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Au commencement fut New York
Je n’en croyais tout simplement pas mes yeux.
En ce mois de février 2012, onze ans après avoir visité New York pour la première fois, je faisais face à Ground Zero, énorme chantier entrepris sur les ruines du World Trade Center, après avoir promptement remonté un bout de Washington Street, guidé par l’intuition d’une découverte imminente. Je me souvins des deux tours encore présentes onze ans plus tôt, et plus particulièrement de celle que j’avais gravie jusqu’en son sommet, d’où l’on pouvait embrasser la ville-monde d’un seul regard.
Voilà plusieurs années déjà que j’avais entrepris de bien distraites recherches dans des archives de journaux, de vieux livres ou des rapports municipaux pour reconstituer la vie d’un quartier de New York, et l’élément le plus fascinant et certainement le plus ironique de l’histoire m’avait complètement échappé jusqu’à ce jour.
Je n’en croyais toujours pas mes yeux.
J’inspirai profondément une bouffée d’air froid, fermai les yeux et me remémorai Washington Street plus de cent ans plus tôt.
Washington Street, circa 1901
Il faut s’imaginer Damas incrusté dans Lower Manhattan, rêver aux mille et une nuits qu’a connues ce vestige d’une autre époque, songer à une union paisible et chaleureuse entre Occident et Orient. C’était à l’aube du 20e siècle, et le jazz n’existait encore pas. A la pointe sud de Manhattan, sis au coin de Rector Street et de Washington Street, prospérait ce croissant de lune levantin jadis connu sous le nom de « Little Syria » – « petite Syrie » : un quartier peuplé d’immigrés originaires de l’empire ottoman, formé à partir de 1880, disparu au mitan du siècle suivant, et où la première chose qui frappait le visiteur était « l’uniforme politesse des hommes »[1]. Little Syria, quartier débordant de boutiques, de restaurants et de cafés animés où l’on discutait passionnément de politique, jouait aux échecs ou à un jeu « ressemblant aux dominos », où des orchestres orientaux faisaient entendre le son des mandolines, des violons et des luths, où, enfin, la boisson préférée était bien ce caoua « chaud, fort, doux et noir comme le milieu de la nuit ».
Syriens, Turcs, Libanais, Arméniens ou Palestiniens par la naissance, pouvant prétendre à la citoyenneté américaine à partir de 1914, les quelques milliers d’âmes qui ont traversé la moitié du monde, des provinces de l’empire ottoman à New York, n’ont pas pour autant jeté en mer leurs coutumes ou leurs plaisirs, au grand bonheur de ceux qui, étrangers à leurs mœurs, viennent à l’époque goûter aux joies qu’offre ce quartier où ils ont échoué, succombant parfois aux mirages de l’orientalisme ou cédant à leur passion pour le divers. Ces nautoniers venus du Levant se sont établis là, à proximité des grèves de Battery Place, cédant sans doute au besoin vital de rester près d’un port ou d’un embarcadère. Nombre d’entre eux sont pauvres, une poignée est riche, la plupart sont, à leur manière, des boutiquiers et des marchands. Au vrai, les plus aisés parmi eux ont déjà quitté Little Syria pour Brooklyn ou Staten Island. Quelques-uns sont musulmans, beaucoup sont chrétiens. Ils sont parfois uniquement arabophones quand d’autres maîtrisent un anglais et un français des plus purs ; le teint basané, les hommes portent, pour beaucoup, une moustache longue quand quelques autres sont rasés de près. Tous sont impeccables dans leurs costumes. Leurs femmes n’entrent guère dans les cafés que pour acheter prestement quelque pâtisserie orientale, mais celles qui accompagnent les nombreux Américains ou Européens y sont traitées avec la plus grande, la plus exquise des courtoisies, et vont où elles veulent, avec ou sans escorte. Ces dernières prisent donc fort cette petite Syrie, à l’instar des intellectuels et autres journalistes new-yorkais qui y viennent régulièrement.
