Article body

« C’est l’ensemble du monde, aujourd’hui, qui est mis en images et en spectacle. »

Marc Augé (2000, 126)

Le numérique laisse l’impression que nous pouvons avoir une connaissance quasi exhaustive du monde et de ses manifestations, du quotidien et de ses événements, de la vie de tous les jours et des lieux où elle se déroule. Que nous pouvons archiver des éléments de ce quotidien, pas seulement des traces ou des restes, mais des artéfacts, des images, des écrits, des mémentos de toutes sortes. Nous pouvons les emmagasiner et les rendre disponibles à qui veut bien les consulter. Comme le souligne Stéphane Vial, « les dispositifs techniques sont – ont toujours été – des “machines philosophiques” (Jean-Claude Beaune), c’est-à-dire des conditions de possibilité du réel, mieux, des générateurs de réalité » (Vial 2013, 23). Dans le cas des dispositifs numériques, cette production de réalité repose sur le caractère systématique des outils et leur capacité à tout englober, à tout médiatiser et remédiatiser (Bolter et Grusin 1999).

L’exhaustivité caractérise une description qui vient épuiser une matière et traiter à fond un sujet[1]. En ce sens, elle s’impose comme une relation biunivoque : à chaque élément du monde équivaut un élément de la description ou de la représentation. Une telle équivalence est impossible à atteindre, on en convient, mais son illusion est relativement aisée à mettre en scène. L’illusion d’exhaustivité survient lorsque la quantité d’éléments inclus dans la représentation, non pas tant s’approche de l’équivalence, mais dépasse les attentes des lecteurs ou spectateurs quant aux possibilités mêmes de la représentation. C’est l’écart qui détermine l’effet.

Cette illusion d’exhaustivité participe depuis peu au mythe de la présence du numérique. Ce mythe repose sur la capacité qu’auraient les dispositifs numériques « d’offrir des expériences vraies à [leurs] usagers. Une expérience “vraie” est une situation où l’illusion de présence de l’objet est telle qu’elle en fait oublier qu’il ne s’agit que de simulacres[2] » (Gervais 2007). Et ce mythe repose sur l’adéquation entre la présence ressentie, lors d’une expérience vive et entière, et une série d’effets recherchés, ceux d’immédiateté ou de transparence, de singularité et d’interactivité. Cette présence a souvent été associée à une expérience immersive où, malgré leur complexité, les dispositifs s’effacent au profit d’une représentation qui tend à entretenir la confusion entre le réel et le simulacre, et à laisser l’impression au sujet d’être plongé dans un monde, quel qu’il soit. On sait à quelle critique cette notion d’immersion a été soumise dernièrement[3] (Chatonsky 2014).

Il y a là bel et bien un mythe, c’est-à-dire un récit à la fois vrai et faux. Vrai, car le numérique renouvelle les dispositifs qui laissent croire à de nouvelles représentations d’une puissance ou d’une efficacité inégalées ; faux, parce qu’en même temps, ce renouvellement n’en est qu’à l’état de projet et ses résultats sont soumis à des contraintes qui en réduisent considérablement la portée. On peut en parler comme de « fausses potentialités[4] » (Audet 2015). Mais l’illusion est tenace et elle se décline de diverses façons.

L’une de ces déclinaisons, efficace en raison de son caractère tentaculaire, est le fait que le numérique rend présent le quotidien. Il donne au quotidien une présence. De fait, il nous le révèle, comme il n’a jamais pu l’être auparavant. Il nous donne un accès au monde, et au monde tel que nous pouvons l’expérimenter à tous les jours.

Ce présent nous est révélé, par contre, essentiellement sur le mode de la vision et de l’ouïe. C’est par le voir et l’entendre que le monde nous est présenté, que ce soit par le biais de webcams personnelles, de caméras de circulation et de surveillance, de sites de partage de photographies, tels que Flickr ou Instagram, ou de vidéos comme Youtube, Vevo et Vimeo. Le service Google Street View permet de la même manière d’entretenir l’idée que le monde entier peut être donné à voir : que tout se donne à voir et que cette vision nous fournit une connaissance sur le monde et sa réalité du moment, comme si on pouvait par le biais d’une interface avoir accès au quotidien, à la « substance de la vie quotidienne, l’humble et riche “matière humaine” » (Lefebvre 1958, 109). Les caméras 360° du Google Street View offrent un aperçu au ras les pâquerettes d’un lieu ou d’une place située pour l’instant près d’une rue ou d’une voie carrossable. La plateforme permet même de se déplacer dans cet espace photographié, de se retourner, de se rapprocher, voire même d’avancer, ce qui se fait à coups de mouvements brusques et de fondus enchaînés distors d’images soudées entre elles.

