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Les magazines, à qui mieux mieux, se posent la question de la place de la philosophie aujourd’hui, et, surtout, en appellent au retour de l’intellectuel de gauche, du maître à penser progressiste. Dès qu’apparaît un philosophe au coin de la rue ou d’une revue, le journaliste plein d’espérance brandit vers lui le micro : « alors, vous êtes donc de gauche ? ». Et faute de le trouver, il serait presque tenté de le fabriquer. « Comment les penseurs de l’émancipation peuvent-ils réinvestir le champ public ? », demande par exemple L’Humanité.
Dans notre société française[1] dont ils décrivent la « décomposition politique », journaux et magazines esquissent figures périmées et figures nouvelles, au risque de toutes les caricaturer. L’intellectuel de gauche est brusquement devenu une espèce très « protégée ». On essaie de lui recréer un biotope favorable, on le cajole. Difficile d’ignorer toutefois que ce n’est pas ainsi qu’on produira des lions à même de mener une vraie guérilla idéologique contre les hérauts de l’identité française malmenée », lance Aude Lancelin pour ouvrir le débat dans L’Obs. Sous le titre « L’intellectuel de gauche bouge-t-il encore ? », l’intéressant dossier paru dans L’Obs [2] pose la question et donne quelques réponses que nous présentons ici.
Une gauche fragmentée
Le triomphe de la pensée de droite dans les élites, le discrédit qui touche les postures de la gauche radicale, la place « tonitruante » de la télévision et de ses vedettes médiatiques, celle « de l’essayisme » (selon François Cusset, p.98) et des chroniqueurs, voilà qui rendrait impossible l’émergence d’une philosophie « de gauche ». À noter cette évocation d’une remarque « honnête » de Pierre Nora dans le numéro anniversaire des 20 ans de la revue Le Débat : à une époque où « la démocratie a largement triomphé », les intellectuels ne sont plus requis dans le rôle de « contre-pouvoir du pouvoir politique ».
Disparus donc nos grands hommes de la pensée : Camus, Sartre, Foucault, Bourdieu. En voie de disparition Marcel Gauchet, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Michel Onfray[3]. Silencieux, ou très discrets, les penseurs engagés comme Alain Badiou ou Jacques Rancière, « évincés du champ de la discussion publique […] par des journalistes comme Éric Zemmour ou des philosophes provinciaux comme Michel Onfray » (selon Jean-Loup Amselle, p. 99). L’article introductif cite également Pierre Rosanvallon, et son « Parlement des invisibles » (2014), mais note que cette initiative n’a pas passé non plus la barre des médias... Et, en contrepoint de toutes les pensées « tièdes » qui se sont développées, dans le sillage du « politiquement correct » et d’une démocratie soi-disant apaisée, un petit opuscule d’à peine trente pages fut publié, pour nous dire « Indignez-vous ! ». C’était en 2010, et ce livre a connu l’engouement qu’on sait. Mais Stéphane Hessel[4] n’est plus là.
Le dossier de L’Obs assume une grande hétérogénéité[5]. On y trouve une suite de portraits très divers. Par exemple, la sociologue Ester Duflo étudie la pauvreté, l’historien Pascal Blanchard part de l’histoire de l’empire colonial. Tristan Garcia y interroge quant à lui l’effondrement des certitudes et annonce un ouvrage sur le « nous » en 2016. Julien Coupat (auteur de L’Insurrection qui vient, essai politique publié en 2007 aux éditions Sémiotext(e) et rédigé par un « Comité invisible ») est considéré comme un penseur radical, et est associé, peut-être trop hardiment, à Hessel. On trouve encore Raphaël Liogier, professeur à l’IEP d’Aix – en - Provence, qui fustige les chantres du déclinisme ». Cynthia Fleury , philosophe et psychanalyste, met en avant l’exigence de « courage ». Gaël Giraud , mathématicien, et économiste, propose de s’attaquer à la richesse via l’impôt. Grégoire Chamayou , philosophe, publie une Théorie du drone [6] et s’intéresse aux politiques sécuritaires. Bernard Friot, sociologue et économiste, travaille sur la valeur économique et la possibilité d’une organisation politique nouvelle. Les pages suivantes brossent le portrait de Thomas Piketty, économiste, auteur du best-seller mondial (vendu à 2,5 millions d’exemplaires) Le Capital au XXIème siècle [7], lui aussi partisan d’une politique économique nouvelle pour l’Europe, et de la lutte contre les inégalités. Éric et Didier Fassin, venus des sciences sociales, s’intéressent aux questions de sexe et de race. Pierre Dardot et Christian Laval (respectivement philosophe et sociologue) travaillent sur la notion de « communs », nouvel outil théorique pour lutter contre le libéralisme. Ruwen Ogien, penseur libertaire, prône un État « permissif, égalitaire et parcimonieux dans l’usage de la force ». Frédéric Lordon, tenant d’une gauche radicale, milite pour la sortie de l’euro et oppose au capitalisme contemporain notre « puissance d’agir ». Enfin, Michaël Fœssel promet : « je n’ai aucune intention de devenir à mon tour un maître à penser » (on le lui demande donc ? Ou y aurait-il pensé ? Rappelons qu’il remplace Alain Finkielkraut à l’X...). Selon lui, les valeurs héritées des Lumières ont échoué, il faut assumer cette « perte », mais s’en « consoler » en regardant vers l’avenir. Son livre récent, Le Temps de la consolation, paru en octobre 2015, (Le Seuil , Paris) est très commenté par les chroniqueurs.
