On aurait pu penser à un exercice de style : réécrire une époque en empruntant la plume d’Albert Camus et en lui confiant un narrateur. On cale le récit sur un monument littéraire et on refigure le passé en lui donnant une certaine épaisseur. Il n’en est rien. Emmanuel Ruben continue à travers son deuxième roman à explorer un style de littérature au service d’une empathie géographique, historique et culturelle. Le narrateur du livre se réapproprie une filiation pour mieux imaginer une époque avec ses désirs et ses horreurs, une époque suspendue entre plusieurs guerres où les territoires géographiques et intimes se recomposent. Le lecteur entre dans le livre comme dans La Chute avec un usage extrêmement fin du discours indirect libre pour transformer la pointe de ce monologue en dialogue fondamental. On sent dans ce passage la manière dont le narrateur reconstruit en passant de l’imparfait typique des procès inachevés dans le temps au passé simple évoquant le scandale de la fin de la Troisième République. Parce qu’en réalité, le livre d’Emmanuel Ruben retrace de manière profonde une histoire de l’Algérie et de la France, de la colonisation justifiée par l’idéologie républicaine et de l’indépendance algérienne. Le lecteur navigue au gré des reliefs de la mémoire collective et s’accroche à certains îlots de notre histoire méditerranéenne. Le texte est criblé d’interrogations pour savoir qui était ce grand-père parti trop vite. Il ne s’agit pas tant de savoir que d’imaginer un récit à partir d’une filiation où l’héritage n’a pas été transmis. Ce roman explore les moindres recoins d’une époque historique en raison du scandale de cette non-transmission. L’inversion de l’adverbe « trop tôt » avec l’ajout de phrases nominales nous plonge d’emblée dans l’absurdité de cette disparition qui a laissé peu de traces. Paradoxalement, cette absence est la condition même de la reconstruction d’un récit sans narrateur. Cet incipit se réfère explicitement dans le livre à celui de L’Étranger. L’anaphore est riche car elle met en relief l’écho de ce coup de feu absurde. Et le lecteur comprend que le grand-père inconnu est cet étranger si intime, si proche, accroché à quelques lignes d’un récit trépignant de curiosité. La figure imaginée du grand-père lisant Camus donne un effet de mise en abyme extrêmement intéressant. Le narrateur réinstaure la jeunesse du grand-père à l’aide de signatures présentes dans les livres de Camus. La mère devient la médiatrice de cette lecture à plusieurs générations. Le lecteur malin pourrait y voir une allusion discrète aux Mots de Jean-Paul Sartre avec le déchiffrage des tranches de livres au coin de la bibliothèque familiale. Qui n’a jamais arpenté ces lieux en déterrant le précieux livre, celui qui en dit parfois plus sur le lecteur que sur l’auteur? La bibliothèque devient alors une métonymie significative révélant le grand-père lecteur. La présence des livres lus par la mère du narrateur reflète des valeurs, des conceptions, des idées, des désirs, des envies, des répulsions. Dis-moi ce que tu as lu et je te dirai qui tu étais. Et dans une verve incroyable, le récit gambade sur une histoire tangible de la Méditerranée en restituant joyeusement et sans ambages les relations entre la France et l’Algérie. La chronologie des événements politiques, les déclarations de Guy Mollet, l’indépendance de l’Algérie, tout s’enchaîne au fil de l’édition des livres de Camus. Il y a in fine une question qui reste en suspens dans la conscience du lecteur que je suis : cette figure absurde du grand-père est-elle une fabrication hybride des personnages des livres de Camus ? Y-a-t-il une composition savante de L’Homme Révolté, de L’Étranger, de La Chute …