VariaLecture

Réécrire l’EuropeLecture de Oublier trahir puis disparaître de Camille de Toledo[Record]

  • Emmanuel Ruben

Un jour ma nièce de cinq ans s’est assise à mon bureau, et s’est mise à tapoter sur mon clavier au hasard. Des mots bizarres s’affichaient sur l’écran, sans queue ni tête. Comme je lui demandais ce qu’elle écrivait, elle m’a répondu : « c’est une langue imaginaire ». Je lui ai demandé d’où elle venait, cette langue imaginaire, et elle m’a répondu : « d’un pays imaginaire. » Alors j’ai souri et j’ai repensé au kelmagi, cette langue secrète inventée dans mon enfance, j’ai repensé à la Zyntarie, cet archipel chimérique inventé dans mon enfance. Oui, souvenez-vous. Vous avez tous, enfant, inventé une langue imaginaire. Vous avez tous, enfant, inventé des peuples ou des pays imaginaires. C’est à ce pouvoir d’invention de l’enfance que Camille de Toledo recourt, dans son dernier livre, Oublier trahir puis disparaître. En réécrivant l’Europe dans un train pour Sarajevo, en entrelaçant le français, sa langue maternelle et cette langue imaginaire tissée de toutes les langues de nos ancêtres, il réinvente encore une fois le roman, un roman en vers libres, un roman en prose rythmée, cassée, heurtée par les soubresauts d’un train qui nous achemine à rebours de l’Histoire, vers « la première pierre de l’Europe nouvelle », « le symbole du monde d’après ». Comme Kerouac a voulu réécrire l’Amérique dans Sur la route, Camille de Toledo réécrit ici la possibilité d’une Europe sensible, émotionnelle, en mouvement, dans un livre qui emprunte beaucoup à la Route de Cormac McCarthy, débarrassée de sa tonalité apocalyptique. Or cette Europe sensible ne sera possible qu’à trois conditions, d’où le triple infinitif qui ouvre un livre qu'il faut lire à la fois comme un conte et un manifeste, et comme le troisième volet d’une trilogie européenne : 1°) Oublier. Oublier la tristesse européenne, la tristesse qui « fond comme la neige » (p. 19). C’était déjà le projet du premier pan de cette trilogie, Le Hêtre et le bouleau, un essai paru en octobre 2009 pour célébrer la chute du Mur de Berlin. Oublier le rire et la honte. Oublier le cynisme et la nostalgie. Mettre entre parenthèse le vingtième siècle. En finir avec cette « brute mienne » pour reprendre les mots du poète Ossip Mandelstam. En 2014, à l’heure où les hommes qui nous gouvernent n’ont pas trouvé de meilleure idée que de commémorer le jubilé du premier grand carnage européen, Camille de Toledo, une nouvelle fois, nous avertit : l’heure est venue de tourner la page, de couper les ponts, cent ans après le déclenchement de ce conflit qui – pour la plupart des historiens – marque le début du vingtième siècle : 2°) Trahir. Et derrière ce mot, trahir, nous sommes bien forcés d’en lire un autre : traduire.Traduttore, traditore, dit l’italien : le traducteur est un traître. Qui trahit la langue de l’autre pour faire que la sienne, de langue, adopte le sens et le rythme que charriaient ces mots. D’où cette histoire d’un père qui adopte Elias, un orphelin, et une mère, la bien nommée Gavrilo (clin d’œil à Gavrilo Princip, l’assassin de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo, le 28 juin 1914) et s’en va avec eux, pour traverser l’Europe et les perdre en route. D’où cette histoire d’un fleuve qui s’appellerait la Métamorphose, en hommage à Kafka. D’où cette langue imaginaire que l’enfant parle et que le père traduit aussitôt, à l’attention du lecteur. Or cette langue imaginaire n’est pas un pur caprice littéraire. Cette langue imaginaire a une grammaire agglutinante, comme les langues turco-altaïques. Cette langue imaginaire est hantée de toutes les langues européennes. On …