Abstracts
Résumé
Avec le développement spectaculaire des bibliothèques virtuelles depuis les années 2000, se sont aussi multipliés les modes d’indexation de ces archives livresques. Si l’on envisage la pensée de l’organisation des bibliothèques à travers les âges, on constate que l’histoire a longtemps été dominée par une tentative de classification documentaire unique, traduisant une conception du monde héritée de la philosophie aristotélicienne. Dans cet article, il s’agit de mettre en lumière cette relation multiséculaire entre la vision du monde ou de l’esprit d’une part, et de l’autre la manière dont l’indexation des archives est censée la refléter dans l’espace. Ordre du monde et ordre des livres se répondent, promis à l’heure du numérique à un éclatement et à une recomposition.
Mots-clés :
- Bibliothèque numérique,
- Google,
- indexation,
- Aristote,
- Alberto Manguel,
- Robert Darnton,
- imaginaire,
- Babel
Abstract
With the spectacular development of digital libraries since the 2000s, the modes of indexation of these archives have also gotten diversified. Considering the thought of library organization across ages, one observes that history has for a long time been dominated by the attempt of a unique documentary classification, correlated to a world outlook inherited from Aristotelian philosophy. In this paper, I try to bring to light this multi-secular relationship between a vision of the world or of the human mind, and the way indexation of archives is supposed to reflect it into space. World order and books order are echoing each other, destined for a bursting and re-composition at the digital era.
Keywords:
- Digital library,
- Google,
- indexation,
- Aristotle,
- Alberto Manguel,
- Robert Darnton,
- imaginary,
- Babel
Article body
En un sens, toute bibliothèque pourrait être vue comme une image du cerveau humain transposée dans l’espace. Les livres en seraient les pensées individuelles, les émotions, les convictions, les rêves, les égarements, tout élément singulier que produit un jour l’esprit humain ; là où les étagères et rayonnages sont les ensembles plus vastes qu’ils constituent – disciplines, genres, catégories du savoir – et où les couloirs entre les livres sont les liens qui unissent nos différentes productions de l’esprit. Entre ces rayons et ces divisions, les lecteurs se promènent, flânent, cherchent et se rencontrent. La bibliothèque est à la fois une extériorisation spatiale de notre intériorité et un lieu d’échange, où l’on découvre l’altérité. Comme l’a proclamé l’UNESCO dans son manifeste sur la bibliothèque publique de 1994[1], celle-ci joue en effet un rôle essentiel dans la démocratie en ce qu’elle permet à chaque citoyen, par l’accès à la culture, de jouer un rôle actif dans la société. Certains penseurs la qualifient même de « troisième lieu », ce concept forgé par Ray Oldenburg qui désigne un espace de sociabilité, autre que le domicile et le travail, où les citoyens échangent et participent activement à la vie de la communauté[2]. Ainsi, la bibliothèque constitue une interface entre l’individu et le monde. Espace de retrait où la subjectivité se forme, elle est aussi le lieu d’une participation à la société de nos semblables. Et la manière dont une bibliothèque est agencée, dont ses ouvrages sont organisés spatialement, influence notre façon de s’y orienter, de s’y rencontrer et d’y participer.
C’est ce qui fait de la question du classement des archives, et aujourd’hui des archives bibliothécaires numériques, une problématique cruciale. N’y a-t-il qu’une seule façon pertinente de classer les livres ou bien y en a-t-il plusieurs, qui seraient d’une égale légitimité, ou en conflit de légitimités ? Qui décide de ce classement, et en vertu de quoi ? La taxonomie des archives est un point clé où se nouent les enjeux de savoir et les enjeux du pouvoir. Définir une organisation du patrimoine, c’est bien postuler une certaine organisation de l’esprit humain dont elle serait le corollaire spatialisé, mais au-delà de ce caractère descriptif c’est aussi lui imposer un certain ordre normatif, qui suppose ou impose une vision du monde peut-être arbitraire.