Le même Michaël Fœssel a écrit une chronique sur le blog de Libération (22 octobre 2015, soit juste après la sortie de son ouvrage Le Temps de la consolation dont nous traitons plus loin). Il confirme cette pression des médias, qui veulent à tout prix un « discours de gauche » et se sentent obligatoirement déçus. Sans doute a-t-il lui-même éprouvé cette déception. Selon Fœssel, il ne peut y avoir de pensée de gauche hors d’une référence à une révolution et à l’espoir qu’elle porte. Or ce paradigme a disparu, et la gauche réformiste est « orpheline de la révolution », ce qui représente une perte dommageable, tant l’idée de révolution (sociale, ou culturelle) permet de définir des postulats solides. Fœssel propose alors de garder de l’héritage révolutionnaire la « passion politique de la nouveauté », tournée vers l’action. Mais l’entreprise n’est pas gagnée : « Si la fatigue à l’égard de la politique l’emporte […], il faudra alors renoncer à la gauche et inventer de nouveaux partages pour politiser le cours apparemment inéluctable des choses ».
Pour en revenir au dossier de L’Obs, celui-ci nous frappe par la diversité d’appartenance des intellectuels cités : tour à tour philosophes, économistes, mathématiciens, sociologues ou psychanalystes , mais aussi par la diversité de leurs thèmes et de leurs approches. Si la critique du capitalisme les rassemble (et encore !) il y a loin des drones aux communs, du sexe ou de la race à l’empire colonial. Quant aux valeurs, entre le courage, la consolation et la passion de la nouveauté, que choisir ? On aurait du mal à trouver ici ce providentiel penseur de gauche généraliste qui nous aiderait à mieux penser l’avenir.
Nous voilà, nous qui l’attendons aussi peut-être, bien perdus. D’autant que chacun de ces ouvrages nous tenterait bien, mais lequel lire d’abord ? Le dernier mot serait alors à François Cusset : « Un nouvel espace intellectuel militant s’est créé.[…]. Nous apprenons à vivre sans maître, et ce n’est pas plus mal. Quant aux intellectuels médiatiques, gardons-nous de les prendre trop au sérieux : ce ne sont que les figures crépusculaires du vieux système médiatique. Avec Internet, tout le monde peut exprimer son opinion, au sein de réseaux de plus en plus segmentés. Un jour, il n’y aura peut-être plus d’intellectuels ».
Nous voilà rassurés, mais peut-être pas pleinement !
Édité à la fin de l’année 2015, ce dossier nous incite à ouvrir plusieurs pistes de réflexion pour 2016.
Des questions actuelles
En premier lieu, la pensée de gauche nécessite-t-elle la référence à un idéal révolutionnaire ? Si oui, ce dernier est-il définitivement mort, au même titre que les idéaux des Lumières ? Il est certain que le paysage intellectuel des vingt, voire même des trente dernières années a radicalement changé, et est marqué par ce que la plupart des historiens désignent comme un délitement ou un renoncement. On lira avec intérêt sur cette question l’ouvrage La décennie, Le grand cauchemar des années 80, de François Cusset[8], paru aux Éditions La Découverte en 2006. Sans doute faut-il en effet remonter aux années 80 pour assister au déclin de l’idée de révolution dans l’imaginaire collectif. Ce déclin fut renforcé par la chute du mur de Berlin et le triomphe des idées libérales jusqu’au sein de la gauche au pouvoir en France. On pourrait dire que « l’horizon d’attente » des citoyens européens s’est droitisé. Le glissement politique à droite (la droite, parfois alliée à l’extrême-droite, gouverne dans une majorité de pays européens) et l’émergence de droites se définissant elles-mêmes comme « décomplexées », s’est accompagné d’un glissement idéologique à droite. Mais la tendance des médias à la schématisation empêche une analyse pertinente. Selon Marcel Gauchet[9], on assiste certes en France à la renaissance des intellectuels de droite, qui avaient totalement disparu après 1945. Il tient cependant -avec raison- à séparer rigoureusement les idéologues réactionnaires ou les gourous médiatiques (Zemmour, Onfray par exemple) de penseurs « conservateurs », qui restent fidèles au camp républicain, ou au camp du progrès, mais qui se méfient des effets pervers de la modernité, et souhaitent une sorte de pause, un « ralentissement » : c’est le cas par exemple de Régis Debray.