Arpentons d’ailleurs un moment ce quartier des légendes. Chez Sahadi, d’aucuns peuvent s’enivrer d’arak, ce spiritueux anisé et fort que me fit découvrir, plus d’un siècle plus tard, un ami turc. Quelle boutique que celle de Sahadi ! En ce temps-là, véritable cabinet des curiosités, elle regorge de trésors innombrables, vins, liqueurs, épées, lampes, pipes à eau, bijoux colorés, le tout perdu au milieu de denrées typiquement américaines négociées par un marchand au comptoir. Au reste, à Little Syria, les établissements de vente en gros sont fort bien américanisés. Le négoce de tapis, à l’instar de précieux kilim ou de tapis de Perse, de Turquie, d’Arménie ou de ce qui était encore le Turkestan, ou bien de vulgaires imitations, y est tout un art. On importe, on exporte, on commerce, y compris avec des pays plus lointains, comme ceux d’Amérique latine. Boutiques et restaurants se côtoient au long de la rue. Ainsi, chez Arta, que l’on nomme le « maire de Washington Street », la cuisine est succulente. Il ne parle pas un traître mot d’anglais, mais qu’importe : ses clients sont uniquement syriens. A la nuit tombée, le dîner consommé, les restaurants se transforment en cafés, et surgissent alors les narghilés et les jeux tels que les échecs.
Plusieurs journaux noircis de calligraphie arabe rythment et informent la vie des habitants de Little Syria. Ils ont pour noms Al-Islah (« La Réforme »), dirigé par Shibli Damus, un homme qui fume le pétun syrien comme un pompier, Al-Ayam (« Les Jours »), qui a pour éditeur Joseph Malouf, décrit comme un grand romantique, et « Kawab America » (« L’Étoile de l’Amérique »), le seul à paraître au quotidien, que dirige un certain Arbeely. Les éditeurs d’Al-Islah et d’Al-Ayam sont de remarquables polyglottes. La politique est un sujet brûlant dans l’enclave, et en ce tout début de siècle, l’on débat des manières d’arracher la Syrie et l’Arménie à l’empire ottoman, des rêves fougueusement entretenus par certains révolutionnaires et par quelques poètes du quartier. Vers 1920, un visiteur de passage sera quant à lui témoin d’une discussion animée entre Arabes de Palestine, qui s’enflamment contre les plans des Anglais et des Juifs à leur endroit. En 1912, Naoum Anthony Mokarzel, l’éditeur d’Al-Hoda (« La Voie ») fabriquera, enfin, une linotype adaptée aux caractères arabes qui favorisera immensément l’essor du journalisme arabe au Moyen Orient. L’influence d’Al-Hoda ira d’ailleurs au-delà de cette invention : le journal, précise-t-on lors de son cinquantième anniversaire en 1948, « a apporté la tradition américaine d’objectivité au journalisme arabe », qui ne faisait jusque-là guère de différences entre l’information et le commentaire. A tel point que beaucoup abonneront à cet organe réformateur leurs familles ou leurs amis restés au Liban ou en Syrie afin qu’« [ils] découvrent le libéralisme et la démocratie tels qu’ils existent ici ». Et de fait, Little Syria a bien été ce phare pour les poètes, les artistes et les intellectuels arabes d’Amérique – le plus célèbre d’entre eux, Khalil Gibran, s’y faisant même remarquer plus tard pour ses contributions à la revue Al-Funoon (« Les Arts »), que d’aucuns tiennent pour être l’une des plus belles alors éditées aux États-Unis. The Book of Khalid d’Ameen Rihani, publié en 1911 et que certains estiment être le premier roman arabo-américain, décrit également la vie du quartier, sujet aux inondations, vue par des immigrés libanais fraîchement débarqués à New York.
De son côté, le prêtre de l’Église grecque ne parle que le syro-libanais ; il semble n’avoir jamais conçu qu’il vivait dans la plus formidable, la plus vibrante, la plus cosmopolite des cités de l’Amérique. Il prêche dans un lieu empli de joie, et le visiteur peut y observer, pendues au mur, quelques peintures du Christ agonisant ou de quelques saints du Livre sacré. Le prêtre Kormomas, lui, est établi sur Rector Street, où prospère sa congrégation maronite. Une troisième église accueille le reste des croyants.
Utiles au commerce de ces Levantins de New York, des banques ont été fondées à l’ouest du quartier, où s’agite une multitude d’agents prêts à faire prospérer les activités en prélevant bien sûr leur dîme au passage.
Enfin, les écoles, nombreuses et souvent dirigées par des missions catholiques ou presbytériennes, forment leurs élèves à la vie étasunienne. Et si l’assimilation de ces derniers est inéluctable, ils garderont de ce charme, de cette politesse qui sont originellement les leurs, et qui trouvent leur souffle premier en des terres fort lointaines.