C’est bien ce que prétend Alberto Manguel, lorsqu’il formule une critique virulente à l’encontre de Google Livres qu’il conçoit comme l’archétype de la bibliothèque numérique, et plus généralement de l’Internet lui-même. Google Livres, affirme-t-il, c’est le « cauchemar de Babel ». En référence à la célèbre nouvelle de Borges, Manguel dit de Google Livres que : « Tout ce qui peut être dit ou écrit par la combinaison des lettres de l’alphabet y est. Mais impossible de trouver dans ce dédale un seul livre qu’on puisse lire car tout est devenu du charabia[3] ». Et pour s’orienter au sein de ce labyrinthe, notre seul recours serait de suivre aveuglément l’ordre du monde imposé par Google :
« Certes Google annonce qu’il va nous donner des outils pour nous guider dans le dédale du savoir, mais on pourra seulement suivre un chemin préprogrammé, car le support électronique est le moins interactif que l’on connaît depuis les tablettes d’argile. Le seul chemin que je peux suivre sur un moteur de recherche, c’est celui qui a été tracé par quelqu’un qui ne connaît pas mes besoins propres. Si je tape le mot « liberté » sur Google, à travers les références auxquelles il me renvoie, c’est sa conception de la liberté qu’il m’impose[4] ».
A-t-il raison ? Mon objectif est de montrer que non. Je formule l’hypothèse qu’en réalité toute bibliothèque, à sa façon, est « babélienne ». Elle est tributaire d’une vision de l’organisation de l’univers, d’une vision aussi de l’organisation de l’esprit, qui président à l’ordre du monde qu’elle instaure. Dans cet article, je souhaite interroger plus précisément l’ordre du monde que véhiculent les nouvelles bibliothèques qui depuis les années 2000 se développent sur le Web, en me limitant surtout aux bibliothèques nativement numériques. C’est-à-dire, aux bibliothèques qui ne sont pas le fruit de la numérisation d’archives physiques, mais élaborent ex nihilo un système taxonomique propre au monde virtuel et une topographie du savoir autonome par rapport à celles qu’on connaissait. En saisissant quelques aspects de ces ordres bibliothéconomiques inédits, on comprendra peut-être ce qu’ils véhiculent quant à l’imaginaire du monde contemporain.
I. Aristote, Alexandrie, Dewey : le règne de l’unicité
Mais tout d’abord, revenons en arrière. Pendant longtemps, la pensée occidentale a imaginé qu’il n’y avait qu’une seule manière d’organiser l’esprit humain et de subdiviser les parties de l’univers, tels qu’ils se reflètent dans le classement de la bibliothèque. Ce système de catégorisation unique et sans doute autoritaire était en même temps la condition pour un partage universel du savoir. On peut penser par exemple aux tables des catégories de l’esprit qu’ont élaborées Aristote dans l’Organon, et Kant dans la Critique de la raison pure. Pour Aristote, il y a uniquement dix façons de désigner l’être : la substance (ou essence), la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la position, la possession, l’action et la passion[5] . Ces dix catégories sont à la fois celles du langage et celles de l’être lui-même, et garantissent ainsi la possible saisie de l’être par le langage, la capacité de l’esprit humain à comprendre et à dire quelque chose du monde réel[6] . Tout le monde partage ces catégories, et la structure de la pensée les partage aussi avec la structure de l’être : tout le monde peut donc comprendre le monde et se comprendre. En ce qui concerne Kant, ce qu’il appelle les concepts purs de l’entendement se divisent pour leur part en douze catégories, qu’il expose dans un tableau à double entrée. Les catégories sont réparties en quatre grands types : la quantité (qui regroupe l’unité, la pluralité et la totalité), la qualité (qui englobe la réalité, la négation et la limitation), la relation (qui regroupe la catégorie de la substance et de l’accident, celle de la cause et de l’effet, et celle de la réciprocité), et la modalité (qui inclut la possibilité ou l’impossibilité, l’existence ou la non-existence, et la nécessité ou la contingence)[7] . Or selon lui, ces catégories garantissent la possibilité du savoir pour deux raisons : d’abord parce qu’elles sont des concepts a priori qui structurent notre entendement tout en correspondant à la structure du monde, mais aussi parce qu’elles sont nécessairement partagées par tous les hommes. C’est l’hypothèse du transcendantalisme : tous les entendements sont configurés exactement de la même manière[8] . C’est ce qui permet aux hommes de comprendre le monde extérieur, mais aussi de communiquer entre eux. Pour Kant, tout comme pour Husserl qui s’interroge sur l’origine de la géométrie, c’est l’unicité de la catégorisation de l’esprit qui forme la condition d’un savoir véridique et d’un savoir partagé[9] .