I. Le monde est image

De tels services et plateformes de partage, reposant sur un quotidien représenté sur le mode de la présence, conduisent à soulever une question : est-il possible d’épuiser un lieu, d’en avoir une vision complète, voire exhaustive ?

La réponse est d’emblée négative. Aucun dispositif ne le pourra jamais. L’exhaustivité est un idéal impossible à atteindre, un projet utopique, tout aussi évanescent qu’une présence réelle. Mais, en retrait d’un tel horizon d’attente, la tentative d’épuisement, elle, s’est imposée dans les esthétiques contemporaines comme un principe d’une grande efficacité. En effet, les tentatives d’épuisement sont innombrables et multiformes en arts et en littérature, et le numérique accentue cet imaginaire de l’exhaustivité et de l’immédiateté, comme si celles-ci pouvaient enfin être atteintes. Elles participent d’un paradigme singulier de l’acte créateur où l’exhaustivité l’emporte comme principe dynamique sur la recherche de l’originalité, où l’obsession pour l’objet et ses possibilités s’impose au détriment de la maîtrise d’un art et où, finalement, l’épuisement des formes est recherché plutôt que la précision de l’exécution.

L’idée même d’une tentative d’épuisement d’un lieu est apparue, en 1974, quand Georges Perec s’est installé place Saint-Sulpice à Paris et a entrepris de dresser la liste de tout ce qu’il voyait, les passants, les oiseaux, les camions, autos et autocars, les clients des cafés, les variations de température, tout ce qui pouvait être noté, les faits usuels de la vie quotidienne. Le résultat, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, a été édité en 1975 chez Christian Bourgois. Le projet de Perec n’était pas de rendre compte des faits historiques, dont témoignent déjà les monuments, mais plutôt, comme il l’a écrit lui-même, « de décrire le reste : ce que l'on ne note généralement pas, ce qui ne se remarque pas, ce qui n'a pas d'importance : ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages » (Perec 1975, 12). Les notes prises par Perec parlent de notre rapport au monde et à ce qui s’y produit, elles parlent du flux des évènements, de tout, de rien et de n’importe quoi, de ce qui fait de la vie la vie justement, cette concaténation de moments insignifiants qui, mis bouts à bouts, composent notre vécu. Car pour un fait digne de mention, combien d’événements négligeables ? Les ratios sont dérisoires. Et pourtant ce sont ces événements qui constituent Tentative d’épuisement d’un lieu parisien et qui en marquent l’originalité absolue. Qu’un homme seul s’installe sur un banc et entreprenne de décrire le monde, un fait à la fois, sans chercher à constituer un récit, en tentant au contraire de rester le plus près de la simple énumération, et c’est l’ouverture d’un nouveau chantier littéraire et symbolique.

Je fais l’hypothèse que les tentatives d’épuisement sont une façon de réduire l’angoisse liée à notre soif de réalité, à tous ces liens précarisés entre le sujet et le monde que les actuels dispositifs de représentation illustrent aisément. Que nous disent les pratiques artistiques, culturelles et littéraires contemporaines ? Que le soupçon en est l’esthétique majeure ; et qu’il faut se méfier de l’authenticité, qui n’est plus un mode de présence du vrai, mais une stratégie comme une autre pour assoir la fiction sur des bases d’une grande efficacité (l’autofiction en est un symptôme évident). La soif de réalité nous conduit à multiplier les tentatives de saisir le monde. En effet, plus ce dernier semble nous échapper, et plus nous recherchons des stratégies pour l’appréhender, au sens concret de « le saisir au corps ». Comprendre, c’est saisir, stabiliser dans un portrait qui, même s’il est précaire, n’en demeure pas moins concret, actualisé dans sa forme même.

