Abstracts
Résumé
Cet article se propose de questionner la possibilité de fonder l’interprétation sur un critère neutre, possibilité revendiquée tant par l’herméneutique philosophique que par la sémiotique afin de rendre compte à la fois du processus de fixation du sens et de celui de sa circulation – de celui des pratiques interprétatives qui en découlent. Il est possible de circonscrire ce critère apparemment neutre sous la notion de contexte. L’article suggère que cette notion est insuffisante en elle-même. L’herméneutique et la sémiotique nous donnent l’indice de cette insuffisance dans la position d’un dialogisme qui doit intervenir comme fondement ultime du contexte interprétatif. Nous suivrons tout d’abord la façon dont ce dialogisme se dessine chez Gadamer et Peirce, jusqu’à apparaître problématique. Nous montrerons ensuite que ce caractère problématique n’est éludé que par le recours à un « capitalisme dialogique » selon lequel le sens fait l’objet d’une négociation qui garantit en dernière instance son objectivité. Finalement, nous proposerons de repenser le dialogue à partir de la notion d’interruption, de telle sorte que le sens ne se trouve plus dérivé à partir de l’expérience d’une soi-disant entente intersubjective, mais qu’il apparaisse plutôt comme l’expérience même de la dé-liaison – structure du rapport à l’autre – en tant que celle-ci fonde toute dimension signifiante.
Mots-clés :
- Dialogue,
- Interprétation,
- Gadamer,
- Peirce,
- Derrida,
- Philosophie,
- Herméneutique,
- Sémiotique
Abstract
This article questions the possibility – claimed both by philosophical hermeneutics and by semiotics – of founding interpretation on a neutral criterion, one that accounts for the processes of both determining meaning, and its dissemination, authorizing, in turn, the resulting interpretative practices. It thus becomes possible to contain this apparently neutral criterion under the heading of ‘context’. This article suggests that the latter notion is insufficient in itself. Hermeneutics and semiotics indicate this insufficiency by the stance of a ‘dialogism’ that ought to intervene as the ultimate foundation of the interpretative context. We will begin by following this ‘dialogism’ in Gadamer and Peirce, until it becomes problematic. Then, we will show that this problematic aspect cannot be avoided, unless one evokes a kind of “dialogical capitalism”, where meaning is subject to a negotiation that, ultimately, guarantees its objectivity. Lastly, we will propose to rethink dialogue with the notion of ‘interruption’, in a way that meaning would no longer be derived from the experience of a so-called intersubjective agreement, but would, rather, appear as the experience of de-linkage itself – the structure of the relationship with the ‘other’ – insofar as this experience is taken to construe the foundation of any dimension of meaning.
Keywords:
- Dialog,
- Interpretation,
- Gadamer,
- Peirce,
- Derrida,
- Philosophy,
- Hermeneutics,
- Semiotics
Article body
L’appel au dialogue est omniprésent dans les discours politique, social et éducatif d’aujourd’hui, comme s’il représentait une arme enfin efficace pour affronter les difficultés liées au pluralisme et à la diversité culturelle ainsi que pour promouvoir une intersubjectivité qui ferait l’orgueil de nos démocraties. Le monde académique n’est certes pas en reste, et on peut dire que le dialogue est à la base d’au moins deux positions philosophiques majeures du XXe siècle, dont on peut au premier abord douter de leur affinité : l’herméneutique philosophique de Gadamer et la sémiotique peircéenne. Pourtant, toutes deux s’intéressent au processus de fixation du sens et à celui de sa circulation ; toutes deux posent finalement la question de l’interprétation du sens en société.
Nous aimerions montrer que l’herméneutique et la sémiotique de Peirce règlent cette question de façon trop expéditive en postulant la possibilité de fonder l’interprétation sur un critère neutre que nous désignerons sous le terme de « contexte ». Dans cet article, nous mettrons en lumière le parallélisme étonnant de leurs gestes respectifs ; chez Gadamer comme chez Peirce, la validité du critère contextuel ne peut être garantie en dernière instance que par la nature foncièrement intersubjective ou dialogique de l’interprétation.
Nous suivrons tout d’abord la façon dont ce dialogisme se dessine chez Gadamer et Peirce jusqu’à apparaître problématique. Nous montrerons ensuite que ce caractère problématique n’est éludé que par le recours à un « capitalisme dialogique » selon lequel le sens fait l’objet d’une négociation qui garantit en dernière instance son objectivité. Finalement, nous proposerons de repenser le dialogue à partir de la notion d’interruption, de telle sorte que le sens ne se trouve plus dérivé à partir de l’expérience d’une soi-disant entente intersubjective, mais qu’il apparaisse plutôt comme l’expérience même de la dé-liaison – structure du rapport à l’autre – en tant que celle-ci fonde toute dimension signifiante.
Herméneutique, historicisme et dialogue
Gadamer nous a enseigné que ce n’est que lorsqu’on parvient à reconstruire la question de départ d’une philosophie qu’il devient possible de la comprendre et de la critiquer. Qu’en est-il de la question fondamentale qui donne son impulsion à l’herméneutique philosophique ? Il s’agit du problème du mode de connaissance propre aux sciences humaines en général. Or le questionnement de l’herméneutique n’est peut-être que l’itération et l’inscription dans un problème plus large qui émerge avec le criticisme kantien. Ce problème, on le sait, est celui du fondement de toute connaissance métaphysique. En montrant que la métaphysique a été jusqu’à lui incapable de produire les conditions de possibilité de ses propres connaissances, Kant en fait la critique comme celle d’un dogmatisme. Celui-ci est le signe d’une « attitude naturelle » où les choses du monde sont « objectivement présentes comme texte d’un livre (Fink et Kessler 1994, 9) », comme « choses en soi ».
