Article body

L'« impouvoir  […] n'est pas, on le sait, la simple impuissance, la stérilité du « rien à dire » ou le défaut d'inspiration. Au contraire, il est l'inspiration elle-même : force d'un vide, tourbillon du souffle d'un souffleur qui aspire vers lui et me dérobe cela même qu'il laisse venir à moi et que j'ai cru pouvoir dire en mon nom. La générosité de l'inspiration, l'irruption positive d'une parole dont je ne sais pas d'où elle vient, […] cette fécondité de l'autre souffle est l'impouvoir : non pas l'absence mais l'irresponsabilité radicale de la parole, l'irresponsabilité comme puissance et origine de la parole.

J. Derrida, La parole soufflée

Le langage, dans le monde, est par excellence pouvoir. Qui parle est le puissant et le violent. Nommer est cette violence qui écarte ce qui est nommé pour l’avoir sous la forme commode d’un nom. Nommer fait seul de l’homme cette étrangeté inquiétante et bouleversante qui doit troubler les autres vivants et jusqu’à ces dieux solitaires qu’on dit muets. Nommer n’a été donné qu’à un être capable de ne pas être, capable de faire de ce néant un pouvoir, de ce pouvoir la violence décisive qui ouvre la nature, la domine et la force.

M. Blanchot, Le livre à venir

L'utilisation de la méthode sémiotique[1] dans l’analyse des phénomènes relevant du champ politique est loin d’être nouvelle. Les célèbres analyses sémiotiques de mythes produites par Barthes (société bourgeoise) et Lévi-Strauss (Œdipe, sociétés dites primitives) en sont certainement les manifestations les plus évidentes. Il est cependant permis de se demander si cette mobilisation ou cet investissement de la sémiotique au sein du domaine politique a réellement un potentiel heuristique. Y a-t-il plus – et autre chose – à l’analyse sémiotique des faits politiques que l’application d’une grille interprétative parmi tant d’autres (sociologie, économie, communication, etc.) ? La méthode sémiotique permet certes d’envisager enfin le domaine politique comme un champ où s’exercent différents phénomènes d’inscription du sens dans l’espace public (Lamizet 2006), et ainsi de mettre en lumière qu’une telle inscription du sens, comme pouvoir des mots, n’est pas étrangère aux rapports de force qui structurent le champ politique ; bien au contraire le pouvoir politique est indissociable d’un certain pouvoir de la parole. C’est un tel pouvoir que la méthode sémiotique permettait désormais de faire apparaître, ce qu’elle fit notamment à travers l’étude de corpus de discours politiques.

Si l’étude du politique est visiblement sortie enrichie de cette rencontre avec la sémiotique, il n’est pas certain que le profit ait été réciproque[2]. La sémiotique n’est-elle pas demeurée étanche à un quelconque apport potentiel de la science politique ? Le pouvoir du langage, est-il pouvoir inhérent au langage ou pouvoir investi dans le langage ? Le langage est-il ogive ou vecteur du pouvoir ? Il semble que la sémiotique ne se soit jamais posé la question, et qu’elle ait été amenée à considérer – peut-être trop vite – que le pouvoir des mots ne pouvait être autre chose qu’une ressource que le langage posséderait en lui-même et par lui-même en fonction de ses qualités structurales ou performatives.

Il y aurait lieu de s’interroger aujourd’hui si cette conception ne résulte pas d’une lecture trop hâtive des textes fondateurs de la sémiologie, et notamment du chapitre V du Cours de linguistique générale de De Saussure portant sur la distinction entre linguistique interne et linguistique externe[3]. Ce dernier indiquait alors que « l’étude des phénomènes linguistiques externes est très fructueuse ; mais il est faux de dire que sans eux on ne puisse connaître l’organisme linguistique interne.[4] » (Saussure 1985, 45) Par là se trouvait posé le principe garant de l’indépendance disciplinaire de la linguistique. Si la langue est un système qui se suffit, il devient en effet possible de l’étudier en lui-même et en toute scientificité, c’est-à-dire à l’écart des effets idéologiques qui pouvaient s’exercer dans les autres disciplines des sciences sociales. C’est donc vers une connaissance immanente du langage que s’achemine la sémiologie naissante, aussi peut-on bien comprendre que dans ses Prolégomènes à une théorie du langage, Hjelmslev soit amené à écrire que la linguistique :

ne saurait être une science auxiliaire ni une science dérivée. Elle doit chercher à saisir le langage non comme un conglomérat de faits extra-linguistiques (physiques, physiologiques, logiques, sociologiques), mais comme un tout qui se suffit à lui-même, comme une structure sui generis.

(Hjelmslev 1976, 12)

Mais on peut se demander si par là ne se trouvent pas aussi exclues indûment autant de recherches qui étudient le langage dans son rapport à la dimension sociale sous prétexte qu’elles ne nous disent rien d’essentiel sur lui, sur son « organisme » et sur son « système » (Saussure 1985, 40). Une théorie du langage se conçoit-elle de façon absolument indépendante du monde (politique, économique, social) dans lequel il trouve son actualisation ? Les sémiologues et sémioticiens – tout comme les philosophes du langage d’ailleurs, pensons par exemple à Austin et Searle – ont largement ignoré la question fondamentale des rapports qu’entretiennent le signe et le politique parce qu’on a présupposé qu’il existait quelque chose de tel qu’un système autonome et absolument indépendant du langage. Pourtant, Monique Wittig en appelait déjà, dans La pensée straight, à une sémiologie politique, virage que certains penseurs auraient manqué en acceptant la domination de la linguistique.