Cette notion d’une soif de réalité permet de reprendre la notion de présentisme, notion développée dans une perspective sociologique et historique[5], et de lui donner un tour expérientiel et subjectif : la soif de réalité est le présentisme expérimenté du point de vue du sujet. Ce n’est pas seulement une façon de caractériser un zeitgeist, un temps et ses déterminations, mais de l’ancrer dans une expérience du monde. La recherche de sécurité au cœur du présentisme, qui fait rechercher à répétition les manifestations du présent, comme s’il pouvait nous échapper, a pour contrepartie une angoisse, que la notion de soif de réalité exprime sans détour. Notre présent est un présent inquiet qui cherche à récupérer des repères qui ne se retrouvent ni dans le passé ni dans l’avenir. Autant les chercher dans le monde lui-même, en le soumettant à un examen attentif, voire systématique.

II. Tentatives d’épuisement : une esthétique

On assiste ainsi, depuis la deuxième moitié du vingtième siècle, à une accumulation étonnante de tentatives d’épuisement, qui témoigne de la très grande force symbolique de cette démarche. On y voit une véritable poétique, une façon d’aborder le réel et ses objets en tentant d’en épuiser le sens, la forme ou le matériau même. Ces tentatives d’épuisement ne sont pas nécessairement liées à des dispositifs numériques, mais elles prennent place aisément dans une culture de l’écran, puisque le numérique[6] en surdétermine le principe, en multipliant de façon presque exponentielle les possibilités de réussite. Pour reprendre la perspective de Lev Manovich dans la définition d’une info-esthétique, conçue comme un véritable paradigme, les tentatives d’épuisement s’insèrent parfaitement dans ce filtre que la culture de l’écran actualise. Adopter le filtre d’une info-esthétique, nous dit Manovich, « [allows] us to relate together a wide range of cultural phenomena, including some of the most interesting and important projects in a variety of areas of contemporary culture : cinema, architecture, product design, fashion, Web design, interface design, visual art, information architecture, and, of course, new media art[7] » (Manovich 2008). Les tentatives d’épuisement permettent justement de croiser un ensemble extraordinairement varié de pratiques artistiques et elles apparaissent comme l’une des poétiques les plus prégnantes de cette info-esthétique.

Par la force des choses, le texte de Georges Perec est l’exemple canonique des tentatives d’épuisement d’un lieu, et il a laissé dans son sillage des vagues sur lesquelles de multiples entreprises se sont mises à surfer. À sa suite, d’autres tentatives d’épuisement d’un lieu sont apparues, de même que d’autres types de tentatives d’épuisement. Il s’agit d’un texte fondateur, le point de départ d’une série, d’une esthétique reposant sur la recherche d’une exhaustivité, le caractère systématique de l’entreprise ou de la démarche, l’épuisement de la forme choisie, l’organisation des données[8]. Nourrie par le numérique qui en exacerbe les principes et en surdétermine les possibilités de réalisation, la tentative d’épuisement se déploie maintenant de façon tentaculaire. Elle ne touche pas seulement le lieu, mais s’étend aux autres données de l’agir humain : au temps, aux événements et aux situations, à des objets, des corps, des données, etc. On peut identifier d’emblée neuf types de tentatives, types qui balisent, on s’en rend vite compte, les multiples formes de l’agir humain.

Chaque type est accompagné, pour des fins d’illustration, d’une œuvre représentative, décrite de façon succincte.

Tentative d’épuisement d’un lieu

Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Georges Perec (1975)

Un homme s’installe place Saint-Sulpice à Paris et entreprend de noter pendant trois jours tout ce qu’il voit, sans souci de cohérence ou de mise en intrigue. Le résultat est une liste qui laisse l’impression d’une véritable saisie du réel. C’est le texte fondateur d’une esthétique fondée sur l’exhaustivité des données.

Tentative d’épuisement d’un temps

The Clock de Christian Marclay (2011)

En mettant bout à bout, sur le mode du found footage, des extraits de film où apparaissent à l’écran un cadran, une horloge, une montre ou quelque autre marqueur de temps (discursif, notamment), Marclay procède à un montage d’une durée de 24 heures qui reproduit dans les faits une journée entière. L’heure de projection du film étant synchronisée au temps affiché à l’écran, The Clock propose au spectateur une expérience inattendue, fondée sur une concordance des temps savamment orchestrée, entre le sien propre et celui de la diégèse.