Cette révolution kantienne aura des répercussions importantes dans la vie philosophique et scientifique de l’Allemagne de Gadamer. En montrant que l’accès à un monde nouménal suprasensible était d’ores et déjà barré, la Critique kantienne avait remis en question la légitimité de plusieurs disciplines des sciences humaines. La Critique de la raison pure, si forte, avait repoussé les sciences humaines dans leurs derniers retranchements, tout en les confinant à des épistémologies faibles[1]. Si Gadamer désire donc refonder l’épistémologie des sciences humaines, c’est à la fois pour en réaffirmer la scientificité, à l’écart de l’idée que s’en fait la science moderne des sciences de la nature, et pour s’opposer aux courants esthétiques et historicistes – fondant la connaissance sur un principe psychologiste[2] – qui ont occupé l’espace laissé vacant suite à la désertion de l’épistémologie métaphysique.
L’herméneutique prétend proposer une solution alternative à ces positions théoriques en fondant l’interprétation sur un critère qui permettra d’éviter la violence d’un subjectivisme et la stérilité d’un naturalisme ou d’un formalisme. L’herméneutique ne donne son allégeance ni à l’auteur ni au lecteur, mais au texte lui-même. Indépendamment de l’intention avouée de son auteur, le texte garderait la trace d’un dialogue ; il serait marqué par une histoire, un contexte productif (politique, social, culturel, philosophique, etc.) qui n’est pas nécessairement lisible dans le seul contenu sémantique de l’œuvre, mais qui néanmoins laisse sur lui une trace. Indépendamment du lecteur, qui voudrait faire battre le cœur du texte au rythme de ses propres questions, de son propre vécu, l’œuvre serait déjà réponse(s) à des questions, à des débats, à des polémiques différentes et irréductibles à celles du lecteur.
Pour l’herméneutique, l’acte d’interpréter est tributaire de l’expérience (comme bagage, apport de la tradition) de l’interprète ainsi que de son expérience (comme événement). L’expérience chaque fois unique constitue l’apport productif de l’interprète, mais celle-là se voit liée à toute la dimension passive de l’interprétation, celle qui fait en sorte que toute lecture « subit » en quelque sorte l’impact de l’histoire (« l’histoire nous fait plus que nous la faisons », dirait Gadamer). L’œuvre serait donc aussi inscription – plutôt que rupture – dans une tradition (une histoire), dans un contexte « traditionnel » qui lui donne forme et la traverse. S’expriment muettement de multiples prédécesseurs sur lesquels elle s’appuie, se positionne ou qu’elle défie, récuse et veut oublier. S’exprimerait ainsi à travers l’œuvre toute une historicité, ce qu’on appellera plus généralement un « contexte ». Ainsi, le contexte de production de l’œuvre devrait en éclairer le contenu strictement sémantique ou propositionnel afin de délimiter le champ des interprétations possibles.
L’herméneutique nous permettrait de fonder l’interprétation d’un texte sur un critère objectif et non-violent à l’égard du texte. Ce critère est à situer dans le contexte dans lequel s’inscrit nécessairement l’œuvre au moment de sa production, dans le dialogue auquel elle prend part ou dans ce qu’Umberto Eco nommait l’intentio operis. En faisant reposer le fondement de son autorité sur un critère qui lui est extérieur et en se posant comme technique, l’herméneutique prétend à la neutralité en limitant la politisation de l’interprétation. En postulant la nature dialogique et historique du texte, l’herméneutique se donne les moyens d’intervenir sur le plan de l’interprétation et d’en juger objectivement. Elle dépasse ainsi l’interprétation relativiste.
Il y a donc dans l’herméneutique une attention accordée au contexte de production de l’œuvre. En quoi cette attention est-elle déficiente ? Ce contexte existe bien objectivement et matériellement, il n’y a pas à le nier, mais la question de notre accès à lui est complexe.
En effet, si l’herméneutique se réduisait à la simple recherche objective du contexte, elle ne serait qu’une variante de l’historicisme, cette attitude qui consiste à croire que l’on peut étudier une oeuvre en analysant systématiquement son histoire en toute transparence scientifique. L’herméneutique n’est pas dupe et ne prétend pas se libérer de l’histoire. C’est pourquoi elle consiste autant en une attention au travail de l’histoire (Wirkunggeschischte) dans l’inscription de l’œuvre qu’au travail de l’histoire dans sa réception par le lecteur, le travail de l’histoire étant ce travail qui est fait sur le sujet par l’histoire elle-même. L’herméneutique est donc éminemment critique à l’égard de l’historicisme, puisqu’elle affirme que le travail de l’histoire est aussi à l’oeuvre chez le lecteur dans ses préjugés et ses préconceptions, c’est-à-dire dans les structures et dispositions qui orientent et prédéfinissent sa lecture ou son interprétation. Jean Grondin commente justement, en écho à Gadamer, que « le travail de l’histoire ne cesse pas d’exercer son pouvoir du fait que nous décidons d’en faire une analyse spécifique. La conscience que nous avons de l’histoire et du "sens originel" reste déterminée par [le travail de l’histoire]…(Grondin 1993, 217‑18) ». C’est donc de manière parfaitement conséquente que Gadamer affirme que la compréhension n’est effective que lorsqu’on parvient à appliquer l’œuvre à notre situation. L’herméneutique a le mérite de dépasser l’historicisme en affirmant explicitement que la compréhension ne s’actualise que comme application de nos propres préjugés, horizons d’attente et conceptions.
