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Fig. 1

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Valentyna Dymytrova[1]  : L’Ukraine traverse aujourd’hui une grave période dans son histoire : le conflit diplomatique et militaire avec la Russie, la crise économique, la guerre dans le Donbass, la perte de la Crimée[2]... Malgré cette actualité mouvementée, les références à certaines dates, symboles ou personnalités historiques scandent aujourd’hui plus que jamais les discours politique et médiatique en Ukraine. Peut-on y voir une instrumentalisation du passé à des fins politiques ?

Andrii Portnov : Je pense que l’instrumentalisation du passé est un phénomène qui caractérise sans doute le monde contemporain, mais elle était également propre aux époques précédentes, à l’époque communiste, à l’Europe après la Première guerre mondiale, à l’Europe du XIXème siècle et même à l’Europe prémoderne. Je n’y vois pas de mal. Je pense que les grands conflits contemporains, par exemple la guerre en Ukraine, la guerre en ex-Yougoslavie, la guerre en Syrie, peuvent être vus en premier lieu non pas comme des guerres pour le passé, mais des guerres avec les images du passé. Il faudrait distinguer et on ne le fait pas, hélas, suffisamment, les différentes images du passé qui sont utilisées dans les luttes politiques, sociales et culturelles et la thèse selon laquelle le passé en tant que tel ou la discussion autour du passé cause le conflit. Je ne pense pas que la raison principale de la guerre en Ukraine serait dans des interprétations différentes du passé. Les parties en conflit ont cependant recours au passé pour légitimer leurs actions, actions qui peuvent d’ailleurs être déterminées par des intérêts économiques, géopolitiques, personnels, de partage des sphères d’influence, etc. Autrement dit, je ne suis pas d’accord avec une interprétation très répandue de la guerre en Ukraine en tant que guerre civile, où les différentes images du passé sont une des raisons principales de la violence. C’est une grande illusion de le penser.

VD : Si l’on regarde de près les mots et les symboles qui sont utilisés par les différentes parties du conflit russo-ukrainien, il s’agit de mots et de symboles qui nous viennent du passé et qui nous rappellent les différentes époques historiques. Prenons, par exemple, le ruban de Saint-Georges ou le terme « bandériste »…

AP : Oui, mais il est très important de souligner que ces symboles et ces mots, comme le ruban de Saint-Georges ou Bandera, comme personnalité historique, ont tous des connotations historiques, mais sont employés dans le contexte des événements récents avec d’autres charges sémantiques. Par exemple, prenons le ruban Saint-Georges et rappelons-nous qu’il y a encore trois ans, ce ruban était en Ukraine l’un des symboles officiels de la victoire lors de la Deuxième guerre mondiale. Le président Iouchtchenko le portait, on peut trouver des photos d’archives qui le confirment. Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ? Après Maïdan[3], quand les rubans de Saint-Georges ont été portés par des « Titushki », à savoir des criminels mercenaires, ce ruban a perdu sa légitimité dans la société ukrainienne postsoviétique. Le ruban Saint-Georges d’aujourd’hui et le ruban Saint-Georges d’il y a trois ans sont donc deux rubans différents. La même chose est arrivée aux figures de Bandera et « bandéristes ». Lorsque beaucoup d’Ukrainiens, y compris mes collègues, ou encore Ihor Kolomoyskyi, personnalité influente et gouverneur de la région de Dniepropetrovsk, ont commencé à se désigner « bandéristes » ou « judéo-banderistes », ils ont chargé ce mot d’une autre signification qui n’était pas celle des partisans de Stepan Bandera et de l’aile radicale de l’Organisation des nationalistes ukrainiens qu’il présidait. Il s’agissait pour eux de rejeter la propagande russe qui les qualifiait de « bandéristes ». Ainsi, les mots ou les symboles sont les mêmes, mais leur signification est très différente. Les mots et les symboles ne nous renvoient pas tout simplement aux événements du passé, ils sont constamment réinterprétés et c’est tout à fait normal, cela montre que l’Histoire n’est pas une chose statique et fixe, qu’elle est un processus de réinterprétation qui n’a pas ni de fin, ni même de début, car dès qu’on commence à parler de l’Histoire, on se trouve immédiatement confronté à des stéréotypes, des connaissances acquises, des modes intellectuels et des attentes de l’interlocuteur. L’Histoire est dynamique et il manque justement de dynamisme dans les récits qu’on fait des événements contemporains comme Maïdan ou la guerre en Syrie. On les décrit comme quelque chose de figé. Par exemple, il s’agit d’une grande simplification quand on dit que l’Ukraine a toujours été « banderiste » ou que la Russie a toujours été, dans son Histoire, avec le ruban Saint-Georges.