Sur cette question, l’auteur du Cours de linguistique générale est pourtant beaucoup plus prudent que ses disciples. N’indiquait-il pas en effet que « la nature sociale de la langue est un de ses caractères internes », tout juste avant d’ajouter qu’il est possible d’imaginer « une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale. [...] Nous la nommerons sémiologie. » (Saussure 1985, 33) Peut-être aurait-il fallu tirer pleinement les implications de cette « nature sociale de la langue » et mettre en lumière la contradiction apparente qui fait de la dimension sociale un « caractère interne » de la langue avant de confiner son étude à une « linguistique externe » qui demeure sans conséquence sur son fonctionnement intime.

Le présent dossier trouve son impulsion à partir du constat de la persistance de cette contradiction au sein de la discipline sémiologique. À ce constat répond la volonté de questionner le rapport entre langage et politique en partant de l’hypothèse que le pouvoir du langage ou sa performativité est inséparable d’un investissement du langage par le pouvoir. C’est donc à une analytique du pouvoir langagier qu’est d’une part consacré ce dossier. Les signes portent en eux une généalogie qui les marque dans leur matérialité. Par l’investissement de la langue par le politique, on désigne ici la possibilité pour le langage d’être politisé et par ricochet d’assujettir. Judith Butler en donne un exemple intéressant en réfléchissant aux discours de haine et son rapport à l’institution, où les tentatives juridiques amènent en réalité une recirculation des propos haineux[5]. Il faut néanmoins entendre cette « politisation » avec prudence. Par là on ne cherche pas à indiquer que le sens des mots est banalement subjectif. Il s’agit plutôt d’indiquer que les usages du langage ne sont pas séparables d’une certaine position et situation dans le monde qui en déterminent autant le sens que les effets. Cette politisation et cet enracinement sont-ils seulement des entraves pour le langage ? Ne lui donnent-ils pas aussi du même souffle une capacité créatrice et ne constituent-ils pas finalement le trésor de sa richesse ? Le langage est ce pouvoir qui contraint l’expérience, tout en étant lui-même contraint par les rapports de force qui le façonne.

Il est apparu simultanément qu’un tel tableau demeurait incomplet aussi longtemps que n’était pas abordée l’expérience radicalement autre de la poésie et de la littérature. Au sein de celles-ci, le pouvoir du langage ne cesse pas de faire effet ; il est possible qu’elles représentent le lieu où ce pouvoir soit porté à sa plus grande efficacité. Blanchot écrit par exemple : « …si j’écris, c’est moi qui fais adhérer le sens commun au langage et, pour cet acte de signification, je porte autant que je peux mes forces à leur point d’extrême efficacité qui est de donner un sens. » Poésie et littérature se réaliseraient ainsi dans la tentative de porter le langage à son point d’incandescence le plus extrême. On peut toutefois se demander si ce point d’incandescence est encore de l’ordre du pouvoir. Van Gogh résume d’une façon admirable ce point de bascule. Lorsqu’on lui demande « Qu’est-ce que dessiner ? Comment y arrive-t-on ? », doit-on s’étonner qu’il réponde : « C’est l’action de se frayer un passage à travers un mur de fer invisible, qui semble se trouver entre ce que l’on sent et ce que l’on peut » (Blanchot 1955, 161)

Le second axe de ce dossier vise à mettre en lumière l'existence, à l’intérieur même du langage, d'une (non-)instance qui dit sans dire l’échec ou l’épuisement du langage. La littérature et la poésie sont le témoignage muet, donné à lire, d’un tel épuisement. Celui qui écrit et qui, écrivant, fait l’expérience du pouvoir des mots, rencontre également ce point où ce qu’il veut dire n’est plus à sa portée ; néanmoins continuant d’écrire il écrit pour dire cet état d’indigence qui est le sien et la détresse de sa privation de langage. Pour cette raison peut-être, la littérature et la poésie sont quelques-uns des lieux privilégiés où cette expérience de l’impouvoir du langage atteint un domaine de transparence et de visibilité suffisant pour qu’il nous soit confié et, ainsi, pour que nous puissions l’éprouver à notre tour. « L’écrivain, nous dit Blanchot, se trouve dans cette condition de plus en plus comique de n’avoir rien à écrire, de n’avoir aucun moyen de l’écrire et d’être contrait par une nécessité extrême de toujours l’écrire. » (Blanchot 1943, 11) C’est dans l’espace de cette double im-possibilité, redoutable double contrainte paralysante et inspirante – inspiration qui est comme le don et la grâce de cette paralysie même – que s’affirme et se décèle l’épreuve de l’impouvoir du langage.

Les textes rassemblés dans ce dossier abordent l’un ou l’autre de ces deux axes selon des perspectives riches et variées qui laissent peut-être suggérer qu’entre pouvoir et impouvoir du langage, il n’est pas certain qu’il en aille d’une alternative.