Toujours est-il que l’intellectuel globalisant, engagé, le maître à penser, l’éclaireur qui dit l’avenir, semble bien avoir disparu, dans une société animée par tous les experts, chroniqueurs du café du commerce, agitateurs bavards qui répandent des slogans davantage que des arguments, et qui occupent le terrain, en se focalisant sur les thèmes porteurs pour garantir leur écoute, en particulier l’identité et la souveraineté. Face à eux, le monde universitaire préfère garder le silence sur les grandes questions politiques et sociales, se retranchant du même coup du champ médiatique et de tout ce qui mérite plus que jamais le nom de « société du spectacle ».
En second lieu, notre démocratie est-elle si « apaisée », et la place politique de la gauche si assurée qu’elle favorise l’émergence de pensées de droite et non de gauche ? À l’heure où s’écrit cet article, au lendemain des attentats de Paris, et à la veille des élections régionales, on peut s’interroger.
En France, la place politique de la gauche est ébranlée par une suite de secousses révélatrices d’une crise profonde : désaccords au sein du parti socialiste, désaccords chez les écologistes, contradictions croissantes, par exemple sur la question emblématique de la déchéance de nationalité ou de la politique sécuritaire. Si les attentats du 13 novembre ont pu donner l’espoir d’un resserrement des liens au sein du pouvoir et entre le pouvoir et les citoyens, le résultat des élections régionales et le progrès considérable du Front National prouvent que la donne a changé, et que nous sommes passés du bipartisme traditionnel gauche-droite à un tripartisme auquel ni les citoyens ni les analystes politiques n’étaient vraiment préparés. On notera d’ailleurs qu’en Europe, les victoires de la gauche comme de la droite sont fragiles et incitent à des alliances inédites. Dans ces conditions, la polarité gauche-droite est - elle aussi dépassée ? Nous vivons un moment complexe de l’Histoire. On connaît la phrase de Gramsci : « L’ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour, dans ce clair-obscur surgissent les monstres[10]». Elle prend aujourd’hui un sens crucial. En 2016, le monde échappe aux intellectuels du « monde d’hier », pour citer Zweig exprimant comment l’Europe s’était irrémédiablement brisée en 1914. Il n’est plus binaire, mais multiple et atomisé. Les forces économiques et politiques, les alliances stratégiques n’y sont plus clairement identifiées. Des faits nouveaux, comme l’émergence économique de l’Asie ou la montée en puissance de l’Islam, nous obligent à sortir du cocon de l’Occident et à penser avec les intellectuels des autres continents. Entre le regret nostalgique du passé et la fuite en avant vers un avenir fantasmé, c’est d’abord au présent que nous devons appliquer nos outils d’analyse.
Enfin, quel pourrait être le rôle des nouveaux espaces intellectuels militants (François Cusset y fait allusion en page 98 du dossier de L’Obs) ? Peut-on y trouver des outils pour la pensée ? À quelles conditions ? Pour ce faire, pouvons-nous penser seuls ? Devons-nous attendre une pensée providentielle ? Rien de moins sûr. D’une part la dispersion des mouvements sociaux entraîne une fragmentation de la vie intellectuelle qui ne se résorbera pas miraculeusement. Il y aura sans doute des recompostions, auxquelles les intellectuels seront attentifs . D’autre part, une nouvelle articulation entre le « je » et le « nous » semble nécessaire : il ne s’agit pas de renoncer au travail personnel, de dissoudre la pensée dans un agglomérat inévitablement confus. De plus en plus, les chercheurs, les historiens des idées, les philosophes, font confiance aux vertus de l’intellectuel collectif, celui qui émerge des luttes et des initiatives prises sur la toile. Sites, revues en ligne, magazines web, blogs partagés, toutes ces initiatives foisonnantes permettent un dialogue, souvent international, nécessaire à la progression de la réflexion sur notre temps. Ce sont au moins, comme le définit Marcel Gauchet à propos du Débat des « lieux de résistance », et sans doute, de façon plus ambitieuse, des ateliers de l’avenir. Que les générations des décennies passées y côtoient les jeunes générations est indispensable, mais cela ne garantit encore nullement l’émergence d’une nouvelle pensée de gauche, tant la multiplicité des situations et la fréquente précarité de ceux qui les étudient semblent devoir durer. L’establishment international n’est pas ce biotope protecteur évoqué par L’Obs et l’intellectuel de gauche est probablement une icône du passé. La gauche elle-même à l’heure actuelle, apparaît comme une nébuleuse pour le moins peu confuse. Il reste cependant des critères imparables, qui dessinent peut-être l’humanisme de demain : la priorité donnée aux mouvements sociaux et au collectif, la solidarité, l’accueil de l’autre, et le courage, qui consiste à « tenter, braver, persister, persévérer » (Hugo, cité par Patrick Boucheron dans son allocution récente au Collège de France).
