« Si j’étais prince ou législateur », écrivait orgueilleusement le citoyen de Genève en introduisant son Contrat social, « je ne perdrais pas mon temps à dire ce qu’il faut faire; je le ferais, ou je me tairais ». La prospérité de cette maxime devait ultérieurement inspirer Mme de Staël : écartée de l’action comme femme, comme fille d’un grand ministre d’ancien régime opposée à Napoléon, son De l’Allemagne eut un vif retentissement. Alexis de Tocqueville, que son soutien à la révolution de 1830 bannit des cercles de la Restauration, obtint une mission à l’étranger : nous lisons encore De la démocratie en Amérique. Stéphane Hessel se fut reconnu dans les voyages et l’expérience accumulée par Niels Planel sur tous les continents en une quinzaine d’années. Dénonçant les puissants du jour au nom d’un avenir dont il se sent comptable, sa confession d’un enfant du siècle porte moins sur le désenchantement d’une génération désœuvrée que la plupart des récits actuels. De là une écriture en mouvement qui délivre l’essentiel du message en quelques chapitres enlevés et en partie autobiographiques. « Au cœur de la condition bourgeoise, il y a l’ennui ». Cette sentence caractérise la ville de Washington. Elle revient à cent pages de distance et résume les impressions de l’auteur au terme d’années de travail dans les organisations internationales. Son plaidoyer tient en une phrase : « [il est] impératif d’augmenter la diversité des diplômés, non pas seulement des nationalités au sein de leurs équipes : car quelle synthèse de l’esprit espère-t-on favoriser quand on met dans une même pièce un Indien, un Égyptien et un Mexicain, tous trois formés à Boston ? Il est vital de mettre en place une véritable politique d’embauche de personnes venant de milieux défavorisés et plus sensibles aux questions de la pauvreté, des conflits, de l’accès à l’eau ou des problématiques d’urbanisation : ce type d’individus qui ne dorment pas la nuit, hantés par l’envie de résoudre ces questions ». Cette idée ne contraste pas seulement avec la torpeur washingtonienne : Son portrait des États-Unis laissera certains incrédules, et d’autres désespérés. Il n’est pas seul à dire que l’ancien melting pot est congelé : les déterminismes sociaux sont si forts que chacun voit sa situation définitivement fixée au berceau. Mais le plus grave est l’absence de révolte : « le doute est une notion superflue, chacun est catégorique, tout y est toujours « stratégique » et sans détour. C’est la civilisation du PowerPoint, qui vise à tuer l’argumentaire par une démonstration toute en couleurs ne laissant pas de place à ce qui est hors du cadre. Si l’on n’est toujours pas convaincu par cette surenchère, l’omniprésence de Dieu dans les moments de surprise vous conforte : « Oh Lord ! » ou « Oh my God ! » sont des exclamations communes. Enfin, l’esprit qui se veut critique est, aux États-Unis, negative, injure suprême : car il faut paralyser toute remise en question du système, au risque de voir les questionnements surgir les uns après les autres ». Comment comprendre notre monde si l’on ignore la cécité des puissants ? Certes, Jack London écrivit l’essentiel du portrait-charge des USA voici un siècle. Mais je reste aussi stupéfait que l’auteur de la tranquille assurance des Américains à poursuivre selon cette pente en connaissant l’inique accaparement des richesses mondiales par un groupe infiniment réduit de milliardaires à tout instant capables d’influencer les États ou d’échapper à leurs lois. La lucidité et l’empathie de l’auteur offrent-elles une alternative ? Il plaide pour une méritocratie faisant place aux outsiders dans les cercles de pouvoir : …