avaient servi à l’industrie de la mort. Il y avait donc une volonté de ne « laisser aucune trace, [de] faire disparaître tout reste » (DIDI-HUBERMAN 2003, 32). On voulait aussi « faire disparaître les archives, la mémoire de la disparition », soit une « façon de la maintenir, encore et toujours, dans sa condition inimaginable » (DIDI-HUBERMAN 2003, 34). Dans ce sens, les quatre images du Sonderkommando sont quatre « réfutations » (DIDI-HUBERMAN 2003, 30‑31). Un mouvement porté à l’encontre du système de destruction, à l’encontre de l’anéantissement de l’être dans l’ensemble de son existence, à l’encontre de la pensée de « l’inimaginable ». Risquer sa vie, alors, pour immortaliser dans une image, un bout de réel dissout dans le silence, dans la volonté de le cacher, de déshumaniser sa présence. Un désir de résistance pour « maintenir cette image malgré tout », pour rester vivant dans l’histoire et pour en montrer ses plus dures épreuves (DIDI-HUBERMAN 2003, 60). Un désir de provoquer le regard chez l’autre, peut-être ?

N’y a-t-il pas ici un aspect à rajouter à l’éthique de l’image que l’on a soulevée plus tôt ? Dans le double régime de l’image, dans cette ambivalence constante d’opposer ses éléments par leur contraire, n’y a-t-il pas un espace où le regard perce l’image, où l’imaginaire peut toucher une part du réel[10] ? C’est ce que Georges Didi-Huberman a appelé « l’image-déchirure », ce qui « laisse fuser un éclat du réel » (DIDI-HUBERMAN 2003, 104). Il cite même Lacan, toujours influencé par la phénoménologie, lorsque celui-ci revient sur la fonction de l’imaginaire dans le « surgissement de l’image terrifiante » :

La phénoménologie du rêve de l’injection d’Irma nous a fait distinguer [le] surgissement de l’image terrifiante, angoissante, de cette vraie tête de Méduse, […] révélation de ce quelque chose d’à proprement parler innommable […]. Il y a donc apparition angoissante d’une image qui résume ce que nous pouvons appeler la révélation du réel dans ce qu’il a de moins pénétrable, du réel sans aucune médiation possible, du réel dernier, de l’objet essentiel qui n’est plus un objet, mais ce quelque chose devant quoi tous les mots s’arrêtent et toutes les catégories échouent, l’objet d’angoisse par excellence. […] Il s’agit d’un dissemblable essentiel, qui n’est ni le supplément ni le complément du semblable, qui est l’image même de la dislocation, du déchirement essentiel du sujet (LACAN 1978, 209).

Lacan cerne déjà ici ce qui va composer son objet regard : déchirement essentiel du sujet – la tache – là où le « rapport imaginaire atteint lui-même sa propre limite ». Georges Didi-Huberman retire de cette leçon que l’image doit nécessairement répondre au double régime, que cette image-déchirure est une « exception » parmi le « consensuel ». Une image-déchirure qui montre, donc, « l’horreur nue », celle de « l’humaine banalité au service du mal le plus radical » (DIDI-HUBERMAN 2003, 106). Fondre l’imaginaire au réel crée la possibilité qu’il y ait un savoir qui surgisse de la brèche du double régime. Provoquer le regard. Dans cette « turbulence » créée par la « connaissance », nous « traversons alors le moment difficile et fécond d’une épreuve de vérité » (DIDI-HUBERMAN 2003, 108) - ce que Susan Sontag appelait « épiphanie négative ». Lorsque la philosophe décrit le moment où elle a pris conscience des horreurs photographiées dans les camps de concentration, elle en parle comme d’un événement à part entière : « La première rencontre que l’on fait de l’inventaire photographique de l’horreur absolue est comme une révélation, prototype moderne de la révélation : une épiphanie négative ». Elle ajoute alors : « Quand j’ai regardé ces photos, quelque chose s’est brisé. Une limite avait été atteinte, et qui n’était pas seulement celle de l’horreur ; je me suis sentis irrémédiablement endeuillée, blessée, mais une partie de mes sentiments commença à se raidir ; ce fut la fin de quelque chose » (SONTAG 1993, 34). Un savoir est acquis et vient du regard – j’ai découvert, donc je suis irradié par ce savoir. Toujours est-il que la limite même du savoir est le sujet. Susan Sontag le dit très bien dans le « quelque chose s’est brisé » – le sujet choit dans la dialectique du désir.