Bien des décennies après la disparition, comme tant d’autres enclaves de la ville, de cette New York arabe, due autant à la construction à partir de 1946 de l’entrée du tunnel Brooklyn-Manhattan qu’à la parfaite américanisation de la troisième génération, ayant fiévreusement parcouru les rares écrits consacrés à ce quartier que je pus trouver, je me décidai à aller explorer Washington Street au cours de l’un de mes nombreux séjours dans la grande cité américaine. Alors que je tâchais de reconnaître quelques vestiges de ce jadis fabuleux – ainsi, l’église Saint George subsiste tant bien que mal au 103 de la rue –, je pressai brusquement le pas, frappé par une vision soudaine. Je remontai rapidement la rue vers le nord, le cœur battant. Ce ne pouvait être !
Et pourtant, ce que mes vieux articles ne mentionnaient pas – et pour cause –, c’est que Washington Street aboutit très exactement sur le site du World Trade Center, ce lieu à partir duquel s’étirerait un jour la formidable fissure qui déchirerait si cruellement Occident et monde musulman.
Je contemplai amèrement Ground Zero, ce qui restait du World Trade Center qui trônait encore majestueusement là une dizaine d’années plus tôt. Comme si cette Babel 2.0 avait enseveli Little Syria et englouti l’âme du Levant, avant d’être détruite à son tour par les mânes lancés par le Vieux de la Montagne un cruel matin de septembre.
World Trade Center, septembre 2001
Mon histoire commence là où le siècle nouveau a commencé, dans l’épicentre des deux événements qui ont révélé le monde moderne à lui-même. Il faut se remémorer ces volutes grises qui sont venues assombrir le ciel océan de New York ce matin de septembre qui marqua la résurrection d’Alamout, la Citadelle des Assassins. Avant que le monde moderne ne change irrémédiablement. Il ne restait plus rien de Little Syria. Il ne resterait bientôt plus rien du World Trade Center. Les Bouddhas millénaires de Bamyan en sont même tombés. Pire encore fut la réincarnation du Vieux de la Montagne, celui qui convoqua les meurtriers qui déployèrent leurs ailes destructrices plus lourdes que l’air.
Chute des deux tours, soufflées par les corbeaux noirs de la haine un cruel matin de septembre. Millions de feuilles de papier flottant dans le ciel. Immenses nuages de poussière se déployant dans les rues alentour. Corps se jetant dans le vide. Débris. Cris. Sang. Pleurs. Détresse infinie. Laissée sans mots face à l’effroyable spectacle, la Statue de la liberté tournait le dos à la scène, le visage en larmes.
Ce matin-là, tout a changé. C’est ainsi que le siècle global a commencé : quatre-vingt-treize nationalités venaient de s’éteindre quasi instantanément dans les ruines en flamme de cette Babel de l’âge du Web 2.0, au moment même où le monde commençait à être connecté dans son entièreté. Je l’ai vu par la lucarne des marchands de rêve. J’avais vingt ans et étais alors à l’autre bout de la Terre. Alors qu’en 1789, les échos de la Révolution française, l’événement mondial le plus conséquent de l’époque, avaient mis plusieurs mois pour toucher certains cantons reculés des provinces de France, le 11 Septembre occupe immédiatement les journaux du soir à Tōkyō. J’étais dans la capitale nippone, il était environ 23h. En quelques minutes, le spectacle des deux tours reliées au ciel par les volutes de fumée se propageait à travers la planète ; je pensais zapper sur un mauvais film, jusqu’à ce que je le découvre sur toutes les chaînes. Nine Eleven devint le premier événement global de la civilisation-monde ; chacun se souvient du ciel bleu de New York ce jour-là, et de ce qu’il faisait au moment où il a vu ces images tragiques.