Voici un exemple parlant de la tendance actuelle à vouloir fabriquer des intellectuels de gauche à tout prix, dans le vivier d’une nouvelle génération de chercheurs ou d’enseignants. Exemple parlant, parce qu’il concerne la chaire de philosophie de la prestigieuse École Polytechnique de Paris, qui forme, entre autres, les grands patrons de l’industrie française. Alain Finkelkraut l’occupait, jusqu’à une date récente, mais a été atteint par la limite d’âge. Le remplacer oblige : les étudiants, mais aussi les passionnés, les amateurs de débats, et bien sûr les incontournables médias, attendent une hauteur de vues, une parole étonnante, voire détonante, une parole neuve et fertile sur les grands enjeux et les problèmes de notre temps. Nous-mêmes, anesthésiés ou lassés par les philosophies du désenchantement, cernés par les chantres de mauvais augure, accablés par le catastrophisme des statistiques, révulsés par les violences qui nous atteignent désormais dans notre chair et les menaces de dislocation de notre société, nous avons envie d’entendre, enfin, une note plus optimiste : y aurait-il, par exemple, une solution à la crise du « vivre-ensemble », de ce « nous » peu à peu grignoté par l’individualisme et le communautarisme ? Voici que Michaël Fœssel, le nouveau titulaire de la chaire de philosophie de l’X, nous parle du « temps de la consolation », et nous dressons une oreille d’autant plus attentive que les médias lui donnent largement la parole depuis quelque temps.
Introuvable consolation
À l’occasion de la sortie de son nouvel ouvrage, France Culture, dans l’émission « La Grande Table » du 15 octobre 2015, a réuni Michaël Fœssel[11], Caroline Broué et François-Xavier Bellamy, un autre philosophe de la nouvelle génération, professeur en classes préparatoires et adjoint au maire de Versailles après avoir travaillé un temps au cabinet du ministre de la Culture et à celui de Rachida Dati, Garde des Sceaux.
La journaliste interroge Michaël Fœssel pour commencer, sur un concept longtemps oublié par les philosophes et qu’il réhabilite : la consolation. Selon Fœssel, ce concept permet de comprendre « ce qui nous fait tenir ensemble », individus comme collectivités : non pas des savoirs absolus, mais les pertes, qui nous constituent. Reprenant sans le citer une expression de Simmel (« la souffrance de la souffrance »), il explique que la reconnaissance de nos pertes serait un bon moyen d’aborder notre identité, sans pour autant, intervient Bellamy, devenir « réactionnaires » (dans le sens d’une nostalgie du passé perdu, d’une réaction identitaire par exemple). Fœssel résume alors son ouvrage, en distinguant la consolation du travail de deuil, de la résilience et de la réconciliation[12], qui présentent le défaut de nier la perte. Face à l’autre tentation, celle du ressassement mélancolique, qui fige l’individu dans le passé, la consolation présente l’avantage de reconnaître la perte, tout en donnant la capacité de comprendre le passé, dans une démarche critique, et de le dépasser. Bellamy adhère tout à fait à la démarche de son collègue, qui consiste à réinvestir par la philosophie un champ laissé à la psychologie ou aux thérapies faciles (le « philo-marketing »). Selon lui, Fœssel propose une réflexion sur « l’épuisement de la modernité » et nos fragilités actuelles. Ce à quoi la journaliste renchérit vaillamment en insistant sur le fait qu’ « on n’a jamais eu autant besoin de consolation, parce que nous avons tout perdu »... Après cette introduction alléchante, l’émission s’enlise cependant dans la confusion.