Il est intéressant de voir que l’immense majorité des bibliothèques du monde physique se sont fondées sur ce postulat théorique. Prenons par exemple la Bibliothèque d’Alexandrie. Comme le montre justement Alberto Manguel dans La Bibliothèque la nuit [10], elle a été construite par les Ptolémée au 3e siècle avant notre ère pour suivre au mieux les préceptes d’Aristote. Le but était de faire un lieu du savoir à la fois universel et rationnel, qui contienne « tous les livres de tous les peuples du monde[11] », comme l’écrivit le roi Ptolémée, et les relie selon une classification exhaustive et systémique. Pour aider le lecteur à s’orienter dans cet immense labyrinthe, il s’agit tout comme Google Books des siècles plus tard de mettre en place un certain ordre du monde, qui dans le cas d’Alexandrie se traduit par deux principaux outils. D’abord, la taxonomie. Le poète Callimaque de Cyrène a ainsi introduit à Alexandrie un système de classification qui correspond, comme le souligne Manguel, à une « formulation préconçue de l’univers[12] » qui reflète en fait la vision du monde héritée des Grecs. La bibliothèque est divisée en rayons ou tables (pinakoi) qui sont organisés en huit classes : drame, art oratoire, poésie lyrique, législation, médecine, histoire, philosophie et divers. À l’évidence, ce n’est plus du tout notre propre représentation du monde et de ses parties ! Quasiment l’essentiel de ce qu’on trouve dans les bibliothèques actuelles tomberait dans la section « divers ». Et il est un autre outil d’aide au lecteur, encore plus arbitraire semble-t-il, à Alexandrie : c’est la « liste des plus grands auteurs », établie par Aristophane de Byzance et Aristarque de Samothrace au 2e siècle avant notre ère. Il s’agit de la sélection et de la compilation des auteurs qui selon ces deux bibliothécaires, surpassent tous les autres en excellence littéraire, une sorte de canon d’œuvres qui plus tard, tout au long du Moyen Âge et de la Renaissance, seront les plus étudiées et exerceront une influence cruciale, là où les autres tomberont souvent dans l’oubli. Dès cette époque, se constitue ainsi une fabrique de best-sellers. On le voit, ce qu’entreprend Google n’est pas neuf. Le fait de mettre sur le devant de la scène certains livres plus que d’autres par son système de ranking, et de nous imposer sa propre conception d’un mot-clé, était déjà présent dans la mère de toutes les bibliothèques, la légendaire Alexandrie.