Occident et Orient se mirent à trembler et à redouter les imprécations de la nébuleuse du grand Lâche barbu, celui qui, réfugié dans les cavernes de Tora Bora, voulait se venger des souffrances des croisades entreprises il y a près d’un millier d’années et commandait à des avions de papier arraché à un Coran qui n’existe pas. Car qui peut bien croire que celle qui a jadis été une religion de médecins, de poètes, de mathématiciens, d’astronomes, de juristes et de marchands au rayonnement immense, celle qui a tour à tour enfanté Avicenne, Omar Khayyâm ou Averroès, puisse vivre de la haine et rester étrangère aux lumières de la modernité ? Pourtant, les sbires du Vieux de la Montagne ont raté leur œuvre. Car New York n’est pas l’Amérique. Complotant depuis le tombeau des empires, ils n’ont pas frappé l’Amérique qu’ils haïssaient mais l’une des rares citadelles bleu saphir alors égarées dans le royaume grenat des républicains. En frappant cette Babel moderne, les Assassins, désireux de ressusciter la guerre contre les Juifs et les croisés et de rétablir le Califat, ont donné par leur geste une aura de sainteté à la cité cosmopolite. Perdu dans les grottes de Tora Bora, le Vieux de la Montagne a échoué.
A l’autre bout du monde, au neuvième jour du neuvième mois du 21e siècle, deux jours avant les attentats, le Lion du Panjshir, le doux lecteur de poésie persane, tombe face aux sbires du Vieux de la Montagne dépêchés dans cette enclave septentrionale du tombeau des empires sur laquelle il régnait en seigneur : Ahmed Chah Massoud n’est plus, l’Alliance du Nord est décapitée. L’Afghanistan est prêt à se transformer en un terrible bourbier pour qui s’y aventurera.
Partie de Ground Zero, la lézarde s’étire immédiatement à la planète, le monde plonge dans la tourmente. Pour plusieurs années, un globe prêt à s’unir va se craqueler, et celui qui chante les bénéfices de la mondialité risque désormais de passer pour un hérétique. En Occident, de George W. Bush à Nicolas Sarkozy en passant par Silvio Berlusconi, les attentats du 11 Septembre sont pour eux le phénomène catalyseur par excellence, qui leur permet de créer un climat de peur absolue le temps d’une décennie. Sombre décennie, pendant laquelle la haine va répondre à la haine. Aux États-Unis, le Patriot Act marque la naissance de la société liberticide. L’euphorie des années 1990, quand il flottait comme un parfum de paix, vole en éclats, le monde semble pétrifié à l’aube de ce siècle nouveau. En un soir, le 21 avril 2002, la gauche française est engloutie pour dix ans sur le thème de la sécurité publique ; deux ans plus tard, les démocrates américains mordent la poussière sur l’enjeu de la sécurité nationale. En Espagne, José María Aznar va jusqu’à manipuler les attentats du 11 mars 2004 afin que Mariano Rajoy, choisi comme candidat à sa succession, remporte les élections trois jours plus tard, mais son peuple déjouera sa malice. Cette droite moderne, dont la faillite idéologique éclatera bientôt au grand jour lors de la crise de Wall Street, en 2008, se recroqueville sur l’intolérance des minorités, de l’autre, pour cacher sa décadence. Incarnation du « despotisme démocratique » qu’Alexis de Tocqueville craignait de voir émerger, elle flatte les bas instincts individuels. C’est bien là notre malédiction : alors que tout est en place, depuis la chute du Mur et avec l’avènement d’Internet, pour communiquer et échanger, l’humanité commence à se déchirer à cause des extrêmes. Le souffle de la chute de Babel 2.0 va tourbillonner pour plus d’une décennie.
La haine de l’autre, jusqu’à quand ?
Plus qu’aucun autre, régnant sur le grand et solennel sénat de la sotte ignorance, George W. Bush a attisé le foyer de la haine, exacerbant la relation Occident-Orient. En 2003, le djinn qui s’échappe de la bouteille est devenu incontrôlable, préparant le combat de l’obscurantisme moderne contre la civilisation dans le plus haut lieu de l’humanité. George W. Bush contre Jacques Chirac, la fin de l’Histoire contre son éternel recommencement, la mécanique de l’opinion tentant de corrompre la sagesse de la raison – avant de passer outre –, n’est-ce pas l’apogée du moment postmoderne ? La scène a pour cadre le Conseil de sécurité des Nations Unies. Ne se souciant guère de la qualité des informations dont il dispose, le général dépêché par le prêtre de la Maison Blanche ne prétend-il pas tout et son contraire, pourvu que la guerre soit concédée ? L’Histoire est si cruelle : l’espace d’un instant, l’on se prend à rêver à un monde dans lequel Jacques Chirac, le connaisseur des civilisations, et Barack Obama, l’enfant des mille mondes, auraient gouverné au même moment. La réponse eût été tout autre. Se sentant cependant investi d’une mission, George W. Bush est prêt à tout pour que sa croisade en quête d’or noir soit approuvée. Moins de deux ans après les attentats, les chars américains s’enfonceront dans la poussière des sables ocre de l’ancienne Mésopotamie. Sur le moment, les extrémistes des deux bords ont tout gagné, le mythe du choc des civilisations resurgit.
