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Cette chronique est une réponse à l’appel lancé par Astrid Menasanch Tobieson. [1]
L’Espagne vit actuellement l’un des moments les plus incertains de son histoire. Le système hérité de la Constitution de 1978 s’épuise et montre son vrai visage. Suite aux scandales de corruption qui entourent la famille royal, le compte du roi sauvant la patrie d’un nouveau conflit civil ne fait plus le consensus comme jadis. L’Espagne s’est enfin réveillée de son sommeil démocratique et les fantômes du franquisme la hantent. La politique de mémoire historique menée en Espagne pendant les dernières décennies – à l’exception des propositions timorées du gouvernement socialiste de Zapatero – a été une politique de l’oubli, une anomalie jamais dénoncée par ses partenaires européens, trop inquiets d’être remboursés.
Dans la constitution des États-nations modernes, un mythe fondateur permettrait aux citoyens de se raconter leur passé commun, renforcé par toute une série de symboles rendant possible une sorte de « fierté patriotique ». En Espagne, cette « fierté » a été le privilège exclusif de la droite, qui s’est appropriée des symboles nationaux depuis la Transition – parmi lesquels la croix catholique présente dans les actes officiels d’investiture –, n’ayant pas intérêt à construire une vraie cohabitation – ô vieille convivencia forgée au temps d’Al-Andalus ! C’est ainsi que la mémoire des républicains espagnols fut bannie du pacte de 1978, quand l’Europe et le monde entier applaudirent l’exemplaire « transition » à l’espagnole.
Aujourd’hui le modèle de 1978 est un modèle révolu, incapable de répondre aux exigences démocratiques et de transparence de la population espagnole. Alors qu’une grande partie des Espagnols demandait des reformes de la Constitution, les deux partis majoritaires se sont mis d’accord, du jour au lendemain, pour rajouter un article : le remboursement de la dette devenait la priorité budgétaire, et cela écrit noir sur blanc dans la Constitution. Le 3 septembre 2011 cet article 135 de la Constitution espagnole[2] signait l’échec du système constitutionnel espagnol. Récemment, Rodriguez Zapatero, publiait dans ses mémoires la lettre envoyée par la Banque Centrale Européenne dans laquelle celle-ci demandait l’application de la « règle d’or »[3]. Avec la publication de cette lettre, jamais présentée au parlement, Zapatero prétendait s’excuser des mesures adoptées par son gouvernement, contraires à ses idées « socialistes », donnant ainsi raison au slogan que l’on peut voir actuellement dans les manifestions en Espagne : « Dimitir no es un nombre ruso » (« Dimitir – démissionner en espagnol – n’est pas un prénom russe »).
Quelques mois avant l’adoption de cet article, le gouvernement socialiste de Zapatero avait annoncé des élections anticipées pour le mois de novembre. La date choisie était fort significative, l’anniversaire de la mort du dictateur Franco, le 20 novembre. Le mécontentement de la population allait pouvoir s’exprimer par le vote. Les urnes allaient punir une gestion chaotique de la crise, en faisant oublier les conquêtes sociales que le gouvernement Zapatero avait menées – mariage homosexuel, allocation dépendance, « chèque bébé », réforme de la loi régulant l’avortement, loi de mémoire historique, etc. La droite espagnole a toujours su profiter de cet oubli, elle en a fait son instrument pour s’accrocher au pouvoir. Que le Parti Populaire (PP) gagne les élections de novembre 2011 ne fut donc pas une surprise, encore moins la majorité absolue permise par le disproportionné système électoral espagnol.
Deux ans après la victoire de Mariano Rajoy, les mesures ultra-conservatrices adoptées par le gouvernement du PP sont un objet d’étonnement en Europe. Aujourd’hui la droite espagnole ne cherche plus à cacher ses vraies intentions, et elle essaie d’imposer un modèle national qui rappelle les périodes les plus sombres de l’histoire d’Espagne. La crise économique de surface a été pour le gouvernement de Rajoy l’excuse parfaite pour accomplir un programme de suppression des fragiles conquêtes sociales de 30 ans de démocratie. Le PP profite ainsi du rideau de fumée produit par ses polémiques mesures débattues à l’étranger pour faire oublier à ses partenaires européens que le trésorier de son parti est actuellement en détention provisoire. Il avait administré un système de comptabilité douteux pour son parti en faisant ainsi profiter tous les dirigeants du PP depuis des décennies. Encore une fois : « Dimitir no es un nombre ruso ».