Tentative d’épuisement d’un événement

Just like the Movies, de Michal Kosakowski (2006)

Dans cet autre exemple de found footage, Kosakowski réunit en 21 minutes des extraits de films de catastrophes hollywoodiens afin de reconstituer les évènements de la matinée du 11 septembre 2001 à New York. Tous les films choisis ont été produits avant les attentats du WTC, ce qui montre étonnamment la préfiguration par le cinéma américain des évènements, nous préparant à en deviner spontanément les significations et conséquences[9].

Tentative d’épuisement d’une situation

The Whale Hunt de Jonathan Harris (2007)

Cette œuvre hypermédiatique propose le récit photographique d’une chasse à la baleine en Alaska. En 2007, Harris passe neuf jours en compagnie d’une famille inuit et participe au rituel de la chasse à la baleine. Il prend alors au moins une photographie toutes les cinq minutes, pour un total de 3 214 images. Ces images sont déployées dans une œuvre web qui permet de suivre pas à pas son périple ou encore de sauter d’un moment à l’autre[10].

Tentative d’épuisement d’un principe

Koyaanisqatsi : Life out of balance, de Godfrey Reggio (1982)

Ce film de 87 minutes est un montage d’images projetées souvent au ralenti ou en accéléré qui dépeignent une vie sous l’influence de la technologie et en état de déséquilibre. Sans narration ni récit, oscillant entre scènes urbaines et paysages grandioses, le film repose sur une corrélation forte entre l’image et le son, trame sonore composée par Philippe Glass qui joue elle aussi sur la répétition et l’exploration des variations.

Tentative d’épuisement d’un objet

The Humument de Tom Philips (de multiples éditions depuis 1966)

A Humument est le résultat d’un projet qui se sert du livre et de la page comme matériau premier, soumis à de nombreuses transformations. Le matériau utilisé est un roman victorien d’un auteur tombé dans l’oubli, A HumanDocument de W. H. Mallock (1892). Les pages du livre servent de canevas sur lequel Phillips fait ses propres dessins, obscurcissant les lignes de texte pour n’en conserver que des éléments épars. Après en avoir fait une première version, Phillips entend refaire la totalité des pages du livre et produire une ultime édition où plus une seule page de l’édition originale ne sera conservée.

Tentative d’épuisement du corps

Skin. A Mortal Work of Art de Shelley Jackson (2003-2010)

Shelley Jackson, l’auteure de Patchwork Girl, un des premiers grands hypertextes de fiction, a continué à travailler sur le corps et sa fragmentation dans Skin, un récit dont tous les mots ont été tatoués, un par volontaire, sur la peau de 2095 personnes. Le texte n’est publié sous aucune autre forme. Il ne doit être ni résumé, ni cité, décrit, mis en musique ou adapté pour le cinéma, le théâtre, la télévision ou tout autre support. Il n’est connu que des bénévoles tatoués. Le caractère systématique de la démarche se conjugue à sa dimension clandestine.

Tentative d’épuisement des données

Google volume 1, de Félix Heyes et Benjamin West (2013)

Ce très improbable livre propose les 21 110 mots du Oxford English Pocket Dictionary, présentés dans l’ordre, mais remplacés par des images, remplacés en fait par la toute première image des pages de résultats du moteur de recherche d’images de Google obtenue à partir d’une requête. Les mots et leur définition disparaissent ainsi au profit des images qui leur sont « associées ». Le livre résiste à une consultation simple.

Tentative d’épuisement d’un dispositif

Capture. Generative Netrock de Gregory Chatonsky et al. (2009-2015)

Commentaire ironique sur la crise des industries culturelles, Capture est un générateur de textes, de musiques et de vidéos qui prend la forme d’un groupe rock, un groupe qui excède la possibilité même d’être écouté. « Il produit chaque heure de nouvelles musiques, paroles, images, vidéos et produits dérivés. Chaque nouveau fichier est traduit automatiquement dans d’autres formes. Si un fichier mp3 est téléchargé une fois, il est effacé du serveur et ainsi c’est le “consommateur” qui devient le seul diffuseur possible. En submergeant la consommation par des technologies génératives, Capture renverse l’idéologie consumériste et la relation entre le désir et les objets[11] » (Chatonsky et et al. 2009).