Au lendemain des attentats, c’est un peuple tout entier qui a perdu l’usage de son entendement, phénomène renforcé par l’anti-intellectualisme ambiant. Car les Américains ont beau attribuer les horreurs de la guerre en Irak à une administration qui aurait trahi leurs valeurs, la vérité est qu’ils ont réélu cette même administration et que leur aveuglement est responsable de ce désastre. La haine de l’esprit attisée trente ans durant par la « révolution conservatrice » de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher et l’ignorance de l’infinie diversité du monde ont broyé une génération d’Américains, qui en sont venus à soutenir par déraison une guerre catastrophique. Voire : si John Kerry avait triomphé en 2004, n’aurait-il pas entrepris de moderniser l’Amérique comme Barack Obama l’a fait depuis 2009, mais quand celle-ci en avait encore les moyens ? Intimidés par les forces religieuses de leur pays, trahis par un système éducatif en faillite et déboussolés par des médias débilitants qui ont envahi leur quotidien sans qu’ils y opposent de résistance, les condamnant à un état de mort cérébrale au plan culturel et spirituel, il devient impossible pour eux de produire quoi que ce soit de profond ou de critique sur cet événement majeur, y compris même plus d’une décennie plus tard. Nation dont l’imaginaire et le quotidien sont pétris par la violence, l’acte de mort reste au fond comme impensé. Les derniers grands esprits américains, retranchés dans leur tour d’ivoire, se dédient exclusivement à la logique mathématique ; pour eux, la critique n’a aucune valeur si elle n’est pas nourrie par des chiffres.
Pourtant, sans cet anti-intellectualisme prédominant, si, au contraire, un esprit critique avait su s’imposer aux gouvernés, l’invasion de l’Irak aurait pu être évitée – tout autant que la crise de 2008 qui a mis l’Occident à genoux. Faillite sans précédent de la presse américaine, dont la réputation reste à jamais entachée par cette faute.
Dans un petit traité admirable publié l’année même des attentats, le philosophe Nicolas Grimaldi a mis en garde contre ce phénomène qui en est venu à caractériser notre époque, contribuant à « disloquer » les individus. « [Le] fait culturel le plus manifeste de ce dernier demi-siècle, celui qui renvoie chacun à sa solitude et dont chacun s’autorise pour s’imposer et prétendre à n’importe quoi, c’est bien la répudiation de la raison. Elle suffit presque à définir la postmodernité »[2], écrit le sage.
Et l’Europe a suivi, bien sûr. Les thèses de la droite extrême, fondées en grande part sur la haine de l’islam, gagnent du terrain à chaque élection, de la Finlande à la Grèce, de la France à la Hongrie, quand en Amérique, certains évoquent l’« islamofascisme ». Le suspect, c’est toujours l’autre. Même un Roger Cohen, chroniqueur au très libéral New York Times, prisonnier d’une vision culturaliste, continue à parler d’« esprit arabe captif », d’un Moyen-Orient incapable de s’affirmer et d’avancer… à quelques semaines du printemps arabe[3].
Au cours de la même décennie, victimes collatérales de guerres dont on a oublié les motifs, près de 200.000 civils périssent en Afghanistan, en Irak ou au Pakistan[4], où les intégristes établissent des zones sanctuarisées, et des millions d’autres doivent embrasser la condition de réfugiés. Prisons de la CIA, geôles d’Abou Ghraib, cellules de Guantánamo, univers kafkaïen où la justice n’existe pas, voilà le visage que nous offrons. Et tout ce temps, nos dirigeants maintiennent leurs dictateurs en place, ces derniers n’étant que trop heureux de s’ériger en rempart ultime contre le « terrorisme ».