Confusion d’une part, parce que, derrière le vocable de « perte », apparaissent des exemples très différents, utilisés comme arguments pour le besoin de la démonstration. Le chagrin d’amour, par exemple, ferait peser un doute sur le passé : a-t-on vraiment été aimé ? Mais que devient l’argument quand il s’agit de la perte d’un parent ? D’un enfant ? Le doute est-il le même ? D’autre exemples suivent : perte de richesses, perte de l’identité nationale, perte d’idéaux, abandon forcé d’un projet. Le dernier exemple est celui de Tsipras qui explique son échec au peuple grec et demande pardon, tout en représentant sa candidature : on a envie de dire que Tsipras a tout bonnement été honnête, ou pédagogique, ce qui est tout à son honneur, alors que tant de nos dirigeants manquent de pédagogie. Mais consolateur ? À force de naviguer entre tous ces exemples, on ne saisit plus ce qui est commun dans nos pertes, sauf à en revenir à la finitude. Mais rien de bien nouveau : depuis que l’homme est homme – c’est à dire précisément conscient de sa finitude – il a inventé des rites, des techniques, des tactiques, pour apprivoiser la mort : la sienne et celle des autres. Que nos pertes nous fondent en tant que communauté va donc de soi. Mais n’y a t-il qu’elles ? Et la solidarité, l’amitié (concept majeur pour Aristote), le courage, la dignité, avant même nos « valeurs » héritées des Lumières ? On se souvient du mythe d’Épiméthée, repris par Platon : le frère de Prométhée, ayant distribué sans compter toutes les qualités garantissant leur survie aux espèces animales, qualités dont Zeus lui avait confié la distribution, il ne reste plus rien à l’homme, qui se retrouve nu et fragile. Zeus se décide alors à doter l’homme du sens de la justice et de la pudeur (ou respect) pour servir de règles à la vie en société et à l’amitié, condition de sa survie. L’auditeur, même s’il peut admettre que nos sociétés (occidentales) ont tout fait pour gommer la mort, la souffrance et le doute au nom des progrès de la science et du « management », se sent donc frustré.
Confusion d’autre part, parce qu’au fur et à mesure de l’émission, il devient de moins en moins facile de comprendre en quoi consiste la consolation. Est-ce une parole ? Un geste ? Une manière d’être avec l’autre ? À la question de Bellamy portant sur ce point, Fœssel répond qu’il ne peut que « décrire cette parole de consolation », pas la prononcer, parce qu’il n’est pas un politique. Bellamy pose alors d’autres bonnes questions : n’y a-t-il que les politiques pour se saisir des paroles de consolation ? Que devient ce partage « démocratique » de la souffrance qui nous permet de « tenir ensemble » ? Le risque en effet n’est-il pas de valider une relation asymétrique entre un consolateur en position de force et des souffrants fragiles ? La politique devrait-elle nous bercer de belles paroles ? N’est-ce pas ce qu’on lui reproche souvent ? Fœssel reconnaît qu’il faut bien se méfier de l’« opium du peuple » (la religion) dénoncé par Marx, mais que l’homme de gauche n’a jamais trouvé de discours de remplacement efficace... Il donne en exemple l’échec du projet européen conçu comme troisième voie...
L’émission s’achève donc sur des brèches, que colmate, toujours aussi vaillamment, la journaliste, en annonçant que pour en savoir davantage il faudra attendre un « Temps de la consolation 2 »...
L’émission fait d’autre part naître un soupçon : Michaël Fœssel ne court-il pas le risque de se voir instrumentalisé par les médias ? Ne va-t-on pas l’interviewer, comme cela a déjà été le cas, à la moindre marche blanche ? On pense à cette brochette gouvernementale, chef de l’État en tête, qui a assisté aux funérailles des victimes d’un accident de la route, accident affreux mais largement dû au hasard. Était-ce bien la place de tant de ministres ? Au regard de la tragédie parisienne qui s’est déroulée un peu plus tard, la question devient ironique. Allons-nous voir nos politiques se lancer dans ce que Dany Cohn-Bendit a appelé, avec son humour habituel, les « Jeux Olympiques de la compassion » ? Attendons-nous des paroles ou des actes ? L’employé licencié, le paysan au bord de la ruine, la victime d’un attentat ont-ils besoin qu’on frappe gentiment sur leur épaule en leur disant que « ça ira », ou bien qu’on prenne des mesures utiles ?
La méfiance vis-à-vis des raccourcis médiatiques incite alors l’auditeur à se transformer en lecteur... lequel découvre un livre fort agréable mais ambigu. Facile à lire, très riche en références philosophiques et littéraires (avec de beaux « intermèdes » sur les figures de l’inconsolable, Électre, Niobé, Faust...), ce livre revisite l’histoire des idées. C’est un ouvrage pédagogique et intéressant. Il part de bonnes intentions : comment trouver le chemin du vivre ensemble, comment « élaborer la tristesse de telle sorte qu’elle fonde des revendications inédites », comme le philosophe l’énonce au cours de l’émission de France Culture. On sent une volonté de guérir le « camp progressiste » d’une « mélancolie de gauche » qui l’aurait anesthésié, depuis une perte de ses idéaux, jamais vraiment décrite ou analysée, mais souvent évoquée. Le livre, disons-le tout de suite, ouvre des perspectives plus intéressantes que l’émission.