VD : Peut-on alors parler des « guerres des mémoires » dans le cas du conflit russo-ukrainien ?

AP : Le terme « guerres des mémoires » comme métaphore est très répandu, j’ai moi-même publié un article en anglais intitulé « Les guerres des mémoires en Ukraine postsoviétique ». Sans doute, la mémoire est un élément de ce conflit, mais je ne pense pas qu’elle en est la cause principale ou le thème principal. Si on en cherche la raison principale, il me semble que ce serait la somme d’autres raisons, parmi lesquelles, d’abord, la recherche par la Russie de Poutine d’un nouveau modèle de légitimité politique à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Ensuite, il s’agit du conflit d’intérêts des oligarchies à l’intérieur de l’Ukraine, qu’on peut analyser en détails. Enfin, c’est la faiblesse de l’État ukrainien, qui n’a pas réussi à maintenir son monopole de la violence au printemps 2014. Ce sont donc des facteurs beaucoup plus importants que les déclarations démagogiques concernant la « guerre des mémoires ».

VD : Il existe aussi une autre idée, pour moi aussi simplificatrice que la précédente, selon laquelle le conflit russo-ukrainien a été provoqué par Maïdan…

AP : Le conflit russo-ukrainien n’a pas été provoqué par Maïdan, il a été provoqué par une politique consciemment menée par la Fédération de Russie, d’abord en Crimée, ensuite dans le Donbass. La cause de ce conflit a été une intervention directe de la Russie dans les affaires ukrainiennes, une intervention militaire, mais aussi informationnelle et autres. Je ne vois pas suffisamment de preuves pour penser que l’opération spéciale concernant l’annexion de la Crimée ait été une réaction spontanée provoquée par Maïdan. Nous avons aujourd’hui beaucoup de faits qui prouvent qu’il s’agissait d’une opération bien préparée qu’on pensait réaliser un peu plus tard, probablement pendant l’élection présidentielle ukrainienne prévue pour le printemps 2015. C’est un mythe politique selon lequel Maïdan a provoqué l’annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass, ce n’est pas exact. Par contre, le Donbass est devenu l’un des thèmes qui ont été utilisés pour légitimer la violence.

En réalité, Maïdan en tant que mouvement collectif est né du fait qu’en vingt ans d’indépendance, l’Ukraine postsoviétique a accumulé une masse critique de conflictualité entre les clans politiques corrompus et la partie active de la société civile. Quand Ianoukovitch a refusé la signature de l’accord d’association avec l’Union européenne à Vilnius et ensuite, qu’il s’est permis des agressions violentes contre les étudiants réunis sur la place de l’Indépendance à Kiev, le mécontentement qui s’est accumulé pendant des années a éclaté. Maïdan était un mouvement de masse pour un quelconque avenir ou une quelconque illusion d’avenir, dont la société ukrainienne était systématiquement dépourvue sous la présidence d’Ianoukovitch, mais aussi de ses prédécesseurs : Iouchtchenko, Koutchma, etc. C’est une grande et épouvantable erreur de lier Maïdan au nationalisme et à d’autres manifestations du radicalisme. Il s’agit d’une grande simplification. Il y avait bien sûr des idées nationalistes, mais il y avait aussi des composantes économiques, sociales et autres. Le fait que la propagande russe ait réussi si bien aux yeux de beaucoup de personnes, surtout en Occident, à réduire tout cela au nationalisme, montre en réalité que nous connaissons mal le monde où nous vivons. Cela est aussi valable pour les conflits aux Balkans ou en Afrique du Nord. Que savons-nous des révolutions en Égypte ou en Lybie ? Très peu.