Plus récemment et même jusqu’à aujourd’hui, d’innombrables bibliothèques conservent un système d’organisation qui à bien des égards, peut sembler démodé. La classification élaborée par Dewey en 1867[13] fait perdurer dans beaucoup de bibliothèques actuelles un ordre du monde aussi puissant que contestable, reposant sur un système décimal. L’ensemble de tous les livres peut être réparti en dix classes : généralités, philosophie, religion, sciences sociales, langues, sciences pures, techniques, beaux-arts et loisirs, littératures, géographie et histoire ; classes qui sont elles-mêmes décomposées en cent divisions, elles-mêmes à leur tour découpées en mille sections… Il y a là une forte présupposition sur le monde, qui d’après cette classification peut être entièrement mathématisé et répond à une logique systémique, pourtant mise à mal de nos jours à l’époque d’un délaissement du système au profit du fragmentaire. Mais on voit aussi des partis-pris dans les choix du classement lui-même qui peuvent paraître dépassés. Par exemple, le choix de ranger la division « parapsychologie et occultisme » dans la classe « philosophie » nous semble aujourd’hui étrange – même s’il est vrai que la philosophie a parfois un côté occulte ou obscur. De même, on trouve dans la classe « religion » sept sections sur dix entièrement consacrées au christianisme, dont une uniquement pour la Bible, là où, parmi les trois autres, deux sont dévolues aux « généralités sur les religions » et une seule aux « autres religions ». On remarque donc que cette classification, toujours fréquemment utilisée, reflète une vision du monde ou de l’organisation de l’esprit qui n’est plus d’actualité : malgré sa prétention à l’exhaustivité systémique, la classification Dewey ne pouvait pas prévoir les mutations sociales et religieuses effectives de la société à venir. En somme, ce n’est pas tellement Google Livres ou les bibliothèques numériques qu’il faut incriminer pour ce que leur organisation du monde livresque a d’arbitraire, partial ou idéologique. C’est la nature même d’une bibliothèque d’être babélienne et de refléter les visions du monde successives ou concurrentes qui se trament selon les époques et les cultures. La question est moins de savoir quel ordre est légitime que de se demander : qui les organise, et en fonction de quoi ?
II. Les bibliothèques numériques et la pluralité des ordres du monde
Ce qu’on peut dire à l’heure du numérique, c’est que coexistent plusieurs systèmes de taxonomie simultanés et divergents. Chacun a son propre fonctionnement et son propre parti-pris politique qui détermine à qui il accorde le pouvoir d’organiser les livres. En fait, l’internet des bibliothèques virtuelles est semblable à une planète où coexistent une multiplicité d’Etats différents, dont chacun est défini par ses lois et son régime spécifiques. Certains fonctionnent en royaumes, en monarchies ou même en dictatures, où la classification a été uniquement déterminée par le haut sans consultation des lecteurs-citoyens, comme c’est le cas de certaines bibliothèques institutionnelles comme Gallica[14], la plateforme virtuelle de la BNF, ou Europeana[15] lancée en 2008 par la Commission européenne. Les livres sont accessibles, tout le monde peut les consulter, mais seule une oligarchie consacrée a le droit de les choisir et de les trier. Il y a aussi des régimes bibliothécaires semblables à une république idéale de l’époque des Lumières, tel le Projet Gutenberg, pionnière de la bibliothèque virtuelle qui fut lancée en 1971 par Michael Hart, qui vise à diffuser des œuvres littéraires libres de droit dans le but, comme dit le slogan fondateur, de « briser les barrières de l’ignorance et de l’illettrisme[16] », et de répandre ainsi les lumières de l’alphabétisation et de la connaissance. On trouve aussi des bibliothèques gouvernées selon le principe de la méritocratie, mais qui elles-mêmes postulent une certaine idée préalable de la quantification du mérite, tels que Google Livres et Google Scholar avec leur système de ranking basé sur le nombre d’inter-citations[17]. Et enfin, on assiste à l’éclosion de véritables démocraties participatives directes, de plateformes où les internautes-citoyens déposent directement leurs textes et peuvent eux-mêmes les indexer, écrire leurs propres tags de manière collaborative, dans le cadre de projets bénévoles qui s’inscrivent dans une culture participative ou un idéal d’archives ouvertes. Prenons, par exemple, la bibliothèque des Classiques de sciences sociales de l’UQAC : tout internaute-lecteur peut par lui-même bénévolement entrer un texte dans la base de données, le recopier et l’enrichir d’un sommaire interactif et d’hyperliens. Comme l’indique son fondateur Jean-Marie Tremblay, en copiant ainsi les textes, il se sent comme les moines copistes du début du Moyen Âge, aux 11e et 12e siècles, qui retranscrivaient les textes latins afin de les transmettre et de les rendre accessibles au plus grand nombre, avant l’invention de l’imprimerie[18]. Dans cette œuvre philanthropique, tout lecteur peut de même devenir un scribe, un copiste, réveiller les anciennes fonctions sociales que la reproduction mécanisée des livres a endormies pour devenir une interface entre l’écriture et la lecture, et participer activement à l’élaboration du monde qu’il perçoit.