Mais cette application signifie aussi que notre compréhension du contexte d’une œuvre ne peut pas prétendre à l’objectivité, notre lecture de son histoire ou de son contexte étant elle-même historiquement, politiquement ou culturellement déterminée, c’est-à-dire finie. Jean Grondin notait d’ailleurs qu’à la suite d’un débat avec Jacques Derrida, Hans-Georg Gadamer a été amené à apporter une précision sous la forme d’une note à son œuvre maîtresse Vérité et méthode, cette note rappelant que l’ « on risque toujours, dans la compréhension, de s’"approprier" ce qui est autre et d’en méconnaître l’altérité. (Gadamer et al. 1996, 321) »
Pour gérer ce risque, l’herméneutique fait appel à la notion de dialogue. D’abord limité à sa dimension intérieure et autoréflexive, le dialogue sera finalement étendu à sa dimension intersubjective[3]. L’herméneutique comporte donc un moment réflexif de dialogue avec les autres par lequel l’interprète doit soumettre sa lecture à la discussion dans l’arène intersubjective. C’est ainsi la délibération et la confrontation des opinions qui permettent de dépouiller l’interprétation de ses mauvais préjugés et de cheminer vers l’entente et l’accord dans la communauté interprétative.
Bien que cohérente dans son ensemble, l’universalité de l’herméneutique repose sur trop peu et sur trop fragile. Le dialogue, quoi qu’on en dise, ne produit pas d’objectivité, mais au mieux une subjectivité élargie qui ne pourra que tendre vers l’objectivité idéale. De plus, le dialogue qui doit s’instaurer dans le discours n’est jamais seulement le lieu de la « bonne volonté[4] » espérée par Gadamer. Il est aussi celui d’une lutte pour l’appropriation du pouvoir interprétatif.
Sémiose et habitude interprétative
Voyons maintenant comment la position gadamérienne peut être rapprochée de la sémiotique peircéenne. On pourrait certes s’étonner d’un tel rapprochement et le juger frivole tant la distance entre l’herméneutique et la sémiotique paraît grande. Il ne faut toutefois pas s’en tenir à ces considérations extérieures. On sait en effet que la sémiotique peircéenne est une théorie du signe et plus précisément une théorie triadique impliquant la co-dépendance de chacun des trois éléments qui la composent. L’action du signe repose sur la présence d’un representamen, quelque chose tenant lieu de quelque chose d’autre (un objet) pour quelqu’un. Ce representamen s’adresse à une autre personne (fût-ce cet autre moi du dialogue intérieur), chez laquelle il détermine ou crée un autre signe (équivalent ou plus développé), appelé « interprétant du premier signe ». L’intérêt de la théorie de Peirce repose en partie sur le fait que l’interprétant est un autre signe. Il est donc automatiquement soumis à la même relation triadique avec un objet (peut-être de plus en plus précis) et un autre signe qui en constitue l’interprétant. Comme le signe a toujours besoin d’un interprétant pour signifier et que cet interprétant est donné sous la forme d’un autre signe, la suite des interprétants est potentiellement illimitée. Ce caractère proprement illimité a une conséquence importante pour notre propos.
Pour Peirce la relation triadique qui fonde le signe et la sémiose n’est en effet valable qu’en autant que la suite des interprétants ne s’interrompe pas. Peirce ne dit pas que l’interruption de celle-ci signifierait la fin de la signification, mais bien qu’il est du caractère essentiel de la sémiose de ne pas s’arrêter, ni en fait ni en droit. Peirce l’énonce clairement : « Si la série des interprétants successifs s’arrête, le signe devient par là même à tout le moins imparfait. (Peirce et Deledalle 1978, 126) » Se trouve ainsi affirmé le caractère structurellement virtuel et infini de la sémiose. Celui-ci découle de la règle de récursion qui est nécessairement inscrite dans la relation triadique en général et dans l’action de l’interprétant en particulier. Cela implique que
la signification d’une représentation ne peut être qu’une représentation. En fait elle n’est que la représentation elle-même, conçue comme dépouillée de son vêtement non pertinent. Mais ce vêtement ne peut être complètement ôté ; on ne le change que pour quelque chose de plus diaphane. De sorte qu’il y a ici une régression à l’infini. Finalement, l’interprétant n’est qu’une autre représentation à laquelle on passe le flambeau de la vérité ; et en tant que représentation, il a à son tour un interprétant. D’où une autre série infinie.[5]
(C.S. Peirce in Chauviré 1995, 78)
Cela ne signifie pas que le processus de sémiose doive se poursuivre effectivement à l’infini, mais cela marque plutôt la possibilité pure et simple d’être interprété de tout representamen, car « bien qu’aucun representamen ne fonctionne réellement comme signe tant qu’il ne détermine pas réellement un interprétant, il devient cependant un representamen sitôt qu’il est pleinement capable de déterminer un interprétant. (Peirce et Deledalle 1978, 148) » Il n’y a toutefois signe (et non plus seulement representamen), donc signification, qu’en autant que la suite des interprétants possibles se poursuive virtuellement à l’infini. Cela signifie que la possibilité théorique de retrouver un signifié ultime (sens ou chose) n’existe pas parce qu’un tel signifié impliquerait la fin de la série des interprétants. Or la poursuite virtuelle des interprétants constitue pour Peirce la base du processus signifiant. Son corollaire est également l’impossibilité du signifié ultime.