Mais c’est un livre ambigu : lecture faite, on revient malgré tout aux mêmes doutes que ceux suscités par l’émission. À quoi sert ce concept de consolation ? Y a-t-il là quelque chose de très nouveau et d’utile ?
Le titre est une annonce forte. Le temps de la consolation serait le nôtre, il serait advenu, en train d’advenir. On se demande alors légitimement si, après avoir été motivés par la révolte (Camus), puis par la liberté (Sartre), nous devrions nous en remettre à la consolation....
L’introduction annonce le propos : surtout si elle émane d’instances officielles, la consolation suscite le soupçon. Ce serait une parole narcotique, destinée à éviter toute contestation. La philosophie, à l’inverse, veut éveiller la lucidité. Elle aurait ainsi abandonné la consolation à la religion et à la psychologie. L’auteur entend réviser ce procès : oui, la philosophie peut et doit travailler le concept de consolation. Car selon lui, si on ne peut pas consoler de la souffrance, on peut consoler de la « souffrance de la souffrance. En effet, la honte, le sentiment d’impuissance, face à une société culpabilisante, nous poussent à nier nos pertes. Les « aborder collectivement » nous permettrait de les dépasser. On note cependant que ces pertes, très diverses – celle d’un idéal politique, d’un amour, d’une réputation sociale... – sont toutes mises au même plan, ce qui suscite un premier doute.
Tout en écartant -ce qu’on lui accorde volontiers- la mode actuelle des « techniques de soi » qui inondent le marché d’ouvrages à succès consacrés au bonheur, et tout en récusant l’utilisation de la philosophie comme d’une thérapie par une sagesse qui console ou fortifie, Fœssel estime qu’il revient au philosophe de penser la consolation. Selon lui, notre époque doit faire face à l’abandon des certitudes, qui la rend vulnérable. Face au risque du désenchantement, la consolation , écrit-il, nous permet de « résister aux injonctions du renoncement ».
Il annonce donc une démarche chronologique, en trois moments :
Une première partie s’attachera à un retour aux textes anciens, à une « grammaire de la consolation » qui a permis de rassembler les hommes autour d’une confiance dans la raison et le savoir. Pour les penseurs de l’Antiquité, des stoïciens jusqu’à Boèce, le savoir rationnel arme l’Homme contre le malheur. Mais il est aussi conforté par l’appartenance à un corps (familial, social, politique, religieux). Enfin, ces philosophes fondent le savoir sur la réminiscence, qui compense la perte par le souvenir de ce qui nous a appartenu.
La modernité (celle des « temps modernes » classiques et romantiques) représente une cassure, un ensemble de pertes : disparaissent toutes les possibilités de s’appuyer sur la nature, le savoir, le langage (jusqu’alors apanage du maître qui le dispense à ses disciples) comme sur la foi. De plus, un doute pèse sur le passé, qui devient équivoque. Enfin, petit à petit, se dessine une crise de l’« être ensemble », qui conduira à l’individualisme. Avec Nietzsche et surtout Kant apparaît l’idée moderne du progrès. On ne se tourne plus vers le passé, mais vers l’avenir, et la contestation du présent devient un instrument critique susceptible d’offrir une consolation d’un nouveau type.
Dans un troisième mouvement, Foessel en vient à notre époque. Il analyse en quoi elle est, par excellence, le temps de la consolation : il s’agirait de garder l’idée d’une démarche critique, tout en assumant les pertes subies. Nous nous sommes arc-boutés autour de valeurs dont nous sentons qu’elles sont menacées de péremption. Nous devons accepter de reconsidérer ces valeurs[13], mais également refuser de nous en remettre à des certitudes artificielles car nostalgiques. Par exemple le repli sur un discours identitaire ou sur l’idée de nation.
Entre alors en scène une figure qui sera valorisée tout au long de l’ouvrage, celle de l’ « inconsolé », l’homme conscient de la rupture causée par la ou les pertes subies, mais dont la tristesse est une « protestation éthique ». L’inconsolé ne nie pas la perte, elle le constitue comme sujet. Elle suscite « l’invention de discours inédits, de nouvelles pratiques ou d’attachements alternatifs ».
Le texte procède par l’absurde et pratique une sorte d’apagogie négative, qui invalide plusieurs postures :
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La réconciliation, forme de renoncement satisfait qui se contente de compensations proposées par la communauté en échange d’une négation de la perte,
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la résilience, ou plutôt l’ « impératif de résilience » proposé par exemple par les cellules psychologiques : il s’agit là encore de réduire la perte à un non-événement, en conseillant à la victime de résorber le choc et de se restructurer ;
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Le travail de deuil, en tout cas dans sa version « managériale[14]», autre forme de négation de la perte ;
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Le divertissement, qui consiste à occulter la perte en détournant le regard et en fuyant le réel ;
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La mélancolie, celle de l’ « inconsolable » pour qui « rien n’est souhaitable que ce qui a été ».