VD : Si l’on revient à l’Histoire, comment pouvez-vous commenter la nouvelle politique du gouvernement ukrainien dite de « décommunisation » qui a divisé l’opinion publique ukrainienne ?

AP : Je dirais que ces lois doivent être mises en contexte, soit celui de la guerre qui se poursuit malheureusement en Ukraine. Il s’agit d’une décision purement politique, dont l’objectif est très simple, à savoir dessiner le plus nettement possible une ligne symbolique de démarcation entre l’Ukraine et la Russie. Pour le dire plus simplement, si à Moscou, à Saint-Pétersbourg ou à Saratov, il y a des rues du nom de Lénine, Dzerjinski, Petrovski ou leurs monuments, la disparition de telles rues et de tels monuments en Ukraine permettrait de distinguer symboliquement la société russe et la société ukrainienne. C’est tout. C’est une motivation politique. Du point de vue juridique, j’en ai déjà parlé en Ukraine et à l’étranger[4], ces lois contredisent la Constitution de l’Ukraine et parfois même le droit européen. Qu’est-ce que cela veut dire ? À mon avis, ces lois ne seront jamais complètement appliquées. Il s’agit plutôt d’une déclaration que d’une norme législative systématique. Il faut bien l’expliquer, en France et dans d’autres pays européens comme l’Ukraine il arrive souvent qu’il existe une loi et une réalité sociale où cette loi s’applique très peu. Cela concerne les soi-disant lois de décommunisation.

VD : Selon vous, qu’est-ce qui attend l’Ukraine et la Russie ? Quelles seront les conséquences du conflit russo-ukrainien pour les deux pays ?

AP : Ce conflit a sans doute aujourd’hui une dimension globale. Il ne s’agit pas d’un conflit local qui peut être résolu au niveau local. Il s’agit d’un problème-clé de la géopolitique contemporaine. L’avenir de Donetsk et de Louhansk, de ces deux territoires qui sont aujourd’hui des républiques autoproclamées, dépend directement de celui qui contrôle la frontière entre l’Ukraine et la Russie. Si cette frontière est contrôlée par la Russie, comme c’est le cas aujourd’hui, alors ces républiques restent des quasi-républiques aussi longtemps que possible. Si un jour le contrôle de la frontière passe à l’Ukraine, ces territoires pourront être réintégrés en Ukraine. C’est une question qui relève de la géopolitique. Quant à la Russie, j’ai peur des mécanismes mis en œuvre par Poutine. Je pense d’une part à la militarisation de la société, et de l’autre, à la révision des frontières, car la Crimée est devenue une partie de la Fédération de Russie, c’est-à-dire que toutes les frontières de la Russie sont maintenant en révision. J’ai peur que les conséquences de cette politique soient très destructrices pour la Russie, car tout le système de la Fédération de Russie est déstabilisé et personne ne sait quelles peuvent être les conséquences de cette déstabilisation. Une telle société, malheureusement non démocratique et où l’export de l’énergie occupe plus de 50 % de la structure de l’économie  est à priori très instable. Dans une situation de guerre et d’autant plus d’une double guerre, en Ukraine et en Syrie, elle est deux ou trois fois plus instable. C’est pourquoi je pense que l’avenir de la Russie comme État fédéral et multinational est l’une des questions les plus difficiles de la politique mondiale, et personne aujourd’hui ne sait comment résoudre cette question d’une façon stratégique. Beaucoup de gens, surtout en Occident, craignent la Russie sans Poutine plus que la Russie de Poutine, même si elle cause autant de problèmes. Et c’est dangereux.

VD : Et en ce qui concerne l’avenir de l’Ukraine ? Ce pays a récemment connu des élections municipales. Est-ce que leurs résultats nous apprennent quelque chose par rapport à l’avenir du pays ?