Pour leur part, ils n’auront été qu’une vingtaine d’individus à avoir agi pour détruire les deux tours, mais ils ont changé le quotidien des Occidentaux pour longtemps en y instillant un sentiment sourd et permanent de morne angoisse : l’âge d’innocence du 10 septembre 2001 est perdu. Jamais plus ne monterons-nous dans une rame de métro ou dans un avion comme avant, jamais plus ne rédigerons-nous un email sereinement, jamais un sac abandonné ou une caméra de surveillance ne nous laisseront-ils indifférents. Alors que le monde arabe apparaît comme à son nadir, s’enlisant dans le chaos et le terrorisme faisant davantage de morts parmi les musulmans, l’intégrisme, devenu une force politique radicale qui fait feu de la pauvreté, de l’ignorance et de la violence, rompt totalement avec la tradition d’un islam en paix avec lui-même et curieux des autres, imposant sa haine, harcelant modérés et réformateurs partout où ils sont et décapitant les innocents pour leur non-appartenance à leur dogme. Aujourd’hui, nombreux, trop nombreux sont les musulmans qui ne reflètent pas ce qu’a pu être un islam généreux et tolérant. Alors, Anders Behring Breivik et Mohamed Merah ? Même combat. Les deux mondes se voient désormais mutuellement comme fanatiques et violents.
Enfin, destinées à fonder un Grand Moyen-Orient de boutiquiers, les guerres de George le Jeune ont également distrait l’Amérique de l’essentiel, la montée en puissance du reste du monde, l’arrivée sur la scène mondiale de nouveaux acteurs qui sont, au moins nominalement aussi riches que beaucoup de vieilles nations industrielles. Le flâneur de Guimet l’avait pourtant prévenu, aidé en cela par son émissaire des Affaires étrangères, qui craignait à raison que l’on n’ouvrît la boîte de Pandore. Pour Stanley Hoffmann, il y avait bien chez Dominique de Villepin la « conviction profonde que la culture des peuples et la diversité des cultures sont un moteur de l’Histoire, et que c’est par la culture et non par le rapport capitaliste que les peuples accèdent à la liberté »[5]. La vision du multilatéralisme portée par la France de Jacques Chirac est pourtant condamnée à triompher, non pour sa force morale, mais par nécessité – car tel est bien le nouvel ordre mondial qui a point derrière les ruines, toujours fumantes plus de dix ans plus tard, des deux tours. Entre temps, l’Amérique est bien passée d’une ère au cours de laquelle sa suprématie était absolue à un âge où elle n’est plus que relative.
Mais plus que tout, combien de temps encore, nous autres, âmes de bonne volonté de ces cent mondes, serons-nous otages des agents de la haine ? Plus de dix ans de guerres, d’attentats et de menaces, et où en sont l’Afghanistan, l’Irak, les États-Unis ? La Norvège, le Pakistan ? Le Mali, la France ? Le Nigéria, Israël, le Royaume-Uni, le Kenya, la Syrie, et tant d’autres ? Combien de temps encore ce perpétuel goût de mort, de gâchis, de défiance, ce sentiment d’inachevé doivent-ils hanter notre quotidien ? N’est-il pas temps de rompre avec cette logique de l’intolérance qui permet à une poignée d’individus enfiévrés de parler au nom de multitudes qui ne désirent que la paix du quotidien ? Combien de temps encore nous faut-il subir la malédiction de Babel, qui divise les hommes ? Est-il une fin possible à cet éternel recommencement ?
Upper East Side, novembre 2009
- Vous buvez comme des Taliban un jour de funérailles !
Brutalement tirés de nos songes, mon bon compère James et moi éclatons instinctivement de rire, sans trop prêter attention à la logorrhée de notre interlocuteur. Perdus dans un bar dans le nord-est de Manhattan, nous recevons de plein fouet la joie de vivre de son Italien de propriétaire, qui se désole de ne pas nous voir boire davantage de son bon vin. Plus de trois ans auparavant, nous avions des rêves, mais aucun futur. Nous fêtions alors le départ de James au 41e étage du Park Hyatt, à Tōkyō : n’ayant pratiquement plus un sou en poche, il s’apprêtait à quitter le Japon pour Taiwan où il comptait investir ses dernières ressources dans un projet artistique. Mes finances n’étaient pas dans un état bien meilleur, et moi qui rêvais d’Amérique, je commençais à sentir la nécessité de vite trouver un chemin qui m’y mènerait.