Fœssel reconnaît lui-même qu’il propose une « voie étroite » entre toutes ces postures. Selon lui, il n’existe pas de consolation réussie, mais « le fait de ne pas être réconcilié avec son passé constitue le seul moyen d’avoir un avenir ».
Mais qui console ? L’introduction s’achève par l’évocation d’une figure ambiguë, celle du « consolateur ». On ne saura rien de lui, sinon qu’il a un discours, et qu’ « au cours d’une consolation » (l’expression fait penser à une « séance »), il ôte au réel son « caractère de verdict ». C’est à lui que revient « d’indiquer l’avenir ». Foessel ne tombe bien entendu pas dans le piège qui consisterait à envisager une politique de la consolation, sous une forme institutionnelle, mais avance que la consolation a un potentiel politique pour fonder « des revendications inédites ». Enfin, la pratique de la consolation permettrait l’apprentissage de l’altérité. Mais l’exemple final, emprunté à Adorno, celui d’une femme seule dans les décombres d’un Berlin dévasté qui déblaie les ruines pour permettre la reconstruction de la ville, n’illustre pas tout à fait l’idée.
La lecture des chapitres entretient le balancement entre intérêt et méfiance. Intérêt parce qu’on revisite avec plaisir une histoire de la philosophie sous un angle inédit : l’exercice présente un attrait certain. Mais la méfiance demeure. L’examen des consolations anciennes confirme par exemple que le consolateur parle depuis une position de pouvoir, celui du langage. Il utilise la rhétorique, en particulier la métaphore qui détourne le regard vers un nouvel objet ou un autre plan. Mais les politiques n’ont-ils pas toujours utilisé la métaphore pour détourner les sujets, ou les citoyens, de la révolte ? Fœssel s’attarde longuement sur la culture, qui représente elle aussi un détour, ou un substitut. Mais à partir de quel moment devient-elle le « divertissement » rejeté en introduction ? On ne le comprend pas bien. Le personnage du consolateur demeure énigmatique. Il existe un « art de la consolation » (p. 134), mais la frontière entre philosophie et psychologie reste floue. Certains développements, celui consacré à Hegel par exemple, semblent disproportionnés par rapport au propos de l’ouvrage. Certes, l’État représente chez Hegel une forme neuve de réconciliation qui permet de résorber la perte de liberté de l’individu au nom du bien collectif. Pour ce philosophe, la Raison abolit les pertes du passé (la parole des perdants disparaît dans l’Histoire). Foessel dit que cette forme de réconciliation est devenue impossible après les tragédies du vingtième siècle. Certes, mais les passages sur les totalitarismes (réactivation des certitudes et aboutissement de la voie de la réconciliation) restent très abstraits. Et si la conclusion présente encore une autre conception de la consolation, qui passerait par le geste et le toucher, le lecteur reste là encore sur sa faim.
Ainsi, nous voilà en présence d’un ouvrage qui ne semble pas remplir toutes ses promesses. Le propos devient confus quand il s’agit de préciser cette « voie étroite » qui permettrait d’échapper aux pièges de la mortifère nostalgie et de restaurer un « être-ensemble ». Être ensemble, oui, a-t-on envie de dire, mais pour faire quoi ? Comprendre nos pertes, mais pour aller vers quel avenir ? Quel serait le rôle du consolateur, et qui serait-il, ni philosophe, ni psychologue, ni guide inspiré, ni politique, ni militant... Mais un peu tout cela ?
Enfin, avons-nous besoin de réhabiliter ce « concept » de consolation pour faire preuve d’écoute, d’attention aux autres, d’humanité ? Nous venons, en France, de perdre de nombreuses vies, arrachées par des barbares déshumanisés, et nous avons peut-être aussi perdu quelque chose de notre innocence. Qu’il y ait des cellules psychologiques pour nous aider au travail de deuil, est-ce un mal ? De plus, les réactions des jeunes, des victimes et de leurs proches, font plutôt appel à la solidarité, à la résistance, au courage, au désir du vivre ensemble. N’est-ce pas cela dont nous avons vraiment besoin ?