La sémiose apparaît donc comme un processus de détermination d’un objet de plus en plus complet, chaque interprétant venant rehausser une partie de notre connaissance de l’objet visé, car
chaque interprétant développe ou explicite le signe qui l’a produit. La chaîne interprétative va en principe dans le sens d’un approfondissement graduel de la connaissance de l’objet progressivement saisi sous de multiples points de vue.
(Chauviré 1995, 77)
Cette détermination ne peut néanmoins prendre un caractère exhaustif, car l’objet ne peut s’actualiser dans le signe en toute plénitude (dans un signifié, par exemple). Cela signerait en effet la mort du signe, parce que le signifié n’est pas un signe capable d’engendrer un nouvel interprétant.
Mais si ce procès infini des interprétants permet d’augmenter notre connaissance de l’objet, son caractère virtuel et inachevé – sous la forme d’une régression à l’infini ou, mieux, d’une « fuite en avant des interprétants » (Chauviré) – signifie du même souffle l’impossibilité d’en arriver à une connaissance absolue et totale, à un signifié transcendantal. Dans une perspective politique où nous sommes constamment à la recherche d’un sens pouvant être partagé par tous, cet inachèvement est problématique, car il nous voue à interpréter sans jamais être assurés de pouvoir parvenir à un terrain d’entente.
Le pragmatisme de Peirce vient toutefois régler ce problème grâce à la notion d’interprétant logique ultime, c’est-à-dire de l’interprétant par lequel la série s’arrête sans s’arrêter, qui « coupe court à la série tout en préservant son inachèvement inessentiel. (Chauviré 1995, 80) » L’interprétant logique ultime chez Peirce est l’habitude, c’est-à-dire « la tendance à l’action d’une personne résultant d’expériences antérieures ou d’efforts antérieurs de sa volonté ou de ses actions, ou d’un complexe des deux genres de cause. (Peirce et Deledalle 1978, 130.131) » Il ne faut pas s’y tromper ; l’habitude ne doit pas être entendue chez Peirce dans son seul sens intentionnel. L’habitude peut en effet résulter d’une volonté d’adopter un comportement dans la durée. Un tel comportement devient toutefois vite machinal et en cela dépasse le cadre volontaire. De plus, les dispositions inconscientes, comme l’association ou la dissociation psychologiques et, plus largement, du conditionnement et de l’intériorisation de normes, constituent aussi des « habitudes ». Bien que Peirce ne le dise pas explicitement, on peut donc considérer que l’habitude renvoie autant à l’établissement de structures inconscientes que conscientes.
L’habitude, dans son rôle d’interprétant logique ultime, permet de passer à l’action ou de s’arrêter provisoirement sur une signification (ce qui fait partie des actions de la pensée) ou sur une interprétation opératoire. En effet, Peirce en parle en ces termes : « [Être prêt] à agir d’une certaine façon dans des circonstances données et quand on y est poussé par un mobile donné, voilà ce qu’est une habitude ; et une habitude délibérée ou auto-contrôlée est précisément une croyance. (Peirce et Deledalle 1978, 132) » L’habitude peircéenne est le signe d’une prédisposition.
C’est en rappelant le rôle prépondérant de l’habitude qu’Umberto Eco s’opposait avec véhémence à Jacques Derrida dans sa lecture de la sémiosis illimitée. Il écrivait à cet effet dans Les limites de l’interprétation que le signifié transcendantal s’incarnait comme habitude et qu’il constituait un site d’arrêt possible et transitoire de tout processus signifiant[6]. Cette transitivité est selon lui assurée par la validation intersubjective de l’habitude, par son évolution concrète et « vivante » dans la société qui contribue à la fixer pragmatiquement.
Cet argument comporte néanmoins le même problème que la solution herméneutique en ce qu’il fait reposer la validité du signifié transcendantal sur un motif intersubjectif. On néglige ainsi de questionner la nature du processus intersubjectif. Un tel processus peut être qualifié de politique dans le sens où il implique intrinsèquement des relations de pouvoir cristallisées. Au demeurant, la plupart des descriptions de l’habitude faites par Peirce laissent croire qu’on peut l’interpréter comme habitus, comme socialisation, comme « structure structurée prédisposée à fonctionner comme structure structurante.[7] » Peirce lui-même laisse entendre qu’une telle interprétation est recevable lorsqu’il dit qu’il
n’y a pas d’intuition ou de connaissance qui ne soit déterminée par des connaissances antérieures, il suit que l’apparition d’une nouvelle expérience n’est jamais une affaire instantanée, mais un événement occupant du temps et venant à passer par un processus continu.[8]
Il faut voir plus qu’une similitude entre le concept gadamérien de « travail de l’histoire » et cette explication de la cognition chez Peirce[9].
On pourrait peut-être rapprocher l’énigmatique concept du « fondement » peircéen qu’est le point de vue sous lequel est saisi l’objet par le biais de l’interprétant des préjugés gadamériens ; dans les deux cas, la compréhension est informée par la pré-compréhension. Il n’y a pas de compréhension sans préjugés, comme il n’y a pas d’interprétant qui ne dépende d’un fondement particulier. C’est la stabilité de ce fondement qui explique la continuité du recours à un interprétant donné dans un contexte précis selon la loi que Peirce a nommé « l’habitude ».