L’évocation de ces souvenirs de misère autant que de bonheur, à la fin d’une longue journée de novembre, au fond de ce bar, nous laisse pensifs. Quelques mois plus tôt, j’ai publié un deuxième livre, qui m’a ouvert bien des portes, et je fête en ce mois de novembre ma deuxième année passée à travailler à la Banque mondiale. Assis en face de moi, James, d’ordinaire si vif, est épuisé ; devenu le plus jeune directeur artistique de l’histoire du Cirque du Soleil, il consacre toutes ses journées, toutes ses soirées à gérer les spectacles de l’illustre compagnie à New York. Pour l’essentiel, James comme moi avons mis chacun nos trains en branle ; il y aura à l’avenir des hauts et des bas, mais nous savons que le plus dur est quelque part derrière nous.
Et c’est naturellement à New York que nous nous revoyons, venus trouver dans cette ville que nous aimons tant la paix des humbles et échanger quelques pensées sur ce que nous inspire le monde, sur nos aspirations et nos futures entreprises, dans la cité qui, de la chute des deux tours à celle plus récente de Lehman Brothers, a été le berceau des deux crises qui ont redéfini le monde moderne.
Même si la ville-monde a retrouvé son dynamisme d’antan, je ne puis m’empêcher de repenser au déferlement de violence auquel nous n’avons eu de cesse d’assister depuis le début du siècle nouveau, quand les tours furent soufflées comme deux bougies pour nos vingt ans, nous faisant brutalement basculer à l’âge d’homme. Voilà l’événement fondateur pour ma génération, m’étais-je dit plus tard. Et à la haine de l’autre, viendra le jour où nous opposerons la générosité, pensais-je. Sur l’ombre, il nous faudra jeter la lumière. Face aux extrêmes, nous camperons ferme sur nos positions, et tout l’arc de notre pensée ne sera jamais bandé que pour décocher une seule flèche, celle de la tolérance. Mais Nine Eleven n’a pas tant bouleversé le cours des événements que révélé à lui-même un monde déjà changeant. Car le terreau fertile dans lequel la haine moderne plonge ses profondes racines n’est pas apparu lors de la chute des deux tours. Le mal était plus ancien : le désespoir contemporain s’est trop souvent abreuvé à une source putréfiée par les inégalités, une corruption endémique, les discriminations, le chômage, la pauvreté, l’injustice, un urbanisme qui ne permet plus de vivre dans la dignité. Ici, la démocratie est malade ; là, elle est inexistante. Voilà ce dont nous souffrons tous.
Aujourd’hui, seule la démocratie, le plus neuf des plus anciens traits du génie humain, peut nous sauver de nous-mêmes, de cette valse infernale rythmée au métronome de la mort. Car en dépit de ses imperfections, la démocratie est ce régime où l’arbitraire n’est pas la règle, où la volonté individuelle peut l’emporter, où la fatalité n’est pas de mise, où la tolérance reste notre boussole morale, où l’État de droit doit triompher. Dans son principe même, elle est le refus de la servitude. Parce qu’au pouvoir il faut opposer du pouvoir, et que seule la démocratie défend le droit des citoyens, y compris les plus vulnérables, de résister à ceux qui pourraient abuser de leur puissance. De ce fait, elle est même une insurrection de tous les instants. Et criez ou restez silencieux, le respect que l’on accorde à votre humanité restera le même. Car en démocratie, peu importe son volume, une voix reste une voix. Et jamais une lame de cimeterre pas plus qu’un drone ne pourra pulvériser cette idée. Alors, il incombe à une nouvelle génération, à chacun d’entre nous, chacun à sa mesure, de reprendre l’ouvrage inachevé, de réinventer la démocratie et la civilisation. Par définition, n’est-ce pas ainsi que nous émergerons de la barbarie ?
Dix années après les attentats du 11 Septembre, les révoltes arabes semblaient pouvoir refermer cette ère folle dans laquelle avaient voulu nous enfermer les extrémistes de tout bord. Dans les mondes de sable, la soif de démocratie semble alors encore plus intense que partout ailleurs, l’incontrôlable ghibli de la liberté emporte tout sur son passage, les jeunes renversent les dictateurs par la force inflexible de leur tranquille volonté. Ils ne professent aucun ressentiment à l’égard de l’Occident, expriment même leur sympathie à son endroit en Libye. A leur tour, et ça n’est que justice, les tyrans tremblent, connaissent la peur et l’angoisse, abdiquent quand enfin tout leur échappe. Mais la démocratie ne vient pas : la boîte de Pandore a été ouverte plus tôt et ce qui s’en est échappé devient source d’une instabilité sans précédent dans la région. Bien malin celui qui pourra prédire la fortune du monde arabe.