Un article de Télérama (n°3429 du 30/09/2015 : « A consoler sans modération.. ») reprend les thèmes de l’ouvrage sous forme d’interview. La journaliste, Juliette Cerf, pose d’emblée la question : « Le temps de la consolation désigne aussi notre époque contemporaine traversée par mille blessures et afflictions, autant de pertes dont nous avons du mal à nous remettre . Faut-il d’ailleurs s’en consoler ? »
Nous avons appris au cours du vingtième siècle à quel point la Raison peut engendrer les crimes. La compassion aussi – je pense à ce titre de Zweig, La Pitié dangereuse. Camus nous a proposé « l’homme révolté », Sartre l’homme libre et responsable. Face à ces deux figures qui ont marqué plusieurs générations, celle de « l’homme inconsolé » paraît bien fade. Gardons-nous de porter la « consolation » en unique étendard d’une époque qui a davantage besoin d’être réveillée qu’endormie par de douces promesses. Cherchons plutôt des réponses, sans doute encore embryonnaires mais pertinentes, chez ceux, parmi les intellectuels, toutes générations confondues, de France et d’ailleurs, qui s’engagent dans un « renouvellement conceptuel et idéologique, notamment philosophique » pour « proposer à la jeunesse planétaire autre chose que le mauvais choix entre une inclusion résignée dans le dispositif consommateur existant et des échappées nihilistes sauvages[15] ». En somme, une véritable alternative progressiste.
Appendices
Notes
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[1]
Mais l’intellectuel de gauche n’est-il pas une marque de fabrique française ?
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[2]
L’Obs, n° 2661 du 5 novembre 2015.
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[3]
…dont on dit peut-être un peu vite qu’ils sont « passés à droite », et qu’on aurait de toute façon tort de mettre dans le même sac. Effet de la précipitation des médias à vouloir tout cataloguer sans nuances.
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[4]
Le livre Indignez-vous ! fait suite au discours prononcé par Stéphane Hessel sur le plateau des Glières, lieu de mémoire de la Résistance, en 2008, pour dénoncer l’abandon par les hommes politiques des principes du Conseil National de la Résistance. Paru en 2010 aux éditions Indigène, à Montpellier, et sans avoir bénéficié d’aucune promotion médiatique, il a été vendu à plus de 4 millions d’exemplaires dans le monde.
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[5]
Curieusement, l’écologie est absente (Pierre Rabhi), de même que certains philosophes comme Patrick Viveret (Fraternité j’écris ton nom ! Éditions Les liens qui libèrent, Paris, 2015) ou Edgar Morin, ou encore un anthropologue comme Bruno Latour.
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[6]
La fabrique éditions, Paris, 2013.
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[7]
Le Seuil, Paris 2013.
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[8]
Professeur de civilisation américaine à Paris-Ouest Nanterre, François Cusset est un historien des idées qui a aussi dirigé un ouvrage collectif paru à La Découverte, Paris 2014, Une histoire (critique) des années 1990.
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[9]
Historien, philosophe, fondateur avec Pierre Nora de la revue Le Débat, Marcel Gauchet a été interrogé sur la question « les intellectuels ont-ils encore du pouvoir ? » dans l’émission « L’atelier du pouvoir » de France Culture, animée par Vincent Martigny, le 3 octobre 2015, en même temps que Sudhir Hazareesingh, historien de l’université d’Oxford.
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[10]
Cahiers de prison, Paris, Gallimard 1983, cahier 3, paragraphe 34, page 283. La traduction de cette édition est plus précisément : « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés », mais on a souvent préféré une tradution plus poétique.
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[11]
Michaël Fœssel a auparavant enseigné la philosophie à l’Université de Bourgogne et à l’Institut catholique de Paris. Commentateur de Kant et de Ricoeur, il est également conseiller de la direction de la revue Esprit. Auteur de nombreux ouvrages, sur Kant, Ricoeur, et d’une anthologie de textes sur la religion, il vient de publier Le Temps de la consolation, Éditions du Seuil, Paris 2015, coll. « L’ordre philosophique »
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[12]
Cette distinction n’est pas claire : la résilience n’est pas une «technique » ou une « pratique », elle a simplement été mise en avant comme une capacité de l’être humain à rebondir et à se reconstruire (Boris Cyrulnik).
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[13]
S’agit-il des valeurs des Lumières ? Il semble en tout cas que le texte désigne une « nostalgie de gauche » : « il n’y aurait plus d’ouvriers, plus de lutte des classes, plus d’espoir dans le progrès, plus d’intérêt général... ». (p. 27)
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[14]
On notera que Fœssel valorise plutôt le deuil dans la chronique de Libération du 19 novembre 2015, en opposant le « deuil » à la « guerre ».
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[15]
Selon les expressions d’Alain Badiou dans l’interview donnée à Libération le 11 janvier, pour parler de son tout récent ouvrage Notre mal vient de plus loin : penser la tuerie du 13 novembre, Fayard, Paris 2016.