Soutenir l’existence en danger

Nous avons un certain savoir qui découle d’un premier regard, d’un « geste » qui sous-tend un désir de montrer et, surtout, de résister. Au-delà de l’image terrifiante, notre regard porte sur ce qui fait tache dans l’image, ce qui devait auparavant nous laisser indifférents (nous avons l’exemple de ceux qui formatent les images des camps pour faciliter artificiellement le regard). Or, c’est toute la nature de l’image et du premier regard qui nous est représentée ici, celui d’Alex, membre du Sonderkommando – sachant très bien qu’il n’allait pas survivre à cet enfer. Malgré tout, malgré la contradiction du désir et de la vie qui le porte, malgré les ambiguïtés techniques et phénoménologiques des images, malgré le savoir lacunaire qui y est véhiculé. Georges Didi-Huberman finit son ouvrage par une remarque de Siegfried Kracauer sur le mythe de Méduse où, rappelons-le, Persée doit combattre la Gorgone Méduse, qui par un simple regard perçant, peut transformer la personne regardée en bête de pierre ; Persée, sous les conseils d’Athéna, réussit à couper la tête de Méduse en regardant la réflexion de celle-ci dans son bouclier. Kracauer dit que nous ne pouvons pas voir les « horreurs réelles », car « elles nous paralysent d’une terreur aveuglante ». La seule façon de les regarder, c’est par leur reproduction véritable en images. Il ajoute : « Le mythe nous suggère aussi que les images sur le bouclier ou sur l’écran sont des moyens pour une fin ; elles sont là pour permettre au spectateur – voire pour l’induire dans cette possibilité – de décapiter l’horreur qu’elles reflètent. […] Elles appellent le spectateur à prendre et, donc, à incorporer en sa mémoire la face réelle des choses, ces choses trop terribles pour être vues dans la réalité. […] Nous sauvons l’horreur de son invisibilité derrière les voiles de la panique et du fantasme » (KRACAUER 1974, p. p. 305-306). Nous avons ici les deux logiques éthiques présentées plus haut : celle de l’image et celle du regard. À la fois, l’éthique de l’image demande un travail considérable, un « mouvement » pour bien y attraper le réel qui la traverse, sans se laisser dominer par les limites de notre perception ; l’éthique du regard consiste à naviguer dans l’absence pour y trouver un sens, une direction, qui nous permet de prendre un bout de réel. Cependant, cette éthique demande un courage énorme et une persistance dans la réhabilitation du réel, de son « impossible », à un « possible ». Georges Didi-Huberman retrouve Lacan dans le fait que l’on ne fait que rarement le « choix » de persister à prendre le réel pour ce qu’il est. Que cela soit dans la réduction de l’image d’Auschwitz à un « irreprésentable », ou que cela soit dans l’insaisissable du regard, dans le choix que l’on fait de l’ignorer comme tel, dans nos représentations pudiques et conservatrices de notre vision. Or, l’éthique est toujours une question de choix[11] – toujours entre deux champs, entre deux composantes, là où tout chute pour créer un moment, un risque, un instant senti par le sujet. Malgré tout. Quatre photographies qui, encore après les nombreux obstacles, montrent un regard que l’on ne saurait ignorer, un regard qui aspire à l’histoire de tous et qui questionne notre capacité à comprendre ce qui nous regarde.