Ainsi rapprochée de l’herméneutique, la sémiotique s’expose à la même critique en ce qui a trait à l’établissement du critère objectif de l’interprétation et du vrai. Toutes deux recourent à un principe pragmatique selon lequel c’est par l’application de ses propres contenus que l’interprète peut arriver à fixer une signification. Un tel principe n’offre, encore une fois, aucun moyen de se soustraire aux rapports immanents qui marquent la constitution des différentes structures instituées gouvernant la socialisation.
De l’insuffisance de l’intersubjectivité à celle du dialogue : le capitalisme dialogique
Pour plusieurs[10], la reconnaissance de la nature intersubjective du processus de fixation de la signification suffit à le justifier. Ne faut-il pas pourtant pousser l’analyse plus loin et s’interroger sur le fonctionnement d’un tel processus ? Ne faut-il pas faire preuve de prudence avant de déclarer que le dialogue permet un échange (sous-entendu équitable, libre et non-violent) des arguments (sous-entendus rationnels) en vue de l’accord intersubjectif ? Le dialogue se donne-t-il vraiment, dans la pratique, comme forum ouvert et comme délibération rationnelle ? On pourrait penser que le dialogue n’est fidèle à ces critères d’équité qui le garantissent qu’en autant qu’il demeure idéal.
Le dialogue prend en effet souvent la forme d’un idéal virtuel et hypothétique. Dans cette forme idéalisée, le dialogue est bien exempt des scories qui pourraient fausser l’accord ou déséquilibrer la délibération, par exemple en attribuant plus de poids à un argument au détriment d’un autre. Comme Gadamer l’a bien montré, cet idéal-type du dialogue repose sur le respect d’une condition a priori simple, mais qui s’avère en pratique massive. Pour qu’un tel dialogue vaille, il lui faut en effet supposer la bonne volonté des interlocuteurs, c’est-à-dire une attitude où l’on
ne se préoccupe pas de repérer les faiblesses de l’autre dans le but d’avoir raison absolument, mais [où] on cherche bien plutôt à renforcer autant que possible le point de vue de l’autre, de telle sorte que son discours devient en quelque sorte lumineux.
(Gadamer 1982, 235)
À supposer qu’une telle disposition consciente soit possible, il n’est pas certain qu’elle puisse être opérationnalisée dès le moment où il est impossible de s’assurer de la bonne volonté de l’autre. Est-il possible (ou efficace) de dialoguer si un tel doute en contamine dès l’abord la possibilité ?
On peut aussi voir le dialogue dans la forme qu’on lui reconnaît généralement, celle qui consiste à en faire l’outil de confrontation rationnelle des points de vue dans l’esprit de produire un accord. L’horizon du dialogue est le dépassement des différences dans l’unité supérieure du compromis, voire du consensus. Le dialogue est à rapprocher d’une certaine dialectique par laquelle on peut arriver à produire dans et par le discours la norme intersubjective du vrai, mais les rapports immanents de pouvoir ne cessent pas de s’exercer une fois reconnue la nature intersubjective du processus de fixation de l’habitude ou des conventions, bien au contraire. C’est pour cette raison qu’il est insuffisant d’invoquer l’argument de l’intersubjectivité pour résoudre le problème.
La sociologie nous invite tout particulièrement à suspecter le discours. Il nous faut refuser la naïveté d’un discours ou d’une parole qui seraient également répartis, partagés et maîtrisés. Les écrits de Pierre Bourdieu et de Michel Foucault sont à cet égard précieux. Avec Ce que parler veut dire, Bourdieu nous livre en effet une analyse fine de l’économie à l’œuvre dans les échanges linguistiques et permet de penser le langage et le discours comme n’étant pas seulement des messages destinés à être déchiffrés. C’est dire que l’interprétation ou la compréhension ne sont plus les seules à pouvoir prétendre définir le telos du langage. Dire ne serait ainsi pas nécessairement dire le vrai, mais aussi et peut-être en amont dire sa légitimité de dire (le vrai). Signes lisibles, d’une part, mais aussi signes d’autorité et signes de la performativité des signes.
Le second chapitre de Ce que parler veut dire est révélateur sur ce point. Bourdieu y montre que la valeur d’un discours ne suit pas une simple fonction herméneutique, mais qu’elle est bien plutôt réglée dans sa relation à un marché, celui du champ particulier dans lequel le discours circule. Ainsi,
la valeur du discours dépend du rapport de force qui s’établit concrètement entre les compétences linguistiques des locuteurs entendue [comme] la capacité qu’ont les différents agents engagés dans l’échange d’imposer les critères d’appréciation les plus favorables à leurs produits.