Les domaines couverts par ces quelques exemples de tentatives d’épuisement vont de la littérature et du cinéma expérimental aux œuvres hypermédiatiques, en passant par des projets artistiques. En fait, l’esthétique de l’exhaustivité traverse les pratiques artistiques et on en retrouve des exemples en musique, en photographie, en vidéo, dans la pratique du livre d’artiste, sans compter tous ces autres projets qui, s’ils n’ont aucune visée esthétique, n’en jouent pas moins sur un mode majeur la dimension exhaustive de leurs données, depuis le projet de Google de photographier le monde ou de numériser la littérature mondiale dans sa totalité, jusqu’aux projets de séquençage de l’ADN du génome humain ou de segmentation en fines lamelles du corps humain (cf. The Visible Human Project®).

III. Tentative d’épuisement d’un lieu : suivre une piste

La tentative d’épuisement s’inscrit comme une esthétique singulière ayant sa dynamique distincte, ses enjeux particuliers et ses modalités propres. On peut, comme je viens de le faire, en cartographier les principales avenues, déterminer ses objets tout autant que les pratiques artistiques qu’elle croise, mais il importe aussi de suivre une de ces pistes, de vérifier les diverses réalisations que chacune de ces tentatives suscite. La piste la plus simple à suivre dans cette perspective est la toute première, la tentative d’épuisement d’un lieu, ouverte par Perec.

Si on oublie les innombrables tentatives de reproduire, place Saint-Sulpice, l’expérience de l’Oulipien ou encore l’utilisation fréquente du syntagme « tentative d’épuisement » pour décrire une démarche similaire adaptée à de nouveaux lieux ou objets (une toile du peintre Riopelle, par exemple[12]), on note qu’une toute première remédiatisation du projet de Perec a été produite par Philippe De Jonckheere sur son site désordre.net. On y trouve donc une Tentative d'épuisement de Tentative d'épuisement d'un lieu parisien de Georges Perec[13]. C’est une version hypermédiatique du texte où des mots boutons permettent d’ouvrir le projet de Perec à un monde virtuel, en théorie inépuisable. Le processus de remédiatisation est simple. Le texte est recopié dans sa totalité, et certains mots – des raisons sociales, des noms de rue, des commerces, etc. – sont dotés d’hyperliens qui renvoient l’internaute à d’autres pages web. On trouve ainsi, page 10, la liste suivante, décrite comme l’esquisse « d'un inventaire de quelques-unes des choses strictement visibles » :

– Des lettres de l'alphabet, des mots « KLM » (sur la pochette d'un promeneur), un « P » majuscule qui signifie « parking », « Hôtel Récamier », « St-Raphaël », « l'épargne à la dérive », « Taxis tête de station », « Rue du Vieux-Colombier », « Brasserie-bar La Fontaine Saint-Sulpice », « P ELF », « Parc Saint-Sulpice ».

Cet extrait offre cinq hyperliens qui, lorsque activés, transportent l’internaute hors du texte, dans une démarche interdiscursive, qui montre la très grande porosité des frontières d’un texte et son immersion dans le discours social, nécessairement toujours présent – à plus forte raison quand ce texte se présente comme une liste de choses glanées par un écrivain déambulateur. Ces liens surdéterminent ainsi la présence dans le texte d’un grand transporteur aérien et d’une compagnie pétrolière internationale, mais aussi d’une commune française ou d’un apéritif et, plus localement, d’une rue et d’un hôtel présents place Saint-Sulpice. Mais, comme le signale De Jonckheere, cette tentative d’épuisement hypermédiatique offre « une lecture qui donne à voir tout à la fois les limites et l'absence de limites de ce type d'entreprises[14] ». L’absence de limites est représentée par le web lui-même et ses possibilités infinies de liens. Les limites sont, quant à elles, le caractère redondant des hyperliens – c’est toujours à peu près la même chose – et la banalité de la démonstration qu’ils permettent de réaliser. Et il y a aussi, phénomène qui ne peut être perçu que dans la durée, le caractère fragile et périssable du projet. Après quelques années, de nombreux liens sont corrompus ou ré-adressés, des pages ont disparu. Sur les cinq hyperliens de l’extrait, par exemple, trois sont déjà défaits. Ils ne donnent accès à rien d’autre qu’à leur propre dysfonctionnement.

Fig. 1

Cible de l’hyperlien de l’hôtel Récamier.