Autre exemple de démocratie directe dans les bibliothèques numériques : les plateformes qui donnent accès à des textes publics et permettent à leurs lecteurs savants ou amateurs de les annoter. C’est le cas notamment de la plateforme Textus[19], développée par l’Open Knowledge Foundation, qui permet à tout connaisseur de Shakespeare, par exemple, d’alimenter une édition critique de son œuvre sur cette plateforme, en ajoutant des références bibliographiques et des tags, des commentaires éclairants et des liens. Ces initiatives ne sont pas entièrement nouvelles ni propres au numérique : par le passé déjà, certaines bibliothèques publiques ont pu ouvrir leur patrimoine, sa sélection et sa classification à une discussion avec les lecteurs. Mais ce qui était jusqu’à présent marginal devient, grâce aux possibilités techniques spécifiques au numérique et surtout à l’idéologie participative qui lui est propre, tendant à horizontaliser les relations sociales sur le web, une opportunité qui pourrait de plus en plus se généraliser.
III. L’ordre bibliothécaire et l’imaginaire contemporain
Les bibliothèques numériques s’inscrivent donc, à travers le système et le parti-pris à l’œuvre dans leur classification, dans une pluralité de régimes politiques différents. Mais alors, qu’est-ce que cela reflète quant à l’ordre du monde contemporain ? Qu’est-ce que cette pluralité dit des transformations de notre imaginaire ? Tout d’abord, que ce monde justement est pluriel. Une diversité d’indexations légitimes sont possibles, corrélative d’une multiplicité d’ordres du monde. On assiste semble-t-il à une remise en cause des modèles uniques et systémiques, qui de toute façon en venaient nécessairement à buter contre une c ontradiction inhérente. Si Aristote prétend que l’esprit comme l’être ont dix catégories alors que pour Kant ils en ont douze, comment ces deux entreprises fondamentalement universalistes peuvent-elles s’accorder ? La disparité des types de classifications des bibliothèques numériques paraît ainsi synonyme d’un éclatement des grandes pensées systématiques, qui ont longtemps tenté de donner des théories unificatrices et surplombantes de l’univers, au profit d’un mode de compréhension du monde plus fragmentaire, fluctuant et dialogique. Pour comprendre l’être et pour se comprendre, les esprits n’ont plus besoin d’être structurés à l’identique : il faut plutôt qu’ils s’accordent sur un langage et une syntaxe communes pour en faire émerger du partage.
Ce que cette diffraction des modes d’archivage nous apprend aussi du monde contemporain, c’est une tendance à l’atomisation sociale dont l’ordre des livres semble le reflet. La plupart des bibliothèques virtuelles renoncent aux hiérarchies des classifications traditionnelles divisées en classes, sous-classes et autres subdivisions : quand on cherche un livre, on entre un mot-clé et on découvre des titres qui ont une proximité nominale avec ce tag. On a affaire à des individus et non à des groupes. C’est directement un ouvrage que l’on cherche, ou une suggestion d’ouvrage, et non un livre identifié en fonction de sa position relative par rapport à une classe ou un ensemble auquel il serait affilié. Tout se passe comme si les liens suivaient aujourd’hui une logique de contigüité et d’association, et non un principe de hiérarchie ou subordination. Les éléments singuliers, ici les livres, sont premiers, susceptibles d’être soumis à une variété indéfinie d’ordres et de chaînes relationnelles mais qui les laisse eux-mêmes inchangés : ce n’est pas le point de vue holistique de la totalité qui domine, mais celui de l’atome, comme si l’ontologie du web était foncièrement nominaliste. La flânerie prend une toute autre allure : on gagne la précision de la recherche mais on perd son hasard, son vagabondage, la curiosité qui nous faisait jadis ouvrir un volume situé sur la même étagère que celui qu’on voulait consulter et dont on n’avait pas connaissance. Les métamorphoses numériques de la bibliothèque et de ses modes d’indexation sont dès lors à l’image de celles qui affectent notre relation au monde. On vit selon des logiques de vitesse, d’atomicité et de dispersion, où peut-être comme dans Babel le choix est infini, où tout ce qui est possible est vrai et actuel, dans les rayons des bibliothèques comme ceux des supermarchés, et où on a le sentiment d’être plus libre mais aussi sans doute, un petit peu plus perdu. En reconstituant les archives, on les transforme, on les met à l’école de notre condition contemporaine.
