VariaChronique

American Sniper, ou le refus de la répétition[Record]

  • Jean-Pierre Zarader

Le  son, et pas n’importe lequel, qui arrive en même temps que le logo de la Warner, avant le film lui-même. Avant le cinéma, le son, le son d’une civilisation qui n’est pas celle de l’Occident, un appel à la prière, et cette ouverture sur le religieux peut être interprétée tout aussi bien comme l’indication que nous ne sommes pas en Occident, que comme l’indication que l’Occident est là hors de chez lui, qu’il est un intrus. Ce son qui précède les premières images du film, exprime donc toute l’équivocité, pour ne pas dire les contradictions, de cette histoire – et le terme peut être pris dans ses deux sens – que le film évoque : les périls que courent les USA dans cette région du monde qui leur est étrangère et les périls qu’ils font courir aux populations de ces pays pour lesquelles ils demeurent des étrangers. Cette ouverture peu commune, dans laquelle le son précède non seulement l’image mais le film, trouve son correspondant à la fin du film, lorsque l’image et l’image seule, sans le mouvement, continue en quelque sorte le film, ce dernier s’achevant ainsi après sa fin : plans fixes qui constituent les dernières images du film, comme si le réalisateur, dans une sorte de pudeur que la situation justifierait, renonçait à filmer encore ce qu’il serait obscène de filmer. En arrêtant le mouvement, il tenterait ainsi d’arrêter la légende, cette légende indissociable d’une répétition de la violence, ne conservant que des images d’archives. Comme si aussi le cinéma, après s’être précédé lui-même, voulait ici se survivre à lui-même, ou confier à l’image arrêtée, comme un silence du film, ce qui le suit. Clint Eastwoood touche dans ces derniers plans à la fin du cinéma, peut-être parce que le cinéma touche lui-même à l’indicible. C’est dire que ce film sur la guerre, sur les guerres, la guerre à l’extérieur et la guerre intestine, celle qui divise ou qui ronge l’Amérique elle-même, et chaque américain en lui-même, est aussi un film sur l’oeuvre de Clint Eastwood, un autoportrait. Car Clint Eastwood ne pourrait filmer à ce point le déchirement, que ce soit entre la mémoire et l’oubli, la foi et l’athéisme, la violence et son refus, s’il n’était lui-même habité par ce déchirement. Un déchirement, et non une déchirure, car la force du film tient justement à cette tension et à cet équilibre que celui-ci maintient entre ces deux extrêmes, comme si Clint Eastwood tentait de passer entre les deux termes d’une opposition qui semble indépassable. Le déchirement est le maintient de cette opposition dans l’acte même qui tente de la dépasser. Si ce film est si proche d’un autoportrait, c’est bien parce qu’il porte le déchirement à son point d’incandescence, et qu’il permet d’en saisir la présence dans les films qui le précèdent. Car American Sniper montre à la fois la violence, la répétition de la violence – que la scène avec le père a pour but de souligner – et le refus d’une telle répétition, sensible aussi bien dans les hésitations de Kyle que dans sa décision finale de décrocher. Et peut-être ne s’agit-il pas seulement d’un refus de la répétition de la violence, mais d’un refus de la répétition elle-même comme Hereafter l’avait montré, l’événement permettant d’échapper à la répétition – ce qui ferait de Chris Kyle le frère de George Lonegan. Après tout, ce que Kyle finit par admettre, après avoir rompu avec sa vie de sniper, c’est bien, comme le dit George, après avoir rompu avec ce don de médium qu’il considère comme une malédiction, qu’« une vie consacrée à la …