-> See the list of figures

C’est dire que l’œuvre de De Jonckheere se corrompt rapidement. Ce qu’elle a gagné en efficacité ou en extension, elle l’a perdu en pérennité. Le texte de Perec, par contre, reste étrangement d’actualité, simplement parce qu’il ne tente pas de faire entrer le monde dans le texte, ce que le numérique donne l’illusion de pouvoir faire (il fait entrer le monde dans le cyberespace), mais simplement de témoigner de sa présence. Son caractère schématique – ce sont des listes après tout – l’aide à rester ouvert et pertinent, pour un lecteur qui peut de lui-même compléter les renvois en allant sur place vérifier l’état des choses ou en reproduisant le procédé.

Si toute entreprise littéraire, quel qu’en soit le médium, est une tentative d’habiter un lieu, un lieu imaginaire dont tous les aspects ont été traités compte tenu du caractère fermé de la représentation, ce qui est en jeu avec la tentative d’épuisement n’est pas la simple cohérence interne d’une représentation, mais la volonté de capter de façon exhaustive le monde. C’est l’extension des éléments qui détermine cette poétique. Cette volonté n’est pas que littéraire, elle s’étend à de nombreuses autres pratiques, qui se croisent bien souvent et se complètent.

Un bel exemple est le film québécois de 1989 de Jean Beaudry et de François Bouvier, Les Matins infidèles. L’arrière-plan narratif du film repose sur le projet d’un homme qui prend chaque matin à huit heures précises la photo d’un coin de rue, où se trouve un casse-croûte, le Bedon dodu. Il le fait à la demande de son ami, un écrivain qui se sert de ces photos pour écrire un roman. Cet ami écrivain ne veut pas savoir où se trouve le coin de rue et il ne veut pas que l’autre lise ce qu’il écrit. Il entend obstinément se servir des photos comme source d’inspiration. Ces deux univers sont exclus l’un de l’autre et s’opposent de façon catégorique. Or, l’écriture de l’ami écrivain s’alimente de la description de ces photos. Emmuré dans sa tour d’ivoire, il ne veut rien expérimenter par lui-même. Le photographe commence peu à peu à tricher avec ses prises de vue, règle ses retards en trichant sur l’heure, s’éprend d’une femme qui attend son autobus au coin de la rue et commence à imaginer des mises en scène de plus en plus complexes. Si l’un est fidèle de manière excessive, à son projet comme à sa conjointe, l’autre est volage et inconstant. Il ne reste pas fidèle à sa parole donnée. L’opposition ne saurait être plus explicite, et leur obstination réciproque les perdra tous les deux. Malgré la trame narrative qui fera dérailler le projet, le principe même du récit est une tentative d’épuisement. 365 photos de la baie vitrée du Bedon dodu. L’entreprise implique aussi une temporalité précise, une année, mais c’est le coin de rue qui est visé par cette géopoétique urbaine improvisée.

Le même type de situation prévaut dans le film de Wayne Wang, Smoke, sorti en 1995 et reposant sur un scénario de Paul Auster. Le film se déroule autour d’une tabagie où l’on suit un ensemble de personnages, dont Auggie Wren et Paul Benjamin, écrivain qui a perdu sa femme tuée au moment d’un vol de banque. Or, Auggie prend depuis plus de dix ans, chaque matin à la même heure, la photo du coin de rue de sa tabagie, dans une reprise du dispositif des Matins infidèles. Un jour, Auggie présente à Paul Benjamin (pseudonyme usuel de Paul Auster) son projet. Confronté à tous ces clichés collés dans des albums, l’écrivain ne peut qu’être étonné de la très grande uniformité des résultats. Auggie répond qu’en effet, les photos sont toutes les mêmes, mais en même temps, chacune est différente des autres. Il y a les matins ensoleillés et les matins nuageux, les travailleurs de la semaine et les badauds du weekend, etc. Le projet pour Auggie tient dans la réitération de la même prise de vue et des infimes variations qu’elle permet d’apercevoir[15]. Il n’y a pas d’événement, il n’y a que le quotidien, les faits de tous les jours, les préoccupations du moment. Le lieu, ce lieu précis, devient une représentation de l’humanité, dans ce qu’elle a de négligeable et de non signifiant. À la différence du photographe des Matins infidèles, Auggie, lui, ne triche jamais. Sa prise sur le monde est authentique et elle ouvre la voie, paradoxalement, à l’événement. Paul Benjamin finit par reconnaître, dans l’un de ces innombrables clichés, sa propre femme. Le caractère systématique du projet a permis de faire surgir l’événement, de faire se croiser les destins, l’écrivain retrouvant une image de sa femme au moment le plus inattendu. L’exhaustivité ouvre la voie à la sérendipité.