(Bourdieu 2001, 100)
Il ne faudrait pas croire que les compétences linguistiques sont simplement intra-discursives. S’il en était ainsi, l’inégalité de compétence qui en résulterait serait plus ou moins aléatoire et le dialogue aurait une chance de s’exercer de manière relativement neutre. Il n’en n’est rien, car le rapport de force qui détermine le prix d’un énoncé sur un marché donné n’est pas fixé par les compétences strictement linguistiques des locuteurs. Bien au contraire, à travers ceux-ci, « toute la structure sociale est présente dans chaque interaction (et par là dans le discours). (Bourdieu 2001, 101) »
L’habitus de chaque locuteur influence les conditions sociales d’acceptabilité d’un discours, puisqu’à chaque habitus correspond un capital symbolique déterminé et déterminant – au sens de qualifiant – qui gère le degré de reconnaissance que le locuteur reçoit du marché (du champ). Un discours vrai, un discours suivi d’effets (de vérité), ne peut exister « que pour autant qu’il est non seulement grammaticalement conforme mais aussi et surtout socialement acceptable, c’est-à-dire écouté, cru, donc efficient dans un état donné des rapports de production et de circulation. (Bourdieu 2001, 113) » À travers ce qu’on appelle le « tact », le pouvoir symbolique se règle sur les « conditions de réception escomptées », c’est-à-dire sur l’adaptation du produit linguistique en fonction du marché pour lequel il est destiné afin d’en maximiser les profits (symboliques). Cette anticipation n’est pas nécessairement consciente ; elle s’inscrit plutôt dans l’habitus par la fréquentation plus ou moins assidue d’un marché et par la familiarisation avec ses lois. L’acceptabilité, et a fortiori la valeur de vérité d’un discours, est prise dans une relation complexe entre un marché possédant des lois de formation des prix – proportionnellement favorables à l’habitus en fonction du capital symbolique qu’il possède dans ce marché – et les habitus qui y transigent. Les lois de formation sont en retour influencées et modifiées dans l’évolution du rapport de force et de la tension entre les habitus en concurrence sur le marché – les habitus dominants étant au plus près de l’adéquation entre la valeur de leurs énoncés et la loi de formation du marché (le taux de change les favorise…).
De façon analogue, Foucault nous donne dans L’ordre du discours un bon exemple de l’application de tels principes d’économie des échanges linguistiques dans ce qu’il nomme les « procédures internes de raréfaction du discours ». Ces procédures de limitation ont ceci de particulier : elles n’agissent pas simplement comme interdiction de parler. Plus paradoxalement, elles agissent comme incitation à le faire, mais seulement à l’intérieur d’un ensemble contraignant de normes ou de lois qui canalisent et distribuent le discours. Par exemple, les disciplines scientifiques offrent cette occasion et cet espace de parole balisé. On accède en effet à la discipline à la condition de se plier à ses règles. De telles règles déterminent si l’on sera entendu ou non. La discipline « se définit par un domaine d’objets, un ensemble de méthodes, un corpus de propositions considérées comme vraies, un jeu de règles et de définitions, de techniques et d’instruments (Foucault 1971, 32) », de telle sorte qu’elle permet de générer indéfiniment de nouveaux discours dans l’éventail des conditions de possibilités qu’admet a priori le corpus de règles constitutives de la discipline.
Cette condition posée à la formulation des discours nouveaux vient relativiser et baliser la « nouveauté » de ce qui peut être légitimement proposé à l’intérieur, par exemple, du dialogue qu’entretient la discipline avec elle-même. C’est en ce sens que Foucault précise qu’une discipline, « ce n’est pas la somme de tout ce qui peut être dit de vrai à propos de quelque chose ; ce n’est même pas l’ensemble de tout ce qui peut être à propos d’une même donnée, accepté en vertu d’un principe de cohérence ou de systématicité. (Foucault 1971, 32‑33) » C’est que la discipline, disons la sémiologie, ne consiste pas simplement en tout ce qu’on peut dire de vrai sur le signe. Un discours ne peut être assimilé à la sémiologie que pour autant qu’il respecte plusieurs critères définis, soit il étudie un objet admis par la sémiologie et il utilise pour le faire une méthode et des instruments qui soient reconnus comme valides par la discipline (et tant les objets, les méthodes et les instruments d’une discipline évoluent et réactualisent constamment le contenu des règles).
C’est pour cette raison que le discours de Mendel sur la botanique, par exemple, bien qu’étant révolutionnaire à son époque (et seulement partiellement vrai aujourd’hui), n’était même pas à l’origine « dans le vrai » comme le dit Foucault, en ce que son horizon théorique, son objet ou ses méthodes étaient trop hétérogènes à la botanique de son temps. Il faut au préalable être « dans le vrai » avant de pouvoir dire vrai. La valeur de vérité est donc en quelque sorte soustraite à tout point de vue transcendantal et est toujours sujette aux conditions immanentes et pragmatiques du discours.
C’est sur ce point que nous voudrions insister. Le dialogue est soumis entre autres à ce jeu disciplinaire ou de marché symbolique de telle sorte que l’éventail des arguments qu’il est possible et légitime de faire intervenir durant la délibération intersubjective est d’emblée délimité. Ce faisant, la discipline rejette à l’extérieur de son espace de parole tout un ensemble de discours lui étant hétérogène et auquel elle ne peut qu’être sourde[11]. C’est pour cette raison que le dialogue pensé comme confrontation des opinions en vue de l’accord n’est progressif qu’en un sens restreint. Son esprit est plutôt conservateur, car il conforte la position de ceux qui s’accordent avec le canon de la discipline et confine au silence les marginaux. À l’intérieur même du dialogue, les discours se voient assignés des lieux d’énonciation ayant plus ou moins de poids. Le potentiel émancipatoire du dialogue s’en trouve fortement affaibli.
Le dialogue in-interrompu
Ne pourrions-nous pas interpréter le dialogue dans un sens radicalement autre ? Le penser sans y détecter automatiquement un processus machinique, dialectique, dans lequel tous les antagonismes (mais tous les antagonismes légitimes seulement) sont soupesés, examinés puis synthétisés dans l’accord, l’entente, le consensus ou la convention ? Le dialogue ne pourrait-il pas nommer autre chose ?