Bref, ce n’est pas la faute de Google : du fait même qu’elle configure le savoir en un espace, la bibliothèque est toujours traversée par des logiques d’idéologie et de pouvoir. Comme le dit Michel de Certeau dans L’Invention du quotidien : « Lire, c’est pérégriner dans un système imposé (celui du texte, analogue à l’ordre bâti d’une ville ou d’un supermarché)[20]». L’essentiel est de se rappeler que la structure de cet espace n’épouse pas l’ordre du monde, mais l’ordre d’un monde seulement, changeant, pluriel, parmi une infinité d’autres mondes possibles.
IV. Un désordre structuré malgré lui
Seulement, cette pluralité des ordres du monde déployés sur le web n’empêche pas la constitution de nouvelles logiques de domination, de concentration et d’unification, qui s’exercent au détriment de sa propre culture contributive. Malgré l’atomicité et la décentralisation d’Internet en théorie, on constate de facto que les rapports de force, coïncidant avec le pouvoir financier, sont loin de se jouer à armes égales. Sur la planète éclatée des bibliothèques numériques, il y a certes une quantité innombrable de micro-républiques mais surtout un empire qui en module le centre de gravité, celui d’un Google jouant le rôle de l’Alexandre ou du Napoléon des archives livresques. Or le quasi-monopole exercé de fait par Google sur la diffusion de livres biaise fortement, comme l’a montré Robert Darnton, les équilibres de l’écosystème numérique. Dans son article intitulé « Google and the Future of Books » de 2009, Robert Darnton analyse l’accord signé par Google et un collectif d’auteurs et d’éditeurs le 28 octobre 2008 et précise qu’aux termes de celui-ci, « on reste bouche bée : voici posées les fondations de ce qui pourrait devenir la plus grande bibliothèque du monde. Une bibliothèque numérique, certes, mais qui battrait à plate couture les établissements les plus prestigieux d’Europe et des États-Unis. De surcroît, Google se hisserait au rang de plus grande librairie commerciale de la planète – son empire numérique relèguerait Amazon au rang de boutique de quartier[21]». Dès lors, « l’un des effets imprévus de cette affaire, c’est que Google va effectivement se retrouver en position de monopole – d’un nouveau genre, exercé non pas sur l’acier ou les bananes, mais sur l’accès à l’information. Microsoft a renoncé depuis plusieurs mois à son propre projet de numérisation de livres, et les autres sociétés présentes sur le marché, comme Open Knowledge Commons (ex-Open Content Alliance) ou Internet Archive, sont insignifiantes au regard de Google. Cette dernière est la seule à disposer des moyens nécessaires pour numériser à une échelle aussi gigantesque[22]».
Or, cet effet de concentration est amené à bouleverser l’esprit même de la bibliothèque universelle. Là où Ptolémée institua la bibliothèque d’Alexandrie sous l’égide d’un pouvoir politique, son avatar contemporain Google Livres place un tel projet sous le sceau d’une puissance économique, où l’unité de l’entreprise s’est substituée à l’entité royale ou étatique. C’est ce qui empêche toute analogie sérieuse entre Google Livres et, par exemple, l’idéal d’une république des lettres promue par les Lumières. S’il y a bien entre les deux une commune ambition d’universalité et d’accessibilité, en revanche, comme l’indique Darnton, « [l]es philosophes du 18e siècle considéraient les situations de monopole comme un obstacle à la diffusion du savoir – ils en voulaient notamment à la Compagnie des imprimeurs de Londres et à la Guilde des libraires de Paris, qui se dressaient contre la libre circulation des livres[23] ». En dénonçant le quasi-monopole de Google sur la diffusion numérique des ouvrages, Darnton pointe le danger foucaldien d’une collusion entre savoir et pouvoir sous le visage spécifiquement contemporain de la puissance économique. La carte de la planète numérique, bien distincte de la mappemonde physique, révèle ainsi un mode de constitution des entités spatiales qui n’est plus régi par un principe politique ou géographique mais plutôt par un ordre économique où les royaumes, États et républiques d’antan cèdent le pas aux territoires et empires commerciaux. Si la bibliothèque ressemble toujours à un immense cerveau extériorisé, dans le labyrinthe duquel on flâne et se rencontre, la construction en est confiée à des Dédales plus argentés qu’autrefois.