Il ne faut pas oublier les origines du Parti Populaire : fondé par Manuel Fraga, un ancien ministre du franquisme ayant signé des centaines de condamnations à mort, il se présentait comme l’alternative au gouvernement socialiste de la fin des années 80, réunissant les dispersés partis de droite. Et la démarche leur a plutôt réussi : Fraga a été sacré l’un des plus ferveurs défenseurs de la démocratie en Espagne ; décédé récemment, il a mérité des funérailles d’État sans avoir jamais été inquiété pour les crimes commis pendant la dictature. Un fait inouï dans l’Europe contemporaine – donc en Espagne il est possible de faire partie d’un gouvernement démocratiquement élu sans pour autant avoir condamné la barbarie de la dictature franquiste. Belle victoire de la Constitution de 1978 et de la Loi d’Amnistie.
N’ayant jamais été contraint à condamner les crimes du franquisme, le PP peut désormais gouverner à sa guise. C’est un parti qui ne cache pas sa proximité idéologique avec l’Église, récemment exprimée dans les reformes de l’éducation et de l’avortement. Quant à la nouvelle Loi d’Éducation, celle-ci promulgue la disparition de la philosophie de l’épreuve du Baccalauréat et l’assimile à la matière de religion en Terminale[4]. L’Espagne sombre ainsi dans l’obscurantisme, et pas question de revoir les accords avec le Vatican signés pendant la dictature. Il est évident que l’Espagne avait besoin d’une reforme en matière éducative, mais celle-ci devrait se faire dans grand consensus national, de façon à ce que le système éducatif ne change pas à l’arrivée au pouvoir de chaque nouveau gouvernement. Encore une fois, le PP présente dans cette loi son modèle de pays… Mais c’est dans la nouvelle reforme de la loi sur l’avortement que le gouvernement Rajoy affiche le plus clairement cette proximité idéologique avec l’Église et fait revenir l’Espagne 30 ans en arrière[5]. Le Ministre de Justice, Gallardon, issu d’une famille franquiste renommée, répond avec une loi interdisant quasiment l’avortement, à la demande sans cesse réitérée de la Conférence Épiscopale espagnole.
Preuve que les secteurs les plus extrémistes sont en train de gagner la bataille idéologique au sein des différentes branches de la droite espagnole. Sa dernière dérive : la loi de « sécurité citoyenne ». Il s’agit d’une loi qui s’attaque aux mouvements citoyens apparus ces dernières années. La crise profonde qui traverse le pays a produit un réveil collectif de la population espagnole, mais après le rêve, la confrontation avec la réalité est assez difficile. Du fait de l’endormissement de la population espagnole, les pouvoirs publiques n’avaient pas l’habitude de répondre aux exigences d’exemplarité citoyennes. La gestion du gouvernement du PP de ces exigences consiste tout simplement à les faire taire ; c’est pourquoi on a appelé cette loi « loi de coup de pied dans la bouche ». Les maîtres de l’oubli, voudraient-ils faire oublier un certain 15 mai 2011 ?
Il n’existe qu’une réponse citoyenne, et s’il existe une citoyenneté européenne, celle-ci devrait s’exprimer face aux dérives de la droite espagnole. Ces derniers jours, le mouvement PODEMOS[6], avec à sa tête un jeune professeur de Sciences Politiques de l’Université Complutense de Madrid, Pablo Iglesias, personnage médiatique des émissions télévisées politiques, a présenté une candidature citoyenne pour les élections européennes. Orienté à gauche, il prétend ressembler les forces politiques de tout bord. Sans être un parti politique, il a reçu le soutien de nombreux mouvements sociaux et d’universitaires. La première condition est remplie: avoir 50 000 signatures sur son site web pour proposer une candidature. Reste à voir quelle est l’ampleur d’une telle candidature et savoir si une candidature citoyenne de ce genre pourrait stopper la dégénérescence du système politique espagnol en refondant ses bases, dans le cas où elle serait également présente aux élections générales en Espagne.
Appendices
Notes
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En Espagne la matière de religion est enseignée dans tous les établissements publics. Les professeurs de religion, choisis par la conférence épiscopale en accord avec ses critères d’exemplarité, sont payés par l’État. Le programme est fixé par la Conference Episcopale et la note en religion compte dans la moyenne qui donne accès à l’Université. Bien entendu, il ne s’agit pas d’apprendre le « fait religieux », mais la religion catholique.
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