Il faudrait d’abord, dans un mouvement patient, dégager le dialogue du rapport intentionnel auquel il s’est trouvé jusqu’ici subordonné. Repenser un tel rapport impliquerait schématiquement d’inverser la polarité intentionnelle : ce n’est pas le dialogue qui marque le début de la rencontre des consciences ; c’est plutôt la rencontre, le choc, l’interruption de tout rapport, voire sa rupture, qui initie le dialogue. Il s’agit de dire – peut-être est-ce là banal – que la condition du dialogue est d’abord et avant tout une certaine rupture, une différence ou la différence absolue. Car enfin, que serait un dialogue dans lequel les participants seraient à l’avance d’accord entre eux ? Voir la condition du dialogue dans l’interruption du rapport ou dans la non-réciprocité, c’est se rappeler qu’un dialogue ne peut naître que d’un certain non-rapport à l’autre[12]. Si l’on pousse cette logique à sa limite, si l’on admet que le dialogue se nourrit de la divergence (généralement partielle et relative), on ne peut exclure la rupture absolue du rapport comme étant sa condition la plus propre. On parvient donc au constat paradoxal que le dialogue respecte d’autant plus son essence lorsqu’il est en apparence absolument rompu.
Il n’est pas sûr qu’on doive reconnaître dans le dialogue une simple fonction de mise en rapport de soi et de l’autre (ou de leurs idées respectives). Cette fonction, assumée pleinement par l’herméneutique, rate peut-être quelque chose de non-négligeable dans le dialogue. Quelle serait cette autre fonction ? Il n’est pas certain qu’il s’agisse ici à proprement parler d’une fonction – car une fonction implique toujours la mise en relation d’au moins deux variables – peut-être justement parce que le dialogue n’est pas choisi par celui qui en fait l’expérience. Le dialogue viendrait plutôt de la rencontre entre deux infinis (et tel est le sous-titre du livre que J. Derrida consacre à H.-G. Gadamer : « Entre deux infinis : le poème (Derrida 2003) »), une telle rencontre créant le choc du non-rapport et semblant suspendre le dialogue entendu comme communication. L’interruption apparente du dialogue est le signe que l’expérience de l’altérité provoque une surcharge de sens. En raison de cette surcharge, l’altérité résiste à l’assimilation en soi et se doit d’être différée ou cultivée, de telle sorte que la rencontre où le dialogue avorte en apparence représente peut-être du même souffle l’ininterruption peut-être d’un second dialogue, subi et non-voulu, par lequel le choc de l’altérité – et cette altérité même – peuvent être maintenus vivants et sauvegardés dans leur singularité. Ce second dialogue porterait alors la charge d’une injonction, celle d’un respect face à la vulnérabilité de l’autre et donc d’une responsabilité face à sa trace.
Dans l’ordre textuel, c’est dire que l’autre se tient entre nous et « sa » trace et nous engage à respecter son altérité. Une telle déférence à son égard est justifiable, pour utiliser les mots d’Emmanuel Lévinas, de sa « violable inviolabilité (Derrida 1997) ». L’inviolabilité n’est pas ici le fait d’une surprotection ou d’une in vulnérabilité qui rendrait impossible le viol. Au contraire, c’est parce qu’il est une possibilité si accessible que le Moi ne peut avoir que de la déférence envers l’Autre, qu’il ne peut qu’être désarmé devant tant de désarmement, de nudité – peut-être d’innocence même– de l’Autre. En d’autres termes, c’est parce qu’il s’expose à nous sans défense et complètement nu que le Moi a une responsabilité « malgré lui » envers l’Autre et sa trace.
Cette interprétation éthique du dialogue nous semble légitime et applicable au champ sémiologique en raison de la nature scripturale du langage. Nous avons vu plus tôt que la mort ou l’absence pure et simple du destinataire et du destinateur jouait un rôle fondamental dans le fonctionnement de l’écriture. Or la mort n’est-elle pas finalement qu’une complication de l’interruption du dialogue ? Voire l’ultime interruption ? Pensée en ces termes, on voit que l’interruption peut être assimilée à l’expérience de la finitude comme impossibilité d’un savoir absolu (hégélien). C’est cette même finitude qui donne d’ailleurs sa charge à l’analyse derridienne de l’écriture et qui en justifie l’analyse en ces points décisifs, notamment quant à l’essence testamentaire de l’écriture[13].
L’écriture fonctionne effectivement en l’absence de l’auteur, ce qui signifie en l’absence de toute intention de signification (le vouloir-dire de l’auteur). Le pronom personnel « je », par exemple, fonctionne et a un sens, qu’on (re)connaisse ou non le locuteur qui l’utilise. C’est dire que l’idéalité de ce pronom ne nécessite pas structurellement la présence d’un vouloir-dire intentionnel (celui de l’auteur). Au contraire, sa possibilité d’être répété sans être « rempli » d’un vouloir-dire l’assure de pouvoir fonctionner comme signe. C’est ce que le concept d’itérabilité signifie chez Derrida. Quant à l’absence possible de tout destinataire déterminé, il s’agit au fond d’une simple conséquence du précédent principe puisque c’est dans la visée et le vouloir-dire que se détermine un tel destinataire.