La doxa sur la photographie nous la présente, depuis son invention, comme un procédé permettant une prise directe sur le monde. Si le numérique est venu fragiliser cette dimension indicielle de la photographie, au point que d’aucuns en ont parlé comme d’un épisode limité dans le temps, il n’en demeure pas moins qu’elle est fréquemment mise à contribution dans des tentatives d’épuisement d’un lieu[16]. Un projet photographique, tel que celui de Michael Weseley, repose sur un étirement absolument inouï des temps de pose, qui peuvent s’étirer parfois jusqu’à trois ans. Certaines photographies panoramiques de Potsdamer Plaz à Berlin ou du Museum of Modern Art à New York ont été prises sur des périodes d’un an et demi ou de deux ans, et la pellicule a recueilli les empreintes plus ou moins denses, selon la durée de leur présence, des grues et des échafaudages, ou encore des édifices eux-mêmes érigés peu à peu dans l’espace cadré. Les résultats sont des photos étrangement auratiques, qui laissent transparaitre, tels des fantômes venus hanter la pellicule, des objets vacillant entre la présence et l’absence, comme si l’image était faite de strates superposées, finement entrelacées. Les photos de Weseley reprennent l’idée de la réitération des prises de vue, telle que la pratiquait Auggie dans Smoke, à cette différence près que les prises de vue sont superposées sur une seule surface, sur un seul cliché. À la multiplicité répond l’unicité, la singularité d’un procédé photographique étiré sur des années entières.

Potsdamer Plaz n’est pas sans rappeler, par son caractère étrangement statique et systématique, le projet de 1964 d’Andy Warhol, Empire, constitué d’une prise de vue unique d’une durée de presque sept heures de l’Empire State Building. Mais les photos de Weseley ne sont pas des images qui défilent dans le temps. Ce sont des images où le temps défile, où le passage même du temps est au cœur de l’image constituée. Le lieu est stable, la prise de vue ne varie pas, mais les formes s’imprègnent peu à peu sur la pellicule photosensible. Le lieu est représenté dans sa densité même, inscrite par le temps. Si les photographies de ruines signalent un temps passé, marqué par une certaine violence – celle à l’origine desdites ruines –, les panoramas de Weseley en sont l’antithèse. Ils témoignent non d’une destruction, mais d’une érection, d’un processus en cours saisi à même son déroulement. C’est une des grandes particularités des tentatives d’épuisement, où l’accent est mis sur le processus même, que ce soit le processus artistique du projet ou, plus simplement, la nature dynamique de la situation de l’événement lui-même : elles captent le monde dans son déroulement, dans sa quotidienneté.

IV. Conclusion

Comme l’exemple des photos de Weseley le laisse voir, les tentatives d’épuisement traversent aisément les neuf types établis. L’épuisement d’un lieu se déploie nécessairement dans le temps, comme les tentatives d’épuisement d’un temps se développent elles-mêmes en fonction de lieux, de situations ou d’événements. Et elles peuvent porter sur des objets ou des principes. L’établissement d’un plus petit commun dénominateur n’est pas un principe d’exclusion, mais une stratégie d’organisation. Une stratégie qui prolifère aisément en culture de l’écran et dans les esthétiques numériques, dont elles constituent une piste privilégiée.

Un des effets importants de ces tentatives d’épuisement est la généralisation qu’elles entrainent. À décrire par le menu les faits et gestes de notre monde, de notre quotidien, elles ne témoignent plus du singulier, mais du général, de l’universel. Elles nous montrent ce que nous sommes sans pour autant passer par la médiation d’un sujet, d’un personnage ou d’une figure dont le destin peut être dit, bien métaphoriquement, universel. Les tentatives d’épuisement échappent à cette réduction, elles visent d’emblée le général. Elles n’éliminent pas la subjectivité, mais elles remplacent le sujet, comme principe organisateur, par l’objet, quel qu’il soit. Et ce ne sont plus les procédés du récit qui priment, mais les possibilités de la base de données, leur organisation, l’élaboration de catégories, etc. Ce sont les composantes d’une nouvelle saisie du monde, entrée de plain-pied dans une culture de l’écran.