AP : Je trouve que les résultats de ces élections sont assez positifs et je vais expliquer pourquoi. Ces élections ont montré quelques éléments importants pour l’Ukraine. D’abord, il existe dans ce pays une forte concurrence politique. Il n’y a pas un ou deux partis politiques, il y en a des dizaines et tous concourent réellement pour tout, pour des places au Parlement, pour le poste de maire, pour tout. Ensuite, ces élections ont montré que la plupart des Ukrainiens, malgré une situation économique difficile de guerre, votent d’une façon assez rationnelle, c’est-à-dire qu’ils ne votent pas en masse ni pour la droite, ni pour d’autres mouvements populistes-extrémistes. C’est une autre chose qu’après les élections, on découvre des scandales de corruption au sein des partis pour lesquels la plupart des Ukrainiens votent. Enfin, malgré tout, l’Ukraine a un vrai gouvernement de coalition. Autant que je sache, même au sein des conseils de régions et de villes, il y a toujours trois, quatre, cinq forces politiques. Il s’agit d’une vraie concurrence. Il ne s’agit pas évidemment d’une démocratie formée, mais d’une démocratie in the making, in progress. Cela donne de l’espoir. Cependant, il y a aussi des problèmes. D’abord, l’Ukraine ne peut pas être sûre que les combats ne reprendront pas avec une nouvelle violence et que les lignes de démarcation entre l’Ukraine et les républiques autoproclamées ne seront pas violées. Ensuite, la structure de l’économie ukrainienne est très complexe, c’est une économie oligarchique, qu’il faut réformer. Enfin, il y a le problème du vieillissement constant de l’infrastructure soviétique, je pense à des chemins de fer, des bâtiments, des lignes d’électrification, etc. Malheureusement, tout cela n’a pas été rénové en Ukraine depuis cinquante ou soixante ans. Un jour, l’Ukraine aura des graves soucis avec ces infrastructures et il faut y penser maintenant, mais je ne pense pas que cette situation est exaspérante. Avec une politique nationale intelligente et avec un soutien rationnel des institutions internationales, l’Ukraine a normalement une chance pour un développement moderniste, malgré tout.

VD : Un développement européen ?

AP : Il s’agit là d’une question intéressante. J’ai toujours dit que je ne crois pas que l’Ukraine devienne membre de l’Union européenne, en tout cas pas dans la configuration actuelle de cette dernière. En même temps, je ne crois pas non plus que l’UE gardera cette configuration pendant les cinquante années à venir. Elle va se réformer et il est important que la classe politique ukrainienne tienne compte des réformes de l’UE, car la conjoncture peut vite changer. Il n’y a pas de place pour l’Ukraine dans l’UE actuelle, mais personne ne sait quelle sera la configuration économique, politique, militaire de l’Europe dans dix ou quinze ans. Il est fort probable que dans une nouvelle configuration de l’UE, il y ait des conditions plus favorables pour l’intégration de l’Ukraine. 

VD : Et pour finir, parlons un peu de la culture. Le prix Nobel de la littérature a été remis cette année à l’auteure biélorusse d’origine ukrainienne Svetlana Alexievitch, pour ses œuvres qui concernent directement les sociétés soviétique et postsoviétique. Comment pouvez-vous commenter cet événement ?

AP : Je pense que la remise de ce prix n’est pas un hasard. La lauréate représente une articulation originale de plusieurs éléments, à savoir l’attention au phénomène de l’expérience soviétique et de son dépassement postsoviétique, une écrivaine biélorusse mais qui écrit en russe et enfin, une femme qui ne représente pas la prose féminine ou féministe à la mode. C’est très bien, j’espère que ce prix réveillera l’intérêt des lecteurs de l’Europe occidentale vers l’est du continent et vers les littératures russe, ukrainienne, polonaise ou roumaine. En fait, il s’agit d’une chance pour toute notre région de devenir plus visible dans la dimension littéraire mondiale.