Ne pourrait-on pas voir dans ce redoublement entre, d’une part, l’absence ou la mort du destinataire ou du destinateur comme condition de possibilité de la signifiance et, d’autre part, l’interruption comme condition du dialogue, le même travail, repris différemment, de ce que Derrida a appelé la « différance » ? C’est grâce à elle finalement que les notions d’interruption ou de mort prennent un sens et viennent à désigner le caractère actif de ce qui se donne comme simple détermination négative – la différence, l’espacement, l’interruption, la mort. Mais – et ce point est essentiel – l’originalité de la différance est – contre Hegel – de demeurer « consciente » de ses limites, c’est-à-dire de refuser l’aveuglement qui consisterait à croire qu’il est toujours possible de capitaliser sur l’interruption et d’en transmuter l’altérité. La trace – qui est entre autres la marque du dialogue dont nous parlons – est trace parce qu’elle élude toujours au moins en partie la possibilité de sa pleine compréhension. Le dialogue, issu d’une interruption simple ou ultime, doit donc être conscient de la responsabilité qui lui incombe, celle de porter l’autre comme autre et donc, conséquemment, de supporter de devoir à l’autre une fidélité toujours déjà suspectée d’un parjure.
Appendices
Notes
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[1]
À ce sujet, voir Grondin (1993), p. 163-164.
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[2]
De façon succincte, on peut résumer le psychologisme ainsi : c’est l’idée selon laquelle c’est dans la psychologie que les règles logiques, et la logique en général, trouvent leur fondement. Husserl montrera que cette position est incapable de fonder universellement l’objectivité de toute proposition scientifique et conduit immanquablement au relativisme. À ce sujet, voir Delbos (1911), p. 685-698.
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[3]
Il faut distinguer deux variantes du dialogue : celui que l’on tient avec soi, dans notre for intérieur, et celui que l’on tient avec l’autre dans la communication intersubjective « normale ». Gadamer finira par reconnaître que seul le dialogue intersubjectif possède la portée nécessaire pour dépouiller l’interprétation de ses mauvais préjugés.
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[4]
« Et pourtant : puissance de la bonne volonté (une réplique à Jacques Derrida) ». Gadamer (1982), p. 235.
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[5]
C.S. Peirce, cité dans Chauviré (1995), p. 78.
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[6]
Voir respectivement Derrida (1967a), p. 70-73, et Eco (1992), p. 382.
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[7]
Bourdieu (1980), p. 88. À noter que Bourdieu et Peirce ont tous les deux étudié la scolastique médiévale (Duns Scot pour Peirce, au moins Thomas d’Aquin pour Bourdieu). Cela n’est peut-être pas sans importance sur ce sujet précis de la nature de l’habitude.
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[8]
Charles S. Peirce, Collected Papers, 5.284.
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[9]
Voir à ce sujet, Charest (2005), p. 109.
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[10]
Nous pensons notamment à Eco (1992) et Fish et Citton (2007).
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[11]
Foucault écrit : « À l’intérieur de ses limites, chaque discipline reconnaît des propositions vraies et fausses ; mais elle repousse, de l’autre côté de ses marges, toute une tératologie du savoir. » Foucault (1971), p. 35.
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[12]
Le dialogue ne peut naître que pour autant que quelque chose sépare les interlocuteurs. Il n’y aurait autrement aucune raison de discuter s’il y avait une concordance parfaite entre les positions des interlocuteurs.
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[13]
Voir à cet effet Derrida (1967b), ainsi que « Signature événement contexte », dans Derrida (1972), p. 367-393.
Bibliographie
- Bourdieu, Pierre. 1980. La sens pratique. Paris: Éditions de Minuit.
- Bourdieu, Pierre. 2001. Langage et pouvoir symbolique. Paris: Fayard.
- Charest, Nelson. 2005. « Peirce et la limite : l’adresse nécessaire du signe ». Protée 33 (1): 103‑11. doi:10.7202/012271ar.
- Chauviré, Christiane. 1995. Peirce et la signification: introduction à la logique du vague. Paris: Presses Univ. de France.
- Delbos, Vincent. 1911. « Husserl. Sa critique du psychologisme et sa conception d’une Logique pure ». Revue de métaphysique et de morale XIXe année (5): 685‑98.
- Derrida, Jacques. 1967a. De la Grammatologie. Paris: Édtions de Minuit.
- Derrida, Jacques. 1967b. La voix et le phénomène, introduction au problème du signe dans la phénoménologie de Husserl. Paris: Presses universitaires de France.
- Derrida, Jacques. 1972. Marges de la philosophie. Paris: Éditions de Minuit.
- Derrida, Jacques. 1997. Adieu a Emmanuel Lévinas. Paris: Galilée.
- Derrida, Jacques. 2003. Béliers: le dialogue ininterrompu ; entre deux infinis, le poème. Paris: Galilée.
- Eco, Umberto. 1992. Les limites de l’interprétation. Paris: Bernard Gasset.
- Fink, Eugen, et Jean Kessler. 1994. Proximité et distance: essais et conférences phénoménologiques. Grenoble: Jérôme Millon.
- Fish, Stanley Eugene, et Yves Citton. 2007. Quand lire, c’est faire: l’autorité des communautés interprétatives. Paris: Les Prairies ordinaires.
- Foucault, Michel. 1971. L’ordre du discours. Paris: Gallimard.
- Gadamer, Hans Georg. 1982. L’Art de comprendre: Écrits. II. Paris: Aubier Montaigne.
- Gadamer, Hans-Georg, Pierre Fruchon, Jean Grondin, et Gilbert Merlio. 1996. Vérité et méthode: les grandes lignes d’une herméneutique philosophique. Paris: Seuil.
- Grondin, Jean. 1993. L’universalité de l’herméneutique. Paris: Presses universitaires de France.
- Peirce, Charles S, et Gérard Deledalle. 1978. Écrits sur le signe. Paris: Éditions du Seuil.