VariaChronique

Liberté de parole, ordre public, quelques leçons de l’histoireà propos de « L’Affaire Dieudonné »[Record]

  • Paula Cossart

« Beaucoup de bruit pour rien » : une opinion assez répandue, l’idée que l’on ne devrait pas donner tant d’importance, en en parlant sans cesse, à ce qui ne serait que quelque chose de l’ordre de l’anecdotique ; cela ne conduirait qu’à faire de la publicité au polémiste, est-il régulièrement avancé. D’autres, considèrent au contraire qu’il y a une véritable « affaire Dieudonné », qu’elle est le symptôme de tensions importantes au sein de la société française. L’opinion se diviserait aussi sur la question de savoir s’il est ou non légitime d’avoir interdit et de continuer à interdire ses spectacles, en particulier « Le Mur ». Selon un sondage récent, si 84% des Français auraient une « mauvaise image » de Dieudonné, 46% n’en estimeraient pas moins qu’il devrait pouvoir continuer à tenir ses spectacles au nom de la liberté d’expression, tandis que 52% désapprouveraient cet argument. Nous voudrions proposer ici un détour par l’histoire, celle de l’entre-deux-guerres en France surtout, pour éclairer en partie les enjeux de cette question de l’interdiction, rappeler qu’elle a déjà suscité bien des débats et qu’elle ne se règle pas si aisément. La liberté de réunion, garantie par la loi du 30 juin 1881, implique-t-elle donc qu’un « spectacle humoristique » contenant des propos négationnistes et antisémites ne doit pas être interdit ? Lorsque la Troisième République se met en place dans le dernier tiers du 19e siècle, après le régime fort peu libéral du Second Empire, ce qui est considéré comme un des principaux moyens d’atteindre la paix sociale, c’est la réunion publique, organisée, statique, dans un lieu distinct de la rue, de citoyens venus échanger des idées. Une loi sur la liberté de réunion est alors adoptée en 1881, qui met fin à l’essentiel des mesures préventives en vigueur sous l’Empire. Si le droit de réunion est ainsi conçu comme la technologie politique la plus à même de renforcer la démocratie en y faisant participer les masses, c’est parce que la croyance dans les vertus de la délibération est alors prégnante parmi les républicains de gouvernement. La délibération en réunion permettrait d’aboutir à une opinion raisonnable, allant dans le sens du bien commun, une opinion pacifiée, car orientée unanimement vers ce qui serait l’intérêt général. Au fondement de cela, on trouve exprimée la conviction qu’il existerait une raison qui finirait nécessairement par avoir le dessus sur les idées fausses au cours d’un débat : il faut donc que tous puissent s’exprimer librement, pour éviter que les « erreurs » ne grossissent au contraire dans l’ombre. La loi de 1881, modifiée par celles de 1901 et 1907, a alors rendu les réunions politiques publiques libres, déniant au gouvernement ou à l’administration la possibilité d’en interdire préventivement la tenue. Pendant une cinquantaine d’années, l’affirmation sur laquelle s’ouvre l’article 1er de la loi de 1881 – « les réunions publiques sont libres » – correspond à la situation effective du droit de réunion. Il en va différemment dans les années 1930, qui voient des atteintes répétées être portées à la liberté de s’assembler, atteintes essentiellement justifiées par la menace des mobilisations fascistes. Le regain d’intérêt des juristes pour la question du droit de réunion dans les années 1930 en est l’un des symptômes. Nombre d’entre eux vont dénoncer les atteintes portées à la liberté et chercher à montrer qu’elles sont illégales. C’est dès la dernière décennie du 19e siècle que l’usage de la réunion comme lieu de débat est progressivement délaissé pour en faire un moyen d’action au profit d’un groupe politique, une façon de manifester collectivement une opinion dans l’espace …

Appendices