Appendices
Notes
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[1]
Manifeste de l’UNESCO sur la bibliothèque publique, rédigé en collaboration avec la Fédération internationale des associations de bibliothécaires et des bibliothèques (IFLA), révision de 1994. Disponible en ligne : http://www.unesco.org/webworld/libraries/manifestos/libraman_fr.html.
-
[2]
Oldenburg, Ray, The Great Good Places : Cafes, Coffee Shops, Bookstores, Bars, Hair Salons and Other Hangouts at the Heart of a Community, Boston, Marlowe & Co, 1989, 3e édition, 1999. Sur l’idée de bibliothèque comme troisième lieu, voir Mathilde Servet, « Les bibliothèques troisième lieu » in Bulletin des bibliothèques de France, n° 4, 2010, p. 57-66. Disponible en ligne : http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2010-04-0057-001.
-
[3]
Manguel, Alberto, « Internet, c’est le cauchemar de Babel », propos recueillis par Olivier Le Naire, L’Express, 28 mars 2005, en ligne : http://lexpansion.lexpress.fr/high-tech/internet-c-est-le-cauchemar-de-babel_486521.html.
-
[4]
Ibid.
-
[5]
Aristote, Catégories. Sur l’interprétation (Organon I-II), trad. et prés. par M. Crubellier, C. Dalimier et P. Pellegrin, Paris, Flammarion, coll. « GF Philosophes », 2007.
-
[6]
Les catégories (étymologiquement, modes d’accusation ou de désignation de l’être), constituent pour Aristote les principaux genres de l’être. Or, Benveniste a montré que ces catégories sont en réalité moins d’ordre ontologique que linguistique, et qu’Aristote les dégage directement de la structure spécifique de la langue grecque : voir Benveniste, Émile, « Catégories de pensée et catégories de langue », Problèmes de linguistique générale 1, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1966, p. 63-74.
-
[7]
Kant, Emmanuel, « Table des catégories de l’entendement » in Critique de la raison pure, trad. Alain Renaut, Paris, Garnier Flammarion, 3e édition revue et corrigée, 2006.
-
[8]
Pour Kant, ces douze concepts sont a priori (c’est-à-dire, antérieurs à toute expérience), universels à tous les entendements raisonnables, et leur liste est exhaustive. Ces catégories sont le prisme à travers lequel on appréhende le monde et la condition de possibilité de toute connaissance scientifique.
-
[9]
Husserl, Edmund, L’Origine de la géométrie, trad. et prés. de Jacques Derrida, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Épiméthée », 6e édition, 2010. Dans cet ouvrage, Husserl s’interroge sur la façon dont les vérités de la géométrie, qui est une science objective et atemporelle, ont pu se constituer selon une genèse empirique personnelle, dotée de son historicité propre. Or pour lui, le possible passage de la découverte purement subjective d’un théorème géométrique vers sa validité universelle et anhistorique tient au fait que tous les esprits qui « entendent la géométrie » sont capables de réactiver les évidences originaires et personnelles du premier géomètre qui les a saisies. Cette réactivation des évidences, qui garantit l’objectivité des êtres et constructions géométriques, est rendue possible par l’universalité de la structure logique commune à tous les entendements humains, postulat hérité du transcendantalisme kantien.