Le Vieux de la Montagne n’est plus, éliminé en sa dernière demeure dans la ville de James Abbott au cours de ce printemps qui a ébranlé le Grand Moyen-Orient. La lame empoisonnée de son cimeterre n’a pas pénétré assez profond. Pourtant, un autre Vieux resurgira tôt ou tard, puis un autre, et de nouveau un autre, si l’on n’abat pas l’idée même qui rend la réincarnation du Vieux de la Montagne possible, si ce n’est inévitable.
Enfin, pour sa part, le moment américain aura été bref. S’étant trompés de combat, les États-Unis s’éveillent à la mondialité, ses chances et ses risques, et doivent gérer la transition d’un monde unipolaire, dominé par l’hyperpuissance pendant près de deux décennies, à un monde devenu multipolaire de facto : si d’ici quelque temps, la Chine risque de décevoir par le vieillissement accéléré de sa population et le déséquilibre intérieur qu’il va provoquer, une Inde plus jeune, plus démocratique et, hopefully, moins bureaucratique et moins nationaliste, pourrait surprendre. L’Amérique latine a commencé à s’émanciper, et l’Afrique croît. La Russie a pansé ses vieilles blessures et se veut plus conquérante, et le Japon s’emploie à renaître. Enfin, le rêve européen pourrait n’être pas que pure littérature si l’idée d’une gouvernance politique s’imposait au sein de cette belle invention aujourd’hui soumise à terrible épreuve. Après de longues années de chaos, le chant des civilisations s’est élevé de nouveau pour qui veut bien tendre l’oreille.
Perdu dans les montagnes de Bora Bora, le Vieux de la Montagne a bel et bien échoué. La lame empoisonnée de son cimeterre n’a pas pénétré assez profond. Si, dans la chute des deux tours, l’on aperçoit le crépuscule d’un empire, la dislocation de la nouvelle Babel a en fait marqué l’acte de naissance politique d’une génération, d’une conscience collective, au fondement de la civilisation-monde.
Et je songe aujourd’hui encore au quartier de Little Syria, qui démontra à lui seul, exemple parmi d’autres, comment Occident et Orient pouvaient coexister dans la concorde. À nous de retrouver cette dernière pour bâtir ce monde que nous avons désormais en partage.
Appendices
Notes
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[1]
Cf. « Sights and Characters of New York’s “Little Syria’ », in The New York Times, 29 mars 1903. Lire également « Foreign Types of New York Life », in The New York Times, 28 août 1898 ; « New York’s Syrian Quarter », New York Times, 20 août 1899 ; « Street of the Arabs », in The New York Times, 11 août 1946 ; « Arabic Paper Here Now 50 Years Old », in The New York Times, 9 août 1948 ; « When an Arab Enclave Thrived Downtown », in The New York Times, 24 août 2010 ; « City Room: Little Syria (Now Tiny Syria) Finds New Advocate s », in The New York Times, 1er janvier 2012. Consulter le chapitre « The Syrian Quarters », in Around the World in New York de Konrad Bercovici, The Century Co., 1924, pp. 25-45, et le rapport LP-2167 sur l’ancienne église syrienne catholique Saint George de la Landmarks Preservation Commission de New York du 14 juillet 2009. La BBC a réalisé un reportage intitulé « Preserving New York City’s Little Syria » (7 février 2012).
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[2]
Nicolas Grimaldi, L’homme disloqué, Paris, PUF, 2001, p. 58.
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[3]
« The Captive Arab Mind », par Roger Cohen, in The New York Times, 20 décembre 2010.
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[4]
Estimations de 2013 calculées par le Cost of War Project, qui précise que le chiffre véritable peut être bien plus important. En 2014, les mêmes estimations faisaient état d’un total minimum de 220 000 morts.
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[5]
« Dominique de Villepin : La controverse », interview de Stanley Hoffmann au Point, 19 décembre 2003.