-
[10]
Manguel, Alberto, La Bibliothèque la nuit, trad. Christine Le Bœuf, Paris, Actes Sud, 2009.
-
[11]
Lettre d’Aristée, document peut-être apocryphe datant du 2e siècle après J.-C., rapportant les paroles du roi Ptolémée à l’origine de la constitution de la bibliothèque d’Alexandrie. Ce document est cité par Manguel, Alberto, La Bibliothèque la nuit.
-
[12]
Manguel, Alberto, op. cit.
-
[13]
Pour en savoir plus, voir Béthery, Annie, Guide de la classification décimale de Dewey, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 2005.
-
[14]
Bibliothèque numérique de la Bibliothèque Nationale de France, lancée en 1987, qui propose en libre consultation en ligne plus de trois millions de documents (chiffre du 12 avril 2014) : http://gallica.bnf.fr/.
-
[15]
« Bibliothèque numérique européenne lancée en novembre 2008 par la Commission européenne. Elle est une mise en commun des ressources (livres, matériel audiovisuel, photographies, documents d’archives, etc.) numériques des bibliothèques nationales des 27 Etats-membres. Fin 2013, cette bibliothèque numérique compte plus de 26 millions d’objets numériques. Europeana n’archive pas les œuvres, mais sert uniquement de catalogue de recherche. Les œuvres sont disponibles à travers des liens vers l’institution [les] ayant numérisée[s], par exemple Gallica » (d’après l’article Wikipédia « Europeana »). Accès en ligne : http://www.europeana.eu/portal/ .
-
[16]
Le Projet Gutenberg a pour spécificité, en plus d’avoir été à l’initiative des bibliothèques proprement numériques, d’être composé uniquement d’ouvrages appartenant au domaine public, soit que leur copyright ait expiré soit qu’ils n’y aient jamais été soumis. En novembre 2013, le projet affiche une collection de 42 000 documents, consultables en ligne : https://www.gutenberg.org/.
-
[17]
Le PageRank, l’un des principaux algorithmes de classement de Google, inventé par Larry Page, assigne à une page du web une valeur proportionnelle, dans le système de référencement, au nombre de liens qui pointent vers elle.
-
[18]
Tremblay, Jean-Marie, « Philosophie du fondateur de la bibliothèque. Les Classiques de Sciences Sociales, pourquoi ? », texte disponible en ligne sur le site des Classiques de Sciences Sociales de l’Université du Québec à Chicoutimi : http://classiques.uqac.ca/inter/philosophie_JMT.php.
-
[19]
« Textus Platform – An open source platform for presenting and working with cultural and historical texts », disponible en ligne : http://okfnlabs.org/textus/.
-
[20]
De Certeau, Michel, L’Invention du quotidien – 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1990.
-
[21]
Darnton, Robert, « Google and the Future of Books », The New York Review of Books, 12 février 2009. Cet article a été traduit en français sous le titre « La bibliothèque universelle, de Voltaire à Google », et publié dans Le Monde Diplomatique en mars 2009, en ligne : http://www.monde-diplomatique.fr/2009/03/DARNTON/16871.
-
[22]
Ibid.
-
[23]
Ibid.
Bibliographie :
- ARISTOTE, Catégories. Sur l'interprétation (Organon I-II), trad. et prés. par M. Crubellier, C. Dalimier et P. Pellegrin, Paris, Flammarion, coll. « GF Philosophes », 2007.
- BENVENISTE, Émile, « Catégories de pensée et catégories de langue », Problèmes de linguistique générale 1, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1966, p. 63-74.
- BETHERY, Annie, Guide de la classification décimale de Dewey, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 2005.
- DARTON, Robert, « Google and the Future of Books », The New York Review of Books, 12 février 2009. Cet article a été traduit en français sous le titre « La bibliothèque universelle, de Voltaire à Google », et publié dans Le Monde Diplomatique en mars 2009. En ligne : http://www.monde-diplomatique.fr/2009/03/DARNTON/16871.
- DE CERTEAU, Michel, L’Invention du quotidien – 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1990.
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